Читать книгу Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, Volume 1 - Charles Walckenaer, Charles Athanase Walckenaer - Страница 5
CHAPITRE V.
1644
ОглавлениеRéunion à l'hôtel de Rambouillet.—On doit entendre la lecture d'une pièce de Corneille.—Aspect que présente la chambre à coucher de madame de Rambouillet.—Noms et désignations des personnes qui s'y trouvaient assemblées.—Voiture se fait attendre.—Dialogue à son sujet.—Aparté de Charleval et de Sarrasin.—Voiture entre.—Reproches qu'on lui adresse.—Ses réponses.—Il récite un rondeau.—Action de mademoiselle Paulet après cette lecture.—Nouvel aparté de Charleval et de Sarrasin.—Observation de l'abbé de Montreuil sur Voiture.—L'abbé de Montreuil récite un madrigal sur madame de Sévigné.—Dialogue au sujet de Ménage et de madame de Sévigné.—On veut jouer à colin-maillard en attendant Corneille.—Il entre avec Benserade.—On s'assied.—Corneille lit sa tragédie de Théodore, vierge et martyre.—Effet qu'elle produit.—Beaux vers que chacun en a retenus.—Ceux que l'abbesse d'Yères avait inscrits sur ses tablettes sont lus par le jeune abbé Bossuet.—Impression que produit cette lecture.—Opinion de chacun en se retirant.
C'était dans une matinée d'automne de l'année 1644; le soleil de midi dardait sur les fenêtres de la chambre à coucher de madame de Rambouillet. Les rideaux de soie, bleus comme l'ameublement, n'y laissaient pénétrer qu'un demi-jour azuré. Une nombreuse société, convoquée pour entendre la lecture d'une nouvelle pièce de Corneille, s'y trouvait rassemblée. Un grand paravent, tiré entre la porte et la cheminée, formait dans la chambre même une chambre intérieure48. Si on y était entré sans être prévenu qu'on devait y trouver une brillante réunion, cette chambre eût paru déserte; et en regardant devant soi on n'y eût vu qu'une seule femme, grande, forte, bien faite, non pas très-jeune, mais encore très-belle, occupée à regarder dans la rue à travers les rideaux, qu'elle entr'ouvrait légèrement. C'était mademoiselle Paulet, que ses beaux yeux, son regard vif et fier, sa chevelure d'un blond ardent, l'impétuosité de son caractère et l'énergie de ses affections avaient fait surnommer la Lionne. La marquise de Rambouillet l'avait depuis longtemps admise dans sa familiarité, et elle lui servait habituellement de secrétaire49. Mais un mélange des plus suaves odeurs, qui s'exhalait de l'alcôve avec un bruit confus de voix, aurait aussitôt forcé les yeux de se tourner vers la droite; et à travers les colonnes dorées de cette alcôve, sous sa voûte, ornée d'ingénieuses allégories sur l'hymen, l'amour, le sommeil et l'étude, on eût aperçu une troupe folâtre de jeunes femmes et de jeunes gens, qui, par la quantité de plumes et de rubans dont ils étaient chargés, ressemblaient à un parterre de fleurs, dont les couleurs vives et variées éclataient dans l'ombre.
En s'approchant, on eût bientôt distingué l'élite de la société de Paris et de la cour, réunie ou plutôt resserrée dans la vaste ruelle de madame de Rambouillet. On eût reconnu la princesse de Condé, accompagnée de sa fille, qui devint peu après duchesse de Longueville; elle causait avec la marquise de Rosembault: la duchesse d'Aiguillon parlait bas à l'oreille de la marquise de Vardes, qui avait près d'elle madame du Vigean; la marquise de Sablé s'entretenait avec madame de Cornuel; madame de la Vergne tenait la main de sa jeune fille, depuis si célèbre sous le nom de comtesse de la Fayette; puis les comtesses de Fiesque, de Saint-Martin, de Maure, et madame Duplessis-Guénégaud, causaient ensemble à voix basse. La duchesse de Chevreuse écoutait avec attention mademoiselle de Scudéry50. Près du lit, la marquise de Rambouillet entre deux de ses filles, la jeune Clarice-Diane, abbesse d'Yères, et Louise-Isabelle d'Angennes51. A côté de cette dernière était la marquise de Sévigné, occupée avec Julie d'Angennes à considérer les fraîches miniatures de la fameuse Guirlande; tandis qu'à leurs pieds le marquis de la Salle (Montausier), assis sur son manteau qu'il avait détaché, leur souriait, et paraissait heureux des compliments que lui adressait madame de Sévigné sur son incomparable galanterie52. Douze autres jeunes seigneurs étaient moitié assis, moitié couchés sur leurs manteaux, dont les étoffes de soie, d'or et d'argent brillaient sur le tapis, ou flottaient sur les pieds des dames53. A ses joues colorées, à sa figure joyeuse, on reconnaissait facilement parmi eux le marquis de Sévigné, assis aux pieds de mademoiselle du Vigean; il lui donnait des nouvelles de l'armée54, lui parlait de Gramont et de Saint-Évremond, et la faisait rire; lui racontait les exploits du duc d'Enghien, et la faisait rougir. Le marquis de Villarceaux, et de Gondi, depuis peu archevêque de Corinthe, coadjuteur de Paris, et le marquis de Feuquières, étaient tous trois debout; le premier derrière le fauteuil de la duchesse d'Aiguillon, le second derrière celui de la duchesse de Chevreuse, le troisième à côté de madame Duplessis-Guénégaud. Toutes les dames tenaient une petite badine55, que quelques-unes s'amusaient à faire tourner entre leurs doigts. Les jeunes gens, pour donner plus d'action à leurs discours et plus de grâce à leurs gestes, agitaient par intervalle dans l'air les blancs et gros panaches de leurs petits chapeaux, ou, posant ceux-ci sur leurs genoux, jouaient nonchalamment avec les plumes qui les couvraient56. Sur le devant de l'alcôve, et en avant des colonnes, étaient assis, sur des chaises et sur des placets, sorte de tabourets bas et larges, des personnages que leurs habillements plus modestes faisaient reconnaître à l'instant pour des hommes de lettres ou des ecclésiastiques: c'étaient Balzac, Ménage, Scudéry, Chapelain, Costart, Conrart, la Mesnardière, l'abbé de Montreuil, Marigny le jeune, l'abbé Bossuet, le petit abbé Godeau, depuis évêque de Vence, et grave auteur d'un gros volume de poésies chrétiennes; mais alors, à cause de l'exiguïté de sa taille et de son assiduité auprès de Julie d'Angennes, on le nommait par dérision le nain de la princesse Julie57. Quatre autres personnages étaient debout, appuyés contre un des côtés de l'alcôve et une de ses colonnes: moins richement vêtus que les galants illustres assis aux pieds des dames, mais parés avec plus d'élégance et de recherche que ceux qui étaient gravement posés sur des chaises et des placets, ils formaient un petit groupe à part, promenaient, avec un air narquois, leurs regards sur l'assemblée; causaient ensemble tout bas, et souriaient de temps à autre; c'étaient Sarrasin, Charleval, Montplaisir et Saint-Pavin.
«Est-ce que M. de Voiture n'arrive pas?» dit la marquise de Rambouillet à mademoiselle Paulet, qui continuait à regarder par la fenêtre.—«Je ne le vois pas encore,» répondit-elle sans se détourner.—«Ah, le traître! dit Charleval, il se fera attendre.»—«Non, dit la marquise de Rambouillet; car je n'ai donné rendez-vous à M. Corneille qu'à midi et demi, ne voulant pas qu'il fût interrompu par les survenants. C'est parce que M. de Voiture demeure dans cette rue, et presque à côté de l'hôtel58, qu'il n'est pas encore arrivé: les plus près sont les moins pressés.» Saint-Pavin, prenant la parole: «J'ai entendu dire, madame, qu'il s'était battu avec Chaveroche, votre intendant, et que celui-ci l'avait blessé.»—«Cette blessure n'est rien, monsieur, dit madame de Rambouillet, et ne l'empêchera pas de venir. Mais ne parlez pas, je vous prie, de cette ridicule affaire.»—«Ma mère, dit Clarice d'Angennes en s'adressant à Saint-Pavin, a fait comprendre à Chaveroche toute l'impertinence de son procédé; il en a fait des excuses à M. de Voiture, et ils sont les meilleurs amis du monde: si bien que M. de Voiture a donné à Chaveroche le procès de sa sœur et toutes ses affaires à suivre59, pendant le voyage qu'il va faire en Espagne.»—«Est-ce qu'il va nous quitter?» dit Sarrasin.—«Après-demain il part, répliqua Clarice; et certainement il ne manquera pas de se rendre ici.»—«Vous allez le voir arriver, dit l'abbesse d'Yères; je viens de lui dépêcher Poncette.»—«Mieux eût valu, ma fille, dit madame de Rambouillet, lui envoyer un valet de pied.»
«La prudente Arthénice connaît notre homme,» dit Sarrasin tout bas, en se penchant à l'oreille de son voisin Charleval.—«Quoi! dit celui-ci avec surprise, la fille d'un portier?»—«N'importe, répliqua l'autre en souriant; tout lui est bon, depuis le sceptre jusqu'à la houlette, depuis la couronne jusqu'à la calle60.»—«Mais sincèrement, avec ce corps exigu, ces yeux effarés, ce visage niais, le croyez-vous donc si redoutable?»—«Oui, quoique tout ce que vous dites soit vrai et qu'il en plaisante lui-même61; mais il sait donner à cette physionomie si grotesque tant d'expression, il a tant d'esprit, de grâce et de gaieté; il sait si bien se plier à tout, s'accommoder de tout; il a une réputation si bien acquise d'habileté, de loyauté et de générosité, que partout il se fait écouter, que partout il parvient à plaire, dans les cercles et dans les ruelles, dans les palais et les chaumières.»—«Fort bien, mais Poncette est une enfant, petite, idiote d'ailleurs, et peu jolie.»—«Une enfant! oh non! la perdrix est maillée! seize ans, de la fraîcheur; de gros traits, mais de beaux yeux.»—«Oui; mais songez donc que notre cher Voiture grisonne; il est dans l'âge du repos.»—«Il y paraît peu, je vous assure: quoique fils d'un marchand de vin, c'est un buveur d'eau, et ces hommes-là sont privilégiés62.»
Ce petit aparté était à peine terminé, qu'on entendit mademoiselle Paulet dire: «Ah! voilà M. de Voiture!» et aussitôt elle courut se placer près du fauteuil de madame de Rambouillet, et s'appuya contre une des colonnes du lit.
On annonça Voiture; il entra: aussitôt Sarrasin, Charleval, presque tous les hommes de lettres, plusieurs des seigneurs, Montausier, Sévigné, vont à sa rencontre, lui donnent la main, lui souhaitent le bonjour, et l'embrassent. Ce n'est qu'avec peine qu'il parvient, en se dandinant sur ses deux jambes écartées, afin de ne pas froisser ses canons, assez près de madame de Rambouillet pour pouvoir lui faire une double salutation. Sa figure est riante, son habillement est simple, mais d'une élégance et d'une fraîcheur remarquables.
«Monsieur, lui dit la marquise, vous nous avez donc disgraciées? voilà quatre jours que je ne vous ai vu; et même, en vous promettant M. Corneille, il faut encore vous envoyer chercher.»—«Ah, madame! plaignez-moi, et ne me grondez pas. La mission qu'il a plu à son éminence de me donner pour l'Espagne m'a contraint à des conférences sans fin avec le cardinal de la Valette, monseigneur le duc d'Orléans et les gens d'affaires. Pendant tout ce temps je n'ai vécu que de regrets, je n'ai pensé qu'à vous et à mademoiselle de Rambouillet. Je me disais qu'il m'en arrive à votre égard comme de la santé, dont on ne connaît tout le prix que quand on la perd.»—«Monsieur de Voiture, dit la marquise, vous le savez, j'ai défendu les compliments.»—«Madame, je vous obéis; la vérité n'est point un compliment: on sait que toutes les fois qu'il m'a fallu, par devoir, m'éloigner de vous, et résider à la cour de France, à celle de Lorraine, de l'Espagne, en Italie, en Angleterre, partout la société m'a paru maussade et monotone.»—«Cependant, monsieur, je vous ai souvent entendu dire qu'il fallait faire de grands efforts contre l'ennui, et que les voyages étaient contre ce mal un puissant remède.»—«C'est vrai, madame; mais les grands efforts abattent, et les puissants remèdes affaiblissent. On ne s'amuse, on ne se repose, on ne jouit qu'à l'hôtel de Rambouillet, qu'à la cour d'Arthénice; c'est celle de la beauté, de l'esprit et des grâces63.»
«Monsieur de Voiture, dit Julie d'Angennes, il faut que je vous gronde: vous m'avez envoyé douze galands pour ma discrétion, c'est enfreindre les règles du jeu; j'avais fixé votre perte à un seul galand.»—«Ah, mademoiselle! qu'eût fait votre simarre64 d'un seul galand? Douze sont bien peu pour vous; ils seront confondus dans la foule.»
–«Mais, Monsieur de Voiture, dit l'abbesse d'Yères, est-ce que vous n'avez pas reçu mon chat? Vous ne m'en parlez pas.»—«Si, je l'ai reçu! Voyez, madame,» dit Voiture en ôtant un de ses gants, et montrant sa main droite, légèrement égratignée.—«Ah! dit l'abbesse en souriant malignement, ce n'est pas mon chat qui a fait cela; vous le calomniez.»—«C'est bien lui, madame; et depuis trois jours qu'il est chez moi il n'y a laissé personne sans lui faire porter de semblables marques de ses faveurs. C'est la plus jolie bête du monde. Rominagrobis lui-même, qui est, comme vous savez, le prince des chats, ne saurait avoir une meilleure mine. Je trouve seulement que, pour un chat nourri en religion, il est fort mal disposé à garder la clôture: point de fenêtre ouverte qu'il ne s'y veuille jeter. Il n'y a pas de chat séculier qui soit plus volage et plus volontaire. J'espère cependant que je l'apprivoiserai par de bons traitements; je ne le nourris que de biscuit. Pourtant, quelque aimable qu'il soit de sa personne, ce sera toujours en votre considération, madame, que je l'aimerai; et je l'aimerai tant pour l'amour de vous, que j'espère faire changer le proverbe, et que l'on dira dorénavant: Qui m'aime, aime mon chat. Si après ce présent vous me donnez encore le corbeau que vous m'avez promis, et si vous voulez m'envoyer un de ces jours Poncette dans un panier, vous pourrez vous vanter de m'avoir donné toutes les bêtes que j'aime65.»
La physionomie de Voiture avait, en prononçant ces paroles, une expression de gaieté si comique, que la marquise de Rambouillet eut bien de la peine à s'empêcher de rire. Pourtant elle se contint, et lui dit d'un air moitié badin, moitié sérieux: «Ne pourriez-vous, monsieur, laisser toutes ces fadaises, et nous réciter quelques vers nouveaux de votre composition?»—«Il n'en fait plus, dit Julie d'Angennes, depuis qu'il est dans les négociations. Apollon n'est pas diplomate.»—«Cependant, dit Voiture, il lui faut négocier sans cesse des traités de paix avec la beauté, et lutter continuellement contre les indiscrétions du cœur.»—«Toujours est-il vrai, dit Julie d'Angennes, qu'infidèle aux Muses comme à vos amis, vous avez laissé la poésie pour les affaires.»—«Si j'osais, dit Voiture, démentir la dame des pensées de l'invincible Gustave, je lui réciterais une pièce de vers que j'ai composée ce matin même.»—«Ah! récitez-la, dit l'abbesse d'Yères, récitez-la; cela nous amusera.»—«Nullement, madame; car elle est fort triste.»—«C'est une élégie, dit Isabelle d'Angennes: ah! tant mieux, je n'ai jamais entendu réciter de pièce sérieuse à M. de Voiture, et j'avoue que je serais bien curieuse de savoir comment il s'y prend; mais peut-être il plaisante.»—«Je n'en ai pas l'intention, madame,» dit Voiture.
Le bruit confus des voix, des éclats de rire et des conversations particulières cessa, par un seul geste de la marquise de Rambouillet. Il se fit un grand silence, et tous les yeux se dirigèrent sur Voiture. Sa figure rieuse avait pris une teinte de mélancolie douce, ses yeux paraissaient voilés, son attitude annonçait le recueillement et la tristesse. En le voyant si différent de lui-même, on ne douta point qu'il ne se mît à réciter une longue et lamentable élégie, genre de composition qu'on savait n'être nullement approprié à son talent; l'on commençait à redouter l'ennui, et à regretter les conversations si vives et si animées que le poëte malencontreux forçait d'interrompre. On se rassura cependant quand il annonça un rondeau; mais cette annonce fit croire d'abord que son air affligé n'avait été qu'un moyen de mieux faire ressortir la gaieté de son rondeau. On se trompait encore, et toute l'assemblée fut émue lorsque Voiture eut récité avec simplicité, mais avec un accent passionné qu'il n'avait jamais eu, le rondeau suivant:
LA SÉPARATION
Mon âme, adieu! Quoique le cœur m'en fende,
Et que l'Amour de partir me défende,
Ce traître honneur veut, pour me martyser,
Par un départ nos deux cœurs déchirer,
Et de laisser ton bel œil me commande.
Je ne veux pas qu'en larmes tu t'épande:
Et, sans qu'en rien ton amour appréhende,
Dis-moi gaiement, sans plaindre et soupirer,
Mon âme, adieu!
Car je te laisse, et je te recommande,
De mon esprit la partie la plus grande,
Sans plus vouloir jamais la retirer.
Car rien que toi je ne puis désirer,
Et veux t'aimer jusqu'à ce que je rende
Mon âme à Dieu66.
A peine Voiture eut-il fini de réciter le rondeau, que mademoiselle Paulet prit, sur le lit où madame de Sévigné l'avait placé, le livre de la Guirlande; puis, baissant la tête, elle sortit de l'alcôve, et alla reporter le précieux volume dans le cabinet de Julie d'Angennes.
Il se fit un instant de silence, pendant lequel Sarrasin se pencha encore vers l'épaule de son voisin Charleval, et lui dit à l'oreille: «Le renard a fait fuir la lionne.»—«Elle reviendra au terrier,» dit Charleval; puis tous deux se mirent à sourire, en suivant des yeux mademoiselle Paulet, et regardant Voiture.
«—Si Voiture rend son âme à Dieu, dit l'abbé de Montreuil, il faudra le faire accompagner par une trentaine de ces Amours coquets, grands comédiens, qui le servent merveilleusement, et qui ne ressentent jamais les passions qu'ils témoignent67.»
–«Ne trouvez-vous pas, madame, dit Saint-Pavin à madame de Sévigné, que Montreuil n'en parle que par envie?»—«M. de Montreuil est étourdi, mais il n'est point envieux,» répondit madame de Sévigné68.—«Ah, oui, vous le défendez, parce qu'il est votre grand madrigalier69.»—«Étrange défense, dit Montreuil, et qui ressemble fort à une accusation.»—«Mais je ne savais pas, dit Julie d'Angennes, que M. de Montreuil eût fait des madrigaux pour madame de Sévigné.»—«Pour que cela ne fût pas, mademoiselle, il faudrait qu'on me dit comment on peut s'empêcher d'en faire.»—«Dites-nous le dernier de tous, si vous vous en souvenez.»—«Cela n'est pas difficile; ce n'est que quatre vers impromptu récités à madame la marquise, tout aussitôt qu'on lui eut débandé les yeux à la partie de colin-maillard que nous jouâmes hier chez la duchesse de Chevreuse. Elle aura sans doute déjà oublié ces vers, et je reçois comme une faveur, mademoiselle, l'occasion que vous me donnez de les lui réciter encore:
De toutes les façons vous avez droit de plaire,
Mais surtout vous savez nous charmer en ce jour:
Voyant vos yeux bandés, on vous prend pour l'Amour;
Les voyant découverts, on vous prend pour sa mère70.
Voiture et Sarrasin, qui avaient entendu le madrigal du jeune Montreuil, vinrent lui prendre la main, et le complimentèrent. Ces félicitations des deux plus beaux esprits de l'hôtel de Rambouillet tournèrent les regards de toute la société sur Montreuil. Alors ceux qui avaient retenu le quatrain le répétèrent aux personnes qui ne le connaissaient pas, et on ne distinguait plus, au milieu des voix qui se faisaient entendre simultanément, que les mots: «Plaire, Amour, sa mère; c'est charmant.» La figure de Montreuil était rayonnante du plaisir que lui causait le succès de son madrigal, et madame de Sévigné ne put s'empêcher d'être un peu confuse de l'unanimité des louanges données dans cette occasion à sa figure, à sa parure, à toute sa personne. Cependant, de toutes les femmes jeunes et belles qui brillaient alors, elle était celle qui se laissait le moins déconcerter par les éloges. Madame de Rambouillet ne fut pas fâchée de voir que cette fois on y avait réussi. Elle trouvait que l'émotion, en colorant son teint, avait augmenté ses attraits; et un sentiment mêlé de malice et de bonté la faisait jouir de l'embarras de cette nouvelle mariée, et lui inspirait le désir de le prolonger. C'est pourquoi, en s'adressant à Ménage, elle dit: «Est-ce que M. Ménage n'a point encore fait de vers pour madame de Sévigné?»—«Il en a fait, dit Chapelain, pour mademoiselle Marie de Rabutin, et aussi pour madame la marquise, non-seulement en français, mais encore en italien71.»—«Et je gage, dit Saint-Pavin, qu'il en a fait aussi en latin et en grec.»—«M. Ménage, reprit madame de Sévigné, est trop mon ami pour me faire honte de mon ignorance, et pour m'adresser des vers dans une langue que je n'entends pas.»
Madame de Rambouillet allait prier Ménage de réciter les vers qu'il avait composés pour madame de Sévigné, lorsque tout à coup le marquis de Vardes dit: «Faisons encore jouer madame de Sévigné à colin-maillard.» Aussitôt il se lève, et entraîne hors de l'alcôve toute l'assemblée, qui se réjouit de son idée, et se dispose à la mettre à exécution72. En vain madame de Rambouillet fait observer que la demi-heure est sonnée, et que Corneille ne tardera point à arriver. On insiste, on prie, et on promet de cesser à l'instant que Corneille entrera. Un bandeau, formé par un ruban couleur de feu, est placé par madame de Sévigné sur les yeux de mademoiselle de la Vergne, qui, âgée seulement de douze ans, et la plus jeune des personnes présentes, devait, d'après les lois du jeu, être la première condamnée à se voir privée de la vue. Déjà la pauvrette, tout étonnée de ne plus tenir la main de sa mère et de se trouver isolée au milieu de la chambre, étendait ses petits bras, et l'on s'écartait lorsqu'on entendit rouler dans la cour deux carrosses qui se suivaient. Dans l'un était la comtesse de la Roche-Guyon; Benserade amenait dans le sien les deux frères Corneille.
La société, qui, quelques minutes auparavant, aurait reçu avec de grandes démonstrations de joie le poëte qu'elle attendait, fut comme pétrifiée lorsqu'elle l'entendit annoncer après la comtesse de la Roche-Guyon et Benserade. Il se fit un instant de silence, comme dans une troupe d'écoliers que le maître a surpris jouant à l'heure des études. Madame de Rambouillet se leva, alla elle-même au-devant de la comtesse et de Benserade, puis ensuite rendit le salut aux deux frères; et comme elle vit que chacun se disposait à rentrer dans l'alcôve, elle se hâta de dire que la lecture aurait lieu dans la chambre. Des valets de pied y rangèrent selon ses ordres les fauteuils, les chaises et les placets73: elle en fit apporter un nombre égal à celui des personnes présentes; et engageant tout le monde à prendre un siége, elle défendit de s'asseoir sur le parquet. Ces dispositions, qui plurent beaucoup aux gens de lettres, aux ecclésiastiques et aux précieuses âgées, contrarièrent les jeunes gens et les jeunes femmes: ils regrettaient leur position dans l'alcôve, et se repentirent de l'idée qu'ils avaient eue de jouer à colin-maillard; tous avaient du dépit que Corneille fût venu si tard, ou qu'il ne fût pas venu plus tôt.
Cependant c'était en grande partie le même auditoire qui avait assisté l'année précédente à la lecture de Rodogune, qui en avait prédit le succès; et les bruyants applaudissements avec lesquels cette pièce était journellement accueillie avaient établi l'opinion que Corneille s'était surpassé lui-même, et que son talent, déjà si élevé, grandissait encore. On s'attendait donc à entendre la lecture d'un nouveau chef-d'œuvre, plus surprenant peut-être que celui qui attirait chaque jour la foule au théâtre. Cette attente excitait vivement la curiosité de l'assemblée. On se résolut à écouter avec attention, et on garda le plus profond silence.
Corneille lut sa nouvelle production, intitulée Théodore, vierge et martyre, tragédie chrétienne… Il lut… comme il lisait toujours, c'est-à-dire fort mal, s'appesantissant sur chaque vers, et déclamant d'une voix rauque et monotone74. Quand il eut fini, l'auditoire fut très-surpris d'avoir été peu ému par cette lecture. Le sujet semblait théâtral, et cependant les caractères étaient froids et languissants. On fut choqué de plusieurs inconvenances, de certaines expressions, et de quelques images que le sujet n'indiquait que trop, et que les précieuses avaient particulièrement en aversion. Cependant les hommes de lettres, dont les décisions comptaient dans cette assemblée et entraînaient les autres suffrages, se souvenaient de Polyeucte, autre tragédie chrétienne qu'ils avaient jugée assez peu propre à réussir au théâtre, et pour laquelle l'admiration publique allait toujours croissant. La réputation de Corneille, alors à son apogée, leur imposait, et les faisait douter de leur propre opinion. Aussi, malgré l'impression qu'avait faite sur eux la lecture de Théodore, le jugement qu'ils portèrent sur cette pièce fut en général favorable; toutefois, ils s'accordèrent à blâmer quelques vers et certaines tirades, qui furent depuis retranchées par l'auteur. C'étaient précisément les passages qui choquaient le plus la délicatesse de nos précieuses. Mais, comme pour consoler Corneille de la rigueur de ces critiques, chaque personne de l'assemblée se mit à réciter, l'une après l'autre, les vers de la pièce qu'elle avait retenus et adoptés.
Le duc de la Rochefoucauld, en regardant mademoiselle de Condé, dit:
L'objet où vont mes vœux serait digne d'un Dieu75.
Gondi:
Qui commence le mieux ne fait rien s'il n'achève.
Montausier:
Un montent est bien long à qui ne sait pas feindre.
Madame de Chevreuse:
Le marquis de Sévigné:
On retire souvent le bras pour mieux frapper77.
Balzac:
Je fuis l'ambition, mais je hais la faiblesse.
Benserade:
Tout fait peur à l'Amour, c'est un enfant timide78.
Julie d'Angennes:
Mais cette suite de citations fut tout à coup interrompue par l'action de l'abbé Bossuet, qu'on vit s'avancer vers l'abbesse d'Yères, et qui, en rougissant (il n'avait que dix-sept ans), la pria de vouloir bien communiquer à l'assemblée ce qu'il lui avait vu écrire sur ses tablettes pendant que M. Corneille lisait, présumant que c'étaient des vers de la tragédie. Clarice d'Angennes sourit en regardant le jeune abbé, et lui remit aussitôt ses tablettes, avec un air de nonchalante résignation.
Tout le monde dirigea ses regards vers l'ecclésiastique adolescent; personne ne l'avait remarqué, et il n'avait pas encore proféré une seule parole. Il lut:
Qui s'apprête à mourir, qui court à ces supplices,
N'abaisse pas son âme à ces molles délices;
Et, près de rendre compte à son juge éternel,
Il craint d'y porter même un désir criminel.
Pour la cause de Dieu s'offrir en sacrifice,
C'est courir à la vie et non pas au supplice.
Un obstacle éternel à vos désirs s'oppose:
Chrétienne, et sous les lois d'un plus puissant époux....
Mais, seigneur, à ce mot ne soyez point jaloux:
Quelque haute splendeur que vous teniez de Rome,
Il est plus grand que vous, mais ce n'est point un homme.
C'est le Dieu des chrétiens, c'est le maître des rois:
C'est lui qui tient ma foi, c'est lui dont j'ai fait choix81.
Après la lecture de ces vers, on s'empressa autour de la jeune abbesse; on loua son bon goût, et l'on convint que c'était elle qui avait choisi les plus beaux vers de la pièce; ceux, dit Sarrasin, qui dans leur application offraient le plus de motifs d'admiration et de regrets. Mais ce qui surtout frappa de surprise toute l'assemblée, ce fut l'organe sonore, tragique et pénétrant du jeune abbé en déclamant ces vers; ce fut la beauté de ses traits, et cet air imposant qui contrastait si singulièrement avec son extrême jeunesse. L'impression qu'il produisit fut courte et subite, mais profonde et durable; et chacun en se retirant resta convaincu que la nouvelle tragédie chrétienne de Corneille, pour intéresser presque à l'égal de Polyeucte, n'aurait eu besoin que d'être lue par le jeune abbé Bossuet, au lieu de l'être par son auteur82.
48
SOMAIZE, Procès des Précieuses, 1660, p. 47.
49
VOITURE, Œuvres, édit. de 1677, t. I, p. 28, 40, 42, 44, 46, 52, 54, 61, 77, 79.—TALLEMANT DES RÉAUX, Historiettes, t. I, p. 196 à 204.
50
SOMAIZE, le Grand Dictionnaire des Précieuses, 1661, t. I, p. 81, 154, 178; t. II, p. 8—HUETII Commentarius de rebus ad eum pertinentibus, p. 213; Mélanges d'Histoire et de Littérature, recueillis par VIGNEUL-MARVILLE, édit. de 1699, p. 299.—DE BAUSSET, Histoire de Bossuet, 1814, in-8o, t. I, p. 31.
51
Voyez ci-dessus, p. 34.
52
Mémoires de Montausier, p. 135 à 204.—DE BURE, Catalogue des Livres de la Vallière, 1783, in-8o, t. II, p. 382.—RIVES, Notice historique, 1779.—Biographie universelle, art. JARRY et MONTAUSIER.—HUETII Commentarius, p. 293 à 294.—Huetiana, p. 103, no 43.
53
SOMAIZE, Procès des Précieuses, 1660, p. 48.—MOLIÈRE, Comtesse d'Escarbagnas, scène 19.—BUSSY-RABUTIN, Supplément de ses Mémoires, t. I, p. 12.
54
DE MAISEAUX, Vie de Saint-Évremond, dans ses Œuvres, 1753, in-12, t. I, p. 14.—DE BAUSSET, Histoire de Bossuet, in-8o, t. I, p. 22.—Chansons historiques, mss., t. I, p. 3, verso.—VOITURE, Œuvres, lettres 10, t. I, p. 22.—Poésies de Franç. DE MAUCROIX, p. 291.
55
SOMAIZE, Procès des Précieuses, p. 49.
56
Ibid., p. 51; Récit de la farce des Précieuses, 1660, Anvers, in-12, p. 19.
57
L'abbé ARNAULD, Mémoires, édit. de 1756, t. I, p. 14.—Œuvres de Boileau, édit. de Saint-Marc, 1747, t. III, p. 192, n. 3.
58
PELLISSON, Hist. de l'Académie Française, 1729, p. 240, édit. in-4o.
59
VIGNEUL DE MARVILLE (Bonaventure d'Argonne), Mélanges d'Histoire et de Littérature, t. II, p. 381.—VOITURE, lettre 147, t. I, p. 311.
60
SARRASIN, Œuvres, 1758, p. 250.—Calle, coiffure de femme du peuple.
61
VOITURE, Œuvres, édit. de 1677, t. I, p. 18. Lettre à une maîtresse inconnue, et lettre 52, t. I, p. 129.
62
VOITURE, Œuvres, 1677, in 12, t. I, p. 68.
63
VOITURE, lettre 74 sur la reprise de Corbie, t. I, p. 180 et 242, édit. de 1677.
64
SOMAIZE, Procès des Précieuses, 1660, in-12, p. 50.—Galand, nœud de rubans.—Simarre, robe de femme.
65
VOITURE, Lettres, no 153, t. I, p. 318.—VIGNEUL DE MARVILLE, Mélanges d'Histoire et de Littérature, t. II, p. 383.
66
VOITURE, Œuvres, 1678, t. II, p. 71.—RICHELET, Les plus belles Lettres des meilleurs auteurs français, 4e édit., 1708, in 12, t. I, p. 48.
67
SARRASIN, Pompe funèbre de Voiture, dans les Œuvres de Sarrasin, 1658, p. 259.
68
SÉVIGNÉ, lettres (1656), à Ménage, t. I, p. 47.
69
ANCILLON, Mémoires concernant les vies et les ouvrages de plusieurs modernes célèbres de la république des lettres, 1709, p. 48.
70
MONTREUIL, Œuvres, édit. de 1666, p. 472; édit. de 1671, p. 321.—DE SERCY, Poésies choisies, 1653, p. 322.
71
ÆGIDII MENAGII Poemata; Elzev., 1663, p. 158.—Le Pêcheur, idylle à madame de Sévigné, et, p. 305 et 312, Sopra il ritratto; ibid., editio septima, 1680, p. 170-289, 294-304.
72
HAMILTON, Mémoires du comte de Gramont, ch. VII, p. 252, édit. in-12, ou t. I, p. 161 des Œuvres du comte d'Hamilton, édit. de Renouard; Paris, 1812, in-8o.—Memoirs of count Gramont; London, 1809, in-8o, t. II, p. 46.—LORET, Muse historique, liv. III, p. 7, lettre 2, en date du 14 janvier 1652.
73
BOILEAU, Satire I, t. I, p. 88, édit. de Saint-Surin; ibid., Lutrin, ch. II, vers 33 et 34.—Mémoires DE HENRI-LOUIS DE LOMÉNIE, COMTE DE BRIENNE, t. II, p. 203 et 218.
74
LA BRUYÈRE, Caractères, ch. XII.—Menagiana, 3e édit., t. II, p. 162.—VIGNEUL DE MARVILLE, Mélanges d'Histoire de Littérature, t. I, p. 167.
75
Théodore, vierge et martyre, acte II, scène 4.
76
Ibid., acte V, scène 6.
77
Ibid., acte IV, scène 1.
78
Ibid., acte IV, scène 2.
79
Ibid., acte I, scène 2.
80
Théodore, vierge et martyre, acte I, scène 2.
81
Ibid., acte III, scène 3; t. V, p. 328 de l'édit. des Classiques de Lefèvre, 1824, in-8o.
82
FRANÇOIS DU NEUFCHATEAU, Esprit du grand Corneille, 1819, in-8o, p. 159.—DE BAUSSET, Histoire de Bossuet, 1814, in-8o, t. I, p. 22.