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INTRODUCTION HISTORIQUE

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Table des matières

L’invasion des barbares submergea complètement l’organisation sociale et la civilisation païenne, en renversant l’édifice colossal de l’empire romain, et, après une lutte plusieurs fois séculaire, et dont les contemporains se demandaient si le monde allait périr, une société nouvelle se constitua peu à peu, de par les efforts et le travail actif et continu de l’Eglise catholique, qui fut le grand agent civilisateur et le principal bienfaiteur de cette nouvelle civilisation basée sur les doctrines du christianisme. Le monde renaquit sous l’influence heureuse de cette révolution, la seule à laquelle il soit permis d’applaudir.

Il n’est donc pas extraordinaire que la reconnaissance des nations et la confiance des peuples aient, après ce moment de transition, élevé le clergé à un degré de puissance dont nous ne nous faisons, malgré les enseignements de l’histoire, qu’une idée restreinte.

«Lors de l’établissement de la monarchie des Francs, le comte et l’évêque remplacèrent les municipes romains dans une grande partie de leurs fonctions. Le comte était l’homme du roi, l’évêque était l’homme de la cité. Elu par les citoyens et présenté à la confirmation royale, il était par état le protecteur des faibles, il intervenait dans leurs causes, il les défendait contre l’oppression, il portait au pied du trône les prières et les doléances de sa cité, et rarement il essuyait des refus. L’invasion des barbares tut ainsi la cause occasionnelle de la grandeur politique des évêques».

Un économiste contemporain confirme ces affirmations:

«Les Capitulaires de Charlemagne, dit-il, consacrent principalement le pouvoir de l’Eglise. Elle seule interviendra désormais en qualité de médiateur entre l’humanité et ses oppresseurs; et son intervention vaut la peine d’être remarquée, puisque les Capitulaires ont fait loi en France jusqu’au règne de Philippe le Bel. Elle seule balancera la puissance des barons, et lui portera le coup fatal en se rangeant du côté du peuple».

Il serait facile de multiplier ces citations qui montrent sous son véritable jour le rôle de l’Eglise, non-seulement au moyen âge, mais encore dans les temps modernes; son action sur la société, mal comprise ou plutôt méconnue par ses ennemis, est devenue l’objet de calomnies si nombreuses, parfois, si habiles, que l’on fut un moment découragé de les combattre, et il fallut la plume acerbe et incisive de Joseph de Maistre, le travail assidu de toute son école, pour amener une réaction contre la mauvaise foi, l’ignorance volontaire, les déclamations haineuses de la plupart des historiens.

Nous voulons, dans cette modeste esquisse historique, présenter au lecteur un épisode ignoré de l’histoire de l’Eglise: le tableau d’une élection d’évêque à la fin du quinzième siècle.

On verra quels maux le suffrage populaire, l’ingérence du pouvoir civil dans le domaine spirituel, causaient dès cette époque; et ce nous sera une occasion de combattre, par un exemple, l’opinion, encore assez répandue de nos Jours, que l’Eglise devrait laisser au peuple le choix de ses pasteurs; au souverain, la liberté de choisir les évêques, à défaut de l’élection populaire.

Ceux qui regrettent le mode antique sur lequel est basé ce récit, verront que l’Eglise a été sage en se réservant désormais la nomination aux dignités ecclésiastiques.

Lorsque tomba le second royaume de Bourgogne, plusieurs des diocèses qui en faisaient partie étaient déjà soumis à la souveraineté temporelle de leurs évêques, et notamment ceux de Vienne, Embrun, Tarentaise, Maurienne, Lausanne, Sion et Genève.

A quelle époque l’autorité des évêques, à Genève–qui est le théâtre du drame politique que nous allons raconter,–fut-elle substituée à celle des très-anciens et très-puissants comtes de Genève?

Il y a bien une déclaration de l’assemblée générale du peuple genevois, en1420, conçue en ces termes:

«Depuis plus de quatre cents ans, la ville de Genève, avec ses faubourgs, son territoire et sa banlieue, est sous le haut domaine et sous la pleine et entière juridiction de l’évêque: et le peuple se plaît à reconnaître aujourd’hui, comme l’ont fait ses ancêtres, la domination et la puissance de l’Eglise de Genève et de son évêque».

Mais le premier document où apparaissent les traces de l’autorité temporelle de l’évêque, est une très-curieuse charte, citée par Spon, relative aux contestations qui existaient en1224, entre l’évêque Humbert de Grammont et le comte Aymon.

De ce document il résulte que la seigneurie et la justice de la ville appartiennent à l’évêque seul, ainsi que la police des marchés, la perception des bans ou amendes, la faculté de battre monnaie.

Le différend entre Humbert et le comte fut réglé par un traité passé à Seyssel, et auquel se rapporte la charte ci-dessus indiquée, et qui stipulait que le comte ne pourrait bâtir aucun fort sans le consentement de l’évêque, à qui il ferait hommage «sans préférence et réserve d’aucun autre que de l’empereur».

Ardutius de Faucigny, successeur de Grammont, obtint en1153, de l’empereur Frédéric Barberousse, un diplôme confirmatif de tous ses droits, et le comte Amé, fils et successeur d’Aymon, se reconnut tenu à fidélité envers le prélat à la suite de querelles de juridiction.

Mais les comtes de Genève s’avisèrent d’un fort habile moyen de se transformer, de vassaux, en suzerains des évêques. La maison de Zœringhen possédait le vicariat impérial, l’avouerie et l’investiture des régales dans les trois diocèses de Genève, de Lausanne et de Sion.

Les comtes achetèrent ces droits aux ducs de Zœringhen, puis forts de cet achat, s’emparèrent de l’autorité religieuse et temporelle et de tout ce qui constituait le pouvoir public, sans s’inquiéter nullement des bulles que fulminaient contre eux les Papes. Ardutius se rendit aussitôt auprès de l’empereur, qui, par une sentence datée du6des ides de septembre1162, annula d’abord la donation de l’investiture des régales et de l’avouerie impériale faite à Berthold IV, duc de Zœringhen, ensuite la vente passée au comte de Genève, et il remit l’évêque en possession de tous ses droits.

Voici donc comment furent établis, par la suite, les pouvoirs temporels de ces prélats:

«Toute justice émanait de l’évêque, comme souverain, et il avait à ce titre le droit de faire grâce. Les causes civiles étaient portées devant un lieutenant laïque, le vidomne, qui recevait sa mission de lui. On ne pouvait plaider à son tribunal que verbalement, et en langue romane ou en patois; le latin et les écritures étaient formellement exclus. Le tribunal supérieur à celui du vidomne était le conseil épiscopal, auquel il était toujours permis d’en appeler. A cette cour étaient, en outre, dévolues de droit toutes les causes ecclésiastiques, et celles qui étaient pour une somme excédant la valeur de soixante sous. Du conseil épiscopal, on appelait au métropolitain, l’archevêque de Vienne, et, en dernière instance, au Pape. La justice criminelle était rendue dans la ville par des syndics, juges-nés de l’Eglise dans ce genre de causes».

La commune de Genève remonte à des origines plongées dans la nuit des siècles.

Orderic Vital dit qu’elle fut établie par les évêques; mais il est beaucoup plus probable qu’elle provint des institutions municipales fondées par les Romains, et que les Bourguignons la respectèrent, comme eux et les Wisigoths firent dans toutes leurs conquêtes.

La commune genevoise était administrée par quatre syndics, assistés d’un conseil général, lequel, composé des chanoines de la cathédrale et de tous les chefs de famille, sans aucune distinction de rang ni de fortune, s’assemblait de droit deux fois l’année; le dimanche après la Saint-Martin, pour fixer le prix des denrées; le dimanche après la Purification, pour l’élection, par le peuple, des quatre syndics. La commune possédait sa milice; elle s’imposait et répartissait elle-même l’impôt; la police appartenait à l’évêque pendant le jour, aux syndics pendant la nuit, et le vidomne seul opérait les arrestations.

Enfin les ordonnances, qui se criaient à son de trompe dans les rues et carrefours, étaient précédées de ce protocole:

«On vous fait assavoir de la part du très-révérend et très-redouté seigneur, monseigneur l’Evêque et prince de Genève, de son vidomne et des syndics, conseil et prud’hommes de la ville,» etc.

La dualité des pouvoirs était établie: d’un côté, l’évêque, seigneur suzerain, administrant la justice, gouvernant, faisant battre monnaie; de l’autre, la commune indépendante, soumise au suffrage populaire quant à son administration, établissant, répartissant et percevant elle-même les impôts; si bien que l’ordre, la paix publique étaient garantis, autant que le peuvent comporter des institutions humaines.

Et ce qui démontre l’excellence de ce système, ce qui prouve à quel point les Genevois furent ingrats lorsqu’ils chassèrent leurs évêques pour admettre le gouvernement tyrannique des Réformateurs, que suivit bientôt le despotisme sanglant et infâme de Calvin, ce sont les aveux des écrivains protestants:

«Libres sous la souveraineté plutôt nominale qu’effective d’un prince essentiellement et presque nécessairement pacifique, dit M. Gallife dans son remarquable ouvrage Matériaux pour servir à l’histoire de Genève, les Genevois en profitaient pour faire un commerce immense et très-lucratif, qui les conduisait ordinairement, en peu d’années, à toutes les prérogatives et à toutes les jouissances de la noblesse féodale, car ils acquéraient des terres seigneuriales, et formaient des alliances illustres. La ville était d’ailleurs remplie de gentilshommes et de chevaliers des plus grandes maisons, qui tenaient à honneur ou à avantage de s’intituler citoyens de Genève.»

Dans le Précis sur l’histoire de Genève, Monsieur James Fazy s’exprime en termes plus vigoureux encore:

«Pendant plus de huit cents ans, dit-il, l’accord entre la cause du peuple et celle de la religion fit de Genève une ville très-avancée: les lois y étaient douces; les violences qui déshonoraient d’autres pays y étaient moins répétées; à peine si la torture y était appliquée. La confiscation des biens n’y existait pas, et il ne reste aucune trace dans cette période de ces procès monstrueux faits aux opinions, ou de ces supplices affreux infligés à des malheureux soupçonnés d’être en rapport avec les démons.»

La torture y était rarement appliquée, dit M. Fazy.

En effet, dans les causes criminelles, les syndics (il est curieux de retrouver, si avant dans les siècles, les institutions modernes!), les syndics devaient être assistés de quatre jurés élus par les citoyens, et l’article XIII des Franchises ordonnait que la torture, lorsqu’elle était donnée, le fût non pas durement, mais au plus gracieusement qu’on peut.

Et ne laissons pas échapper cette occasion de dire que, si la torture ne fut abolie en France que par Louis XVI, depuis longtemps les papes s’efforçaient de la supprimer, en en rendant l’application difficile par toute sorte de prohibitions. Ainsi Léon X ne la tolérait que pour les crimes majeurs; Paul III ordonna qu’elle ne serait appliquée que sur de graves indices de culpabilité; Pie IV voulut qu’avant de l’ordonner, les juges communiquassent à l’accusé toutes les pièces du procès, afin qu’il pût se défendre.

Enfin citons encore Sénebier, qui, en1691, disait dans le Journal de Genève:

«La plupart de nos évêques s’intéressèrent avec chaleur et avec succès à Genève, et lui conservèrent ses droits, aux dépens de leurs revenus, qu’ils sacrifièrent. Il faut le dire avec reconnaissance: nous devons à plusieurs d’entr’eux notre liberté temporelle.»

Eh bien! que l’on compare aux huit premiers siècles de l’histoire de Genève, les trois siècles et demi qui se sont écoulés depuis que Pierre de la Baume, le dernier de ses pasteurs qui y résida, fut contraint de se retirer devant ses sujets révoltés; que l’on compare au gouvernement sage, paternel des Fabre, des Compey, des Champion, les actes insensés de Calvin, les proscriptions, les supplices, les châtiments disproportionnés aux délits, les querelles religieuses, les émeutes, les guerres civiles, les échafauds toujours dressés, le bûcher de Servet, les potences élevées «pour qui dirait du mal de Monsieur Calvin!» Et que l’on examine l’état actuel de cette ville, repaire de tous les réfugiés de la Commune de Paris, asile de tous les déclassés, et qui renouvelle, grâce au prodigieux Carteret, les persécutions odieuses qui inaugurèrent le règne de l’hérésie calviniste! Et l’on verra que l’histoire est, de tous les enseignements, le plus irréfutable; et l’on se persuadera que Genève no devrait plus oser se parer de sa devise: Post tenebras lux, car ce n’est pas la lumière qui y règne, mais l’intolérant Carteret, qui est le contraire de la lumière.....

Au double pouvoir épiscopal et communal s’adjoignit un troisième pouvoir, par suite de circonstances qu’il est nécessaire de rapporter afin de faire bien comprendre l’épisode autour duquel nous groupons tous ces menus détails de l’histoire, trop négligés parles historiens.

Genève avait de redoutables voisins: les comtes, qui devinrent plus tard les ducs de Savoie.

Dès le treizième siècle, elle eut à lutter contre le génie ambitieux de ces princes. En1285, Amédée V le Grand déclara à ses bourgeois qu’il les prenait sous sa protection, et, le siège épiscopal ayant vaqué par la mort de Robert de Genève, Amédée s’empara du château de l’Ile, forteresse communale de la cité, et en expulsa non les gens de l’évêque, mais ceux du comte de Genève, qui l’occupaient aussi à titre de conquête.

D’ailleurs Amédée V possédait déjà dans la ville haute le château du Bourg de Four, acheté par le comte Pierre le Petit Charlemagne, son oncle, vers1250. Le successeur de l’évêque Robert, Guillaume de Duingt, publia divers monitoires contre le comte de Savoie pour le forcer à rendre ce dont il s’était injustement saisi, et, ces actes de conciliation n’ayant produit aucun résultat, il l’excommunia par sentence du10janvier1290, dont le comte appela au pape Nicolas IV. Après bien des débats, intervint une convention qui fut passée à Asti le19septembre1290, et par laquelle, en échange des droits de pêche et de péage restitués par Amédée V à l’évêque, celui-ci accordait au prince le château de l’Ile et l’investiture du vidomnat.

Or, le vidomnat, qui avait été jusqu’alors inféodé aux comtes de Genève, était une charge importante. Le mot de vidomne, VICE DOMINUS, en désigne la grandeur.

«Les attributions du vidomne comprenaient: 1o la connaissance des causes purement personnelles et pécuniaires qui se décident sommairement et sans solennité; 2o la punition des maléfices mineurs commis par les laïques, c’est-à-dire des infractions n’emportant ni la peine du sang ni celle de la confiscation des biens; 3o l’instruction de toutes les procédures, également dirigées contre les laïques, à raison de quelque crime que ce fût, et partant le droit de faire arrêter les personnes ou de les relâcher sous bonne caution».

Vers la fin du quatrième siècle, la maison des comtes de Genève s’éteignit en la personne de Pierre, frère de l’antipape Clément VII, qui mourut sans enfants; le fils de sa sœur Marie, Humbert de Thoire-Villars, seigneur de Rossillon et d’Annonay, fut son héritier testamentaire.

Cet Humbert mourut en1400, laissant le comté de Genève à son oncle, Odo de Villars, seigneur de Baux, comte d’Avelino, qui, par titre daté de Paris, à l’hôtel de Nesles, le 5août1401, céda le comté de Genève et tous les droits afférents à cette seigneurie en Grésivaudan, Viennois et Dauphiné, à Amédée VIII, comte de Savoie, moyennant la seigneurie de Châteauneuf en Valromey, le rachat de celle de Lompnes et quarante-cinq mille écus d’or.

Le même comte Amédée VIII obtint du pape Martin V, en1419, une bulle «en vertu de laquelle la souveraineté de Genève lui devait être transférée à la condition que l’évêque de Genève, alors Jean de Pierrecise, y consentirait».

Ce Jean de Pierrecise, de son vrai nom Jean de Rochetaillé, était un enfant du peuple parvenu aux plus hautes dignités de l’Eglise par son savoir et ses vertus. Ainsi il était, en même temps qu’évêque de Genève, patriarche de Constantinople, référendaire du Siége apostolique; il devint ensuite archevêque de Rouen, cardinal du titre de Saint-Laurent in Lucinâ, vice-chancelier de l’Eglise.

Jean de Rochetaillé convoqua donc le conseil de la commune de Genève et lui soumit la requête présentée par Amédée VIII (créé duc en1416par l’empereur Sigismond) et approuvée par le pape. L’assemblée, composée de syndics, du corps municipal, du chapitre, des curés des sept paroisses et de tous les représentants de la commune, formula la réponse suivante, qui fut votée à l’unanimité:

«Depuis plus de quatre siècles, Genève et ses dépendances ont toujours été, avec tous leurs habitants, sous l’entière autorité de l’Eglise et de l’évêque, qui en est le chef. Les habitants n’ont jamais été traités par lui, ainsi que leurs ancêtres, qu’avec douceur, bienveillance et bonté, et ils ont toujours été gouvernés dans un esprit de paix et de tranquillité. Ils ne peuvent, ne doivent et ne veulent reconnaître d’autre seigneur sans l’ordre exprès de l’évêque. Rien ne commande un tel échange, à une époque où les citoyens n’ont plus pour voisin que le duc de Savoie, prince ami de la justice, de l’ordre et de la paix, des prélats surtout et des ministres de l’Eglise, prudent, zélé catholique, et prêtant à la ville aussi bien qu’à son Église l’appui bienveillant et amical qu’elles ont toujours trouvé auprès de ses ancêtres. Pour eux (les citoyens), loin de consentir à aucun échange, ils sont décidés à vivre et à mourir, comme leurs pères, sous l’autorité de l’Eglise de Genève; et si l’évêque promet de ne jamais consentir à une aliénation quelconque, ils promettent, de leur côté, de l’aider envers et contre tous de leur soumission, de leurs conseils, de leurs biens et de leurs personnes».

Quel spectacle! un souverain faisant son peuple juge de sa souveraineté et l’appelant à en décider!. Ce fait est peut-être unique dans les fastes de l’histoire. Et quand on songe que les petits-fils de ces mêmes bourgeois-qui trouvaient la crosse pastorale un j oug moins lourd que la glorieuse épée des chefs militaires, qui reconnaissaient les bienfaits sans nombre qu’ils avaient reçus d’une longue suite de pasteurs–se révoltèrent, moins d’un siècle plus tard, contre cette autorité si paternelle, secouèrent le joug léger! Et pourquoi? Pour s’abaisser et se prosterner sous la plume et sous le bâton d’un bourgeois picard, simoniaque, apostat, clerc sacrilège, et qui leur apportait, en échange de leurs libertés, un despotisme non-seulement odieux, mais encore ridicule.

Ah! combien Jean Calvin avait raison de mépriser ses ouailles genevoises et de s’enorgueillir d’un triomphe que rien ne saurait expliquer, si l’on niait l’influence de l’ordre surnaturel sur les révolutions de ce monde. On a dit de Genève qu’elle est la Rome protestante. Rome bien déchue, si l’on se rappelle cet axiome que l’on inscrivait sur les plans de cette ville, que l’on se répétait de l’un à l’autre dans tout son voisinage: «Ne connaissez Genève que pour l’abhorrer et la fuir!»

Nous venons d’expliquer, avec autant de clarté que nous l’avons pu, la constitution politique de Genève; nous avons montré quelles furent les origines des trois pouvoirs qui s’y réunissaient: l’évêque, la commune, le duc de Savoie. Il nous reste à dire quelques mots de l’histoire ecclésiastique de ce vaste diocèse, avant d’assister à l’élection de l’un de ses évêques, sujet propre de cette étude.

Le premier évêque de Genève fut saint Paracode, probablement grec de nation, auquel le pape Victor Ier écrivit en198, et qui assista au concile de Lyon, sous saint Irénée, en191. Le cardinal Jean de Brogny fut le quatre-vingtième successeur de Paracode, et son nom est un des plus illustres dans l’histoire de son temps.

Parmi les nombreux prélats qui furent intronisés sur ce siége qui datait des premiers temps du christianisme, il en est beaucoup qui mériteraient d’être plus connus: Aymon du Quart, Pierre de Cessons, Guillaume de Lornay, François de Miez, Guillaume de Marcossey jouèrent un rôle très-grand dans l’histoire de l’Eglise universelle. Pour la plupart, ils étaient élus par le peuple, qui s’attachait à ne point choisir parmi les princes voisins, afin de ne pas se créer ce qu’on pourrait appeler une dynastie épiscopale. Cependant il arriva que la maison de Savoie usurpa ce privilége exorbitant d’imposer une série de membres de sa famille, et voici dans quelles circonstances.

On sait que dans la primitive Eglise, les évêques étaient élus par tous les fidèles, et que, sous les Mérovingiens, le roi sanctionnait seul l’élection.

Au douzième siècle, les chanoines tentèrent de s’emparer du droit d’élection; le concile de Saint-Jean de Latran, en1139, s’y opposa; mais au commencement du siècle suivant, les chapitres eurent gain de cause. Lorsque le duc Amédée VIII, après avoir abdiqué le gouvernement du duché de Savoie et s’être retiré à Ripaille, fut élu pape au mois de novembre1439par le conciliabule de Bâle, et exalté sous le nom de Félix V, il créa son fils Louis lieutenant général de ses Etats et donna en apanage à son fils Philippe les titres de comte de Genève et de baron de Faucigny. Par ce titre seul de comte de Genève dont il apanageait son fils cadet, il voulait marquer ses droits politiques sur la ville qui, en1419, sous Jean de Rochetaillé, avait refusé de se donner à lui.

Pendant la durée de son pontificat, François de Miez, religieux bénédictin, évêque de Genève depuis1428, et cardinal du titre de Saint-Marcel, mourut.

Félix V se déclara aussitôt administrateur de l’évêché, en retint les revenus, et nomma pour son vicaire Jean de Grolée, prieur de Saint-Victor, vice-camérier du Siège apostolique. Eugène IV, le pontife déposé par le concile de Bâle, étant mort, le concile de Florence lui élut pour successeur le chartreux Thomas de Sarzane, qui s’imposa le nom de Nicolas V. Félix, quoique de bonne foi, n’était qu’un antipape, et, l’ayant compris, il se résolut, pour faire cesser le schisme, à se démettre du pontificat. On convoqua donc un concile à Lausanne, par ordre de Nicolas V et de l’empereur Frédéric. Le pape envoya le cardinal Calandrini pour le présider. Félix V, conduit en grande pompe à la cathédrale, le 15mai1449, revêtit ses habits pontificaux et, en présence d’un immense concours de population, promit et jura de reconnaître pour légitime souverain pontife, unique vicaire de Jésus-Christ, le pape Nicolas V. Après quoi il quitta ses habits et revêtit ceux de simple prélat. Le cardinal-légat Calandrini publia ensuite à haute voix, de la part du pape et du concile, qu’Amédée, ci-devant duc de Savoie, puis Félix V, était et devait être reconnu cardinal-évêque du titre de Sainte-Sabine, légat perpétuel du Saint-Siège apostolique dans ses anciens Etats; que dans les conciles, les congrégations, les assemblées publiques, il aurait toujours la première place après le pape; que le pape se lèverait en sa présence, et lui donnerait l’accolade; qu’il resterait administrateur des diocèses de Lausanne et de Genève; qu’il garderait toutes les marques du pontife romain, à l’exception de l’anneau du pêcheur, du baisement des pieds et du privilège de faire porter devant lui le saint Sacrement; qu’enfin les vingt-trois cardinaux créés par lui seraient confirmés dans leur dignité.

C’est à ce moment que le pape permit aux ducs de Savoie de nommer aux bénéfices consistoriaux dans leurs Etats, c’est-à-dire aux archevêchés, évêchés, abbayes et prieurés de Savoie et de Piémont. C’était faciliter à ces princes le moyen de s’emparer tout à fait du pouvoir politique à Genève, et de se faire enfin les maîtres de cette ville, dont ils convoitaient la possession depuis si longtemps. Aussi, dès1450, Amédée VIII se retira pour la seconde fois à Ripaille, et, de son autorité de légat d’abord, par une bulle arraché eà Nicolas V ensuite, il résigna l’évêché de Genève à son petit-fils Pierre de Savoie, fils de Louis Ier, duc de Savoie, et d’Anne de Chypre Lusignan. Pierre avait à peine huit ans; il était déjà protonotaire apostolique et abbé de Saint-André de Verceil. On lui donna pour administrateur vicaire un Cypriote, Thomas de Sur, archevêque de Tarentaise. Pierre de Savoie mourut à quinze ans. Il eut pour successeur son propre frère, Jean-Louis de Savoie, protonotaire apostolique, administrateur perpétuel des abbayes d’Ivrée, de Staffarde, de Canobe, d’Ambronay, de Saint-Oyen de Joux, des prieurés de Contamines, de Payerne, de Nantua, des commanderies de Saint-Antoine et Saint-Dalmace de Turin. A sa mort, en1482, le chapitre voulut rétablir l’ancienne discipline et écarter un prince savoyard. Il élut donc Urbain de Chevron, abbé de Tamié. Aussitôt le duc de Savoie envoya un ambassadeur aux chanoines pour leur signifier que, la nomination de l’évêque lui appartenant comme seigneur de Genève, il avait pourvu de ce bénéfice François de Savoie, archevêque d’Auch, frère du défunt. Le pape Sixte IV, auquel le différend fut soumis, voulut trancher la question sans favoriser aucune des deux parties, et nomma son neveu Dominique de la Rovère, déjà archevêque de Tarentaise et cardinal du titre de Saint-Clément, qui céda sa nomination à l’évêque de Turin.

Celui-ci, Jean de Compey, fils de Jean de Compey, seigneur de Gruffy et Prangins, ambassadeur en France, et d’Antoinette de la Palud Varembon, était abbé de Sixt, de Saint-Etienne de Verceil, d’Aulps et de Chesery, et grand chancelier de Savoie, charge dans laquelle il avait succédé en1462 à Jacques de Valpergne. Le débat fut circonscrit entre M. de Compey et M. de Chevron, l’archevêque d’Auch ayant jugé plus habile de se retirer. Chevron fut condamné en consistoire à Rome. Compey obtint les bulles d’institution canonique, vint à Genève, fut mal reçu. François de Savoie se fit aussitôt céder par Urbain de Chevron ses prétentions et alors se mit en mesure de prendre par la force ce qu’il n’avait pu avoir par le droit. Jean de Compey était à Genève depuis un an, lorsque, apprenant les intrigues de son compétiteur, il se résigna à lui céder la place en fait, se réservant de lutter contre lui, quand il y trouverait son avantage.

Il quitta donc la ville épiscopale «et s’en alla d’illec premièrement à Salanche où l’archevêque d’Aulx luy manda premièrement une ambassade pour luy dire que si luy vouloyt renoncer son droit de l’évêché, yl luy donneroit bonne récompense, mais de Compey ne sy voulut oncques accorder. Pourquoy M. d’Aulx avec son nepveu le duc Charles (de Savoie) premier de ce nom usèrent d’autorité de prince et mirent garnison en l’évêchée et au seau, et aulssi aux chasteaulx appartenants à l’évêché. Et entends que les commissaires de cette affaire étoient Amé de Gingin, Amé de Grilly, gentilshommes de Savoie, Hanchin Coppin, citoïen de Genève et Jehan Antoine Gamba de la diocèse de Thurin, car la bulle par laquelle Pape Sixte mist l’interdit à Genève les nomme ainsi».

Jean de Compey avait, en effet, porté ses plaintes à Rome. Le pape les fit examiner dans un consistoire, qui déclara Compey le seul légitime évêque de Genève, ordonna au métropolitain, l’archevêque de Vienne de le rétablir, et de jeter l’interdit sur la ville en cas de résistance.

L’archevêque obéit; mais, comme il se rendait à Genève, il fut arrêté sur la route par Philippe-Monsieur, comte de Bresse, frère de François de Savoie, qui protestait que, celui-ci se croyant justement le seul évêque institué canoniquement, il le défendrait envers et contre tous, même par la force. L’archevêque retourna donc sur ses pas, et, de retour à Vienne, fulmina l’interdit contre la ville de Genève, et envoya à tous les curés du diocèse l’ordre de le publier. Mais le cardinal Pierre de Foix, passant en Savoie, s’employa à accommoder ce différent. Il y réussit, en promettant à Jean de Compey une compensation. En effet, ce prélat fut nommé, la même année, archevêque de Tarentaise. Il succédait, chose étrange! sur ce siège, à son ancien compétiteur Urbain de Chevron-Villette. Le25juillet1484, François de Savoie fit son entrée solennelle à Genève. Bonivard, le chroniqueur genevois, qui fut depuis l’un des premiers apostats qui embrassèrent la Réforme, nous en a laissé une description.

«Quant yl marcha sur le pont d’Arve, yl trouva sur icelluy diverses bestes sauvages et des chiens qui les chassoient, et au bout du pont sur. ung chariot cinq tours. Au milieu en avoit une d’une lance de haut et au sommet d’icolle avoit ung tonneau enflambé de feu: lequel charriot marchoit tous jours devant luy jusques en Palaix. Et d’autre cousté avoit de fort belles histoires et riches que commencèrent depuis le pont d’Arve jusques en sa maison devant Rive, montant par la rue Verdonne, tirant au Bourg de Four, et despuis le Bourg de Four tirant vers la maison de la ville, tirant jusques à la grandt porte de Saint-Pierre, et cela estoit tout historié. Et quant yl fuct devant ladicte église, yl trouva les channoines qui le reçurent tous revestus de chappes de drap d’or et de soye, avec croix et reliques, comme en tel cas appartient.»

François de Savoie ne régna pas longtemps sur Genève; il mourut en1490, à Turin, où il s’était rendu pour partager avec la duchesse Blanche de Montferrat, veuve de Charles Ier, la tutelle du jeune duc Charles-Jean-Amédée.

Ce fut à ce moment que se passa l’épisode peu connu que nous allons rapporter et qui doit justifier le titre de notre petit roman historique.

On n’a pas oublié sans doute que Genève-subissait une triple domination: celle de l’évêque, celle de la commune et celle du duc de Savoie. Ce dernier prétendait avoir la nomination aux bénéfices, par conséquent le droit de désigner un successeur à l’évêque défunt; de son côté le chapitre, pour repousser cette prétention, voulait élire le nouvel évêque; enfin le peuple prenait aussi part à la lutte en soutenant la candidature de qui savait lui plaire. Le prévôt de la cathédrale de Genève était alors Guillaume de Fitignié; le chantre, révérend André de Malvenda, prieur commendataire d’Aix et de Thonon, doyen d’Aubonne; parmi les chanoines, plusieurs appartenaient à la noblesse de Savoie: Pierre de Viry, François de Sacconay, François de Charansonay, trois Lornay, Richard de Rossillon, Aymon de Divonne, Louis de Gerbaix.

Le duc de Savoie régnant était Charles II (Jean-Amédée), enfant encore à la mamelle et pour qui gouvernaient sa mère Blanche de Montferrat et surtout son grand-oncle le comte de Brosse.

C’est un caractère qui mériterait une étude spéciale, que celui de Philippe de Savoie, comte de Bresse, qui joua un rôle si actif dans l’histoire de son temps. Il est nécessaire que nous en disions ici quelques mots. Cinquième fils du duc Louis et d’Anne de Chypre, Philippe, né au château de Chambéry en1438, fut appelé dans sa jeunesse Philippe-Monsieur et prit lui-même le nom de Philippe Sans-Terre, parce que jusqu’à l’âge de vingt-deux ans il n’eut aucun apanage; «et ayant l’esprit tendu et aspirant à choses hautes, dit le naïf Guillaume Paradin, en sa Chronique de Savoie, fit quelques factions avec les gentilshommes et sujets de Savoie, à la domination et préjudice des droits de son père et de son frère aîné. En quoi il procéda tellement que tout le peuple et Etats de Savoie lui courait après, ayant admiration de s a noble indolc et de la gentillesse de son esprit d’autant qu’ils avaient en mépris la simplesse et somnolence de .son frère Amé, qui semblait mieux un religieux, que prince nay au régime de République ou maniement des armes.»

Mais le duc Louis, son père, par patentes datées de Quiers, 26février1460, lui donna les seigneuries de Baugé, de la Valbonne et de Revermont avec le titre de comte, et l’envoya, l’année suivante, assister au sacre de Louis XI de France, à Reims.

Philippe de Bresse fut ensuite mélé aux troubles qui agitèrent la Savoie à propos des favoris cypriote de sa mère, la duchesse Anne de Chypre, et à l’expulsion desquels il contribua pour une large part.

C’est lui qui fit assassiner le maréchal de Saint-Sorlin, arrêter, juger et condamner Jacques de Valpergue, chancelier de Savoie, qui fut noyé dans le lac de Genève. Il retourna ensuite auprès du rois de France, qui, ayant épousé sa sœur Charlotte de Savoie, était son beau-frère; mais Louis le fit arrêter, l’envoya au château de Loches et fit enfermer au donjon de Vincennes son maître d’hôtel et Louis de Genost, son écuyer. Le comte de Bresse resta prisonnier à Loches deux ans; puis, après sa déli vrance, il se mêla très-activement aux affaires politiques et militaires de son temps. Sa devise peint son caractère: c’était un serpent ayant quitté sa dépouille, avec ce seul mot en exergue: PARATIOR. Il avait épousé en premières noces Marguerite, fille de Charles, duc de Bourbon, grand chancelier de France et d’Agnès de Bourgogne, et en secondes, Claudine de Brosse, fille de Jean, comte de Penthièvre, et de Nicole de Bretagne. Il fut le père de Louise de Savoie, mère de François Ier.

Tel était donc le prince qui gouvernait le duché de Savoie pendant la minorité de Charles-Jean-Amédée.

Quant à la duchesse régente, sa mère, voici le portrait qu’en trace Paradin: «Il n’y eut rien qui tant amena les rebelles à la raison, que la bonne conduite de Madame la duchesse, qui surpassait par miracle tout entendement féminin, se montrant douce et humble aux bons sujets, et terrible et formidable aux mutins et rebelles».

Or, parmi les pages de Madame Blanche de Montferrat se trouvait un jeune garçon nommé Pierre du Terrail, seigneur de Bayard. Il était du Dauphiné et appartenait à une bonne famille d’antique lignage; tous les Terrail moururent pauvres, a dit leur historiographe; mais leurs successions à tous, de père en fils, s’ouvrirent sur le champ de bataille. L’évêque de Grenoble, son oncle, de la maison des Alemans, le donna au duc de Savoie, Charles le Guerrier, dont la cour était une des plus brillantes et des plus chevaleresques de l’Europe.

«Le bon chevalier, dit le Loyal Serviteur, son biographe, fut page du duc Charles de Savoie l’espace de six mois; il se fit tant aimer des grands et des petits que jamais jeune enfant ne le fut plus. Il était si serviable aux seigneurs et aux dames que c’était merveille. En aucune chose il n’y avait ni jeune page ni seigneur qui pût lui être comparé, car il contait, luttaitet chevauchait, le mieux possible; aussi son maître le prit-il en aussi grand amour que s’il eût été son fils.»

Bayard, étant resté quelque temps encore auprès de la veuve de son maître, fut, quoiqu’il eût à peine seize ans, choisi pour aller à Genève diriger l’élection du successeur de François de Savoie. Deux candidats étaient en présence: Charles de Seyssel, supérieur des Antonins de Chambéry, candidat du chapitre, et Antoine Champion, parent de Jean Champion, maître d’hôtel du comte de Bresse, que protégeait spécialement celui-ci.

Charles de Seyssel appartenait à une famille illustre qui remontait au douzième siècle et en laquelle s’était fondue la grande maison de la Chambre, de si haut lignage, qu’elle prenait pour devise: Altissimus nos fundavit. Il était le parent du maréchal de Seyssel, l’un des plus ardents ennemis, et de l’un des plus dangereux antagonistes du comte de Bresse, le comte de la Chambre.

Antoine Champion, s’il était d’extraction moins illustre et de naissance plus humble que son concurrent, occupait les plus éminentes charges de l’Etat. Cependant il était noble, car il portait, en son écu: de gueules à un champion contourné et monté d’argent tenant une épée nue à la main droite de même. Il avait été sénateur, puis premier président au Sénat de Savoie, et succéda en1482, comme chancelier de Savoie, à Jean Clopet. Il fut aussi ambassadeur auprès des Suisses de la duchesse Yolande de France, sœur de Louis XI, régente durant la minorité de son fils Philibert le Chasseur. Il était marié et avait plusieurs enfants; mais, devenu veuf, il embrassa l’état ecclésiastique, fut créé protonotaire apostolique, et fut nommé ensuite à l’évêché de Mondovi. En1491, il était donc évêque de Mondovi et chancelier, car Amédée de Romagnan ne lui succéda dans ce dernier office qu’en1495. Il était fort dévoué au comte de Bresse, qui probablement se réservait de le remplacer, plus tard, sur le siège de Genève, par quelque prince de sa maison.

Le petit seigneur de Bayard avait mission de recommander au chapitre Antoine Champion, le comte de Bresse tolérant pour cette fois que l’évêque de Genève fût élu, et non nommé par le duc, celui-ci étant mineur. «Si y eu pour ce, dit Bonivard, grosses bendes et partialités, non-seulement à Genève mais par toutte la Savoie à cause qu’ils étoient tous deulx (les candidats) de grande aucthorité, le chancelier pour son office, jaçoit qu’il fut de basse main, de Seyssel à cause de la grandeur de sa maison.»

Aussi les chanoines furent-ils fort embarrassés et ne surent-ils auquel entendre. Ils ne voulaient pas perdre la faveur du prince, ils désiraient maintenir les droits du chapitre, et il leur semblait que ce fût par moquerie qu’on leur eût envoyé un ambassadeur de quinze ans, qui n’était pas encore hors de page.

Bayard, voyant qu’il se heurterait à mille obstacles s’il contrecarrait les secrets desseins des chanoines, feignit de se laisser gagner par eux, leur persuada de nommer Charles de Seyssel et expédia sur le champ un courrier à Philippe-Monsieur. Le conseil, qui était de cet avis, mais n’osait le dire, se rendit à la maison capitulaire et supplia les révérends seigneurs chanoines d’élire pour évêque «un homme agréable à Dieu et à la ville.»

Aussitôt le chapitre élut Charles de Seyssel. Mais trois jours plus tard survinrent des lettres de recommandation du comte de Bresse et de la duchesse régente en faveur du chancelier Champion. Presque en même temps, on apprenait par une lettre du roi de France, Charles VIII, qu’il se prononçait en faveur de Seyssel et priait les syndics de tenir la main à ce qu’il ne fût pas mécontenté. Le différend s’aggravait donc. Les syndics, ayant délibéré, déclarèrent qu’ils étaient incompétents, mais qu’ils étaient prêts à seconder le chapitre et à appuyer la décision à intervenir du pontife romain.

Le pape, Innocent VIII, écrivit à son tour aux syndics pour leur dire que son choix était tombé sur Antoine Champion et qu’il le nommait à l’évêché de Genève à la prière du comte Philippe et de la duchesse Blanche, et la bulle pontificale commençait ainsi! AD PRECES dilectorum filiorum nobilium Ducisse et Philippi de Sabaudia transtulinues, etc. Le pape revenait à deux fois sur cette considération. Il regrettait, assurait-il, de contrarier en cela les vues du roi de France; mais il ne pouvait méconnaître des mérites d’un homme qui avait si bien servi les intérêts de la maison de Savoie.

Charles de Seyssel n’hésita pas à appeler ses partisans à le défendre par la force des armes. Son parent, le comte de la Chambre, son frère, le baron d’Aix, un grand nombre de gentilshommes du pays de Vaud et de la Savoie se réunirent avec bon nombre de gens d’armes et il fut décidé qu’on livrerait bataille à tous ceux qui se présenteraient pour soutenir la cause d’Antoine Champion. Que devint pendant ces débats le gentil seigneur de Bayard? Il nous a été impossible de suivre son rôle de plus près dans cette singulière affaire, dont, au reste, aucun de ses historiens n’a jamais parlé! Ce qui ne fait pas un doute pour nous c’est que s’il fut donné au roi Charles VIII par le duc Philippe, et non, comme on l’a dit, par le duc Charles, ce fut parce qu’il avait mal servi dans cette circonstance les intérêts qui lui étaient confiés.

En se faisant le tenant des ambitions de Seyssel, le comte de la Chambre n’obéissait pas seulement à des considérations de famille. Depuis longtemps déjà on réservait aux Piémontais les grandes charges de l’Etat et l’on en écartait les seigneurs savoyards. Bien plus, la duchesse Blanche, pour échapper à l’influence de la cour de France, avait transporté la capitale de ses Etats de Chambéry à Turin. La Chambre donc emporta Chambéry d’assaut, marcha sur Genève et l’occupa sans coup férir. Aussitôt le comte de Bresse, à la tête d’un corps d’armée considérable, passa les monts, reprit Chambéry, et, suivant la même route que la Chambre, se dirigea sur Genève.

Les deux armées se rencontrèrent à Chancy, à peu de distance de la ville épiscopale. Un combat terrible s’engagea. Philippe de Savoie fut vainqueur, dispersa les troupes du grand vassal révolté, entra à Genève. Seyssel abandonna aussitôt ses prétentions. Mais le comte de Bresse alla assiéger le château d’Aix, s’en empara, et comme la Chambre s’était retiré en France, il lui fit raser tous ses châteaux; en outre le sénat de Turin lui fit un procès comme criminel de lèse-majesté et le condamna à la confiscation de ses biens, sentence qui eût été promptement exécutée, si la Chambre n’avait obtenu sa grâce par l’intercession du roi de France.

Après que ces troubles furent apaisés, Antoine Champion envoya comme procureur à Genève Jean Arbalétrier, prévôt de Berne, qui présenta ses lettres de crédit au nom de l’évêque le9octobre1491et prit pour lui possession de l’évêché. Champion ne vint à Genève qu’en1493. Le12avril de cette année, le conseil, impatient de connaître enfin son prince, députa à l’évêque le citoyen Léonard Acquinaz, porteur du message suivant:

«Pour ce que sy devant par plusieurs fois leur à rescript (Monseigneur l’évêque) qu’il voudroit visiter ses églises, cité et subjects, et donner ordre à sa justice et ses affaires, ont déclaré renvoyer le visiter, car ils n’ont nulles nouvelles seures de sa venue, laquelle leur est bien désirée, et seroyt fort joyeuse.» Le17mai, Champion annonça son arrivée, et la commune décida qu’il serait reçu avec le même cérémonial que son prédécesseur Jean de Compey.

Le29mai, il fit son entrée dans la ville, accompagné du comte de Bresse et d’une foule d’autres grands personnages. Il alla prêter le même jour, dans la cathédrale de Saint-Pierre, le serment de respecter, comme ses prédécesseurs, les franchises de la cité. Les syndics, en cette année, étaient Pierre du Nant, Guigue Prévost, Michel Lingot, Pierre Gachet. Le comte de Bresse reçut à cette occasion un présent de malvoisie, dragées et torches. Antoine Champion jouit donc paisiblement de son évêché jusqu’en1495, qu’il mourut à Turin le29juillet.

Charles de Seyssel, «qui étoit ung bon hommeau, tendant plustost à simplicité que à finesse,» ne devint évêque de Genève qu’en l’an1510, et voici comment.

A la mort de Champion, la duchesse Claudine de Bresse, femme de Philippe de Bresse, qui était devenu duc de Savoie par la mort de son neveu Charles-Jean-Amédée, fit prier le chapitre d’élire son cinquième fils, Philippe de Savoie, qui n’était âgé que de sept ans. Le chapitre obéit, pour éviter les contestations qui s’étaient produites à la récente vacance. Alexandre II, en confirmant cette nomination, donna au trop jeune commendataire pour administrateur, Aymon de Montfalcon, évêque de Lausanne. A dix-huit ans, le jeune évêque combattit à la bataille d’Agnadel, et, comme il n’était point entré dans les ordres, Il témoigna à son père le désir de quitter l’état cclésiastique. Il se démit donc en faveur de Charles de Seyssel, et fut créé comte de Genève, le duc Philippe s’étant réservé le fief et la principale souveraineté de la ville

Ainsi fut menée à bonne fin, moyennant un siècle de travail, la politique de la maison de Savoie vis-à-vis de Genève. Ce Philippe, qui d’évêque devint un grand guerrier, fut créé duc de Nemours par son neveu François1er, et de son mariage avec Louise d’Orléans Longueville naquit ce Jacques de Savoie, duc de Nemours, qui épousa la veuve du grand-duc François de Guise, et de qui Brantôme a tracé ce portrait éloquent: «C’était un prince très-beau, vaillant, accortable, bien disant, bien écrivant autant en rime qu’en prose. Il était pourvu d’un grand sens et esprit. Ses avis étaient les meilleurs au conseil. Il excellait en toutes sortes d’exercices, parfait en tout; si bien que qui n’a vu Savoie-Nemours en ses gaies années, n’a rien vu; et qui l’a vu, le peut baptiser par tout le monde, LA FLEUR DE LA CHEVALERIE.»

Quoique son but fût atteint, la maison de Savoie voulut consacrer le fait accompli, un nommant évêque de Genève, à la mort de Charles de Seyssel, en1513, Jean de Savoie, prieur de Cilingy, qui céda au duc Charles III tous les droits et toute la juridiction temporelle qu’il avait dans Genève en qualité d’évêque; cette cession fut confirmée parle pape Léon X. Mais en mourant, ce prélat adressa à son futur successeur ces paroles significatives: Si perveneris huic episcopatui, noli, oro te, gressus meos insequi, nec ut ego feci, te gerere; imô vero Civitatis libertatem conservare et defendere, ideo patior, et ultionem divinam percipio et sentio quœ mihi condonabit in purgatorio.

Le successeur de Jean de Savoie fut, en effet, le dernier évêque qui résida à Genève et celui que chassèrent les huguenots: Pierre de la Baume-Montrevel, protonotaire apostolique, abbé commendataire de Saint-Oyen de Joux, de Saint-Just de Suze, de Notre-Dame de Pignerol, prieur de Lemene et d’Arbois, chanoine-comte de Lyon, évêque de Tarse et coadjuteur, puis évêque de Genève.

CHARLES BUET.

Décembre1870, Saint-Jean de Maurienne

La mitre et l'épée

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