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III
LA CONFRÉRIE DES MOMONS
ОглавлениеMessieurs les ambassadeurs de Louis, neuvième du nom, très-chrétien roi de France, eussent voulu paraître avec tous leurs avantages aux yeux du comte Raymond Bérenger et de sa cour.
Mais l’invitation pressante du comte, par la scène narrée au début de ce récit, et l’indiscrétion de Landolphe Bel-Esbat, les ayant obligés à plus d’empressement et à moins de pompe, ils avaient dû se contenter d’un cortége moins nombreux et de moindre apparat.
Précédés d’un héraut portant la cotte fleurdelysée et la masse d’or en forme de sceptre, accompagnés de quelques chevaliers, de pages arrachés aux douceurs du sommeil, ils montrèrent un peu de dépit, à la vue du faste que trahissait la salle où ils étaient introduits et qui n’avait point été cependant préparée pour les recevoir.
Le seigneur de Nesle, sur son armure de guerre luisante, et qu’il portait aussi aisément que si elle eût été faite de drap et non de fer forgé, avait endossé un superbe manteau fourré de vair, un peu lourd pour la saison, dont Landolphe Bel-Esbat,–les yeux bouffis et les jambes vacillantes,–soutenait la queue.
L’archevêque de Sens, Gauthier Cornut, prélat de grand renom, avait une démarche majestueuse sous les plis amples de sa simarre violette bordée de soie cramoisie: un capuchon de soie cachait ses cheveux, et de son chapeau à bords plats pendaient des houppes vertes.
Ils s’avancèrent vers le comte, qui les accueillit avec courtoisie, et les conduisit à Madame Béatrix après leur avoir donné l’accolade.
La princesse, un peu troublée, salua dignement le prélat et donna sa main à baiser au chevalier qui, pour ce faire, mit un genou en terre. Il se releva péniblement.
Landolphe Bel-Esbat fut bientôt familiarisé: il lança un regard sournois aux pages de la comtesse, flatta du bout de ses doigts le lévrier qui vint rôder autour de lui, sourit à Pascaline et fit la révérence au vieux Sabran, qui fronçait le sourcil.
On apporta des sièges pour les nouveaux venus, puis des serviteurs placèrent sur les tables des corbeillés de fruits, des bassins d’argent pleins de confitures et de pâtisseries, des flacons de vins et de liqueurs, des gobelets et des coupes de cristal, objets précieux et rares, au treizième siècle.
Landolphe fourragea ces friandises avec l’effronterie d’un favori.
Le sire de Nesle accepta volontiers de vider quelques hanaps en l’honneur des belles; il eut bu, plutôt, à toutes les femmes de la Provence, ne redoutant point, le digne seigneur, quelques verrées de plus!
L’archevêque se contenta de mouiller ses lèvres d’une goutte de vin de Cerdagne: il ne cessait pas, lui, de regarder la jeune Marguerite, que son oncle l’évêque de Valence, lui présentait en termes qui exigeaient une prompte explication.
Après les compliments et les banalités d’usage, un silence embarrassé se produisit.
L’archevêque méditait sur l’opportunité de débiter incontinent la harangue qu’il élaborait depuis plusieurs jours. Le soldat, plus hardi à la bataille qu’éloquent au conseil, commençait à perdre contenance.
Raymond Bérenger, déguisant sous un calme apparent la satisfaction intime qu’il éprouvait, souriait à Landolphe Bel-Esbat, qu’il avait tout d’abord amadoué en lui offrant un drageoir incrusté de perles fines, plein de cotignac d’Orléans.
–Eh bien! monsieur l’archevêque, demanda la première la comtesse Béatrix en s’adressaut à Gauthier Cornut, comment se porte madame la reine Blanche? La voilà bien heureuse d’avoir négocié la paix avec nos cousins de Champagne? Et notre gentil sire le roi n’est-il pas maintenant chevalier accompli et le plus preux qui soit par le monde?
L’archevêque, lissant du bout de ses doigts chargés de bagues le tabis de son camail, répondit:
–La reine m’a chargé de vous assurer de l’affection qu’elle a pour vous, madame. Le roi, notre maître n’a rien plus à cœur que de resserrer les liens qui l’unissent à vous.
–Et votre long voyage s’est accompli sans incident fâcheux? demanda Raymond Bérenger, qui ne voulait pas brusquer les choses.
–Les routes sont très-sûres, à partir de Valence, dit le sire de Sabran, et le château de Ventadour est seul à redouter, quand le seigneur n’y est pas, et que ses archers deviennent des pillards.
–Nous avions avec nous la bannière de France, objecta l’archevêque. Les malandrins n’en sont pas encore à s’attaquer à la fleur de lys.
–Par la Mort-Dieu! gronda M. de Nesle, sortant enfin de son mutisme, j’aurais voulu qu’on nous barrât le passage?… Il m’aurait plu d’en découdre avec les rôdeurs de grands chemins. Il faut que le roi soit maître chez lui, et si des seigneurs de noble race dérogent jusqu’à se faire brigands, qu’on les pende haut et court, ce sera bon débarras pour nous autres, chevaliers, qui protégeons les faibles!.
–Vous êtes un vaillant, sire de Nesle! dit l’évêque de Valence.
Le comte de Provence causait à demi-voix avec son fidèle Romée. Il attendait que les ambassadeurs dévoilassent le but de leur mission.
La comtesse, avertie par la subtilité féminine, eut une subite inspiration.
–Mon frère, dit-elle à Guillaume de Savoie, voulez-vous emmener Marguerite et lui faire répéter cette belle poésie du Fil de la Vierge, composée par un de nos moines d’Hautecombe; Elle nous la dirait mieux, ayant reçu vos conseils.
Le jeune prélat sourit:
–C’est une bonne idée, ma sœur. Venez, Marguerite. Le manuscrit du poème, que dom Claudius mit sept ans à écrire et enluminer, est dans le retrait où votre mère dit ses heures.
Il prit la fillette par la main.
–Vous, Pascaline, couchez Béatrix: la pauvre mignonne est déjà endormie.
–Et pourtant, mère, fil remarquer la petite Sancie, le bonhomme qui jette du sable d’or dans les yeux n’est pas encore passé!
La comtesse mit le doux baiser du soir au front de ses filles, et Pascaline, sous la garde de l’austère vicomtesse de Béarn, les conduisit au dortoir, où elles reposaient sous l’œil maternel.
Lorsque dame Gersinde fut revenue, Raymond Bérenger, le comte de Mauriénne et Romée formèrent un cercle autour du trône de la comtesse, aux côtés de laquelle étaient assis les deux ambassadeurs du roi de France.
Le vieil Elzéar de Sabran, bercé par une mélodie que Roquefavour jouait en sourdine sur sa harpe, sommeillait dans un coin, et à l’autre bout de la salle Landolphe Bel-Esbat, en philosophe délié, discourait paisiblement avec Rubis, le grand lévrier blanc, qui semblait comprendre le langage du fol si épris de sa compagnie.
Le manége habile de Béatrix de Savoie n’avait point échappé à la sagacité de Gauthier Cornut.
Il se mit debout et s’inclinant devant elle:
–Madame, lui dit-il gravement, nous venons demander en mariage la princesse Marguerite, votre fille.
Dame Gersinde l’interrompit impétueusement:
–Pour un des frères du roi, sans doute? Le comte du Poitou?… Le comte d’Anjou?… Ce serait grand honneur pour ma belle nièce. Et que Dieu soit béni!…
L’archevêque poursuivit de son ton paisible:
–Pour notre seigneur Louis, neuvième du nom, roi de France!…
–Ma fille, reine! s’écria Béatrix.
–Reine! répéta Raymond Bérenger, en se redressant avec orgueil.
La vicomtesse Gersinde, suffoquée, pâlit.
–Reine de France, murmura le conseiller Romée: c’est la gloire de notre Provence.
–Oui, monseigneur, ajouta l’archevêque en s’adressant au comte Raymond. Son Altesse le roi sait quel précieux trésor vous possédez: la renommée des vertus et des grâces de votre fille est venue jusqu’à lui, et de toutes les princesses de la chrétienté, il n’en est pas une qui lui paraisse plus digne de partager sa couronne. Louis IX, élevée par la plus attentive des mères, sera un grand roi. Mais ce qui vous touche davantage, madame, c’est que cette union donnera le bonheur à votre enfant, car Louis de France l’aime, et jamais il n’aimera que Marguerite. Oh! ne pleurez pas! ajouta le prélat, en voyant des larmes sourdes aux paupières de Béatrix. N’êtes-vous pas bonne Française?… Votre fille ne part point pour l’exil de la terre étrangère… Elle sera près de vous, et vous, près d’elle, quand il vous plaira… Autour de son trône, elle verra se presser une famille aimante et dévouée: une seconde mère, une sœur admirable, notre princesse Isabelle, des frères soumis…
–J’ai peur de madame Blanche! on la dit si jalouse!… balbutia la comtesse, en souriant à travers ses larmes.
Raymond Bérenger jugea le moment venu d’intervenir: ce court dialogue lui avait laissé le temps de la réflexion.
–Certes, ce nous est une joie profonde que de voir notre enfant recherchée par le plus illustre monarque du monde, prononça-t-il d’une voix lente, et d’un ton mesuré. L’honneur que me fait mon suzerain est grand, en vérité! Mais ignorez-vous, monsieur l’archevêque de Sens, que Marguerite, égale en noblesse à toutes les princesses du sang royal, ne peut apporter à son époux qu’une dot modeste? Ceci, je le sais, est à régler entre vous et mes conseillers. Mais un père de famille doit ne pas tarder.
–Le roi ne s’est nullement occupé de cette question, interrompit vivement le sire de Nesle, qui n’avait point encore parlé. Mais son conseil a délibéré de fixer la dot à dix mille marcs de cinquante-huit sous d’argent ().
–Impossible! dit le comte, en poussant un soupir. J’ai quatre filles à pourvoir, et je ne suis pas riche.
–Monseigneur, dit Romée à l’oreille du comte, laissez-moi faire. J’ai deux mille marcs d’épargne, et je trouverai le reste en temps utile. Si vous établissez madame Marguerite, vos autres filles seront pourvues comme il convient aux sœurs de la reine de France. Octroyez la dot, et gagnez madame Béatrix à la cause du bon roi Louis. Je me charge de mener l’affaire à bonne fin.
–Monseigneur, je ne veux point vous presser, reprit Gauthier Cornut en faisant la révérence. L’entretien que nous venons d’avoir en forme privée ne tire pas à conséquence… Demain…
La comtesse Béatrix l’interrompit au grand déplaisir de dame Gersinde, qui allait prendre la parole:
–Non, dit-elle: repousser une semblable alliance n’est pas de notre droit: notre maison en sera illustrée, et je sais que Louis de France ferade mon enfant une femme heureuse: il est tel que j’aurais souhaité que fût mon fils, si Dieu m’en avait accordé un. Ma sœur, dit-elle à madame de Béarn, voulez-vous allez quérir Marguerite, et mon frère l’évêque? Les accordailles se feront sur-le-champ.
A cet instant même, on entendit au dehors les sons prolongés de la trompette, et les pages, tout effarés vinrent prévenir le comte que la confrérie des Momons sollicitait audience.
Dans ce pays de la poésie, le peuple lui-même était poète. Les artisans, troubadours populaires, avaient formé une association, chargée de redresser par une censure publique les abus et les ridicules.
Une jeune fille coquette adoptait-elle une mode étrangère à son pays, un jeune ambitieux, dédaignant la carrière paternelle, cherchait-il à pénétrer dans une sphère supérieure, un magistrat avait-il rendu un arrêt inique et pouvait-on l’accuser d’avoir cédé à l’intérêt, dès que le bruit de ces fautes ou de ces prévarications arrivait jusqu’au public, le chef des Momons, accompagné de quatre poètes apprentis, se rendait dans la maison du coupable.
C’était leur droit, et personne n’aurait osé leur fermer la porte.
Après avoir jonché de fleurs de genêt le parquet de la salle où était réunie la famille, ils chantaient les vers naïfs, dans lesquels ils avaient renfermé le blâme.
Raymond Bérenger, se conformant à la contume, ordonna que les Momons fussent introduits.
Ils étaient pour le moins quarante, uniformément vêtus d’un costume jaune et rouge mi-parti, et groupés autour d’un porte-étendard qui soutenait une bannière blanche avec ces mots, brodés en laine bleue:
A LA PLUS BELLE!
Il y avait là Sylvère Maguiboul, le péager, Delphin Cornillon, le sonneur de cloches, et le taillandier Belancasse, et Feli qui faisait de si jolies corbeilles avec de l’osier tressé.
Ils se rangèrent en bon ordre au fond de la salle; leur président, jeune bazochien aux longs cheveux bouclés, ayant bonne mine sous sa casaque à manches tailladées, s’avança pour faire son compliment à la comtesse, qui le reçut avec une affable courtoisie.
Puis les plus jeunes adeptes de la confrérie jonchèrent les dalles de fleurs de genêt, mêlées de pétales de roses, de bluets et de boutons d’or.
–A qui donc en avez-vous messieurs les Momons? demanda le comte de Provence en souriant, d’un air embarrassé, car la présence des ambassadeurs français donnait une certaine gravité à la visite des troubadours populaires. Est-il quelqu’un de nous qui ait démérité?
Le bazochien, s’inclinant répondit:
–Sire comte, je ne vois pas ici madame Marguerite, notre Perle.
–Ma fille? reprit Raymond Bérenger, la voici!
Deux pages soulevaient la portière de brocart, et Marguerite parut, précédée de son oncle l’évêque. Elle devint confuse en se voyant le point de mire de tous les regards, ses joues s’empourprèrent.
Béatrix et dame Gersinde, un peu inquiètes, attendaient.
Celle-ci, même, au mépris des usages, murmura:
–Les races royales jouissent de priviléges…
Raymond lui imposa silence:
–Ma sœur, dit-il, nos peuples en ont aussi!
Landolphe Bel-Esbat, fort intéressé, avait laissé le lévrier, qui grondait sourdement.
Le président des Momons reprit la parole, et, s’adressant à Marguerite:
–Madame, lui dit-il, ce sont vos humbles serviteurs de la gaie science qui viennent vous présenter une requête… Le bruit s’est répandu, tout à coup, dans la ville, que l’on vient vous chercher pour vous conduire en France. Quoi! le plus précieux joyau de notre écrin de pierreries nous sera-t-il enlevé et la Provence doit-elle perdre la Perle, que tous admirent, la princesse que tous chérissent?… Ne nous quittez pas madame! Notre ciel est d’un azur toujours limpide… Nos jardins sont pleins de fleurs parfumées… A l’ombre des orangers croit la violette… Nos plaines et nos coteaux sont fertiles… Où trouverez-vous une patrie plus belle, et de plus fidèles sujets?…
Marguerite demeura interdite. De grosses larmes glissèrent entre ses longs cils. Elle regarda sa mère, qui souriait, dame Gersinde qui se redressait avec majesté, l’archevêque et le sire de Nesle, qui semblaient émus.
Raymond Bérenger, grave et fier, s’avança vers le chef des Momons, tenant par la main la gentille Marguerite, et, le visage radieux, il s’écria d’une voix sonore dont les éclats vibrèrent dans la vaste enceinte:
–Loz à Dieu tout-puissant! Noël au roi! Mes amis, si Marguerite s’éloigne de nous, c’est pour enrichir notre Provence d’un surcroît de gloire. Oui, c’est vrai: elle part! Le roi Louis de France la demande en mariage.
–Noël à la reine! cria le vieux Sabran, qui tira son épée du fourreau, et répéta, en même temps que toutes les voix s’unissaient à la sienne:
–Noël! Noël!
–Omon père… balbutia Marguerite tremblante.
–Oui, ma fille, reprit le comte en serrant l’enfant dans ses bras, oui, vous allez ceindre le diadème, le plus beau diadème de la chrétienté… Vous allez être la reine, notre reine à tous, la suzeraine de votre père! Dieu vous réservait à ces hautes destinées. Mais ne vous laissez paséblouir. Si vous grandissez par le rang, grandissez par la vertu. Vous aurez peu de droits, et beaucoup de devoirs: reine du parterre, soyez la servante du ciel. Protégez les malheureux, nourrissez les pauvres, défendez les faibles, soyez la tutrice des veuves, la mère des orphelins. Vous ne gouvernerez pas: priez sans cesse pour que votre époux gouverne selon les lois de Dieu. Vous serez la seule femme du royaume n’ayant pas le droit de conseiller son mari: guidez-le par votre exemple. La couronne de pierreries est toujours doublée d’une couronne d’épines: votre front saignera plus d’une fois!.
Il ne put achever.
De tous côtés s’élevaient des voix attendries, des prières, des murmures, des sanglots.
Une longue acclamation retentit enfin, et porta la bonne nouvelle à la multitude qui se pressait aux abords du château:
–Vive Marguerite, reine de France!