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III
L’HÉRITAGE.
ОглавлениеCéleste, appuyée sur le bras de Cramoizan, descendit légèrement, sans se préoccuper de la maison devant laquelle son cavalier l’avait conduite. Avec cette insouciance si fréquente chez les femmes de cette condition, elle allait sans espérance, sans souci comme sans crainte, n’ayant suivi Cramoizan que parce qu’il était beau.
–Dites donc, monsieur, lui dit-elle cependant, savez-vous que c’est un vilain endroit pour se dire: je t’aime, que votre rue de Beaune?
Et elle laissa entendre un éclat de rire.
–Aussi n’ai-je pas l’intention de vous le dire, répondit le capitaine sur un ton glacé. Veuillez entrer, madame.
–Quel original! mon Dieu, s’écria Céleste qui riait toujours très haut.
Cramoizan avait ouvert la porte du poste de police. Une pâle lumière éclairait mal la vaste pièce qui sert de corps de garde. Sur un lit de camp, deux gardiens de la paix qui sommeillaient furent éveillés par les derniers éclats de rire de la drôlesse. Ils se levèrent étonnés en voyant entrer tant de soie et de fourrures. A côté d’un poêle chauffé à blanc qui avait rempli le poste d’une chaleur épaisse, lourde, suffocante, était assis le brigadier, qui se leva également. Les murs semblaient froids, malgré les efforts du poêle, et tout le poste, à cette heure nocturne, avait un aspect gluant et sinistre.
Céleste resta sur le seuil de la porte, stupéfaite et craintive. Sa gaieté s’était figée instantanément.
–Ah ça, monsieur, dit-elle en se retournant vers le capitaine, où m’avez-vous menée?
–Vous le voyez, madame?
–Ceci doit être un poste de police. Je ne le reconnais pas, n’en ayant jamais vu, mais je m’en doute. Suis-je donc menacée d’arrestation?
–Non, madame.
–Alors veuillez m’expliquer.
–Ecoutez-moi, articula lentement le capitaine. C’est le hasard seul qui a mis aujourd’hui... votre père et moi en présence. M. Montgaillard m’a chargé d’une mission cruelle, mais que j’ai promis de remplir...
–Etait-il absolument nécessaire de me conduire dans un endroit semblable pour accomplir cette mission dont vous parlez?
–Oui, madame.
–Pourquoi?
Sans répondre, Jacques de Cramoizan prit Céleste Montgaillard par la main, et cela avec une grâce et une politesse accomplies, puis il interrogea de l’œil le brigadier.
–Ici, murmura l’agent.
Et il précéda le couple. Céleste suivait son cavalier plus étonnée qu’émue. Un des sergents de ville venait derrière portant une lampe à pétrole qu’il venait d’allumer et qui éclairait vigoureusement. Ce cortège s’approcha d’un matelas, sur lequel on devinait une forme humaine dissimulée par une lourde couverture.
–Mais, s’écria Céleste d’une voix altérée et en cessant d’avancer, mais il y a là un cadavre!
–Oui, madame, répondit Cramoizan qui se baissa et découvrit le visage déjà un peu verdâtre du mort, oui, madame, le cadavre de votre père.
Comme la jeune femme chancelait, le brigadier des gardiens de la paix s’approcha d’elle pour la soutenir. Elle le repoussa. Cramoizan s’attendait à quelque explosion. Il avait espéré que la vue de ce vieillard, étendu mort sous ses yeux, ramènerait le repentir dans le cœur de la pécheresse; mais il avait aussi prévu le cas où, poussant jusqu’au bout son rôle de fille dénaturée, elle lui reprocherait simplement de l’avoir arrachée à une partie de plaisir pour la conduire à un pareil spectacle.
Il n’y eut chez Céleste ni explosion de douleur ni accès de colère contre Cramoizan.
–Mon père s’est noyé? demanda-t-elle d’une voix calme.
–Ne le voyez-vous pas? Qui, votre père s’est noyé à l’heure même où vous vous disposiez à passer une nuit de plaisir et de débauche.
Céleste regardait froidement son interlocuteur,
–Et savez-vous pourquoi il s’est noyé? reprit celui-ci. Parce que sa fille, la veille, lui avait cyniquement offert de vivre de son déshonneur.
–C’est monsieur qui, par ce froid, dit le brigadier, s’est jeté à l’eau pour...
–Qu’importe à madame? interrompit Cramoizan avec violence.
La jeune femme avait rougi, mais n’avait pas bronché.
–Approchez-vous donc, madame, reprit Gramoizan en la prenant par le bras et en l’attirant vers le cadavre, et regardez bien si c’est votre père, car ce qu’on veut de vous, c’est votre déclaration.
Céleste ne cherchait pas à se soustraire aux brutalités de Jacques. Elle subissait machinalement son influence et restait plongée dans je ne sais quelles insondables réflexions.
–Est-ce votre père? répondez, reprit le marin.
–C’est mon père, murmura-t-elle simplement et sans aucune émotion apparente.
–Alors, madame, à genoux, dit Cramoizan d’une voix sifflante, à genoux, devant celui que vous avez tué.
Et dans sa main de fer il serrait le bras de la jeune femme qui ne sourcilla pas et ne poussa pas un gémissement. A sa place et sous l’étreinte du capitaine, un homme aurait crié. Céleste ne laissa pas même paraître une contraction sur son beau visage.
–La justice humaine n’a pas de loi contre le crime que vous avez commis, mais la société a des moyens de vengeance qui retomberont sur votre tête flétrie et méprisée.
A ces mots, Céleste releva sur Jacques ses grands yeux sombres au fond desquels semblait s’allumer une flamme mystérieuse.
–Pour moi, je veux vous infliger le seul supplice auquel il soit en mon pouvoir de vous condamner.
Et, attirant encore la jeune femme vers le grabat où gisait le corps humide et glacé de son père, il s’écria:
–Vous allez embrasser oe mort une dernière fois.
Céleste, à cette injonction, fit deux pas en arrière, et, dans ses traits, se peignit une terreur évidente.
–Non, dit-elle,
–Vous l’embrasserez, vous dis-je, ou je vous le ferai embrasser, je vous l’assure.
–Employez donc la force, monsieur, répondit simplement la fille du suicidé, car j’ai résolu de ne pas le faire sur vos injonctions.
Emporté par sa colère, Cramoizan prit la jeune femme par les bras et voulut la pousser vers le cadavre.
–Monsieur, lui dit le brigadier, je suis forcé d’intervenir. Quel que soit le crime de madame, ce n’est ni à vous ni à moi à la juger, et vous vous laissez aller à un emportement que sans doute vous regretteriez dans quelques heures. Le capitaine se mordit les lèvres.
–Vous avez raison, monsieur, dit-il. Je suis allé trop loin et ma mission est terminée.
Il lâcha Céleste. Mais à peine celle-ci fut-elle libre de ses mouvements qu’elle marcha droit au cadavre de son père et que, s’agenouillant, elle déposa lentement deux: baisers sur ses yeux. Puis elle appuya son front sur les lèvres humides du trépassé, comme s’il eût pu lui donner un dernier baiser, et se releva.
–Elle n’a pas voulu m’obéir, se dit Cramoizan.
Pendant qu’il faisait cette réflexion, Céleste l’enveloppait d’un regard indéfinissable.!
–Vous n’avez plus rien à faire ici, madame. Vous pouvez vous retirer, dit Cramoizan.
–Je comptais, monsieur, répondit-elle, que vous seriez assez aimable pour me reconduire..
Ce fut du son de voix le plus indifférent qu’elle prononça ces paroles.
–Soit, madame.
On quitta le poste de police pour remonter en voiture.
–Où dois-je vous mener? demanda le capitaine.
–Mais au Cercle de l’Opéra, monsieur.
Cette réponse jeta Cramoizan dans la plus effroyable stupeur sous laquelle un homme ait jamais été accablé.
–Au Cercle de l’Opéra! répéta-t-il atterré.
–Oui, monsieur. N’est-ce pas cela qui est convenu entre nous? Ne m’avez-vous pas demandé une heure pour me mettre en possession d’un héritage?
–En effet, madame.
–Cet héritage, vous me l’avez remis, n’est-ce pas?
–Oui.
–Vous n’avez plus besoin de moi. Je ne vous connais pas, même de nom, et vous ne me verrez probablement plus.
–C’est vrai.
–Eh bien, donc! ne vous étonnez pas tant et reconduisez-moi au cercle, puisque vous vous y êtes engagé.
–Cocher, rue Auber, au Cercle de l’Opéra! cria le capitaine à l’automédon, qui ne se fit pas prier.
Cependant, au Cercle des Topinambours, on commençait à trouver un peu longue l’absence de celui qu’on appelait le notaire et de celle qu’il avait emmenée.
–Eh! eh! disait d’un voix railleuse Peyretorte, n’est-il donc venu à la pensée d’aucun de vous que nous ayons habilement été débarrassés de nos cent dix mille francs par deux malins?
–Que voulez-vous dire?
–Est-il absolument impossible, reprit Peyretorte, que par un moyen d’elle seule connu, Coquelicot ait fait prévenir ce monsieur, qui est venu, tout farci de grands airs, palper parfaitement la somme, nous jouer une scène de drame, et se moquer de nous plus parfaitement encore?
–Si je croyais cela! dit Tourseulles d’un air sombre.
–Eh! que pourrais-tu faire? lui demanda Verduran. Tu es un être singulier, tu aimes les filles de la même façon que nous aimons les honnêtes femmes. Tu as tort, mon cher. Il faut accepter ces femmes-là telles qu’elles sont ou les fuir comme la peste.
–Tu m’ennuies.
–Parbleu! je le sais bien. Mais je parierais cent louis que Coquelicot n’aurait jamais suivi ce grand escogriffe s’il n’avait pas pris les cent dix mille francs.
Tourseulles, furieux, allait répondre, lorsqu’on annonça le retour de Céleste et du capitaine.
–Jugements téméraires, messieurs, dit Legrand. à haute voix.