Читать книгу Madeleine, jeune femme - Boylesve René - Страница 6
ОглавлениеJ'osai pencher pour un refus bien net et fondé non sur une répugnance de mon mari ni de moi, mais sur l'esprit assez fâcheux des ateliers, que me dépeignait mon mari, où certaines mauvaises têtes se feraient un plaisir de tourner le «patron» en dérision pour peu qu'on le sût affublé d'une peau de bête. C'était mon mari lui-même qui m'avait, entre autres, fourni ce prétexte de s'abstenir. Mais quand j'eus l'air de l'adopter, il me fit:
—Non, non, ce n'est pas possible!
—Pas possible? Mais enfin, quoi? Vos cousins ne veulent pas votre perte?
—Ils ne pensent guère à cela!...
—Eh bien, alors?
—Mais ils ne pensent et ne penseront jamais qu'à une chose: c'est qu'ils désirent m'avoir en kanguroo!...
Une idée lui vint:
—Peut-être, pourrais-je éviter ce que la chose a de plus désobligeant, en figurant seulement en habit, en tenue de soirée, en gentleman, enfin?... Quelques coups de poing échangés avec Voulasne, lui, costumé comme il lui plaira... cela serait inoffensif?...
Il avait eu d'abord plus peur de me déplaire à moi que de s'exposer à la risée de ses ateliers, mais plus encore qu'à ne pas me déplaire il tenait à ne pas manquer aux Voulasne.
Et dès la première entrevue, il leur proposa l'habit, la «tenue de gentleman». Henriette m'embrassa quatre fois; le cousin Gustave me pressa les mains comme des citrons. Il fut admis que c'était à mon intervention qu'on devait ce succès. L'habit? Mais c'était au contraire la solution la plus élégante. M. Chauffin, qui était là encore, le déclara; et voici comment il voyait la scène: «le kanguroo appuie par mégarde sa queue, qui, comme on sait, lui sert de pivot pour s'asseoir, sur le pied d'un monsieur. Bon. Celui-ci se retourne vivement et se dispose à lui jeter son gant à la figure... hein?... lorsqu'il s'aperçoit qu'il a affaire à un animal ignorant les lois du duel et qui lui propose de boxer sur-le-champ... Quoi?... Qu'en dites-vous?...»
La joie des Voulasne était si bonne à contempler que j'en oubliai un instant l'inquiétante faiblesse de mon mari à leur égard et le servage qu'elle nous promettait. Ce n'étaient, en tout cas, pas de méchantes gens; c'étaient des gens pour qui la vie se réduisait à des jeux, à de continuelles parties de plaisir; et ils avaient peut-être toute l'inconscience et toute la bonhomie égoïste et cruelle des enfants dont ils pratiquaient les passe-temps.
Les Voulasne ne savaient plus, cette fois, comment me manifester leur gratitude. Ce n'était pas assez, aujourd'hui, de me promettre, comme la dernière fois, qu'on ne me demanderait jamais chez eux de jouer du Wagner; ils se concertèrent un moment avec leur ami Chauffin, puis ils parlèrent à mon mari avec des mines de confidence. Je vis mon mari froncer les sourcils, esquisser une grimace curieuse qui voulait ne pas être une grimace et qui, assurément, en était une; il dit à mi-voix:
—... C'est peut-être un peu tôt encore...
Mais Henriette, n'attendant pas la réponse, s'était déjà précipitée vers moi, disant:
—Cette chère petite, il faut bien lui faire connaître les agréments de Paris! N'est-ce pas, Madeleine, que vous voulez bien nous accompagner ce soir au Concert-Parisien... Ah! écoutez, mon cher cousin, dit-elle, comment voulez-vous que votre femme goûte notre revue, si elle n'a pas vu la grosse Dédé que j'imite dans «Moi, j'casse des noisettes?...»
L'argument n'admettait pas de réplique. Moi d'ailleurs, j'ignorais totalement ce que c'était que le Concert-Parisien. Pourquoi mon mari avait-il fait la grimace?... En tout cas, et à cause même de la réputation que j'avais, je voulais ne pas passer pour bégueule. Je me contentai de répondre:
—Mais cela dépend de mon mari; s'il y consent, moi je suis toute disposée...
—Cette petite femme est un ange! s'écria Henriette, tenant la chose pour convenue sans consulter de nouveau mon mari.
Mon mari n'était pas plus content de me mener au Concert-Parisien que de figurer au programme de la revue des Voulasne, fût-ce sous le nom de Trois Astérisques; il n'était pas content de lui-même; il avait ce genre de tristesse morne, que j'ai tant connu depuis lors, pour mon propre compte, et qui provient d'avoir cédé à des gens qui n'eussent jamais compris pourquoi on ne leur a pas cédé. Tous les quatre, et M. Chauffin, les jeunes filles étant abandonnées, au grand désespoir de Pipette, nous occupâmes ce soir-là une loge au Concert-Parisien.
Je n'avais de ma vie pénétré dans une salle de spectacle. Malgré le préjugé de ma famille, et peut-être même à cause de leurs préventions austères, j'imaginais tout spectacle, et particulièrement de Paris, comme un miraculeux enchantement propre à ravir l'esprit, l'imagination et les sens. Le Concert-Parisien ne me donna absolument rien qui pût correspondre à mes illusions. Mon mari, d'une façon trop apparente, s'inquiétait de ce que je pusse être choquée outre mesure par les termes orduriers ou obscènes dont les chansons étaient, comme on dit, «émaillées». Ce n'était pas cela qui me faisait mal, mais c'était un mélange de doucereux et d'ignoble, de chuchotements sournois, d'airs de valses suaves, de dégoûtants hoquets; la lune, l'amour, la douleur, la mort,.... la crapule brochant sur le tout... Toutes les choses reconnues belles étaient, pour le ragoût du contraste, traînées dans le bourbier. Je crois sincèrement n'avoir jamais eu en moi rien de prude, malgré mon éducation qui le fut beaucoup; j'étais pleine de complaisance pour toutes les nouveautés, préparée aux plus déconcertantes; mais l'avilissement soutenu et de parti pris me paraissait la plus pénible entreprise qui se pût voir. L'abject était ce qui faisait infailliblement sourire; ce qui me semblait être le plus platement niais était ce qui déchaînait les applaudissements.
Je ne disais rien; je me tenais très bien; je sentais malgré moi les coins de ma bouche descendre, mais personne ne s'apercevait de cela; mon mari était derrière moi; Henriette, Gustave et M. Chauffin n'étaient là que pour s'imprégner des gestes, du ton, de l'attitude, enfin de toutes les finesses de leurs modèles, car si madame Voulasne devait chanter comme la grosse Dédé, Voulasne qui affectionnait décidément les travestissements, devait paraître non seulement en kanguroo, mais en femme, et sous les apparences d'une grande bringue véritablement endiablée, alors en vogue et dont le nom est à présent perdu. M. Chauffin ne trouvait pas ici son type, lui, et l'on nous promettait une autre soirée destinée à l'étudier dans un établissement de Montmartre. M. Chauffin traitait de l'art de ces infortunés diseurs d'ordures avec un sérieux doctoral. Je n'ai, depuis cette soirée, entendu personne, chez les Voulasne, prendre une question à cœur comme le faisait M. Chauffin pour les couplets de music-hall. Et les Voulasne, l'un comme l'autre, buvaient ses paroles; et mon mari ne sourcillait pas. Enfin il n'y avait pas jusqu'à cette atmosphère luxueuse des fauteuils et des loges, jusqu'à certaines chansons à allure justicière ou vengeresse, et jusqu'à des sortes d'hymnes patriotiques vociférés sur un mode auguste, singeant la cantate officielle et touchant les plus hauts gradins des sentiments sacrés, qui ne contribuassent à donner une apparence de cérémonial à tout ce qui s'accomplissait dans cette réunion, qui ne confirmât l'attitude de M. Chauffin, la foi des deux Voulasne, et qui ne signalât à mes yeux naïfs le caractère de divertissement national qu'accordait tout ce monde-là aux moindres pitreries exécutées dans un cadre à la mode.
C'était peut-être très bien, ce qu'on nous donnait à ce concert! C'était très probablement dit et chanté par des artistes excellents et dont le mérite n'échappait qu'à moi, nouvelle venue, imbue de préjugés; je ne voudrais pas insinuer le contraire; mais je déclare ce qui m'a frappée, moi qui tombais de la lune, et ce dont je ne pouvais absolument pas m'empêcher d'être incommodée, ou tout au moins étrangement stupéfaite, à savoir l'état d'esprit où devaient s'enliser tant de gens et de si divers, pour prendre plaisir à mêler, fût-ce avec tout l'art possible, quelques-uns des sentiments les plus élevés à une sélection de motifs pris exclusivement parmi ceux qui nous ravalent au plus bas degré de l'échelle des êtres. Tant pis si j'emploie de grands mots! mais vingt ans après cette singulière expérience, je me soulage de mon dégoût inexprimé sur l'heure.
Dans la bousculade de la sortie, j'entendis qu'Henriette disait à mon mari:
—Mes compliments! elle n'a pas bronché.
Et, en effet, je ne bronchai jamais. Et l'on me tint pour quelqu'un le jour où j'eus accompli, sans broncher, la «tournée» des cafés-concerts, cabarets, tavernes et «bouis-bouis», etc., dont la connaissance me mettait en état, selon l'expression de ma cousine Voulasne, «de pouvoir causer avec n'importe qui». J'acceptai cette épreuve un peu comme une brimade, mais autour de moi on la traitait comme une initiation, faute de quoi il semblait que je n'eusse pas été tout à fait femme.