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II
LA MARGUERITE DES MARGUERITES
ОглавлениеRaymond Bérenger, qui régnait alors sur les comtés de Provence et de Forcalquier, appartenait à la maison de Barcelone.
Il avait épousé Béatrix de Savoie, fille du comte de Savoie, et de ce mariage n’avait eu que des filles, dont, au reste, la destinée fut brillante: car l’aînée épousa le roi saint Louis; la seconde, Eléonore, Henri III, roi d’Angleterre; Sancie, Richard d’Angleterre, roi des Romains, et Béatrix, Charles de France, roi de Naples et de Sicile, tige de la dynastie d’Anjou.
Sous le gouvernement paternel de ce prince, la belle Provence était heureuse; elle gardait avec un soin jaloux les coutumes poétiques de cet âge; la famille y restait constituée d’une façon patriarcale; les chefs de famille administraient la province, occupaient les charges municipales, les vigueries; les artisans formaient des confréries; chaque classe avait ses privilèges et ses droits, mais aussi des devoirs, strictement observés.
Le comte n’était, pour ainsi dire, que le premier parmi sespairs. Il possédait l’amour de ses sujets.
Ce soir-là, après le souper, le comte Raymond vint, appuyé sur le bras du fidèle Romée, son ministre, rejoindre dans la salle d’honneur Madame Béatrix, sa femme, autour de laquelle se groupait une cour empressée de nobles dames et de jeunes seigneurs.
Assise sur des carreaux de velours, au-dessous d’un baldaquin d’écarlate parsemé de broderies, la comtesse écoutait distraitement le doux et frais babil de ses filles, qui jouaient à ses pieds, vêtues uniformément aux couleurs de la Vierge, blanc et bleu.
Avec sa longue jupe, mi-partie de cendal rouge écartelé de la croix de Savoie, et de cendal jaune rayé d’incarnadin; avec son surcot de drap d’argent, et le riche diadème posé sur ses cheveux blonds, Béatrix resplendissait d’une beauté souveraine.
Elle était bien la reine, gracieuse et adulée, de ces brillantes cours d’amour qui florissaient alors dans les pays de la langue d’oc, véritables fêtes de l’intelligence où affluaient les poètes, les troubadours, les ménestrels, et dans lesquelles notre merveilleuse poésie française trouva ses origines.
Eléonore, Louise et Béatrix de Provence étaient encore de toutes jeunes fillettes, au regard espiègle, au sourire mutin: Marguerite, leur aînée, qui touchait à sa quatorzième année, méritait vraiment ce nom de perle si harmonieux, surtout lorsqu’il est prononcé en dialecte provençal.
Elancée et svelte, le front couronné des torsades opulentes de ses cheveux bruns; l’œil noir, mélancolique et rêveur, mais brillant d’un éclat sans pareil, les lèvres purpurines, elle avait le port d’une princesse, la grâce d’une fée, la candeur d’un ange.
Elle chantait à la plus petite de ses sœurs, qu’elle berçait dans ses bras, une naïve cantilène, et riait des moues gentilles, des mots sans suite de l’enfant.
Sa tante Gersinde, vicomtesse de Béarn, posément installée en un fauteuil à dosseret, à demi cachée par les flots d’étoffe de sa traîne et de son manteau brochés, causait d’un air austère et recueilli avec le jeune évêque de Valence, Guillaume de Savoie, et le comte de Maurienne, frères de la comtesse.
Cette châtelaine, fort entichée de noblesse, ne devisait volontiers que de blasons et de généalogie, parfois des joyeux déduits de la chasse, et mettait par-dessus tout en ce monde, les vaches clarinées et accolées de monsieur son mari, et le vol au gerfaut,–gerfaut d’Allemagne s’entend.
–Ne me parlez point, disait-elle en cet instant même, de laniers de Sicile ou de simples émouchets! Fauconnerie est plaisir de prince, sire évêque, mon cousin!. Et rien ne me plut davantage que la belle description qu’on en fait dans le poème de Florès et Blanchefleur, que me lut, hier à la vesprée, mon chapelain. Par les vaches de Béarn! ce livre est le fin premier que je ferai copier par les moines de l’abbaye de Sénanques, ores que j’aurai beaux écus sonnant en mon escarcelle.
Près d’une fenêtre, il y avait un autre groupe.
Le vieux chevalier Elzéar de Sabran, qui ne se déshabituait point du harnais de guerre,–se redressait fièrement sous un lourd haubergeon de mailles plus souple à ses épaules que doublet de velours. Une écharpe d’azur rayée de lamelles d’argent, flottait sur l’acier poli; un bonnet florentin couvrait sa tête chauve, dégarnie aux tempes par le frottement du casque.
Il se taisait, le vaillant vieillard qui n’avait à conter qu’histoires de guerre et prouesses de paladin: il écoutait ma mie Pascaline, alerte camérière aux prunelles de feu, qui babillait avec intempérance, et laissait bien peu de choses à dire à son interlocuteur, le troubadour Hélie de Roquefavour, le disciple de Ponce de Capdeuil et d’Armand de Marveil, ses plus célèbres devanciers du siècle précédent.
Hélie frôlait de temps à autre les cordes sonores du psaltérion–sorte de harpe triangulaire–avec laquelle il accompagnait ses chants.
Il plaisait, le hardi jeune homme au franc visage, illuminé de la lueur du génie! Ses riches vêtements, de laine teinte en pourpre, chamarrés de broderies d’argent, disaient en quelle estime on le tenait à la cour de Provence.
Auprès de lui un page agenouillé sur les dalles de marbre, taquinait un grand lévrier blanc, au museau de reptile, aux oreilles redressées, qui gambadait autour de lui, agile, capricieux dans ses mouvements, et se couchait tout-à-coup, humble et craintif, lorsque la rude voix du chevalier Elzéar grondait ce nom:
–Rubis!
Cette grande salle du château d’Aix offrait donc un tableau charmant à l’heure où le comte Raymond Bérenger y pénétra, vêtu avec plus de recherche que de coutume, et suivi de son fidèle conseiller, lequel sortait rarement de son retrait passé le coucher du soleil.
Les différents groupes que nous venons d’esquisser avaient pour cadre les murs tendus de tapisseries de Flandre, et décorés de panoplies d’armes et d’étendards; par les fenêtres ouvertes entrait un air frais chargé de parfums pénétrants; des branches vertes et des fleurs jonchaient des dalles; sur les crédences ouvragées, çà et là éparses, étincelaient des orfèvreries, des hanaps de cristal.
Plusieurs candélabres à la romaine, hauts, hérissés de cierges de cire, répandaient une lumière vive sur ces étoffes soyeuses, ces gais visages; les rires des enfants, les jappements contenus du chien, les saillies du page, les vibrations légères de la harpe, le murmure des voix emplissaient la salle d’une animation joyeuse.
A l’entrée du comte, subitement, le silence se fit. Les fillettes seules égrenaient leurs rires éclatants.
Raymond Bérenger vint droit à sa femme, qui se leva pour le recevoir:
–Savez-vous, Béatrix, lui dit-il avec enjouement, savez-vous qu’on m’annonce une singulière nouvelle? Il nous arrive des ambassadeurs, et non pas gens de mince parage… L’archevêque de Sens et le sire de Nesle, envoyés auprès de nous par le roi, sont entrés à Aix tantôt. Je viens de leur dépêcher monécuyer Castellane… Figurez-vous qu’ils ont pris logement à l’hôtellerie, en plein faubourg Saint-Sauveur, ce que je ne souffrirai pas.
La comtesse reprit sa place et fit asseoir son mari à côté d’elle. Marguerite vint offrir son front à son père, qui y mit un baiser.
–Avez-vous idée de ce que viennent faire ces seigneurs en vos États, Raymond? demanda Béatrix de Savoie autour de laquelle se pressèrent tous ceux qui se trouvaient dans la salle.
Raymond eut un sourire malicieux. Il prit la main de Marguerite et la garda entre les siennes, couvrant la jeune fille d’un brûlant regard d’amour paternel.
–J’ai idée, répondit-il après une courte hésitation, qu’il faudra bientôt ouvrir le Livre de raison pour y consigner quelque fait d’importance.
Une nuance rosée se répandit sur les joues de . Marguerite qui pourtant ne baissa pas les yeux. La comtesse fit un mouvement de joie, aussitôt réprimé.
Le Livre de raison était, en ce pays et à cette époque, le livre d’or de la maison: on y inscrivait les mariages, les procès, les alliances, tout ce qui constituait la gloire et l’honneur de la famille; et souvent, après avoir lu quelques passages de l’Évangile, durant les longues veillées de l’hiver, on parcourait avec recueillement ces fastes familiaux, qui rappelaient les ancêtres, et servaient d’exemple aux descendants.
L’allusion du comte de Provence fut donc facilement comprise.
–S’agit-il d’un mariage? demanda l’altière Gersinde de Béarn. Quel seigneur dans la chrétienté prétend à l’honneur de notre alliance? Il le faut de haut lignage, car nous sommes race royale. et notre oncle Pierre fut roi d’Aragon.
–Un mariage? fit la gente Pascaline, qui joignit les mains, voilà de beaux sujets de sirventes, maître Hélie!
–Un mariage? Et qui donc serait la fiancée? interrogea Thomas de Savoie, comte de Maurienne. Une de nos chères nièces? Et laquelle? Eléonore, l’étourdie, ou la grave Louise qui médite dans son coin?
La comtesse Béatrix attira dans ses bras Marguerite rougissante.
–Oh! damoiselle, dità son tour le vieil Elzear de Sabran, en s’inclinant avec un respect attendri devant la jeune princesse, oh! damoiselle, il ne vous siérait d’oublier que par faveur insigne, je fus élu votre chevalier, en la fête de saint Valentin. Ainsi ai-je le droit de vous accompagner partout où vous conduit votre ange gardien. Si vieux que je sois, et de mine peu galante, n’ai-je pas planté sous vos fenêtres le mai tout enguirlandé? Et me voici paré de vos couleurs, argent et azur.
–Bon chevalier, repartit Marguerite, à la fois confuse et charmée, ne vous méprenez. J’ai toute fiance en votre grande valeur et bravoure, et je vénère votre âge… Oublier vos bontés pour moi serait noire ingratitude!
–Et qui sera l’heureux énamouré de si ravissante fiancée? poursuivit Sabran. Je parie pour un cousin de Louis de France, et bientôt vous verra-t-on épousée d’un prince du sang français! Gloire à vous, damoiselle! Par vous l’ormeau réverdira.
–Êtes-vous donc prête à nous quitter, Marguerite? demanda Raymond Bérenger.
–Oh! père, je ne suis prête qu’à obéir à Dieu, le servir et l’honorer. Votre volonté sera la mienne, et mon cœur me crie de ne me séparer jamais de ceux que j’aime et qui font tout mon bonheur, s’ecria Marguerite qui, ayant passionnément proféré ces paroles, fondit en larmes.
Il y eut un peu d’émoi.
Guillaume de Savoie, l’évêque, adressa un sourire de consolation à sa sœur; la vicomtesse Gersinde feignit d’essuyer un pleur sourdi sous sa paupière desséchée; le brave Romée hocha la tête grommelant qu’il fallait voir et que les princesses ne sont pas en ce monde pour faire à leur plaisir, mais selon l’intérêt de leur peuple.
Eléonore et Louise voulurent consoler leur ainée par mille caresses; le page agaça Rubis qui aboya furieusement; la suivante Pascaline poussa un cri d’effroi, et la harpe du troubadour rendit un son plaintif. Ce petit tumulte amena la diversion nécessaire.
Sur ces entrefaites l’écuyer Castellane fut introduit dans la salle par le hallebardier de service à la porte. Il rendit compte de sa mission à son maître.
–J’ai trouvé, monseigneur, dit-il, le sire de Nesle besognant en conscience devant une table bien servie, et monsieur l’archevêque le regardant du coin de l’œil, un peu scandalisé qu’un chrétien s’attardât si longtemps à nourrir son corps chétif. L’un et l’autre seront ici dans une demi-heure.
–Très-bien!Nous saurons donc tantôt ce que me mande mon sire le roi de France! Eh bien! madame, continua-t-il en s’adressant à sa femme, reprenez votre place, et vous tous, mes amis, continuez vos déduits: nous sommes ici en famille et sans cérémonie. Ce soir je ne suis que le père, je ferai le prince demain.
C’était fort bien dit, mais l’attente et l’incertitude empêchèrent qu’on ne se divertît comme auparavant.
Marguerite vint se blottir auprès de sa mère; Elzéar de Sabran se tint debout derrière elle, la main au pommeau de son glaive, comme pour la protéger; Rubis s’étendit à ses pieds, le museau sur ses pattes, roide comme un lévrier de marbre; Pascaline lutina le page; la docte Gersinde reprit son entretien avec l’êvêque de Valence au point où elle l’avait laissé, il s’agissait de la croix alaisée et pommetée de Toulouse et des quintefeuilles de Marseille.
Quant au comte Raymond, assis entre son beau-frère Thomas et son ministre Romée, il échangeait tantôt avec l’un, tantôt avec l’autre quelques paroles à voix basse.
Il éleva la voix tout à coup,–s’apercevant qu’on cherchait à l’écouter:
–Roquefavour, dit-il au troubadour Hélie, m’est avis que tu es bien silencieux ce soir? Ne sais-tu ni tenson ni sirvente? En ce cas, mon camarade, un vrai poète ne reste jamais à court. Improvise un de ces doux chants, et que ta harpe résonne sous tes doigts habiles.
Hélie de Roquefavour, qui maugréait à part lui du peu d’attention qu’on daignait lui accorder ce soir-là, fut enchanté de cette invitation.
Son visage rayonna d’orgueil satisfait. Il accorda sa harpe, tendit les cordes, puis se leva, bravant les regards curieux braqués sur son visage.
D’un geste élégant il rejeta en arrière ses longues manches tailladées, dont les broderies chaoyaient, et qui lui firent comme deux ailes d’archange; sa main blanche caressa languissamment ses cheveux plus noirs que l’aile du corbeau.
Il récita d’une voix purement timbrée, sonore et grave, dont ses arpèges mélodieux faisaient ressortir l’ampleur:
«La plus heureuse des cités terrestres n’est point aux pays lointains au-delà des mers.
«Au-delà des mers et des océans, on connaît son nom et son maître.
«Son maître, qui est un pieux chevalier, redouté de l’ennemi, aimé des faibles.
«Aimé des faibles qu’il protége et qu’il chérit.
«La ville la plus heureuse du monde c’est Aix, joyau de la Provence.
«De la Provence qui garde jalousement ses trésors.
«Or il est auprès d’Aix la Jolie une fontaine appelée Lignana, dont l’eau pure jaillit dans une coupe immense d’émeraude.
«Une coupe immense d’émeraude faite d’un peu d’herbe des prés et de beaucoup de soleil.
«Soleil ardent qui dessèche la terre et qui monte chaque jour dans l’azur immaculé des cieux.
«Des cieux incléments qui ne versent point l’abondante rosée.
«Rosée qui donne aux fleurs leur parfum subtil, aux fruits leur saveur exquise.
«Un jour il advint que les arbres mouraient, les fleurs se flétrissaient sur leur tige, les champs se fanaient, brûlés par un soleil ardent.
«Et les brebis ne paissaient plus dans les prairies… Et le grain du blé s’échappait de sa fragile enveloppe… Et les raisins vermeils, crevassés, laissaient couler leur pulpe desséchée… Et le ciel embrasé se teignait de vermillon.
«Alors on vint chercher la plus sage et la plus belle des jeunes filles de la plus heureuse ville.
«Elle avait nom Perle, et cette Perle brillait d’un éclat incomparable, des rayons même de l’étoile et des reflets du diamant.
«Elle descendit, courageuse, dans la coupe de Lignana… l’eau claire l’enveloppa de ses flots limpides.
«Et l’eau se mit à bouillonner, se transformant en vapeurs diaphanes, qui s’élevaient en spirale et formaient au-dessus d’elle comme un arc triomphal.
«Et ses compagnes la couvraient de fleurs, lys de neige, roses cramoisies, boutons d’or et pâquerettes.
«Et la source s’évapora tout entière, devint un nuage opaque d’où, bientôt, la rosée bienfaisante jaillit, rendant la vie aux jardins, aux prés et aux champs.
«Maintenant que Perle va quitter sa ville natale, Aix la Jolie, quelle jeune fille entrera dans la coupe de Lignana, lorsque le ciel deviendra d’airain?.»
Une triple salve d’acclamations salua le poème que venait d’improviser Hélie de Roquefavour, et qui rappelait, en l’appliquant à Marguerite, une des plus poétiques légendes de la Provence.
Raymond Bérenger prit la chaîne de pierreries qui scintillait sur le damas vert de sa tunique et la passa au cou du troubadour après l’avoir embrassé.
Les sons rauques de la trompette retentirent soudain, annonçant l’arrivée des ambassadeurs; on entendit grincer les chaînes du pont-levis, et des pas pressés résonnèrent sur les marches de l’escalier.