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II Comment l’évêque de Genève fut reçu dans la capitale de son diocèse.

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Table des matières

–Par ainsi, maître Urbain Talichet, nous allons voir enfin un évêque? Il était bien temps de terminer ces dissensions.

–Oui, Gaspard.. Hum!. Hum! Je trouve pourtant que Monsieur le duc de Savoie se montre bien glorieux de nous envoyer des princes de sa maison pour nous gouverner.

Gaspard se retourna, et se trouva face à face avec le menuisier tabletier, qui souriait malicieusement. Il y eut un échange de politesse entre dame Renée et dame Gaspard. Philippe Maubuisson tendit la main au mari de celle-ci; Gilberte fit une révérence modeste, et les deux groupes se confondirent en un seul.

–D’où vient, mon cher Antoine, interrogea de nouveau le vieux Gaspard, très-riche meunier de Varembé, fort libéral par opinion, envieux des priviléges accordés aux métiers urbains, d’où vient que vous n’êtes pas à la tête de votre corporation, tabart écarlate sur l’épaule, avec la bannière à la main, et les massiers vous escortant?

–Parce que, mon ami Gaspard, les corporations genevoises ne reconnaissent nullement en droit l’autorité qu’elles sont forcées d’admettre en fait. Monsieur Jean de Compey avait été nommé notre évêque par le Pape, et nous voulions Compey; le clergé voulait Monsieur de Chevron; ce que voyant, notre Saint-Père voulut imposer son neveu, afin de trancher le différend. La Rovère ne fut accepté ni par le peuple ni par les prêtres, et voilà que le duc de Savoie nous envoie Monsieur son oncle, digne prélat et galant homme du reste, mais qui se trouve dans la même position que la Rovère. Or, comme il n’y aurait pas de raison pour que cela finît, il a fallu recevoir un évêque de la main de Charles III.

–A quelle heure doit-il arriver?

–Bientôt, je pense, car, si grand seigneur qu’il soit, il ne se fera pas attendre.

Ceci se passait aux environs du pont d’Arve, où devait avoir lieu la réception du nouvel évêque de Genève. Ce pont, jeté sur un torrent impétueux qui descend des montagnes du Faucigny, et prend sa source auprès de l’hospice du col de la Balme, était fort ancien. Il se composait de trois arches de largeur égale, mais dont l’une se trouvait exhaussée de manière à donner au tablier la forme appelée dos d’âne en termes architecturaux. Du côté de Genève, deux légères tourelles, reliées par une courtine percée d’une porte ogivale, en fermaient l’accès en cas de guerre. Le percepteur du péage habitait l’un de ces tourillons.

Sur les deux rives, plantées de saules et de peupliers, une foule immense était accourue et remplissait les vastes prairies situées entre la rivière et les remparts. De l’autre côté se pressaient les populations des villages environnants, paysans, laboureurs, dont les costumes bizarres formaient un coup d’œil curieux. Les murailles du faubourg Saint-Léger se couvraient aussi d’une multitude compacte, et l’on apercevait jusque sur les clochers des églises des groupes de spectateurs. Le peuple riait et se divertissait on ne saurait plus: il est des gens qui prennent un plaisir inouï à se faire écraser dans ces foules.

Cet endroit était déjà célèbre par les réceptions fastueuses dont il avait été le témoin. Le chroniqueur Perrinet-Dupin nous a transmis les détails de celle qui fut faite, vers la fin du quatorzième siècle, au comte Rouge de Savoie, par le comte Pierre de Genevois, et l’évêque Guillaume de Lornay.

L’on y joua «maintes histoyres par personnages, plaisantes et moult délectables à regarder.»

Des tentures de damas aux couleurs de Savoie, c’est-à-dire blanc et rouge, décoraient les parapets du vieux pont. Les tourelles étaient chargées d’oriflammes, de drapeaux et de bannières, sur lesquelles on avait brodé des devises chevaleresques, des allégories ingénieuses, si goûtées à cette époque. Des portières d’étoffes orientales drapaient la porte gothique; des écussons, des guirlandes s’entrelaçaient partout et c’eût été le cas de dire, avec le sieur Despréaux:

Ce n’étaient que festons, ce n’étaient qu’astragales.

Au delà du pont, un immense chariot supportait cinq tours construites en charpente, dont l’une, haute d’une lance, était surmontée d’un tonneau rempli de goudron, destiné à représenter la colonne de flamme qui guida les Hébreux dans le désert. Deux panthères, un tigre, un lion, plusieurs ours étaient disposés avec beaucoup d’art sur des estrades plantées d’arbres fantastiques, ornées de fleurs bizarrement découpées, trop étranges pour être naturelles. L’amour de la vérité nous oblige à dire que ces carnassiers avaient été probablement empaillés, et que les arbres et les plantes n’étaient que du carton peint.

Vers trois heures, retentirent les sons éclatants de la trompette. La foule ondula. Des cris de joie se firent entendre.

–Ah! ah! dit Philippe Maubuisson, voici la procession qui s’avance.

–Elle eût été bien plus belle si les soixante-deux corps de métiers eussent voulu y prendre part, observa Gaspard, d’un ton de regret. Tiens! continua le meunier avec l’accent bienveillant d’un protecteur vis-à-vis de son protégé, que faites-vous ici, Perceval des Plans? Chez quel fripier avez-vous acheté cette souquenille de tabis et ce beau chaperon cramoisi?

Ces paroles s’adressaient à un jeune homme d’une taille élancée, mais d’une excessive maigreur, dont la paleur blême, les épaules voûtées, le front dégarni de cheveux, les membres grêles, accusaient de secrètes privations. Pourtant, cette misère apparente se trouvait démentie par un somptueux costume, qu’il semblait porter avec une certaine gène.

–Je n’achète rien chez les fripiers, mon cher, riposta le jeune homme, d’une voix brève et tranchante, à la question de maître Gaspard. Ces habits m’ont été donnés en présent par Messire Charles de Seyssel, qui m’honore de son amitié.

–Comment allez-vous, mon garçon? dit à son tour l’hôtelier. Dame Fortune, je le vois, vous a favorisé d’une visite.

–Et c’est pourquoi, reprit Perceval, de son ton caustique, vous daignez me reconnaître. Dame Renée, j’en suis sûr, va rendre hommage aux broderies de mon chaperon, à la fine soie de ma robe. On n’est impertinent qu’avec les vêtements râpés.

La reine de l’Homme sans tête fit, en effet, un gracieux compliment au jeune homme, et Gilberte lui fit un petit signe de tête amical. Perceval des Plans lui répondit par un regard d’intelligence, fit un brusque salut à la compagnie et se perdit dans les groupes.

–Il est bien fier aujourd’hui! dit Gaspard en secouant la tête; l’orgueil perdra ce garçonnet.

–Il est honnête, pétri de talent! s’écria Antoine Fribert avec vivacité; il ne souffre pas qu’on l’humilie, en quoi je lui donne raison. Vous ne l’eussiez pas honoré d’un regard, maître Gaspard, s’il avait eu pour toute parure son justaucorps lie-de-vin et ses chausses rapiécées.

–Messire Charles de Seyssel, murmura Gilberte, un peu confuse de prendre la parole sans être interrogée, l’a chargé de composer les farces et moralités que les baladins d’Italie doivent jouer devant Monseigneur. Perceval a beaucoup d’esprit. C’est un bon cœur. Je suis heureuse de le voir sorti de la.

–Taisez-vous, sotte! interrompit dame Renée avec véhémence. Avant de vous occuper de ce vagabond, sachez d’abord si Messire de Seyssel continuera à le protéger

–Les voici! les voici! vociférait la foule en se massant le long de la route que devait parcourir le cortége.

La procession défilait, en effet, s’avançant lentement à travers les rangs pressés de la multitude.

Les bannières déployées ondulaient au souffle de la brise; les encensoirs lançaient des jets de fumée odorante; les tambours battaient aux champs et les trompettes sonnaient, mêlant aux doux sons du rebec et de la viole des orchestres leurs fanfares guerrières.

Une compagnie d’arquebusiers ouvrait la marche; venaient ensuite les chanoines de la collégiale des Macchabées, fondée par le cardinal de Brogny en1406, précédés par leur doyen; le clergé et les confréries des sept paroisses de Genève: Sainte-Croix, Notre-Dame-la-Neuve, Saint-Germain, la Madelaine, Saint-Gervais, Saint-Léger et Saint-Victor; le prieur de Saint-Victor, Amé de Charansonnay, accompagné de ses religieux; les cordeliers de Rive, les dominicains de Grand-Palais, les antonins, les bénédictins de Saint-Jean hors les murs.

Un groupe nombreux d’ecclésiastiques, montés sur des chevaux de parade, apparaissait ensuite; c’étaient les abbés de Filly, de Talloires, de Sixt, le plébain de Thonon, les titulaires des commanderies du diocèse, hauts dignitaires appartenant, pour la plupart, à la noblesse de Savoie.

Enfin les nobles syndics de Genève, les membres du conseil de commune, le sautier, le chevalier du guet et ses acolytes, les hérauts de la ville, les juges, les huissiers et les fonctionnaires de tous grades, terminaient le cortége.

Les syndics étaient revêtus du manteau mi-parti gris et noir, insigne de leur dignité.

Ils furent accueillis par un profond silence.

Le peuple, généralement, déteste ceux qui le gouvernent; après le plaisir d’élire, il n’en est pas de plus grand pour lui que de renverser les élus.

Une seule acclamation retentit, mais la foule entière s’y associa:

–Vive Loys de Lestelley!

L’un des membres du conseil souleva sa toque de velours et salua gravement.

–Il paraît que vous êtes populaire, Messire, lui dit le premier syndic avec un accent où perçait une secrète envie.

Bientôt une clameur immense s’éleva vers le ciel; un nuage de poussière obscurcissait l’air du côté de Saint-Julien, et l’on voyait, à travers cette nuée de poudre grise, briller les cuirasses, ondoyer les panaches et chatoyer les pierreries.

Monseigneur François de Savoie chevauchait à quelques pas de sa suite. C’était un beau cavalier, fièrement campé sur son palefroi, dont la housse, frangée de crépines d’or, traînait jusqu’à terre.

Comme la plupart des prélats de cette époque, François de Savoie participait à la fois du prêtre et du soldat.

L’habileté politique, la sagacité, la résolution, vertus héréditaires dans sa royale maison, se lisaient ou plutôt se laissaient deviner dans son regard; ses traits respiraient le courage et l’énergie, tempérés par une bienveillance sans morgue et sans hauteur. Son front, un peu bombé, annonçait de l’entêtement. Sa pose et son maintien, pleins d’une dignité sans affectation, en imposaient même à ses familiers.

En le voyant ainsi jeune, ardent, gracieux, droit sur la selle ciselée de son alezan, la foule fut séduite; elle s’attendait à un prince morose, grave, rendu sombre par les soucis de la politique, tel, en un mot, quele frère de François et son prédécesseur, l’évêque Jean-Louis, lui était apparu.

L’on s’était concerté pour lui faire une froide réception, en harmonie avec les sentiments du peuple, et qui équivalût à une injure. Un revirement subit changea ces dispositions hostiles en enthousiasme. Des cris mille fois répétés acclamèrent le jeune évêque; les bras se tendirent vers lui; les têtes se découvrirent, et la foule, rompant les barrières, vint se presser autour de son cheval.

Les seigneurs qui accompagnaient le prince, et parmi lesquels on remarquait les représentants de la plus illustre noblesse de Savoie, se renvoyaient des regards stupéfaits. Ils s’attendaient à une défaite: ils assistèrent à un triomphe.

Les sourdes menées des partisans de Compey et de Chevron, les intrigues du parti de la révolte aboutissaient à un résultat contraire. Ils n’en purent croire leurs yeux tout d’abord et craignirent qu’un serpent ne fût caché sous les fleurs, et que le peuple ne voulût étouffer son souverain par ses embrassements; ils ne tardèrent pas à comprendre que cette joie n’était nullement feinte, que ces acclamations étaient sincères. Dès lors, ils firent largesse à la foule.

Quand le calme fut rétabli, Messieurs les syndics s’avancèrent et haranguèrent le prélat. Celui-ci parut les écouter avec une attention soutenue, tandis qu’il méditait dans son for intérieur sur l’instabilité des choses humaines.

Cette flatterie lui concilia l’affection des élus du peuple, comme sa bonne grâce lui avait attiré celle du peuple lui-même.

Il répondit par un petit discours plein de bonnes promesses, ce dont sont prodigues les princes nouvellement arrivés au pouvoir, il exprima sa reconnaissance de cet accueil inespéré en termes fort courtois, glissa un compliment à l’adresse de Messieurs du conseil, et, finalement, tendit sa main à baiser aux syndics.

Le cortége se dirigea vers la porte Saint-Léger; seulement la procession fut mise en grand désarroi: peuple, noblesse, gens de robe, écoliers, tout marchait pêle-mêle à la suite du prélat, et le fracas des cloches sonnant à toute volée ne parvenait pas à couvrir le bruit des clameurs, des vivats et des noëls.

Soudain retentit une voix fraîche, sonore.

–Vive Jean de Compey! criait cette voix, honte à l’intrus!

Il y eut scandale. Une lutte s’engagea tout auprès des fossés. Le peuple s’arrêta, pétrifié d’étonnement. L’évêque fronça légèrement le sourcil. Deux hommes s’avancèrent, tenant chacun par un bras un jeune garçon vêtu des lambeaux d’une robe de drap bleu, le visage souillé de poussière, » tête nue.

–C’est vous, mon fils, qui m’avez jeté cette injure? interrogea François de Savoie d’une voix aussi calme que si l’injure ne se fût point adressée à lui.

–Monseigneur, c’est moi.

–Comment vous nommez-vous?

–Urbain de Compey.

–C’est bien, dit François avec bonhomie. Laissez-le aller, continua-t-il en s’adressant à ceux qui le retenaient; c’est un enfant étourdi: l’expérience lui viendra avec l’âge.

Et il poursuivit son chemin, heureux d’avoir eu l’occasion de témoigner de sa clémence en présence de ses sujets.

Le cortége suivit le faubourg Saint-Léger, remonta la rue de Verdonne, celle du Petit-Bourg-de-Four et arriva devant le portail de la cathédrale, où les chanoines attendaient l’évêque, revêtus de chapes de drap d’or.

Après le Te Deum, l’évêque fut reconduit à son palais par la foule, et s’arrêta, chemin faisant, à diverses reprises, pour entendre les farces, les soties et les moralités composées par Perceval des Plans.

Il daigna les trouver fort belles, se fit présenter la jeune poëte, lui remit une bague d’un grand prix et l’invita à venir le voir.

Puis il pénétra sous le porche de l’hôtel épiscopal et disparut aux yeux de la foule, qui s’était prise à l’aimer, comme elle l’avait haï, sans trop savoir pourquoi.

La mitre et l'épée

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