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VII
ОглавлениеPour mon mari comme pour tous ceux qui l'entouraient, il s'agissait avant toute chose, à ce moment-là, de l'Exposition universelle qui allait s'ouvrir et sur laquelle, – c'était vraiment curieux, – tous comptaient comme sur un événement destiné à bouleverser le monde, pour le moins à apporter à la situation de chacun une modification incalculable. Ce qu'ils attendaient de cette Exposition me semblait être un peu l'issue d'un conte de fées; mais enfin, moi, j'arrivais à Paris, je ne savais rien de ce qui y est possible ou non, et surtout à des hommes d'affaires. On venait d'élever la Tour Eiffel, on n'avait jamais rien construit de si haut, et la réalisation de cette entreprise échauffait les esprits et leur laissait croire qu'ils assistaient à l'aurore de temps nouveaux, favorables à toutes les variétés du grandiose. Grajat avait «mis la main, disait-il, sur l'Alimentation». Il voyait, et il nous faisait voir, depuis des mois, les cinq parties du monde assemblées à Paris, agglomérées au Champ-de-Mars, assises à table, buvant et dévorant!.. Pour moi, née à Chinon, et familiarisée dès mon enfance avec les mangeailles de Gargantua, cette vision anticipée d'une réfection de toutes les nations n'était pas pour me paraître insensée, et me frappait même, je l'avoue, comme quelque accomplissement de paroles prophétiques. En outre, n'était-il pas question d'un banquet des trente-six mille maires? Il fallait entendre le grand, gros, puissant Grajat citer des nombres de couverts de table, de bouteilles, de tonneaux de vin ou de bière, et énumérer des noms de communes de France qui affluaient à sa mémoire, trois ou quatre minutes durant, sans qu'il reprît haleine, ce qui produisait un effet énorme.
Mon mari, grâce aux concessions obtenues par son cher Grajat sur le terrain de l'Exposition, avait assumé un travail de galérien. Depuis six mois, quatre employés supplémentaires étaient à sa solde dans les bureaux; il courait Paris tout le jour, en fiacre, pour les «Pavillons Grajat»; il renvoyait ses propres affaires à l'année suivante. Il fut si occupé dans les deux mois qui précédèrent l'ouverture, que nous dûmes renoncer à accompagner Grajat au théâtre. Et je m'émerveillais: «Mais comment Grajat peut-il trouver le temps, lui, de mener sa vie ordinaire?» C'est que Grajat se reposait sur quelques-uns de ces messieurs à lui dévoués, comme mon mari, et qui accomplissaient sa besogne.
N'en venions-nous pas à refuser des invitations jusque chez les Voulasne! Ce fut Grajat qui, à ce propos, vint nous rappeler nos devoirs. Nous ne savions seulement plus où en était le mariage d'Isabelle!.. Grajat secoua mon mari, d'importance. Que de tendresses pour Isabelle!.. Mais, au cours de l'algarade, je pus surprendre quelques mots qui rappelaient nettement à mon mari que le mariage d'Isabelle était plus important que ses travaux.
Ah! par exemple!.. Tout doucement, en lui versant une tasse de thé, je dis à notre tyran:
– Monsieur Grajat, vous avez un tant pour cent sur cette affaire, c'est bien sûr! Mais il faut que ce soit avec le diable que vous ayez traité, puisque ni la famille du jeune homme, ni celle de la jeune fille ne tiennent au mariage?
Il me regarda d'un air singulier où il y avait beaucoup d'étonnement, et il dit:
– Mais, c'est qu'elle ne rit pas! Elle vous insulte avec tout son sang-froid, la coquine…
– Avec tout mon sang-froid, monsieur Grajat.
Je l'avais gêné. Il modifia brusquement sa tactique: sans renoncer à son plaidoyer, il lui donna un tour badin et ne quitta plus le ton de la blague. Mais il était touché, il se sentait pénétré par quelqu'un qui échappait à sa domination, et que ce quelqu'un fût moi, il en demeurait hébété.
Mon mari nia, dès que nous fûmes en tête-à-tête, tout dessein suspect de la part de Grajat. Nous eûmes quelques petits différends à ce propos, mais ce qui contribua le mieux à les apaiser, en donnant à Grajat au moins une bonne raison d'être intervenu, c'est qu'il était grand temps pour nous de retourner chez nos cousins; c'est que les Voulasne ne comprenaient absolument pas que nous ayons pu avoir un motif de les négliger. Toutes les nécessités du monde n'y faisaient rien: nous avions manqué aux plaisirs ordinaires des Voulasne; et ils nous le passaient beaucoup moins que si nous les eussions abandonnés eux-mêmes dans le plus grand malheur. Nous n'avions point été du dîner de têtes! Comment? par quelles raisons humaines expliquer pareille abstention? Des travaux des travaux!.. Ces mots-là sonnaient creux aux oreilles des Voulasne. Qu'on ne les imagine pas, cependant, nos cousins, fâchés, ni froissés même! ce n'étaient point des gens susceptibles, et la rancune était chose bien grave pour eux. Ils étaient seulement désolés, moins peut-être pour eux que pour nous, et c'était gentil de leur part. Ils étaient désolés pour nous que nous nous fussions privés d'une fête à eux si agréable. Ils étaient désolés comme de bons amis qui voient que vous vous perdez volontairement ou par sottise; ils ne nous en voulaient pas, mais ils nous prenaient en pitié; ils nous estimaient moins.
De sorte que mon mari eut le droit de me dire:
– Sans l'intervention de Grajat!..
Sans l'intervention de Grajat en effet, nous risquions non seulement de nous déconsidérer aux yeux de nos cousins, mais de ne point nous aviser que nos cousins laissaient tout simplement dépérir Isabelle!.. Ils ne le faisaient pas par cruauté, par obstination, mais par étourderie, mais faute de loisir, oui, vraiment, faute de loisir pour s'occuper de quoi que ce fût hors de leurs incessants plaisirs.
Du jour où notre cousin Gustave n'avait plus été menacé de quitter Paris et de manquer son dîner de têtes, le monde lui était réapparu sous des couleurs si pures et si riantes, qu'il ne concevait pas que sa fille pût le voir sombre ou troublé. L'optimisme, lorsqu'il s'implante dans une âme, est si vigoureux, si vivace, si envahissant! L'impétuosité pour les plaisirs, c'est comme une horde de barbares, un torrent débordé, une coulée de lave! Cette nature neuve et presque primitive des Voulasne était pour moi un sujet non seulement d'étonnement, mais d'effroi. Je la sentais capable de tout dévaster plutôt que de faire halte un instant sur son chemin de fleurs. Depuis combien de générations ces gens-là et leurs ancêtres n'avaient-ils pris aucun agrément dans leur vieille maison du Marais? Depuis combien de temps plutôt, ce manque d'expansion heureuse, uniquement dû à la timidité puérile, à la terreur du «qu'en-dira-t-on», n'avait-il eu comme dérivatif aucune foi ardente, ou tout au moins comme régulateur, aucune règle tombée de haut?
C'étaient de très vieux Parisiens, et sédentaires, mais sans la moindre mémoire de leurs origines. Ils avaient conservé des mœurs publiques la soumission à certaines cérémonies extérieures du culte, comme le baptême, le mariage, les obsèques; mais, et sans qu'aucun principe adverse semblât introduit dans leur famille, ils étaient totalement dépourvus d'idées religieuses. Je remarquais fort ces particularités, parce que, malgré moi, je comparais toutes choses à ce que j'avais vu dans ma famille et dans ma province. Nous étions, nous aussi, des gens ignorants des plaisirs; mais nous les méprisions, sachant pourquoi; et c'était devenu pour nous une seconde nature de les tenir pour vils et pour vains; nous avions des compensations! eux, non.
A aborder le sujet du mariage nous étions autorisés par les confidences reçues six semaines auparavant, et par la discussion mémorable lors du dîner Lestaffet. Eh bien! aborder un sujet sérieux, fût-ce un sujet les intéressant de si près, avec Gustave et Henriette Voulasne, était la chose du monde qui, dès qu'on était en leur présence, dès qu'on les avait reconnus, paraissait la plus absurde, la plus chimérique, la plus folle à entreprendre. C'était, au beau milieu de sa récréation, aller empoigner un petit garçon par le col et lui parler des vertus théologales.
D'abord, il fallut les prendre à part, écarter Chauffin, ne pas parler devant les jeunes filles. Déjà notre air soucieux faisait très mal. Ils causaient de l'Exposition, des premières ascensions à la Tour, de l'immense kermesse qui allait durer dix mois. C'était comme une gigantesque réjouissance organisée pour eux…
Mon mari, osa dire:
– Je trouve Isabelle bien pâlotte…
Et moi, aussitôt après:
– Eh bien! et ce mariage?..
Le premier mouvement de nos cousins fut de chercher à fuir; de l'œil, l'un comme l'autre, ils appelaient au secours: l'ami Chauffin, leurs deux filles elles-mêmes avec qui, tout à l'heure, on était là si tranquille! Mais plus de Chauffin, plus de jeunes filles! Nos pauvres cousins, nous les tenions. Mon mari m'étonnait par sa décision; il fallait qu'il obéît aux injonctions de Grajat pour forcer ainsi ses chers Voulasne.
Une fois prise, Henriette ne fit pas du tout la mauvaise tête. Elle me dit:
– Oui, oui… les Du Toit ont fait leur demande…
– Eh bien?.. eh bien?..
– Eh bien! demandez à Gustave qui ne peut pas prendre une décision!
– Eh bien? eh bien? fîmes-nous, mon mari et moi, tournés du côté de Gustave.
Gustave se taisait, baissait l'oreille.
– Allons! voyons, mes chers cousins, nous étions tombés d'accord, l'autre soir, que ce mariage était excellent sous tous les rapports… Et les jeunes gens s'aiment. Isabelle en souffre, c'est évident…
Ici les deux parents protestèrent. Ni l'un ni l'autre ne consentaient à admettre que leur fille pût souffrir.
Gustave se trouva ragaillardi par cet accord inopiné avec sa femme et il formula la pensée qu'il ruminait, depuis que nous lui parlions du mariage de sa fille:
– Je voudrais bien, dit-il, que l'on m'indiquât sur le cadran les cinq minutes, oui, les cinq, où, depuis trois semaines, j'aurais pu réfléchir à une affaire de cette importance!
Sa candeur et sa sincérité étaient pures. Comme tous les gens qui n'ont absolument rien à faire, il n'avait pas une minute à lui.
– Eh bien! voyons, mon cousin, lui dis-je, ces cinq minutes, nous les avons devant nous, j'espère, car vous n'allez pas nous mettre à la porte!.. Si nous les employions à réfléchir ensemble… Ah! vous allez nous trouver indiscrets?..
Du tout, du tout! il ne nous trouvait pas indiscrets, et ma proposition même lui rendait un réel service. Nous reprîmes la conversation que nous avions eue chez les Lestaffet. Nous aboutîmes aux mêmes conclusions: contre ce mariage, aucune objection sérieuse. Mais Gustave disait:
– Isabelle est folle, folle à lier! Chez les Du Toit, mais c'est aller s'enterrer vive!
– Elle a déjà adopté l'esprit de la famille!
Gustave ouvrait de gros yeux hagards comme si je lui eusse parlé d'une chose de l'autre monde. Et il conclut:
– Il n'y a pas d'esprit qui consiste à s'embêter du matin au soir!
J'avais cru, tout d'abord, que l'instinctive défense contre les Du Toit était chez les Voulasne simplement égoïste, mais non! les Voulasne étaient convaincus que c'était sacrifier leur fille que la confier à une famille où l'on ne savait pas s'amuser. Il y avait une certaine bonté dans leur négligence à s'occuper de ce mariage, une bonté ingénue, puérile, leur genre de bonté à eux.
Impossible, lors de cette séance, de leur arracher le «oui» qui eût fait tant de bien à Isabelle.
Huit jours après, le mariage était décidé.
Comment! Que s'était-il passé?
Une simple entrevue entre le président et nos cousins, une entrevue au cours de laquelle ceux-ci, sans dire positivement non, sans dire positivement oui, opposaient des raisons dilatoires tellement peu fondées, que M. Du Toit, qui connaissait son monde, s'avisa de dire aux Voulasne: «Mais enfin, ce mariage ne serait pas, bien entendu, pour demain!.. Prenons notre temps!.. Qui nous empêcherait d'en fixer la date… voyons… par exemple… à la clôture de l'Exposition?.. Je dis: après la clôture…» Ces quelques mots produisaient l'effet d'un talisman. Le visage des Voulasne se rassérénait. Aussitôt, les Voulasne consentaient à tout. M. Du Toit avait deviné que ce qu'ils redoutaient, c'était, pour les pourparlers, pour les préparatifs, pour les emplettes, pour les formalités du mariage, d'être privés, ne fût-ce que vingt-quatre heures, des plaisirs de l'Exposition!