Читать книгу Le capitaine Marche-ou-Crève - Camille Debans - Страница 4

II
UN CLUB PARISIEN.

Оглавление

Table des matières

Le Cercle des Topinambours était de fondation récente. Parmi ceux qui avaient participé à sa création, on remarquait deux ou trois banquiers assez connus, une cinquantaine de gens d’affaires bruyants et mal élevés, puis la queue obligée de ce monde-là: jeunes gen-s sans profession, artistes sans commandes, photographes incompris, philosophes persécutés, et hommes politiques de l’avenir, toutes gens que l’on est sûr de trouver partout où il y a une dame de pique à courtiser, en tout lieu où le métier de pique-assiette est toléré.

Comme on le voit, ce n’était pas la fine fleur de Paris qui hantait les salons fort luxueux, d’ailleurs, de ce cercle au nom bizarre. Un tel vocable, hâtons-nous de l’ajouter, n’était qu’un sobriquet. Officiellement, le Cercle des Topinambours s’appelait le Cercle de l’Opéra. Mais les membres de cet élégant tripot s’étaient ingéniés, dès le lendemain de sa fondation, à lui appliquer une désignation plus familière, qui lui fît un certain renom dans les sociétés douteuses.

Les cercles les plus honorables ayant été rebaptisés, le Cercle Agricole en Cercle des Pommes de terre, l’Union Artistique en Club des Mirlitons, tel autre en Cercle des Ganaches, celui-ci en Moutard’s club, etc., etc., on donna au Cercle de l’Opéra le nom de Cercle des Topinambours, qui ne tarda pas à devenir populaire.

Ce soir-là, 24décembre, les salons du Club étaient fort animés. Une partie monstre était commencée depuis le milieu de la journée, et se continuait avec des intermittences si singulières que, quoique les enjeux fussent énormes, aucun des joueurs n’avait encore encaissé une somme vraiment sérieuse. Tel qui gagnait pendant une heure perdait pendant les soixante minutes suivantes. Et comme il avait été convenu que personne ne quitterait le Cercle avant l’heure du réveillon de Noël, qui devait avoir lieu ce soir-là selon l’usage; comme d’autre part on s’était interdit de changer de côté, les joueurs, après dix heures de combat, en étaient à peu près au même point que lorsqu’ils avaient joué la première partie.

Un jeune homme qui donnait des cartes retourna le roi.

–J’ai gagné, dit-il.

Son adversaire se leva et fit place à un autre joueur.

–Voyons, mon cher Tourseulles, dit celui-ci en décachetant un jeu de cartes, si vous allez passer cette fois.

–Je n’y compte pas.

–Nous aurons donc joué pendant si longtemps pour ne rien gagner ni les uns ni les autres, car il est bien convenu que la partie que nous commençons est la dernière.

–Absolument.

–Et que, celle-là finie, nous ne faisons pas languir davantage ces dames.

–C’est dit, c’est juré, mon cher Peyretorte.

–Savez-vous bien, dit un des parieurs, que nous venons de passer une journée tout à fait stupide, avec notre jeu?

–Oh! même sans votre jeu, allez, Verduran.

–Deux à trois, dit le joueur qu’on avait appelé Peyretorte.

–Ah çà, messieurs, commença un grand gaillard très brun, sur le ton d’un homme qui va faire un discouts, ne trouvez-vous pas que nous sommes ternes, et que le Cercle des Topinambours, fondé depuis six mois, n’a encore rien fait qui soit digne d’être noté par la chronique parisienne?

–Est-ce qu’il est indispensable que le Cercle de l’Opéra fasse parler de lui comme un maquigon ou une cocotte? demanda un petit homme maigre et sérieux.

–Mais je ne verrais aucun inconvénient à ce que l’un de nous inventât...

–Pas la poudre, il viendrait trop tard.

–Hum! hum! le mot a besoin de faire fortune, car il est terriblement pauvre, dit Verduran.

–En tous cas, il ne vous demande pas l’aumône.

–Je disais, reprit l’obstiné jeune homme brun, que si l’un de vous avait une idée un peu... extraordinaire, s’il trouvait quelque chose d’imprévu, de tout à fait nouveau, cela poserait le Cercle des Topinambours, attirerait sur lui l’attention du high life, et nous amènerait peut-être des recrues appartenant au meilleur monde.

–Nous sommes quatre à quatre, dit Peyretorte, et c’est à moi la donne.

–Voyons, messieurs, afin d’être agréables à Blanchard, si nous imaginions quelque chose de tout à fait surprenant pour rendre célèbre et ce réveillon qui va commencer et le Cercle des Topinambours?

–Vous avez perdu, dit Peyretorte en abattant ses cartes, et nous sommes aussi avancés que ce matin en commençant le jeu, Pas un de nous n’a pu passer deux fois.

–Faisons-nous encore une partie? demanda un enragé parieur.

–Non! non! non! cria-t-on de tous côtés.

–Plus qu’une seule, pour qu’il y ait au moins un gagnant.

–Jamais! On a décidé qu’on ne jouerait plus; laissons là les cartes. Il est convenu qu’on doit souper; soupons.

–Je fais une proposition! dit un coulissier qui avait réalisé récemment de très beaux bénéfices à la Bourse.

–Est-elle originale? demanda-t-on de toutes parts,

–Très originale, et je la dédie à Blanchard.

Parlez! parlez! parlez!

–Que le garçon m’apporte un siège.

Un domestique satisfit à ce vœu, et le coulissier étant monté sur ledit siège, reprit la parole:

–Nous sommes ici, dit-il, une quarantaine. Je propose de faire encore une partie d’écarté en cinq points secs. Peyretorte et Verduran tiendront les cartes; on ne pourra parier moins de dix mille francs. Voici mon enjeu, ajouta l’orateur en jetant sur la table une liasse de billets de banque.

–Voici le mien, dit Peyretorte.

–Et le mient continua Verduran.

Attendez, messieurs, que j’aie fini de vous exposer mon idée. Vous conviendrez que jouer dix mille francs contre dix mille francs n’est pas un acte ruisselant d’originalité.

–C’est vrai.

–Mais, avant de tout vous dire, je voudrais savoir combien il y a de personnes ici disposées à faire cette partie.

On se compta.

–Nous sommes vingt et un, dit Verduran.

–C’est trop, ou pas assez.

–Voici Pagan qui se décide, nous sommes vingt-deux.

–Très bien. Cela fera une petite somme de cent dix mille francs de chaque côté du tapis, dit le coulissier.

–Ce n’est pas en cela non plus que doit consister l’originalité, je pense, remarqua à son tour Peyretorte.

–Non. Mais voici ce que je prupose: ceux qui ne gagneront pas la partie perdront leurs dix mille francs, comme de juste; mais ceux qui la gagneront ne toucheront pas un sou de l’argent de leurs adversaires.

–Ah! ça, c’est original, en effet; mais que fera-t-on de cet argent?

–Il y aura, reprit le coulissier, cent dix mille francs qui n’appartiendront plus aux perdants, et qui ne seront pas davantage acquis aux gagnants.

–Mais encore une fois.

–Attendez! Blanchard a demandé quelque chose d’imprévu, de neuf, d’abracadabrant, et qui pose à jamais le cercle des Topinambours. Eh bien, écoutez: Ces cent dix mille francs seront offerts par notre président et en notre nom à la première personne, homme ou femme, qui se présentera ce soir au cercle, à partir de minuit.

–Fameux!

–Que cette personne soit millionnaire ou misérable, qu’elle soit dans la peau d’un banquier, d’un bohème, d’un chiffonnier ou d’une servante, peu importe, elle emportera le magot. Nous organisons, en ce moment, une loterie au bénéfice d’un individu qui n’a pas pris de billet et qui ne s’en doute pas. Est-ce original, oui ou non?

–C’est original, cria-t-on de toutes parts; nous sommes forcés d’en convenir et Blanchard est content.

–Tant mieux... Mais acceptez-vous?

–Nous acceptons.

–Personne ne se dédit?

–Personne!

–Verduran, Peyretorte, commencez, messieurs. Voyons, à qui la main? C’est à Peyretorte.

Et cette singulière partie s’engagea au milieu du silence général.

Du premier coup, Verduran fit trois points. Il y eut un frémissement dans le camp de Peyretorte. La plupart de ceux qui avaient exposé ainsi cette somme de dix mille francs ne l’avaient fait que par fanfaronnade et sous l’impulsion de quelques verres de champagne absorbés avant le souper. Mais, en réfléchissant et à mesure que la partie avançait, ils se disaient qu’enrichir un monsieur ou une dame inconnus, et cela sous prétexte de faire une excellente plaisanterie, c’était, au fond, une idée qui ne méritait pas l’enthousiasme avec lequel on l’avait accueillie. Bref, tous les parieurs étaient anxieux et suivaient les péripéties du jeu avec inquiétude.

–Où en sommes-nous? demanda celui qu’on avait appelé Tourseulles et qui peut-être plus que tout autre regrettait de s’être engagé dans cette affaire.

–Peyretorte vient de faire deux points. C’est à lui de donner. Les chances sont égales.

–Atout, dit Verduran en abattant la dame.

–J’ai le roi, dit Peyretorte, qui marqua un point de plus.

–Cela donne trois de chaque côté. Si Peyretorte fait le point, il’aura gagné, car Verduran a joué d’autorité.

– J’ai encore trois atouts, dit Verduran.

–Mazette!!

Verduran donna les cartes, et comme pour continuer cette incroyable série d’intermittences, ce fut lui qui gagna.

–Je suis ensorcelé! murmura Tourseulles, qui avait parié du côté de Peyretorte.

Le coulissier, promoteur de cette équipée, s’avança en souriant vers la table de jeu, quoiqu’il perdît aussi.

–Messieurs, dit-il, faisons hien les choses. Baptiste apportez-moi un ruban de couleur tendre.

–Mais, monsieur, nous n’en avons pas, et toutes les boutiques sont fecmées.

–C’est désolant. Nous ne pouvons cependant pas offrir cet argent à notre créancier–car il existe au monde un être vivant qui est déjà notre créancier sans le savoir, –nous ne pouvons lui offrir cette somme en la lui mettant dans la main comme un pourboire.

–C’est vrai.

–Il nous faudrait un coffret de bois précieux ou quelque curiosité remontant aux premiers âges du monde.

–En fait de coffrets, nous n’avons ici que de vieilles boîtes de cigares.

–Ce n’est pas possible; cherchez bien, Baptiste, et si vous ne trouvez rien, nous prendrons un homme plus adroit que vous pour gérer le Cercle des Topinambours.

Baptiste, qui tenait à sa place, s’élança dans l’escalier. Dix minutes ne s’étaient pas écoulées qu’il revenait porteur d’une espèce de boîte à gants, qui ne brillait point par une distinction suprême, mais qui affectait des allures assez riches.

–Et maintenant, dit le coulissier d’une voix éclatante, qu’on laisse entrer nos convives!

La porte s’ouvrit à deux battants; des flots de soie, de dentelles et de poudre de riz s’élancèrent dans la salle. A la gloire des membres du club des Topinambours, presque toutes ces femmes étaient jeunes, quelques-unes étaient jolies. Mais une surtout était fort belle.

–Bonjour, Coquelicot, lui dit Peyretorte d’un ton protecteur.

–Bonjour, mon cher. Gagnez-vous?

–Non, personne ne gagne,

–Eh! voici la petite Clara. On la disait déportée.

–Où donc?

–Ah ça! que faites vous là, Legrand?–c’était le nom du coulissier–demanda une grande femme maigre,

–Approchez, mesdames, et venez contempler ceci, C’est pour vous offrir ce spectacle que l’on vous a ouvert pour la première et la dernière fois les salons de jeu.

–C’est un paquet, dit celle qu’on avait appelée Coquelicot.

–Oui, Coquelicot, oui, un paquet, mais un paquet d’une composition rare, Savez-vous ce qu’il contient?

–Vous me faites une question stupide, mon cher Legrand, dit la jeune femme d’une voix sèche et cassante.

–C’est vrai, répondit Legrand, j’ai fait une bête de question. Coquelicot est pleine de bon sens. Je ne vous demanderai donc pas si vous savez ce qu’il y a là. Je vous le dirai tout de suite. Ce petit paquet contient tout simplement une somme de cent dix mille francs en beaux billets de banque.

–Oh! faites voir ça, Legrand, s’écria spontanément Clara.

–Oui! oui! oui! glapirent ensemble toutes les autres femmes.

Et en un instant il fut entouré, bourré, choyé, câliné, embrassé.

–Cent dix mille francs! cent dix mille francs! entendait-on de tous côtés; ce n’est pas possible.

–Un moment, un moment, mesdames. Ces cent dix mille francs ne sont point à moi, et vous placez là vos amabilités à fonds perdus.

–Alors à qui sont-ils?

–Nous n’en savons rien.

–Si vous voulez vous moquer de nous, Legrand.

–Je ne me moque de personne, répondit le coulissier, qui, en quelques mots, mit les invitées du cercle au courant de ce qui s’était passé et de ce qu’on avait résolu.

–Ainsi, dit Coquelicot, vous avez été assez idiots pour imaginer de donner cette somme énorme au premier crétin venu ou à la première dinde qui se présentera après minuit!

–Oui, mon enfant, nous avons été assez idiots pour cela. Vous auriez trouvé plus intelligent que nous vous l’offrissions.

–Mais, naturellement.

–Dites donc, Legrand!

–Quoi donc?

–Vous devriez nous faire voir ça, cent dix mille francs, dit Clara en se rapprochant.

–Oui, appuya Olympe. Jamais nous n’avons contemplé pareille somme en une fois, Allons, Legrand, défaites votre paquet.

–Je veux bien. Mais à une condition: c’est que vous vous tiendrez toutes à distance respectueuse de la table.

– O sainte confiance! s’écria Coquelicot en levant les bras au ciel.

La pendule sonna minuit.

–Allons, mesdames, allons, messieurs, à table, dit Peyretorte. Nous n’avons pas le droit d’attendre plus longtemps. Legrand, enfermez vos billets de banque dans votre coffret et faites placer le tout à la place d’honneur.

–Baptiste! cria Legrand.

–Que désire monsieur?

–Un plat d’argent.

–Voici, monsieur.

–C’est parfait. Portez maintenant cela et avec tout le respect possible sur la table, et au milieu.

On s’attabla. Les femmes, nous devons en convenir, ne mangeaient que du bout des lèvres. Elles semblaient réserver leurs dents pour croquer le joli magot qu’elles avaient sous les yeux. Leurs regards étaient invinciblement attirés par ce coffret magique, et de temps à autre on entendait un soupir s’échapper d’une poitrine oppressée.

–Allons! allons! mesdames, revenez à la gaieté, dit Verduran. Il y a lieu de parier que la première personne qui entrera au cercle sera un homme. Et je suppose qu’il aura la galanterie de partager entre vous cette aubaine inattendue.

–Ceci n’est qu’une supposition, insinua Clara.

–Evidemment.

–Nous voudrions une certitude.

–Clara, tu es sublime. A ta santé, dit Tourseulles, qui positivement cherchait à s’étourdir.

–D’un moment à l’autre, messieurs, l’heureux gagnant du gros lot que voilà, dit le coulissier, va paraître devant vous. Ne serait-il pas convenable que notre créancier ne sût jamais à qui il devra sa petite fortune? Je propose donc que chacun de nous, même les dames, ait un loup de velours pour se masquer au moment où il paraîtra

–Ah! ce n’est plus de jeu, alors, réclama Olympe.

–Et pourquoi donc?

–Parce que s’il ne faut même pas faire impression sur le créancier.

–Oh! ceci ne nous regarde pas. Baptiste, envoyez chercher des masques de soie ou de velours pour tout le monde.

Il y avait bal ma qué ce soir-là; les loups furent vite trouvés.

–Et maintenant, Baptiste, écoutez-moi bien, dit Peyretorte, qui occupait la place d’honneur et qui, d’ailleurs, était le président du club des Topinambours; la première personne qui se présentera à la porte du cercle, soit pour demander l’un de nous, soit pour toute autre cause, devra être reçue cette nuit avec des égards tout particuliers.

–Comment monsieur l’entend-il?

–Aussitôt que cette personne sera signalée, vous descendrez vous mettre à sa disposition.

–Bien, monsieur.

–Vous prendrez en main un flambeau à trois branches et, vous inclinant devant elle comme le directeur de l’Opéra devant le chef de l’Etat, les jours de représentation de gala, vous la conduirez ici. Ah! tous les domestiques du cercle qui ne seraient pas retenus par leur service escorteront la personne à laquelle vous ferez ainsi honneur.

–Est-ce tout ?

–Non. Au moment où elle entrera ici, Mathurin, que voilà, lui présentera un hanap; avez-vous un hanap?

Oui, monsieur, en verre de Bohème.

–Je l’eusse préféré en or massif et enrichi de pierreries. Mais ce sera pour une autre fois. Mathurin, donc, lui présentera un hanap, et Victor lui versera une rasade de Château-Yquem. Après quoi je prendrai la parole. Vous pouvez vous retirer.

Baptiste, malgré le flegme que lui imposaient ses fonctions, ne put maîtriser un étonnement, d’ailleurs bien légitime. Il descendit donc donner des ordres à la porte. Au moment où il y arrivait, le capitaine Jacques de Cramoizan se présentait et demandait à parler à Mme Céleste Montgaillard.

–Que monsieur veuille bien attendre une minute, dit Baptiste en introduisant le capitaine dans un petit salon.

En un tour de langue, le majordome eut donné ses ordres et, le flambeau à trois branches à la main, il revint à Cramoizan:

–Si monsieur veut me suivre, lui dit-il.

Le capitaine fut un peu étonné de cette singulière manière d’introduire, mais, il pensa que c’était l’usage, et, du reste, il avait bien d’autres préoccupations. Six domestiques en grande livrée le suivaient sur deux rangs, avec un sérieux imperturbable et dans le plus profond silence. Au moment où le cortége commença à monter le grand escalier un timbre placé dans le vestibule retentit trois fois et annonça l’arrivée du «créancier.» Tout cet appareil, le bruit des voix des soupeurs qui venait déjà jusqu’à lui, inspirèrent cependant quelque défiance au capitaine.

–Je vous ai demandé à être mis en présence de Mme Montgaillard, dit-il.

–Oui, monsieur, répondit Baptiste.

–Je trouve qu’on fait beaucoup de cérémonies pour me conduire auprès d’une femme qui aurait bien pu descendre me parler dans le petit salon.

–Monsieur me pardonnera, répondit Baptiste, mais j’exécute les ordres que j’ai reçus.

Toutes les pièces s’ouvraient devant le capitaine comme dans un château enchanté. On traversa deux grands salons, puis un petit fumoir, une dernière porte à deux battants s’ouvrit brusquement, et le capitaine se trouva en face des soupeurs.

Tout le monde s’était levé pour recevoir Cramoizan, qui fronçait le sourcil en voyant ces visages masqués.

–Allons-nous jouer la comédie? grommela-t-il.

Mais on ne lui laissa pas le temps de faire de nombreuses réflexions. Sur un signe de la personne qui occupait le milieu de la table, tous les convives battirent aux champs sur leurs verres et sur leurs assiettes, puis d’une seule voix crièrent:

–Vive le créancier!

Le capitaine crut que c’était là la fin d’une scène commencée avant son arrivée, et fit deux pas en avant.

–Voilà un homme vraiment beau! s’écria involontairement une des femmes, celle qu’on appelait Coquelicot.

Un éclat de rire général accompagna ce cri du cœur. Deux domestiques s’approchèrent alors de Cramoizan; un lui offrit un hanap en verre de Bohême, et l’autre s avança pour le remplir de Château-Yquem enfermé dans une amphore.

–Merci, dit le capitaine, je ne bois pas.

–Quoi donc, monsieur, demanda un des hommes masqués, qu’à la voix on pouvait reconnaître pour Peyretorte, vous refuseriez de vider la coupe de l’hospitalité?

–Est-ce donc un usage? demanda le marin.

–Oui, monsieur.

–Alors je vais m’y conformer. Il prit le hanap et, quoiqu’il contînt une bouteille entière de vin blanc, il le vida d’un trait.

–Bravo! cria-t-on de tous côtés.

–Et maintenant, messieurs, dit Cramoizan d’une voix calme, veuillez m’écouter; car je pense qu’il va m’être permis de vous dire pourquoi je suis venu ici.

–Coquelicot a raison, dit Olympe à son voisin; c’est un homme admirable.

Olympe disait vrai. Cramoizan était ordinairement fort beau, et ce soir-là, dans ce milieu, la figure éclairée par des flots de lumière, il était superbe. Il avait vingt-huit ou trente ans au plus. De très haute taille, il dépassait de presque toute la tête les hommes présents. Ses grands yeux noirs, qu’il promenait tranquilles sur l’assemblée, donnaient le frisson aux femmes quand ils s’arrêtaient sur elles. Le hâle des mers n’avait pas eu de prise sur son teint pâle. Sa bouche était vigoureuse et charnue, son nez droit et ferme, son front vaste et sans une ride. Enfin, il avait le menton légèrement en avant, indice d’une force de volonté indomptable. Mais ce qui contribuait à rendre sa beauté tout à fait originale, car il n’est pas d’autre mot pour rendre l’impression qu’on ressentait à sa vue, c’était une large barbe d’or taillée en éventail et qui semblait entourer sa figure de rayons.

–Enveloppé d’un manteau qu’il avait rejeté en arrière, il s’était posé avec une grâce mâle en faisant ressortir une poitrine puissante, et il ressemblait vraiment à ut demi-dieu. Quand on l’eut examiné et admiré à loisir, on consentit à lui répondre.

–Avant de nous dire pourquoi vous êtes ici, monsieur, lui dit Peyretorte, vous voudrez bien me permettre de vous adresser quelques paroles.

–Pardon, monsieur, répliqua le capitaine avec impatience; je ne suis point habitué aux façons avec lesquelles vous me recevez. J’ajoute que je ne suis pas homme à supporter de mauvaises plaisanteries.

–Nous n’en doutons pas, monsieur, dit tranquillement le président du club des Topinambours, qui depuis quelques instants, sous son masque, regardait Cramoizan avec une attention toute particulière; aussi ne plaisantons-nous pas.

–Je vous écoute donc, mais je ne vous écoute que pendant cinq minutes.

–Elles me suffiront, dit d’une voix si étrange Peyretorte que tout le monde se retourna vers lui, et l’on s’aperçut que, sous son loup, ses yeux brillaient d’un éclat métallique.

–Monsieur, reprit le président, voici un coffret. Il contient cent dix mille francs, comme vous pourrez vous en assurer tout à l’heure, et je suis chargé par les personnes qui m’entourent de vous les offrir en légitime propriété.

A ces paroles, Cramoizan fit un pas en avant. Son visage prit une expression de dédain tout à fait superbe. Il toisa d’un regard hautain l’assemblée entière.

–Je ne savais pas, messieurs, qu’à Paris on eût l’habitude de se réunir pour mystifier les gens; mais.

–Ce n’est pas une mystification, monsieur. Il y a là cent dix mille francs qui sont à vous, qui ne peuvent être donnés à un autre, par suite de conventions que nous pouvons vous faire connaître. Cent dix mille francs enfin dont vous ferez l’usage que vous voudrez.

–Surtout, messieurs, reprit Cramoizan d’une voix pénétrante ce qui me surprend, c’est que vous ayez jugé à propos de vous masquer pour vous moquer de moi. Mais vous allez ôter vos masques, n’est-pas? ajouta-t-il en retirant lentement ses gants.

–Monsieur, dit Peyretorte, vous avez vraiment mauvais caractère. On vous donne cent dix mille francs, et vous vous fâchez!

–Et de quel droit m’offrez-vous cette somme, sans me connaître?

–C’est là ce que nous avons cru trouver de piquant: Offrir à un étranger, à un inconnu. Le hasard vous a envoyé. Prenez-vous-en au hasard. Mais cette somme est à vous, et vous la garderez, que diable! Si vous voulez savoir aussi pourquoi nous nous sommes masqués, c’est afin que, la personne à qui les cent dix mille francs allaient être donnés par la Providence elle-même, ne vît pas nos visages et fût complétement dégagée de toute reconnaissance. Elle saura, à la vérité, que cela lui vient du Cercle de l’Opéra, dit Cercle des Topinambours, mais sur les deux cents membres qui en font partie, vingt-deux seulement ont participé à la partie qui nous a permis de nous livrer à cette singularité.

Cramoizan allait reprendre la parole. Peyretorte ne lui en laissa pas le temps.

–Quant à nous souffleter sur nos masques ou sur nos visages, dit-il en faisant allusion au mouvement du capitaine, cela vous sera facile demain, monsieur, où dix d’entre nous se tiendront à votre disposition; mais cela ne vous empêchera pas de prendre les cent dix mille francs et de les emporter, car ils sont à vous.

–Eh bien! alors, dis donc Phœbus, dit une voix de femme, donne-les moi.

Le capitaine répondit par un regard de mépris, puis, faisant encore un pas en avant, il ouvrit le coffret, prit une poignée de billets de banque, les examina attentivement, et, promenant son regard autour de lui, il les approcha de la bougie.

–Ah! non, pas de bêtise, cria Olympe.

–Faut-il que cet être-là soit borné, dit Clara, chez laquelle se déclaraient les symptômes d’une douleur aussi sincère que peu désintéressée.

–Sapristi! c’est un homme, murmurait Coquelicot, et s’il les brûle, je suis capable de l’adorer.

Il les brûla en effet. Mais, aux regards que lui jetèrent les femmes et certains hommes, il comprit qu’il s’était trompé.

–Décidément, dit-il, ce n’était pas une mystification, ce sont réellement des billets de banque. Vous êtes des fous, messieurs, et vos folies coûtent cher. Je prends tout de même cet argent. Il vous servira plus tard, lorsque vous serez dégrisés. Y a-t-il un banquier parmi vous?

–Oui, dit Peyretorte.

–Quel est-il?

–Moi, monsieur.

Eh bien, je dépose ce qui reste des cent dix mille francs dans votre maison. Donnez-moi un reçu.

–Je ne puis accepter, monsieur, car vous sauriez ainsi le nom d’au moins un de ceux à qui vous devez cette somme.

–Soit! Alors, je les emporterai tout à l’heure. Et, à présent, veuillez me répondre: Dites-moi, s’il vous plaît, quelle est celle de ces dames qui se nomme Céleste Montgaillard.

A ce nom, Coquelicot tressaillit.

–Il est inutile que vous me répondiez, dit Cramoizan, je sais ce que je voulais savoir. Céleste Montgaillard, c’est madame.

–Que lui voulez-vous? demanda un jeune homme qui n’était autre que Tourseulles.

–Je veux l’inviter à me suivre. J’ai à communiquer à madame des nouvelles de la plus haute importance. J’ai besoin d’elle pendant une heure.

–Comme cela, tout bonnement, pendant une heure! répéta Legrand.

–J’en suis fâché, monsieur, dit Tourseulles, mais Mme Montgaillard se trouve bien avec nous et ne sortira pas ce soir du Cercle des Topinambours.

–Elle en sortira, monsieur, je vous en réponds, de gré ou de force.

–Oh! oh!

Céleste regardait Cramoizan avec des yeux brillants de passion.

–Voyons, madame, voulez-vous me suivre, oui ou non?

–Ah ça, mais ce monsieur est vraiment incroyable, s’écria Verduran. Quoi donc? Nous vous offrons une fortune; vous nous insultez en échange, et devant quarante hommes bien constitués vous annoncez que vous enlèverez Coquelicot à leur nez et à la barbe de son amant, de gré ou de force. Mais, monsieur, ces choses-là ne se font pas.

–Vous voyez bien que si, dit froidement le capitaine.

–Ah! prenez garde, dit Tourseulles, la patience va nous échapper; vous devenez trop insolent.

–Vous mettez bien du temps à vous en apercevoir, messieurs, répondit le capitaine en déchirant ses gants en vingt morceaux. Mais je suis responsable de mes insolences, moi, car je marche à visage découvert, et vous vous cachez, vous. Voulez-vous bien vous démasquer, à la fin?

Et, ce disant, il lança des débris de gants à la face des soupeurs les plus rapprochés de lui. Ceux-ci se levèrent brusquement,

–Il y a des morceaux pour vous tous, messieurs. Voici ma carte, ajouta-t-il en jetant son adresse dans une soucoupe.

–Ne touchez pas à vos masques, reprit Peyretorte.

–Et vous, madame, reprit Cramoizan, voulez-vous venir, à la fin?

–Sacrebleu! voilà un homme entêté.

–Non, monsieur, non, lui répondit Tourseulles, Mme Montgaillard n’ira pas où vous voulez la conduire.

–Vous croyez, mon petit monsieur! Mais, j’y pense, c’est donc vous qui avez des droits...

Coquelicot ou plutôt Céleste Montgaillard se leva.

–Des droits! s’écria-t-elle. Je ne sais si je rêve. Voilà dix minutes que l’on se dispute pour savoir si je suivrai monsieur ou non. Ah ça, et ne pourrait-on aussi me consulter? ne suis-je pas libre? M. Tourseulles m’a-t-il achetée au marché?

Il y eut comme un murmure.

–Allons, silence. Monsieur, continua-t-elle en s’adressant à Cramoizan, vous voulez m’entretenir de choses graves pendant une heure. Si vous me dites quel est le but de cette conversation, je suis à vos ordres.

Le capitaine se souvint de ce qu’il avait conté à la soubrette de la rue Le Peletier et n’hésita pas à se servir du même prétexte.

–Rien n’est plus facile, madame. Je suis chargé de remettre en vos mains un héritage.

–Un héritage! murmura-t-on à la ronde.

–Mais alors, c’est un notaire, cria Legrand en poussant un immense éclat de rire.

–Antinoüs est un officier ministériel.

–C’est trop drôle. Vive Phœbus-tabellion!!

–Monsieur, dit Céleste qui s’était enveloppée à la hâte d’une mante fourrée, je suis à votre disposition. Je me fie à vous.

Et d’un geste qui ne manquait pas de noblesse, elle ôta son masque de velours. Le capitaine recula ébloui.

–La merveilleuse créature! murmura-t-il à son tour.

Céleste Montgaillard n’avait pas une figure régulière. A Athènes, sa beauté eût été peu prisée. Mais, à Paris, c’était différent. Appelez cela comme vous voudrez: montant, minois chiffonné, beauté du diable, chic, elle avait cette qualité rare de charmer, et mieux, d’éblouir tous ceux qui la voyaient. Sa physionomie, très mobile, était rehaussée par des yeux d’un bleu sombre, qui disaient à eux seuls mille choses séduisantes. Les ailes quelque peu retrousées de son nez tout à fait parisien semblaient douées d’une mobilité extraordinaire, et l’on devinait qu’à la façon des fauves elle sentait sa proie dans le vent. Enfin, elle avait une infirmité singulière: à la moindre contrariété, au plus petit compliment, à toute occasion en un mot, elle rougissait jusqu’aux oreilles. Sa figure, ordinairement pâle, s’empourprait tout à coup avec ou sans prétexte. Une forêt de cheveux blonds dorés encadraient admirablement son visage, et l’on pensait alors malgré soi aux coquelicots dans les blés mûrs. C’est de là qu’était venu son sobriquet.

Debout, à côté de Cramoizan, et n’y faisant point mauvaise figure, car elle était grande aussi, elle semblait née pour être la compagne de cet homme. A eux deux ils faisaient un superbe couple.

–Venez donc, madame, dit le capitaine.

–Nous nous reverrons, lui crièrent plusieurs voix.

Cramoizan se retourna:

–Est-ce que vous en avez douté, messieurs? Nous nous reverrons cette nuit même. Dans une heure, je reviendrai pour savoir s’il y a quelqu’un sous le velours de vos loups.

–Où allons-nous, monsieur? demanda Céleste Montgaillard.

–Laissez-moi me prévaloir d’une de vos paroles. Vous vous fiez à moi, avez-vous dit tout à l’heure. Je vous serais reconnaissant de continuer à m’accorder cette confiance.

–Soit, monsieur, quoique tout cela devienne bien mystérieux.

Jacques de Cramoizan n’offrit point son bras à Céleste, qui en éprouva un véritable désapointement. Il se contenta de lui céder le pas en se disant:

–Le monstre, après tout, est toujours une femme.

Devant la porte du cercle, deux voitures attendaient. L’une d’elles était celle que le valet de pied était allé quérir pour le capitaine et sa compagne; dans l’autre était une jeune femme belle, mais fort pâle et un peu maigre. Quand celle-ci aperçut Cramoizan, elle sembla prendre une résolution désespérée et ouvrit la portière de son fiacre. Mais, lorsqu’elle le vit accompagné de Céleste, elle hésita. Cependant, elle devait être poussée par un sentiment bien puissant, car, au moment où Coquelicot venait de monter en voiture, la jeune personne, s’étant approchée de Jacques, lui frôla le bras et lui dit d’une voix douce comme la plus suave des musiques:

–Pourriez-vous me dire, monsieur,–la pauvrette en parlant tremblait comme les feuilles,–pourriez-vous me dire si M. Léon Tourseulles est au Cercle de l’Opéra en ce moment?

–Vous vous adressez fort mal, madame, répondit assez brutalement le capitaine, qui se méprenait sur les intentions de la jeune femme; je n’en sais rien!

–Oh! monsieur, dit avec un accent de reproche la pauvre enfant dont la voix trembla davantage.

Cramoizan regarda la jeune fille, dont les yeux se baissèrent sous son regard, et il eut regret de sa vivacité.

–Pardonnez-moi, mademoiselle ou madame, dit-il, et surtout n’ayez pas peur ainsi; mais je ne puis vous répondre, ne faisant pas partie du Cercle et n’y connaissant personne.

–J’en suis vraiment bien désolée, monsieur. Ne pourriez-vous demander pour moi ce renseignement à quelque domestique? Je n’ose pas.

–Mais.

–Je vois, monsieur, que ma démarche et mes prières vous étonnent. Je vais faire cesser votre surprise. Je suis sa sœur, et je viens le chercher au nom de ma mère.

Cramoizan se découvrit.

–Je vais vous renseigner à l’instant même, mademoiselle.

Et il rentra dans le cercle, où il apprit qu’en effet M. Tourseulles était un des convives du fameux réveillon.

–Oui, mademoiselle, dit-il en revenant, M. Tourseulles est au cercle. Puis-j e encore vous être utile en quoi que ce soit?

La jeune femme hésita, puis enfin

–Non, monsieur, je vous remercie, dit-elle; et lentement elle se dirigea vers sa voiture, avec l’attitude d’une personne qui ne sait à quoi se résoudre,

Cramoizan revint vers Céleste.

–Je vous demande pardon, madame, lui dit-il, de vous avoir fait attendre. Cocher, rue de Beaune, no9, et bon train!

–Savez-vous bien, mon superbe et ténébreux cavalier, dit Céleste aussitôt qu’il furent en route, savez-vous bien que, si j’étais coquette, je trouverais déjà de quoi vous bouder catégoriquement?

–Et pourquoi donc, madame?

–Mais parce que, répondit la jeune femme.

–Parce que, est peut-être une raison pour une femme, dit Jacques, qui n’était pas disposé à marivauder; mais vous me ferez bien la faveur d’être un peu plus explicite, et d’ajouter à votre parce que quelques mots d’explication, sans lesquels je me refuse à comprendre.

–Ah ça! est-ce que vous allez être violent avec moi, dit Coquelicot, comme vous l’avez été avec ces imbéciles?

–Je ne suis pas violent, que je sache, madame, pour le moment,

–Pour le moment! mais cela ressemble fort à une menace, ou je ne m’y connais pas.

Le capitaine ne répondit pas. On approchait du poste de police où gisait le corps inanimé de Montgaillard, et Cramoizan devenait plus réservé de minute en minute. Céleste, qui s’était un instant abandonnée à ses réflexions, essaya de renouer la conversation, mais ce fut en vain. Jacques, très ému, ne lui répondait que par monosyllabes. Prêt à toucher le but, il se demandait si ce qu’il allait faire là n’était pas trop cruel. La rayonnante beauté de Céleste lui apparaissait telle qu’il l’avait comtemplée quelques minutes auparavant, et il se troublait à la pensée d’accomplir le rôle de justicier qu’il s’était imposé. Mais il se souvint tout à coup de ce que lui avait dit Randal.

–Bah! murmura-t-il, marche ou crève, c’est le devoir.

–Voyons, monsieur, nous voilà sur le pont Royal, dit Céleste, pouvez-vous me dire ce que vous exigez de moi, car je ne crois pas le moins du monde à votre histoire de succession?

–Vous allez savoir, madame, pourquoi je vous ai arrachée quelques instants à une fête aussi bruyante que brillante, car nous sommes arrivés et vous verrez qu’il s’agit réellement d’un héritage.

–Ah!

–Seulement il y a héritage et héritage, ajouta Cramoizan d’une voix sombre.

La voiture s’était arrêtée.

Le capitaine Marche-ou-Crève

Подняться наверх