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CHAPITRE PREMIER.
Le Naufrage.
ОглавлениеDepuis huit jours nous avions passé la ligne, et cependant, loin de diminuer d’intensité, la chaleur semblait augmenter encore re; l’atmosphère était brûlante, nous étions abattus, accablés. Quatre de nos compagnons d’infortune, affaiblis déjà par l’insuffisance de la nourriture et par les maladies, avaient succombé la veille; aussi, tout inhumain qu’il fût, le commissaire du pouvoir exécutif n’avait-il pu se refuser plus long-temps à faire tendre une toile pour nous garantir des rayons du soleil qui dardait à plomb sur nos têtes. Par momens, une faible brise enflait nos voiles; mais, comme si les vents dans ces parages se fussent épuisés au moindre effort, elles retombaient aussitôt et s’affaissaient contre les mâts. Le vaisseau se balançait à peine, il suivait comme en dormant le roulis des vagues.
Les hommes de l’équipage que n’occupait plus le soin des manœuvres es, assis ou nonchalamment étendus çà et là sur le pont, paraissaient fatigués de leur oisiveté plus encore que du poids de la chaleur. Deux d’entre eux, arrêtés près de nous et le dos appuyé contre une des chaloupes, causaient en fumant. D’abord insignifiante, leur conversation fixa bientôt mon attention.
Ah! je me trompe fort, disait le plus âgé, ou nous aurons avant une heure plus de vent et d’eau que nous n’en demandons.
Après avoir promené se es regards dans les profondeurs d’un ciel bleu et sans nuages s, son. camarade n’apercevant rien qui pût justifier un tel pronostic : Tu rêves, répondit-il, du vent et de l’eau dans une heure e! par un temps comme e celui ci!... c’est impossible.
–Regarde, reprit l’autre; et il lui montrait du doigt l’horizon.
–Je me fatiguerais jusqu’à demain les yeux à regarder que je ne verrais rien; le ciel est partout pur, la mer unie comme une glace.
–Tu ne vois rien là-bas, à l’endroit où le ciel et l’eau se touchent?
–Rien.
–Tu ne vois pas ce bourrelet de vapeurs noires, et ce petit nuage blanc comme une hirondelle qui s’en détache?
–Et c’est là ce qui présage du changement
–J’ai souvent voyagé dans ces mers, et chaque fois que j’ai vu par un temps calme, des nuages isolés accourir avec une si grande vitesse, j’ai dit: Voilà l’orage; je ne me suis jamaist rompé.
Je regardais dans la direction indiquée par le marin, et je voyais le nuage dont il parlait accourir effectivement avec une incroyable rapidité. Hors ce léger indice et le moutonnement de la mer qui devenait un peu plus bruyant, rien n’annonçait encore que le temps dût changer, et personne sur le vaisseau, pas même les plus expérimentés, ne prenait de précautions contre l’orage.
Peu à peu cependant des vapeurs sombres s’élevèrent derrière le nuage, dans l’espace qu’il avait parcouru, et se mirent à le suivre; le bourrelet, tendu comme une ceinture à l’horizon, s’élargissait et formait une nappe immense, semblable aux tentures noires déployées dans nos églises au jour des funérailles. Lorsque le capitaine s’en aperçut, il ne restait plus assez de temps pour carguer les voiles; il ordonna donc de manœuvrer de manière à suivre l’impulsion du vent.
Quand il vint frapper sur le navire, nous crûmes que tous les mâts allaient se rompre, ils plièrent comme de flexibles roseaux; des cordages se rompirent, des voiles furent emportées, et nous fûmes poussés avec une telle impétuosité que l’avant du navire semblait vouloir se frayer un chemin vers le fond de la mer, tandis que l’autre extrémité s’élevait vers le ciel.
Presque au même instant, des torrens d’une pluie froide inondèrent le pont; les vagues, agitant leurs crinières argentées, s’élancèrent de toutes parts et nous couvrirent de flots d’écume; on eût dit un immense troupeau de bêles fauves bondissant autour de la proie qui ne peut leur échapper. L’eau du ciel et de la mer pénétrait dans le navire par toutes ses ouvertures.
Ce fut d’abord une terreur, un désordre difficiles à décrire. Nous nous cramponnions aux chaloupes, aux cordages, de peur d’être entraînés par les lames qui passaient quelquefois jusqu’au dessus de nos têtes. Les matelots, étourdis par le fracas de la tempête, n’entendaient pas les ordres qu’on leur donnait, et la pluie qui les frappait au visage les obligeant de fermer les yeux, ne leur permettait d’avancer pour ainsi dire qu’à tâtons; plusieurs tombèrent à la mer.
Le capitaine, seul peut-être dans tout l’équipage, conservait son sang-froid; debout au pied du grand mât et armé de son porte-voix, il dirigeait toutes les manœuvres.
Aux écoutilles les déportés, nous cria-t-il, qu’on débarrasse le pont! Et aussitôt que nous fûmes retirés, il commanda de fermer les seules ouvertures par lesquelles nous venaient le jour et l’air; mais la première écoutille n’était pas fermée que nous nous précipitâmes à la seconde. Nous aimons mieux être noyés que mourir étouffés, dîmes-nous tout d’une voix. En même temps nous nous placions à l’ouverture pour empêcher qu’on ne la fermât.
Faites-les rentrer à coups de bâton, cria le commissaire du pouvoir-exécutif qui, blême comme la mort, tenait étroitement embrassé le mât de misaine.
S’il eût osé abandonner son mât, il serait probablement venu joindre l’exemple au précepte; fort heureusement il était aussi peureux que méchant, et le matelot en ayant référé au capitaine: C’est juste, reprit celui-ci, après tout ce sont des hommes, je ne veux pas les étouffer.
Bien qu’il y eût peut-être plus de danger sur le pont, une fois claquemurés dans notre parc, nous fûmes saisis d’une inexprimable frayeur; nous éprouvions dans nos hamacs un continuel mouvement de va et vient qui nous heurtait violemment les uns contre les autres. Ceux qui se tenaient près des écoutilles recevaient à chaque lame qui passait sur le navire des torrens d’eau qui s’y précipitaient comme dans un gouffre; d’horribles cahots nous faisaient à chaque instant craindre d’être englouti&et précipités, enfermés que nous étions dans notre cage, jusqu’au fond des abîmes. C’était une confusion, des cris, des pleurs à fendre l’âme de celui qui, dans ce moment, aurait pu songer à autre chose qu’à la mort dont nous étions menacés. Croyant toucher au terme de la vie, les uns recommandaient leur âme à Dieu, les autres faisaient à haute voix leur confession. Je reçus ainsi celle de sept ou huit voisins qui, pour arriver à mon oreille, passait sur les hamacs intermédiaires, et perçait le vacarme qui se faisait au milieu de nous.
L’eau cependant s’élevait dans le navire. Aux pompes les déportés! cria-t-on par les écoutilles.
Les plus vigoureux d’entre nous, une quarantaine environ, se précipitent aussitôt sur le pont; nous faisons jouer les pompes jusqu’à ce que d’épuisement nous soyons obligés de céder la place à d’autres, et néanmoins le vaisseau faisait quinze pouces d’eau par heure, tandis que dans le même espace de temps nous ne pouvions en tirer que quatorze.
La journée s’écoula au milieu des plus vives alarmes. Au commencement de la nuit, le vent sauts subitement de l’Est-Sud-Est au Sud, et souffla avec une si grande violence, que les mâts de misaine, d’artimon, et la barre du gouvernail, se rompirent avec un épouvantable fracas. Le commissaire du pouvoir exécutif, qui se tenait toujours au même endroit, faillit être écrasé, et n’eut toutefois que de très légères contusions..
Entraîné par le fardeau, le navire penchait d’une manière effrayante; l’eau se faisait jour par les sabords. Vingt hommes armés de haches achèvent aussitôt de détacher les mâts. ils coupent les cordages, poussent tout à la mer, et le navire allégé se redresse, mais il n’était plus possible de le guider. Vainement essaie-t-on d’adapter une nouvelle barre, les crochets sortent des gonds; le corps du gouvernail est emporté par la vague, et le bâtiment présentant tour à tour les flancs, la proue et la poupe aux vents, semble tantôt pirouetter, et tantôt est emporté sans qu’on puisse connaître dans quelle direction il marche.
Quand le jour revint, la tempête n’avait pas cessé. Nous étions accablés de lassitude. Le capitaine nous fit relayer aux pompes par ses matelots, beaucoup moins occupés depuis que nous naviguions sans mâts, sans voiles, sans gouvernail: le commissaire du pouvoir exécutif étant allé s’enfermer dans une chambre du vaisseau, et n’osant plus reparaître sur le pont, il eut même l’humanité de nous faire donner double ration de biscuit et de vin, ce qui contribua puissamment à nous rendre des forces et du courage; tant que dura la tempête, il se montra aussi compatissant à notre égard. Puisse le Dieu qui récompense le verre d’eau donné en son nom lui avoir tenu compte de cette générosité, qui n’eût pas été pour lui sans danger s’il fût ensuite retombé au pouvoir de ceux qui nous proscrivaient!
Dix jours s’écoulèrent sans que la mer et les vents parussent se calmer. Nous étions toujours poussés avec violence sans savoir au juste que espace nous avions parcouru, ni vers quelle partie du monde nous étions conduits. Le cinquième jour, le tonnerre gronda, le ciel fut sillonné d’éclairs; le septième, les ténèbres devinrent tellement épaisses, qu’on ne distinguait plus en quel endroit on posait les pieds, et que deux déportés et un matelot tombèrent encore à la mer. Le huitième, l’eau nous gagnant toujours, nous nous débarrassâmes d’une partie de notre lest; enfin le dixième, vers l’heure de midi, un cri terrible parti de l’avant nous glaça tous d’horreur: Des bris an s! des bris ans!.
A peine ce cri de détresse s’était fait entendre, que le capitaine commanda de jeter l’ancre de miséricorde, la seule qui. nous restât; mais sa chaîne fut aussitôt rompue, et la quille du vaisseau toucha sur les rochers. La secousse fut si forte que nous en fûmes presque tous renversés.
Nous ne nous relevâmes que pour envisager la mort qui nous enveloppait de toutes parts. A droite, à gauche, en avant, partout enfin des écueils sur lesquels écumaient les vagues; nous y étions poussés comme par un Dieu vengeur. Aucune puissance humaine ne pouvait désormais nous sauver; il fallait périr, là, sur des rochers, au fond des abimes, loin de notre patrie, loin de tout ce qui nous était cher, périr de la mort la plus affreuse!
A cette vue, un épouvantable désordre s’empare de l’équipage, la voix des chefs n’est plus entendue; on se jette comme par instinct sur les chaloupes, on les lance à l’eau, tous s’y précipitent. La première, la plus grande, chargée outre mesure, s’engloutit, et personne, dans ce moment où chacun craint pour sa vie, personne ne songe à secourir les malheureux qui se noient et qui se sont si bien cramponnés les uns aux autres eu se sentant enfoacer, qu’aucun ne reparaît sur la surface de l’eau, et qu’on y voit seulement flotter quelques chapeaux et des lambeaux de vêtemens déchirés.
Les autres chaloupes portaient autant de monde qu’elles en pouvaient tenir, car les plus timides étaient accourus sur le pont quand ils avaient ressenti le premier choc contre les rochers, et tous, à l’exception d’un petit nombre qui n’avaient pu trouver place, s’y étaient élancés comme dans un refuge assuré.
Le commissaire du pouvoir exécutif s’était– comme tous les autres, montré sur le pont; puis la soif de l’or lui rendant sans doute un peu de courage, il était redescendu dans le navire pour s’emparer des richesses abandonnées. Quand il reparut et qu’il vit la dernière chaloupe rompre son câble et s’éloigner: Attendez! attendez ! s’écria-t-il d’une voix tout à la fois impérieuse et lamentable.
Soit qu’il ne fût pas entendu, qu’il n’y eût pas de place sar la chaloupe ou qu’il fût impossible de revenir, elle continuait à s’éloigner. Sa figure alors se décomposa, elle prit une hideuse expression de désespoir. Vous êtes des traîtres, s’écria-t-il, en accompagnant t ses paroles d’horribles juremens; si vous échappez à la mer, vous ne m’échapperez pas: je suis commissaire du pouvoir exécutif, vous me trahissez, je vous ferai pendre; vous serez pendus, entendez-vous, vous serez pendus; c’est moi qui vous le jure, moi, Pierre Lestibeau, commissaire du pouvoir exécutif.
Et ces menaces ne produisant aucun effet, il frappait du pied, se prenait la tête à deux mains et répétait de la manière la plus piteuse: Ils font semblant de ne pas m’entendre! ils s’éloignent!. ils ne m’entendent pas!. ils ne viendront pas!..
En ce moment un homme de moyenne taille, mais trapu, vigoureux, le maître charpentier qui avait, après le choc du navire, assez conservé le sentiment du devoir pour descendre visiter la cale, afin de s’assurer qu’il ne s’y était pas fait de nouvelles voies d’eau, s’approcha de lui: Eh! misérable, lui dit-il en le regardant en face, puisqu’ils ne veulent pas revenir, va donc les joindre!
En même temps il lui donna un violent coup d’épaule qui le fit sauter hors du pont; chargé de son or, il descendit au fond des abîmes pour n’en plus ressortir.
Nous avions aussi vainement imploré la pitié de ceux qu’emportaient les chaloupes. Quand nous n’eûmes plus d’espoir, nous ne songeâmes qu’à bien mourir, et nous nous mîmes en prières. Tout ce que la douleur d’avoir offensé Dieu, la crainte de l’enfer, le désir de l’éternité bienheureuse peuvent suggérer de repentir, nous l’éprouvâmes en ce moment suprême. Tout ce que le cœur humain a de pouvoir et de ressources pour persuader, attendrir, exciter la compassion, nous l’employâmes à nous rendre notre juge favorable; nous versâmes devant lui toutes nos misères, en lui demandant de nous les pardonner; nous le suppliâmes de ne pas avoir égard à sa justice, mais de nous juger selon l’étendue de ses miséricordes. Nos larmes coulèrent en abondance, ensuite nous fûmes calmes, et nous attendîmes avec résignation la mort qu’il tenait en ses mains.
Le maître charpentier ne s’était pas joint à ous; il était allé s’asseoir à l’arrière du vaisseau; le corps et la tête enveloppés d’une couverture, il attendait comme nous que la mort vînt le frapper. Je m’approchai de lui.
Mon frère, lui dis-je avec douceur, êtes-vous chrétien?
Il écarta sa couverture, et me regardant d’un air étonné: Oui, répondit-il, je suis chrétien; j’ai du moins été baptisé.
–Et c’est ainsi que vous prétendez mourir?
–Dam! comment voulez-vous que je meure; quand je me désolerai et que je pleurerai comme le veau qu’on traîne à la boucherie, la mort n’en sera ni plus douce ni moins affreuse.
–Aussi n’est-ce point à pleurer et à vous désoler que je vous engage; ce que je souhaiterais, c’est que vous mourussiez en chrétien.
–A quoi cela me servirait-il?
–A quoi sert de se faire un ami du juge qui va nous juger?
–Et s’il n’y a pas de juge e, si tout ce que disent les prêtres n’est que fable et mensonge?
–Alors il ne résultera pour vous aucun mal d’avoir fait ce que je vous conseillerais de faire; tandis que si ce qu’ils disent est la vérité, vous aurez tout profit à suivre mes conseils. Dans le doute, l’homme sage prend toujours le parti le plus sûr.
–C’est juste.–Eh bien, poursuivit-il après un instant de réflexion, que faut-il que je fasse?
Je lui dis de s’agenouiller, et je l’aidai à faire sa confession. La grâce, sans doute, plus que mes paroles, lui dessilla les yeux et toucha son cœur. La foi l’éclaira de son divin flambeau. Pénétré de repentir, il pleura ses fautes, il pleura surtout amèrement le crime qu’il venait de commettre en jetant à l’eau le commissaire. Sa douleur fut si vive, que loin de l’exciter, j’étais porté plutôt à la modérer. C’est ainsi que Dieu, dans son ineffable bonté, nous dépouille du vieil homme, pour nous revêtir de l’homme nouveau, et si de tels miracles excitent peu notre admiration, ils devraient du moins, autant que tout autre, exciter notre reconnaissance et notre amour.
Après le départ de nos compagnons, l’orage redoubla de furie. Notre vaisseau s’élevait sur les vagues à une prodigieuse hauteur, puis, retombant avec elles, il heurtait contre les écueils avec une telle impétuosité que chaque fois que j’y songe je m’étonne qu’il ne se soit pas brisé en mille pièces.
Quand nous eûmes terminé notre préparation à la mort, jugeant inutile notre présence sur le pont, chassés d’ailleurs par la pluie et les larmes soulevées autour de nous, nous descendîmes dans la chambre du capitaine, et là, nous nous mîmes de nouveau en oraison.
Tandis qu’agenouillés nous avions devant les yeux la redoutable balance de notre juge, un choc du navire plus terrible que tous les autres nous renversa sur le parquet. Malgré nous, nous poussâmes un cri, puis nous relevant et nous embrassant les uns les autres: Adieu, adieu, disions-nous, nous nous reverrons au ciel.
Je l’ai présente encore devant les yeux cette scène d’épouvante. Quel spectacle, grand Dieu! que cet époux qui embrasse son épouse; cette mère qui serre sa jeune fille sur son cœur, et même en mourant ne veut pas s’en séparer; ce vieillard dont le regard s’arrête douloureusement sur son neveu; ces sept personnes enfin dont l’œil hagard, l’oreille tendue écoutent et regardent si l’eau ne monte pas autour d’elles pour les engloutir!.
A notre grand étonnement, néanmoins, l’eau n’arrivait pas ainsi que nous l’imaginions par toutes les issues, et le bâtiment au lieu de continuer ses soubresauts parut être devenu tout-à-coup immobile.
N’osant chercher la cause de cette immobilité nous continuâmes nos prières.
Nous étions seulement sept personnes à bord. M. le baron Dampierre, vieillard septuagénaire, condamné à la déportation pour avoir tenté d’émigrer; Eugène Dampierre, son neveu, âgé de dix-huit ans, condamné à la même peine pour avoir trop chaleureusement défendu son oncle ; le docteur Barcel, âgé d’environ trente-cinq ans, déporté pour avoir recueilli chez lui et pansé un malheureux à demi écharpé par la populace; Caroline Barcel, son épouse, qui par ruse et en prodiguant l’argent était parvenue à s’embarquer sur la Capricieuse afin de suivre à la Guiane son époux; Victorine Barcel, leur fille, âgée de dix ans, qui, le jour même de notre départ, avait déserté la maison d’une tante à laquelle on l’avait confiée, pour suivre vers l’exil les pas de sa mère et de son père; le maître charpentier, homme violent, mais naturellement bon, et depuis un instant sincèrement converti ; et moi enfin qui, tout indigne que j’en suis, avais, été, six mois avant mon départ de France, à l’âge de quarante ans, élevé à l’honneur de l’épiscopat, et qui ai eu le bonheur de souffrir la persécution pour n’avoir pas voulu prêter un criminel serment.
Nous nous connaissions encore bien peu, mais nous nous aimions déjà comme de fervens disciples de Jésus-Christ. Le malheur qui nous était commun ne faisait que resserrer le lien de chrétienne fraternité qui nous unissait, et chacun de nous eût de bien bon cœur offert sa tête s’il eût pensé qu’elle eût pu racheter ses compagnons de la mort.
La nuit entière se passa dans de cruelles angoisses.
Quand vint le jour, nous crûmes remarquer que les vagues ne battaient pas aussi fortement contre les flancs du vaisseau. Depuis long-temps le tonnerre avait cessé de gronder, le vent ne faisait plus entendre son horrible sifflement, la lumière apparaissait plus vive, et à notre grande surprise, un rayon de soleil pénétra obliquement dans notre chambre. Pouvions-nous donc espérer enfin de voir le calme renaître?
David, le maître charpentier, courut aussitôt sur le pont; à peine y fut-il arrivé que nous l’entendîmes crier terre! terre!!!.
Il faut avoir comme nous perdu toute espérance et touché de près à la mort, pour se faire une idée du bonheur que ce cri nous fit éprouver. Nos plus profondes entrailles tressaillirent et nous en fûmes émus au point de ne pouvoir ni parier, ni marcher. Quand nous eûmes repris nos sens, nous nous élançâmes sur le pont, et là, sans nous être adressé une seule parole, sans nous être fait un signe, nous tombâmes tous à genonx.
–Je vous rends grâces, ô mon Dieu, vous êtes infini dans vos miséricordes et magnifique dans vos dons; vous faites sortir le soleil du sein des ténèbres et la vie du sein de la mort: à votre voix la foudre et les vents se taisent, l’Océan calme ses fureurs, le tombeau s’entr’ouvre et rend à la lumière ceux qu’il avait dévorés. Je vous rends grâces et vous bénis, car vous nous donnez une seconde fois la vie, voici la terre!!!.
Oh! qu’elle nous parut belle alors cette terre avec ses forêts verdoyantes, dont le soleil ceint déjà le faîte d’une brillante auréole! Qu’elle nous parut belle avec ses forêts secouant leurs rameaux humides et les redressant vers le ciel! Qu’elle nous parut belle avec ses milliers d’oiseaux qui, eux aussi, semblent renaître, qui s’agitent, qui voltigent et font entendre un si joyeux concert! Qu’elle nous parut belle avec ses ruisseaux qui murmurent, avec les roches sur lesquelles elle pose les pieds, avec ses plages sablonneuses qu’on peut fouler sans crainte! Non, aucune voix, aucune langue humaine ne pourra jamais exprimer quelle fut notre admiration, ni de quel bonheur notre âme fut enivrée à la vue de cette terre que nous avions désespéré de jamais revoir; nous étions là, sur notre navire, comme Moïse sur la montagne promenant ses regards sur la patrie que Dieu embellit et féconde pour Israël, et nous y étions sans aucune pensée de tristesse, car nous n’appréhendions pas de n’y pouvoir entrer.