Читать книгу La mitre et l'épée - Charles Buet - Страница 6
I
Pourquoi maître Philippe Maubuisson était à la fois triste et joyeux, et du désarroi qui régna, pour cette cause, en l’hôtellerie de L’HOMME SANS TÊTE,
ОглавлениеLe dimanche vingt-cinquième jour de l’an du Seigneur1484, il y avait grande rumeur en la ville de Genève. L’on voyait circuler dans les rues étroites et mal odorantes de la vieille cité, un grand nombre de gens sur le visage desquels on pouvait lire cette curiosité qui perdit Eve, notre mère.
Il s’y mêlait beaucoup de cette joie de ne rien faire, de jouir de sa paresse et de l’étaler aux yeux de tous, que ressentent bourgeois et peuple, si d’aventure survient quelque événement de nature à troubler la quiétude de leur existence.
Tout ce monde était paré des vêtements réservés aux grandes fêtes. Les rangs se confondaient volontiers: de graves docteurs, drapés dans leurs garnaches de couleur sombre, le capuchon rejeté sur l’épaule, marchaient côte à côte avec de sémillantes fillettes vêtues de robes grises, d’où leur vint un surnom bien déshonoré aujourd’hui; les écoliers, mutins jeunes hommes peu faciles à conduire, cheminaient par bandes nombreuses, et ne songeaient nullement à larder de méchantes épigrammes, parfois traduites en méchant latin, les bons bourgeois et leurs épouses, ordinaires plastrons de leurs plaisanteries; des seigneurs vêtus richement, escortés de pages, d’écuyers, de valets, aux splendides livrées, chevauchaient à travers la foule, peu soucieux d’écraser çà et là quelque manant.
Tous suivaient la même direction et se dirigeaient vers le faubourg de Saint-Léger.
Par intervalles, des compagnies d’archers s’ouvraient un passage à coups de hampes de piques dans les rangs serrés de la foule.
La rue de Verdonne regorgeait de gens endimanchés qui passaient, les uns parlant à demi-voix, les autres vociférant à tue-tête, d’aucuns chantant en chœur des complaintes ou les virelais alors en vogue.
Ces cris, ces murmures, ces rires et ces voix se mêlaient au bruit des pas, au cliquetis des armes, aux hennissements des chevaux, aux aboiements 1des chiens, ensemble qui produisait un concert cacophonique assez éclatant pour briser le plus robuste tympan.
D’où venait cet émoi général? Nous l’apprendrons plus tard.
–Çà! mon voisin Philippe, d’où vient cette morne tristesse qui se peint sur votre front, alternant avec l’expression d’une folle gaieté? Si bien que vous ressemblez d’abord à un plaideur sur de gagner son procès, ensuite au même plaideur, furieux de l’avoir perdu.
–Ah! ne m’en parlez pas, Antoine Fribert, répliqua l’interpellé d’un ton dolent; ma servante Simonne a pris la clef des champs; Jobin Torchon s’est esquivé par la petite porte du jardin; ma femme boude là-haut dans son retrait, et ma fille est en train de s’attifer, pour aller à la fête. Je suis abandonné. Et ce n’est pas tout! Voyez, mon voisin, pas de feu dans l’âtre, pas de feu dans les fourneaux; venaison, poisson du lac et volailles moisissent dans le garde-manger. Une demi-douzaine .d’écoliers boivent dans la salle. à crédit!.. C’est désolant, par tous les saints du Paradis!
–Alors, pourquoi vous montrez-vous joyeux?
–C’est que la cause de ma tristesse est aussi, mon compère, celle de ma joie. Ne comptez-vous pas vous divertir un peu, Antoine, en ce jour béni qui voit la fin de nos dissensions?,
–Certainement!
–Et moi, donc! Je suis heureux de prendre part à la fête, et malheureux de ce que mes pratiques préfèrent le plaisir d’aller voir les belles machines que vous avez édifiées sur le pont d’Arve, au plaisir de venir boire mon vin et manger mes poulets à la sauce cameline.
–Et voilà pourquoi vous avez un œil qui rit et l’autre qui pleure?
–Vous avez deviné, maître Antoine Fribert.
–Un bon conseil, en ce cas, guérira votre chagrin.
–J’écoute.
–Mettez les vantaux sur vos fenêtres, les volets aux portes, fermez bien la maison; endossez votre justaucorps de camelot brun, votre haut-de-chausses à la flamande; prenez sous un bras dame Renée, sous l’autre la gentille Gilberte, et venez avec moi jusqu’au pont d’Arve, où nous assisterons à la merveilleuse entrée du cortège, après quoi nous reviendrons souper chez vous.
Maître Philippe exhala un profond soupir et répondit:
–Ainsi ferai-je, aussitôt que ces braillards d’écoliers auront vu le fond de leurs brocs.
Ce dialogue avait lieu devant la porte de l’hôtellerie de l’Homme sans tête, entre maître Philippe Maubuisson, propriétaire de cet utile établissement, et son compère Antoine Fribert, menuisier tabletier, dont la boutique, à l’enseigne de l’Ours bernois, occupait le rez-de-chaussée de la maison contiguë.
Antoine Fribert, petit homme fluet, touchait à la soixantaine. Sa bonne humeur était devenue proverbiale, ainsi que son habileté. Toujours content, malgré le vent, la pluie, le froid, la chaleur, le chômage ou le surcroît de travail, il devint le boute-en-train de tout le voisinage.
Sa probité scrupuleuse, l’amour de l’ordre, l’activité, furent les causes de la fortune considérable qu’il acquit et qu’il devait laisser à sa filleule Gilberte, héritière présomptive de l’hôtellerie.
L’artisan, veuf de bonne heure, n’avait point voulu se remarier, afin, disaient les plaisants, de pouvoir toujours conserver son inaltérable gaieté.
Levé dès l’aube, il se mettait aussitôt à son établi, ne dédaignant point de soigner les plus humbles ouvrages, rabotant les planches, taillant des mortaises, réparant les meubles, tout ainsi que le plus pauvre compagnon.
Pourtant, il se piquait d’être un maître en son art et de travailler le bois aussi bien qu’un imagier de France. On lui reconnaissait, en effet, beaucoup de talent, car Messieurs du conseil de Genève l’occupaient à confectionner les décorations nécessaires aux fêtes publiques, aux réceptions des princes.
On le jalousait quelque peu, on l’enviait plus encore; mais envieux et jaloux se voyaient forcés de l’estimer, et comme homme privé, et comme artisan.
La corporation des menuisiers se glorifiait de l’avoir pour prieur; celle des tabletiers l’avait élu porte-bannière, et l’on tenait pour certain qu’Antoine Fribert s’assiérait un jour dans l’un des quarante siéges de la Maison Commune.
Philippe Maubuisson, lui, jouissait d’une grande considération; mais son caractère quinteux, maussade, sa jactance, l’étalage qu’il faisait d’un luxe que ne comportait nullement sa condition, une certaine morgue vis-à-vis de ses inférieurs et même de ses égaux, avaient éloigné peu à peu ses amis.
Ces défauts, il les devait en grande partie à son épouse, dame Renée Cuiseau, laquelle tirait vanité d’être née dans la boutique d’un parfumeur.
Acariâtre, revêche, impérieuse, pingre, bavarde, cette femme régnait en souveraine dans la maison de son mari, le conduisant à sa guise, morigénant, grondant, tracassant fille, époux, marmiton, servante, sans trêve et sans relâche.
L’auberge avait acquis pourtant une clientèle nombreuse; elle ne logeait que des gens de qualité, des chevaliers, des prélats, rarement les riches marchands anglais ou florentins qui parcouraient l’Europe en temps de paix; les simples bourgeois, les artisans, les ouvriers, compagnons ou apprentis, n’étaient point reçus dans les domaines de dame Renée.
Elle les envoyait, avec un dédain manifeste, demander un asile à l’auberge de la Tête rouge, au cabaret de la Bovate, à la Truite d’argent, maisons de bas étage qu’elle avait en grand mépris.
L’hôtellerie était une antique maison, haute de trois étages, desquels chacun s’éclairait au moyen de cinq fenêtres assez régulièrement alignées, contre l’usage du temps. Entourées de meneaux en pierre blanche, délicatement sculptés, ces ouvertures s’arrondissaienten arc outre-passé, d’après les règles du style mauresque, devenu le style gothique de par le génie des architectes du nord.
Deux corps de logis en retour saillaient sur une vaste cour intérieure qu’une belle grille en fer forgé séparait d’un jardin potager orné de plates-bandes et de parterres, ombragé,–par de grands platanes, sous lesquels on dressait quelquefois des tables.
La remise, les écuries, la buanderie et les communs se trouvaient dans une autre cour, au delà de l’aile droite, et ne communiquaient point avec les bâtiments destinés aux voyageurs.
Le rez-de-chaussée contenait une vaste cuisine, entourée de dressoirs et de crédences chargés de vaisselle d’étain, luisante comme de l’argent, et d’assiettes de faïence génoise. Une batterie complète de casseroles, rangées par rang de taille, couvrait l’une des parois. L’autre était occupée dans toute sa largeur par une vaste cheminée, flanquée de deux panneaux. Cette cuisine communiquait d’un côté avec le couloir conduisant de la rue à la cour, et de l’autre avec une salle immense meublée de tables et d’escabeaux en bois de chêne. A la suite de celle-ci venaient deux étroits cabinets, réservés aux clients de choix.
L’escalier en colimaçon, montant aux étages supérieurs, remplissait une tourelle octogone, en saillie sur la rue de Verdonne. Les huit pans de cet élégant tourillon étaient chargés de mignonnes sculptures: enroulements, guirlandes de feuillage, figurines, arabesques, fouillés avec une exquise délicatesse dans une sorte d’albâtre anhydre assez commun en Savoie. Il se couronnait de légers créneaux, d’entre lesquels s’élançait, légère, svelte, hardie, une flèche fleuronnée, La façade de cette maison, qui serait de nos jours un palais digne de loger un prince, se terminait en manière de fronton. Au-dessus de l’angle formé par ’la rencontre des pentes du toit, un cul-de-lampe, surmonté d’un beau dais ouvré à jour, supportait une statue vêtue à la romaine, et dont la tête avait été abattue, soit par accident, soit pour un motif resté mystérieux.
Lorsque le père de Philippe Maubuisson acquit cette maison de Messire Jean de Lestelley, conseiller du duc de Savoie, Amédée VIII, il trouva son enseigne toute faite.
Il se borna donc à faire peindre sur une plaque de tôle, en lettres blanches sur un fond rouge, cette légende:
Al’homme sans tete ou loge a pied et a cheval.
Puis il suspendit cette inscription à une tringle de fer scellée dans la muraille, au-dessous de la statue.
Si bien que l’image d’un grand homme inconnu devint–vicissitude des choses humaines!–l’enseigne d’une auberge.
Maintenant que nous avons esquissé le portrait de deux héros de notre histoire, et décrit le théâtre futur de notre action, rien ne nous empêche de revenir aux deux bourgeois, l’un geignant de sa mauvaise fortune, l’autre joyeux quand même.
L’intéressant entretien des deux compères fut interrompu soudain par une scène assez curieuse.
Au moment où les écoliers sortaient de l’hôtellerie de l’Homme sans tête, où .ils avaient fait d’amples libations à Bacchus, une escouade d’archers, commandée par un jeune cadet richement vêtu, déboucha au coin de la rue Bourg-de-Four et pénétra dans la rue Verdonne.
Les deux petites troupes se rencontrèrent. Chacune voulut garder le haut du pavé. Il y eut un léger conflit, et les écoliers furent bientôt repoussés; mais ils revinrent à la charge.
–Holà! s’écria l’officier, bousculez-moi ces manants qui fêtent sans vergogne le petit vin d’Aïse, en un tel jour.
–Va donc! riposta l’un des écoliers, va donc, muguet de cour! valet de comte! avec ton affreux tympanon qui me brise les oreilles. Où diable nos aïeux avaient-ils la tête d’emprunter la mode des tambours aux sauvages Sarrasins?
–Franc taupin! hurla un de ses compagnons, talparius! va travailler avec les taupes, c’est ton métier.
–Ah! si je savais la chanson de maître Villon sur l’archer de Bagnolet! ajouta d’un ton rageur un troisième écolier.
–J’en sais une autre, moi! reprit le premier.
Et, d’une voix sonore, qui domina le fracas du tambour, il se mit à chanter, avec des gestes narquois, ces deux couplets de la fameuse complainte:
Un franc taupin, un si bel homme étoit,
Borgne et boiteux, pour mieux prendre visée,
Et si avoit un fourreau sans épée,
Mais il avoit les mulles au tallon.
Deviron,
Vignette sur Vignon.
Un franc taupin un arc de frêne avoit,
Tout vermoulu, sa corde renouée;
Sa flèche étoit de papier empennée,
Ferrée au bout d’un ergot de chapon.
Deviron,
Vignette sur Vignon.
L’officier s’était arrêté pour écouter les injures de ces étourdis. Il eut assez d’esprit pour ne point s’en fâcher. Il se mit à rire, et dit au chanteur, d’un ton goguenard:
–Ta voix est jolie, mon jeune coq, mais prends garde qu’elle ne retentisse pas un jour sur l’éminence de Champel!
Et il poursuivit son chemin, laissant les écoliers tout penauds de son adieu. Champel était le lieu où l’on exécutait les condamnés à mort. Les jeunes gens se mêlèrent à la foule; cette allusion désagréable dissipa les vapeurs du vin et les rendit plus circonspects. Dix minutes après cette scène, la rue de Verdonne était déserte. Maître Philippe se hâta de clore les huis de l’hôtellerie; son compère fut assez obligeant pour l’aider à repousser les lourds vantaux sur les fenêtres; il assura les clavettes, ferma les portes avec soin, et s’étant assuré, par un dernier coup d’œil, qu’il ne restait plus une issue assez large pour donner passage à un chat, il se mit à crier d’une voix retentissante:
–Holà! ma femme, et vous, Gilberte, on n’attend plus que vous!
Il achevait à peine ces mots qu’une étroite porte percée dans l’une des parois de la tourelle s’ouvrit en grinçant sur ses gonds. Une voix aigre riposta en même temps:
–Il est donc bien nécessaire de crier de façon à faire fuir les loups, Philippe? Est-ce ainsi, je vous prie, que l’on parle à une honnête bourgeoise? Voyez si maître Pomini, l’apothicaire juré de la Corraterie, s’exprime en pareils termes.
–Bon! bon! Ma femme, laissez-là votre mercuriale. Si vous bavardez encore comme une pie borgne, nous arriverons justement pour voir passer les marmitons de Monseigneur.
Dame Renée Maubuisson était une femme de taille moyenne, douée d’un embonpoint excessif, au visage bouffi, au teint rouge, complétement dépourvue de charmes extérieurs, et d’un caractère en parfait rapport avec les apparences physiques.
Elle avait dépassé depuis longtemps l’âge où les personnes de son sexe peuvent sans ridicule se donner des airs évaporés; autant elle était rogue vis-à-vis de son mari, autant elle se montrait familière dans ses rapports avec les étrangers logés à l’hôtellerie, hautaine et dédaigneuse vis-à-vis de ses pareils.
Elle prétendait jouer à la châtelaine, imitant la démarche et les allures des nobles dames de la cour, affectant un langage choisi, se servant de locutions qu’elle comprenait à peine, et les plaçant le plus souvent de manière à en dénaturer le sens.
Elle portait une cotte de futaine écarlate, bordée d’un large galon de velours noir, sur laquelle retombait une seconde jupe, un peu plus courte, de léger drap vert. Son corsage avait des manches fort longues, tailladées à outrance; un escoffion de fine toile blanche enserrait son front et cachait ses cheveux.
La fille offrait un frappant contraste avec la mère. Gilberte, jeune fille de seize à dix-sept ans, ressemblait à ces blondes vierges, pures, chastes et simples, que le peintre d’Urbin devait, quelques années plus tard, léguer au monde chrétien. Sa beauté était de celles qui ne peuvent se décrire. Elle résidait surtout dans la belle expression de candeur et de sérénité empreinte sur ses traits. Pieuse, obéissante, charitable pour les pauvres, cette enfant était l’unique amour de ses parents, l’unique lien qui les assujettît l’un à l’autre, et devant lequel s’évanouissait tout dissentiment. Avec sa robe de laine bleue, Gilberte était cent fois plus parée que dame Renée avec ses brillants a tours. La résille qui emprisonnait ses cheveux d’un blond cendré, seyait à son front mieux qu’un diadème de comtesse.
Elle s’appuya sur le bras de son parrain, tandis que Philippe Maubuisson offrait le sien à sa femme, et tous les quatre se dirigèrent vers le point où convergeait la foule, et où nous ne tarderons pas à les retrouver.