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II

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Nous ne devions même pas passer la nuit à Paris, car il était de toute nécessité, pour se conformer à l'usage, d'accomplir «le voyage de noces». Moi, j'aurais autant aimé faire tout de suite connaissance avec l'appartement où je devais vivre; de son côté, mon mari était fort pressé par ses affaires; mais ma famille et tout Chinon eussent été déçus si un mariage comme le mien, qui passait pour «brillant», n'eut débuté par une semaine au moins en Italie. Et nos places étaient retenues dans un train de nuit qui devait nous emmener d'une traite à Venise.

Si l'on croit que j'ai vu Venise!.. J'ouvrais les yeux, je regardais et je me disais: «Tâche d'emmagasiner tout cela, tu le retrouveras dans ta mémoire et tu le savoureras comme il le faut, quand tu seras heureuse…» Mais je ne pouvais prendre aucun plaisir, à rien. Tout ce que je voyais me donnait envie de pleurer. Et je m'épuisais en efforts pour ne pas pleurer. Et le pire était que je voulais épargner à mon mari le désagrément de constater mon chagrin, parce que je n'avais à lui reprocher ni brutalité, ni indélicatesse, ni pour ainsi dire le plus léger défaut: je ne lui reprochais que de n'être pas aimé de moi. Ah! si je l'avais aimé, qu'il aurait donc pu, tout à son aise, être brutal, indélicat, et avoir tous les défauts!..

Il ne semblait pas s'apercevoir de mon chagrin; il était doué d'une patience angélique que j'aurais admirée, si je l'avais aimé, et qui m'irritait presque. Aujourd'hui, je sais qu'il avait confiance dans le temps, qui calme tout; il savait que je m'accoutumerais à lui comme je m'étais accoutumée par exemple à la vie de couvent, si différente de la vie de famille. Il ne doutait pas que chez lui, même avec lui, même sans amour, je ne dusse me trouver beaucoup mieux que partout où j'avais été précédemment. Il conservait à Venise, et durant ces premières semaines de vie conjugale, la parfaite égalité d'humeur qui m'avait tant déconcertée avant et même après nos fiançailles, alors que je me montrais si peu encourageante pour ses projets ou si peu obligée par sa constance. Il faisait tout ce qu'il pouvait pour m'être agréable, et même, ce qui est mieux, je trouve, pour ne m'être pas désagréable. Aussi, sans parvenir à aucune satisfaction en sa compagnie, j'avais conscience d'augmenter ma dette envers lui.

Nous étions à Venise pendant la deuxième quinzaine de septembre. Il s'élevait parfois des brumes pareilles à celles que je me souvenais d'avoir vues, à l'arrière-saison, sur la Vienne et sur la Loire; mais, au-dessus de la lagune, et enveloppant les monuments des îles ou de la ville, elles étaient plus colorées, plus chaudes et plus variées, et je les comparais à une perle que mon mari m'avait donnée et que je portais au doigt. Quand, au retour du Lido, et tournée vers Venise, je voyais ces belles nuées animées à l'intérieur par une sorte de foyer lumineux, rayonnant, superbe, j'étais reprise par ce sourd et lancinant appétit de bonheur qui m'avait tant fait rêver et tendre les bras à je ne sais quoi d'inconnu, certains soirs d'été, sur les terrasses de Chinon, et, encore aussi puérile que dans ce temps-là, je me disais: «Dans ce brouillard d'argent et de roses est enfermé le bonheur!..»

Ah! que j'aurais aimé confier à quelqu'un, en me moquant un peu de moi-même, ma vision! Mais mon mari était trop sérieux; il ne se fût même pas moqué d'une fantaisie de ce genre; il ne l'eût pas du tout comprise; cela m'eût fait de la peine; et j'aimais mieux la garder pour moi.

Le bonheur… le bonheur… Ce mot qu'il vaudrait mieux ignorer!.. On l'avait pourtant peu prononcé autour de moi; ce n'était pas pour le bonheur, du moins terrestre, que nous nous croyions créées, nous autres: comment se faisait-il que ce mot figurât pour moi un si attrayant mirage? et qu'il n'y eût pas une parcelle de moi qui ne se sentît flattée par cette chimère?.. Et, en gondole, je faisais, de la main, le geste d'écarter à droite et à gauche ces belles vapeurs où baignaient le campanile de Saint-Georges Majeur, la Salute et le Palais des Doges… Je fendais leur joli corps impalpable en voulant de toutes mes forces que le bonheur se montrât… Mon mari me demanda ce que je chassais avec les mains: «Des moustiques?..» J'éclatai de rire, bêtement, non de la question, mais de moi-même. Il me dit, ce qu'il avait tant de fois entendu dire de moi dans ma famille: «Comme vous êtes jeune!»

Et nous pénétrions jusqu'au cœur de la région vaporeuse. Mais, le bonheur?..

Nous croisions, sur la lagune, des couples de nouveaux mariés, comme nous; ils avaient la main dans la main, avec l'air d'une béatitude un peu convenue, et qui semble si niaise, mais qui trouble même ceux qui ne l'éprouvent pas… D'autres, à la nuit tombante, étaient enlacés. Mais le soir, surtout, après le dîner dans les hôtels, cette musique et ces chansons sur le Grand Canal, qui n'étaient pas pour moi des rengaines, ces gondoles glissant en silence ou se pressant autour d'une belle voix d'homme qui répandait la féerie nocturne dans les âmes… c'était plus que je n'en pouvais supporter. Je refusais d'aller me mêler à ces promeneurs enchantés. Je disais à mon mari: «Non, non, j'aime mieux rester là.» Il allait fumer avec des messieurs. Je restais, sur une petite terrasse de l'hôtel, donnant sur le Canal, les coudes appuyés sur une balustrade, les mains cachant mon mouchoir bien tamponné sur mes yeux…

C'est une grande erreur, c'est une inconsciente ou stupide cruauté que de conduire en de pareils endroits les femmes comme nous, qui ne sommes pas destinées à la vie voluptueuse, paresseuse ou facile…

Ah! mon Dieu! quelles contusions et quelles fatigues j'ai promenées dans cette ville qui fabrique le rêve comme d'autres les pâtes alimentaires!.. L'énigme de la chair, – le mystère, pour moi, le plus insoupçonné de ma jeunesse, – expliqué, résolu tout à coup! l'objet d'effroi devenu familier; le péché le plus honteux transformé en le plus impérieux devoir!.. Quel éclair! quelle aveuglante lumière sur le monde! et quel cataclysme pour qui reçoit l'ébranlement du phénomène sans avoir pu auparavant s'enivrer!..

Je retrouvais sur ma commode les divers accessoires de ma trousse de voyage: le joujou qui avait endormi ma pensée inquiète ou révoltée pendant les deux dernières semaines avant mon mariage. Il faut bien croire que j'étais encore jeune autant que tout le monde le prétendait, puisqu'une pareille babiole entrait presque en balance avec les rebutants débuts d'un mariage sans amour. Qu'on me traite de gamine ou de folle; mais pourquoi n'ajouterait-on pas foi à la puissance des infiniment petits dans la vie morale, comme on le fait ailleurs?

«Avec ces fins ciseaux courbés, pensais-je, je vais pouvoir tailler mes ongles convenablement, – car jusque-là, je n'avais eu qu'une mauvaise paire de ciseaux qui datait de mon entrée au couvent, – je vais les tailler, comme dit mon mari, selon les lignes élégantes de l'ogive. Avec ceux-là, droits et pointus, je piquerai comme le bec de l'oiseau un petit ver, la languette de peau qui m'agace si souvent…» Et, déjà, dans mes moments de loisir, – inaction si étrange, si nouvelle pour moi, – je commençais à prendre plaisir à user du polissoir, à caresser du bout d'un doigt la crème des petits pots, à me poudrer le visage pour descendre à la table d'hôte. Presque pas de coquetterie dans mon cas, et même, si cela pouvait être croyable, je dirais: point du tout de coquetterie. Non, vraiment, je ne désirais pas plaire, même à mon mari; j'avais simplement envie de jouer avec les bibelots de femme que l'on mettait à ma disposition… et aussi d'exercer cette gourmandise nouvelle que j'avais toutes les peines du monde à ne pas croire coupable, et qui consiste à s'occuper de soi, à flatter sa personne, à lui témoigner des attentions, à la favoriser d'un peu d'aise.

Et, par delà ma trousse et mon beau sac de voyage, m'apparaissait l'appartement que nous allions occuper à Paris, rue de Courcelles, dans une maison récemment construite par mon mari et dont il me parlait depuis longtemps. Il m'avait d'abord dessiné le plan de cet appartement sur des bouts de papier, puis il m'avait apporté de Paris ce que ces messieurs appellent «les bleus». Ce sont des épreuves photographiques du plan dressé par l'architecte, et où les traits viennent en blanc sur un fond d'un aveuglant outremer. Et tous ces petits carrés, ces rectangles, ces doubles lignes parallèles coupées çà et là pour donner jour à une fenêtre, ailleurs pour désigner une cheminée, ces spirales, ces petites lames d'éventail qui signifient l'escalier, ce fin quadrillé qui désigne la cuisine, l'office, et ce plan de la baignoire qui semble emplir le cabinet de toilette, tout cela dansait une espèce de ballet profane devant mon imagination, entièrement accaparée jusque-là par les idées morales. Je voyais dans cet appartement une jeune femme aller, venir, passer, repasser par les étroits corridors, s'adosser à la cheminée, s'accouder au balcon, s'asseoir dans telle encoignure pour juger de l'effet d'un panneau… Cette jeune femme, affirmait mon mari, était là dedans «chez elle», libre de ses mouvements et de l'emploi de son temps, vêtue à sa guise… Et ma guise n'était-elle pas de passer une bonne partie de la journée en peignoir? en peignoir, oui, telle était ma guise, à moi qui avais toujours dû être corsetée et habillée dès sept heures du matin comme si j'allais sortir en ville ou recevoir une visite! L'idée de ce peignoir, d'ailleurs, ne déplaisait pas à mon mari, «pourvu, disait-il, que le peignoir fût élégant et décent». Oh! oh! je n'avais aucune velléité de porter un costume inconvenant! mais, passer des heures dans un vêtement souple qui n'eût pas l'air de m'attaquer avec hostilité de toutes parts, et prendre mon temps, enfin, pour me peigner!.. sur la jeune femme toute nouvelle que j'étais encore, cela exerçait une influence occulte…

Mais il me semblait, je m'en souviens bien, que, tout de même, j'étais un peu déchue. Aux rares moments où je pouvais me recueillir, dans les églises, par exemple, où, sous prétexte de fatigue, je laissais mon mari visiter les curiosités, et demeurais agenouillée vingt bonnes minutes, le souvenir de ma grande exaltation religieuse au couvent, puis de ma grande exaltation musicale, me revenait tout à coup et m'humiliait profondément; je pensais que dans ce temps-là, ce n'eût été ni un sac, ni une trousse, ni la perspective d'un voyage ou de la vie à Paris qui eussent pesé le moins du monde sur mon esprit. Mais depuis que j'étais descendue des sommets, il ne fallait pas d'objets de haute valeur pour me secourir. A une certaine altitude morale, de grands et puissants motifs sont nécessaires à nous tirer de nos alarmes, tandis que de très modestes raisons suffisent à ceux qui sont dans le terre à terre. Chacun de nous, en définitive, a peut-être le sauveur qu'il mérite… Mais, par une sorte de déférence envers ma situation nouvelle, – c'est-à-dire ma situation de femme mariée, et que l'on m'avait enseigné à respecter, – je m'interdisais de penser à ce qui n'était plus et ne pouvait plus être. Alors, je priais Dieu de venir à mon secours.

Dans une petite église de Venise, dont je ne me rappelle seulement pas le nom, car je ne faisais guère attention à l'archéologie, je commençai à retrouver un peu l'ordre de mes idées et à savoir ce que je voulais demander à Dieu, ou plus exactement, cet ordre s'établit presque à mon insu, au cours de mes prières, car c'est en demandant toutes sortes de grâces assez vagues, en balbutiant des oraisons, que finit par se préciser sur mes lèvres la formule qui parut soudain conforme à mes plus secrets désirs. Je dis: «Mon Dieu! faites-moi la grâce de voir autant de beauté dans ma situation nouvelle, que j'en ai vu lorsque je vous ai tant aimé au couvent!» Mon vœu était un peu naïf, mais il était selon mon cœur: j'avais besoin de sentir quelque chose d'exaltant en tout ce que j'entreprenais. C'était cela qu'il me fallait.

Il y a dans la vie bien des choses que l'on sent, mais qui demeurent longtemps, parfois toujours, inexprimées. A l'époque où je subissais ces incertitudes, je ne suis jamais parvenue à trouver le mot, le mot essentiel en toute chose, le mot qui éclaire et illumine. Je n'avais pas été capable, moi, de dire à ma famille: «Grand'mère, grand-père et vous, ma chère maman, je suffoque parce que vous m'obligez à passer d'une conception de la vie tout idéale, à la vie elle-même dépouillée de toute espèce d'ornement… C'est une transition atroce, prenez-moi en pitié, comprenez!..» Et, quand j'eusse été capable de leur dire cela, ni maman, ni grand'mère ne m'eussent parfaitement saisie; mon grand-père peut-être, parce qu'il était un ancien magistrat, à l'esprit et au langage assez déliés, mais tous les trois fussent demeurés d'accord pour me répondre simplement, ce qui contient réponse à tout: «Mon enfant, c'est la vie…» Aujourd'hui, seulement, je commence à comprendre, moi, leurs raisons profondes de disposer de moi comme ils le faisaient; peut-être ne le faisaient-ils, eux, que parce que c'était l'usage, et dans ce cas, que toute parole entre nous eût donc été vaine!

Eh bien! cette exaltante beauté que quelque chose en moi, mon éducation, peut-être, ou une longue hérédité exigeaient, ce n'était pas la vue du plus beau lieu du monde qui me la devait fournir, car le plus magnifique assemblage de marbres, d'eaux et de couleurs ne réveille ou n'anime que les poètes et les peintres; nous autres, il faut que notre cœur soit déjà bien chaud par ailleurs, pour que tout cela nous fasse flamber. Et ma défaite entraînait pour moi la chute définitive de ce songe féerique des jeunes filles de mon temps: le voyage de noces. Mon voyage de noces, à moi, il était donc accompli! Le voyage, mot magique, voilà comment sa réalisation se présenterait désormais pour moi! Et Venise, Venise, lieu de musique, de splendeur, d'amour, paradis terrestre!.. j'en avais fait désormais tout le tour. Et je n'avais plus que le désir de prendre un train qui m'emmenât vers ma vie véritable, ma vie de femme mariée à l'architecte Achille Serpe.

Madeleine jeune femme

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