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Оглавление1 Origines historiques
L'intention de cet article est de donner un récit concis et chronologique de l'histoire de l'UKP, Ukrayinska Komunistychna Partiya Nezalezhnyky (Parti Communiste Ukrainien Indépendantiste), dans le cours de la révolution ukrainienne de 1917-1921 et des premières années de l'USRR, Ukrayinska Sotsialistychna Radyans'ka Respubika (République Socialiste Soviétique Ukrainienne).1
Les Nezalezhniky, qui proviennent du Parti Ouvrier Social-Démocrate Ukrainien (POSDU), ont joué un rôle significatif dans la révolution ; ils ont occupé des positions dans les gouvernements de la République populaire ukrainienne et de la République socialiste soviétique ukrainienne. Ils ont combattu à la fois contre les nationalistes et contre les bolcheviks russes, en 1919 ils ont mené un soulèvement pour le pouvoir des conseils sur une échelle plus grande que Cronstadt en 1921. Ils ont continué à être une épine dans le pied du pouvoir jusqu'à leur dissolution par le PC russe en 1925, sur demande officielle du Comité Exécutif de l'Internationale Communiste.
Dans l'ensemble, l'histoire de l'UKP et des Nezalezhniky a été fortement négligée. Aucun travail exhaustif n'a été publié en Ukraine ou à l'étranger. Dans les années 1920, qui ont vu la parution d'importants travaux historiques en Ukraine soviétique, l'UKP était encore un parti légal, un corps étranger soumis à un harcèlement constant2. Alors que la social-démocratie ukrainienne n'en était pas entièrement absente, aucun travail favorable ou objectif sur les Nezalezhniky ne put paraître dans les limites existantes3. Après 1933 l'histoire fut enfermée dans les cadres de la partiinost et servit à légitimer le régime étatico-socialiste. Il faudra attendre 1968 pour que paraisse la seule histoire des Nezalezhniky parue en Ukraine soviétique, écrite par Volodomyr Chyrko, intitulée « La faillite de l'idéologie et de la politique du Parti Nationaliste Oukapiste »4. Dans toute la période allant de 1968 à 1991 les Nezalezhniky n'ont jamais été traités autrement dans l'historiographie que comme des ennemis;
Très peu de travaux dans l'émigration traitent des Nezalezhniky. Ils figurent dans les écrits d'anciens membre du POSDU : de Volodomyr Vynnychenko, Rebirth of a Nation, et Mykola Halahan a publié un court essai sur « la liquidation de l'UKP » en 19255. L'ouvrage le plus fourni en textes originaux est Notes and Materials on the History of the Ukrainian Revolution 1919-1920 de Pavlo Khrystiuk6. Il reste la source primaire à ce jour. Ivan Maistrenko, seul membre survivant du Comité Central de l'UKP de 1920, traite des Nezalezhniky dans son histoire du Borotbism7. Il a aussi édité des Documents of Ukrainian Communism comportant le mémorandum de l'UKP à la Comintern de 1920, et un chapitre sur les Nezalezhniky dans History of My Generation : Memoirs of a Participant in the Revolutionnary Events in Ukraine8. Dans la période d'après-guerre plusieurs ouvrages contiennent des micro-histoires sur les Nezalezhniky : Ukraine and the European Turmoil de Matthew Stachiw, The Sovietization of Ukraine 1917-1923 de Jurij Borys, Communism and the Dilemnas of National Liberation, National Communism in Soviet Ukraine 1918-1933 de James Mace9. Une exception notable dans l'historiographie de l'URSS est ici Bolsheviks in Ukraine, the Second Campaign 1918-1919 de Arthur E. Adams10. Beaucoup de travaux historiques ont été produits par des socialistes ukrainiens de la diaspora, comme l'étude inédite de Marko Bojcun et les travaux du socialiste polonais Zbigniew Kovalewski11. Dans l'Ukraine indépendante l'intérêt pour la social-démocratie ukrainienne revient lentement ; Ukrainian Social-Démocrats and SR's d'Olexandr Visotskii est centré sur l'aile modérée du POSDU12. Toutefois, un précieux volume réalisé par P. Bachinsky, Documents of Ukraine's Tragic History (1917-1927) reproduit de rares matériaux d'archives sur les Nezalezhniky13.
Alors que les Nezalezhniky restent le courant de l'époque de la révolution russe le moins connu de nos jours, dans l'Ukraine actuelle il est revenu comme objet de polémique: le PC ukrainien (KPU) qui se proclame « dépositaire de la tradition » de l'ancien parti dirigeant, a consacré un numéro spécial de Komunist Ukrainy à sa dénonciation14. Ils le caractérisent comme l'expression de la volonté, passée et présente, d'affaiblir leur propre parti par un « prétendu Parti Communiste Ukrainien », marqué par son « anti-communisme » et lié à la « restauration du capitalisme »15.
1.1 Contours et divisions du marxisme ukrainien
Les Nezalezhnyky [indépendantistes] ont repris l'appellation du courant marxiste ukrainien qui s'est d'abord désigné comme Fraction indépendantiste du POSDU, devenue en mars 1919 le Parti Ouvrier Social-Démocrate Ukrainien Indépendantiste, renomma Parti Communiste Ukrainen en décembre 1919.
La formation de ce courant est généralement envisagée à partir d'une rupture avec les perspectives du POSDU en 1918-1919, dans le contexte de la vague révolutionnaire mondiale née de la guerre. Mais les Nezalezhnyky eux-mêmes tout en reconnaissant l'importance de cette période, ne se réclament pas d'origines aussi récentes. Se présentant à la Comintern en 1924, les dirigeants UKP Andriy (Pisotsky) et Antin Drahomyretsky écrivent :
L'UKP a 24 années d'existence – née comme Parti Révolutionnaire Ukrainien (1900-1905), à travers le POSDU (1905-1919) et finalement comme UKP, héritier révolutionnaire, bien que quelques vieux membres du POSDU soit retournés à la fange de la Seconde internationale et aient mis fin à leur existence politique. 16
Des historiens de diverses tendances sont d'accord pour considérer les Nezalezhnyky comme un courant « soviétophile » ayant rompu avec le POSDU et ses traditions17. Je considère qu'ils doivent être compris différemment, en tant qu'une recomposition de la tradition marxiste ukrainienne. Cette approche est plus complexe ; après tout nous il a été reconnu de longue date que des Russes, des Polonais et des Juifs portaient une tradition marxiste organisée sur le territoire ukrainien, tant dans l'empire russe que dans la Galicie et la Bukovine austro-hongroises. Selon John-Paul Himka :
La tradition marxiste ukrainienne est une branche spécifique de cette grande tradition que Perry Anderson a appelé le «marxisme classique » (par opposition avec le marxisme occidental). Trois traits le caractérisent selon Anderson. Premièrement, une aire géographique : l'Europe centrale et orientale. La langue de ses grands texte est l'allemand, le russe, et dans une moindre mesure le polonais. Deuxièmement une période particulière : de la fin du XIX° siècle aux années 1930. Ses représentants ont pour la plupart été assassinés en silence par Staline ou par Hitler. Troisièmement, ses thématiques dominantes sont historiques, politiques et économiques, contrastant avec l'inflexion philosophique du marxisme occidental18.
Le marxisme ukrainien peut être considéré comme la tradition marxiste ukrainienne dans un tel sens large, mais aussi dans un sens plus délimité, comme le courant de langue ukrainienne ayant existé dans toute cette période, depuis l'Association Internationale des Travailleurs jusqu'à la révolution ukrainienne de 1917-1921. Ce courant s'est organisé consciemment dans des organisations distinctes, social-démocrates ou communistes ukrainiennes ; son impact lors de la révolution est allé jusqu'à influencer une couche plus large de révolutionnaires, notamment des bolcheviks se définissant eux-mêmes comme Ukrainiens ; le coeur de cette tradition marxiste ukrainienne provient d'un noyau originel19. Roman Rosdolsky (1898-1967), probablement le marxiste ukrainien le plus connu, considère que :
L'ensemble du marxisme ukrainien (un concept assez large) émerge d'une façon ou d'une autre du drahomanisme, c'est-à-dire du populisme (avec sa « couleur locale » ukrainienne). Aussi, pour la plupart d'entre nous le passage au marxisme fut associé à un bataille (haute en couleur et de longue haleine) contre les traditions drahomanovistes20.
Nous pouvons compléter les remarques de Rosdolsky en précisant que le marxisme ukrainien naît du populisme russe, et que bien de ses traits présentés comme des persistances populistes, étaient en fait plus proches des idées originales de Marx que ne le fut le marxisme postérieur à Marx21. Les points clefs de ces idées fondant la tradition marxiste ukrainienne sont :
-l'idéal d'émancipation comme libération universelle -sociale, nationale, politique, morale, culturelle, libération des masses ouvriers et paysannes.
-les principes de l'auto-émancipation exprimés à la fois dans les termes du « principe national » d'auto-organisation des travailleurs ukrainiens, et d'une perspective de classe ouvrière indépendante, distincte et séparée des autres partis.
-le thème de l'autogestion ouvrière et paysanne dans le cadre de la commune et d'une économie coopérative, lié au thème de l'auto-gouvernement de l'Ukraine.22
-l'idée se laquelle la prédominance rurale ne diminue ni le potentiel révolutionnaire de la paysannerie ni sa contribution au projet socialiste de concert avec la classe ouvrière développée.
-les principes internationalistes, avec le lien avec l'internationalisme socialiste, l'opposition à l'impérialisme, et le positionnement de la révolution ukrainienne dans ce cadre international23.
Ces idées ne formaient pas nécessairement un cadre articulé consciemment et solidement ; il y eut de nombreuses ruptures et des efforts variés pour les raffermir. Mais de telles positions sur la question nationale, sur les forces subjectives de la révolution et sur la nature de l'ordre post-révolutionnaire entrainaient une démarcation d'avec le marxisme russe24. Le Parti Ouvrier Social-Démocrate Russe (POSDR) exigeait la subordination de tous les marxistes à un seul parti -lui-même. Et parallèlement leurs dirigeants soutenaient que l'assimilation des travailleurs à la nation russe était historiquement progressiste et refusaient de s'en prendre à l'intégrité de l'empire25. A l'encontre de la conception des marxistes ukrainiens faisant de la résolution de la question nationale une tache immédiate, le programme minimum de la social-démocratie expliquait que l'avènement de la société communiste susciterait un printemps des nations et des cultures nationales. Ils furent influencé par les conceptions austro-marsistes et Otto Bauer sur la question nationale et sur les questions d'organisation26. Le parti frère du POSDU en Galicie, le Parti Ukrainien Social-Démocrate, était une composante de la social-démocratie fédérale d'Autriche.27
La question du poids respectif des sphères sociale et nationale fut une source récurrente de tensions28. Inversement, la théorie de la libération dans une nation dominée agissait comme un stimulant pour l'ensemble des aspects émancipateurs du marxisme ukrainien. Il s'enrichit en étant ouvert à d'autres courants, avec des écarts significatifs, rarement reconnues, par rapport au marxisme officiel de la seconde Internationale. Alors que le populisme était rejeté comme tentative de retour en arrière, les marxistes ukrainiens mettait en garde contre une vision conditionnée « par le prisme déformant du marxisme russe »29 Ils se livraient à des études comparatives avec les socialistes confrontés à des situations [agraires ou nationales , ndt] similaires aux leurs, comme en Irlande, Italie, Hongrie, France30. Le PSDU critiquait les marxistes russes pour avoir « limité excluvivement leurs connexions idéologiques au mouvement ouvrier allemand »31 Le théoricien et organisateur influent du POSDU Lev Yurkevych présentait le parti dans ces termes :
Le second congrès constitutif du Parti Révolutionnaire Ukrainien se tint en 1905 et adopta la partie maxima du programme d'Erfurt de la social-démocratie allemande. Il revendiquait une autonomie démocratique maxima pour les territoires situés dans les limites ethnographiques de l'Ukraine, avec des garanties légales pour le libre développement des minorités nationales vivant sur ce territoire. Ses principes organisationnels étaient basés sur le modèle de la social-démocratie autrichienne. Au plan tactique, le Parti Révolutionnaire Ukrainien prit les mêmes positions que l'aile la plus à gauche de la social-démocratie russe (bolcheviks), et au lieu de se désigner comme Parti Révolutionnaire Ukrainien, ik prit le nom de Parti Ouvrier Social-Démocrate Ukrainien sous lequel il est désigné aujourd'hui et sous lequel le désignent les auteurs du présent texte.32
Le marxisme ukrainien relève de ce que Hal Draper décrit comme une branche égalitariste du « socialisme par en bas » en contradiction avec l'élitiste « socialisme par en haut »33. Il est présenté par Yurkevych comme « reliant la question de la libération nationale avec tous les problèmes de l'émancipation du prolétariat », apparaissant en conclusion comme « le seul pouvoir révolutionnaire et démocratique »34.
Mais lors de la révolution de 1917 ces idées qui dominaient dans le PSDBU en furent délogées, formant maintenant une partie d'un spectre plus large d'opinions. Ceci a de lourdes conséquences et pose un problème aux historiens. Une explication de ce qui survint alors peut être recherchée dans la période de réaction postérieure à la révolution de 1905, où le mouvement social-démocrate dans son ensemble déclina. Dans ses rapports aux congrès de la Seconde Internationale le POSDU faisait état de la « régression du parti et de ses organisations », et de l'influence croissante « des idées nationalistes bourgeoises » provoquant une hémorragie, surtout dans l'intelligentsia, vers les institutions culturelles et le nationalisme dépolitisé35. La direction du POSDU dénonça cette évolution comme « en claire contradiction avec les traditions révolutionnaires de notre parti »36. Elle fut formellement victorieuse mais n'enraya pas la corrosion du parti37.
Avec la première guerre mondiale et les conséquences de la crise de la Seconde Internationale ces divergences dans la social-démocratie ukrainienne devinrent aigües38. La majorité des dirigeants fut contre la guerre, une minorité adoptant une position pro-russe et une autre une position pro-autrichienne avec les social-démocrates ukrainiens de Galicie39. Les efforts pour défendre les «vraies traditions du POSDU » furent menés par une partie de la direction, avec le galicien Levynsky, Yurkevych et Diatliv du POSDU40. Sous la direction éditoriale de Yurkevych le journal Borotba est lancé à Genève ; il était le précurseur des Nezalezhnyky. Soutenant le mouvement zimmerwaldien, Borotba déclare : « Avant tout, nous ne devons pas prendre position, nous ne devons pas souiller notre cause révolutionnaire, en manifestant un quelconque soutien à la guerre ou à tout gouvernement engagé dans la guerre. »41Il appelle à ce que « la libération de l'Ukraine soit le mot-d'ordre de la Troisième Internationale et du prolétariat socialiste en Europe, dans leur combat contre l'impérialisme russe. »42
A la veille de la révolution il y avait de profondes divergences non seulement dans la social-démocratie ukrainienne, mais dans le POSDR43. Le POSDRU s'était rapproché des bolcheviks en 1913-1917 mais en différentes occasions il s'avéra que les divergences sur la question nationale n'étaient pas résolues44. Faisant une critique positive des social-démocrates russes, principalement du Droit des nations à l'auto-détermination de Lénine, Yurkevych explique que des deux propositions s'excluant mutuellement, le « droit des nations à l'auto-détermination » doit prévaloir sur les grands Etats centralisés, qui « détruisent en eux la capacité de considérer la question nationale d'un authentique point de vue internationaliste »45. Affirmant que « dans tout le cours de leur activité ils n'ont jamais soutenu le combat de la terre ukrainienne contre l'oppression nationale »46 Yurkevych les appelle s'ils sont sincères à « au moins s'abstenir de freiner le combat du prolétariat ukrainien pour sa propre libération nationale »47.
Ces questions rebondiront dans le POSDU, auquel Yurkevych ne pourra participer : malade et paralysé il mourra à Moscou en 191948. Son absence a certainement joué dans le changement du POSDU. Dmytro Doroshenko caractérise le conflit qui affecte alors le mouvement ukrainien comme opposant « deux principes : étatique-national contre social-international »49 Pour les révolutionnaires social-démocrates c'était là une fausse opposition, devant être dépassé dans la perspective de la libération universelle sur des bases de classe.
Le POSDU en février 1917 ne gagne pas seulement de nouveaux membres, jeunes enthousiastes et ouvriers, mais il il récupère aussi ceux qui l'avaient fragmenté et fait régresser dans les années précédentes, aux conceptions inchangées50. C'est dans ce cadre nouveau que va se réorganiser une aile gauche du parti, qui dans le cours de la révolution va se cristalliser dans les Nezalezhnyky.
1.2 Le quatrième congrès du POSDU (1917)
Les marxistes ukrainiens depuis le début bataillaient contre la perplexité envers la question nationale et son lien intime avec l'émancipation du travail envers des relations caractérisées à la fois par leur nature féodale et par le capitalisme. La controverse avait de longue date fait rage parmi les social-démocrates, sur la manière dont une classe sociale pouvait acquérir l'hégémonie et établir un système cohérent et stable. Pour le courant qui aboutira aux Nezalezhnyky, la structure de classe et la composition de la société ukrainienne en faisaient une « nation d'ouvriers et de paysans » « sans conscience nationale bourgeoise », l'hégémonie de classe devait donc correspondre à ce caractère, combinant émancipation intégrale du travail et lutte pour la libération nationale.51
Nombre de marxistes ukrainiens tendaient à dessiner de telles perspectives, lesquelles allaient au delà des vues orthodoxes pour lesquelles était prédéterminé un développement bourgeois. Elles furent tracées par Mykola Porsh, théoricien fondateur du POSDU, qui parvient en 1907 à la position selon laquelle « seul le prolétariat peut assumer la direction dans la lutte pour l'autonomie ; le mouvement national ukrainien ne peut pas être un mouvement bourgeois du capitalisme ascendant.»52, de sorte que les Nezalezhnyky furent les seuls communistes de l'ancien Empire à adhérer explicitement à « la visée de la révolution permanente », faisant de leur conception de l'hégémonie prolétarienne le moyen de dépasser les divisions introduites par le capitalisme et leur reflet dans le mouvement ouvrier. En 1924 l'UKP déplorait l'existence double de l'UKP et du KP(b)U, « soumis au parti d'un autre pays (la Russie) ». Il se prononçait pour « une organisation de l'hégémonie du prolétariat », expliquant que la contradiction devait être résolue par « le procès historique inévitable de consolidation de l'Ukraine, comme nation, rompant avec sa position coloniale dépendante, et la constitution du prolétariat ukrainien comme classe dominante de son pays. »53
Le contenu de la révolution ukrainienne était défini par Volodomyr Vynnichenko, dirigeant du POSDU puis du groupe émigré de l'UKP, comme vsebichne vyzvolennia, libération universelle, des masses ouvrières et paysannes à réaliser dans le «courant universel de la libération (sociale, nationale, politique, morale, culturelle, etc.) universelle ; seule une totale et radicale libération peut porter le nom de révolution »54. Selon Vynnichenko ce «courant universel » qui s'efforçait de réaliser cette tendance historique, comportait les plus radicaux d'entre les partis socialistes : UKP indépendantiste, Parti Ukrainien des Socialistes-Révolutionnaires Borotbistes et opposition fédéraliste dans le KP(b)U.
La première phase de la révolution de Février à Octobre vit la saisie du pouvoir par la Rada Centrale des Peuples Ukrainiens, UNR55. Vynnychenko fut le premier président du Secrétariat Général de la Rada Centrale, le gouvernement autonome de l'Ukraine ; il considérait que la révolution se présentait comme une course-poursuite entre les classes composant l'Ukraine :
« Ainsi, il semble qu'il y ait une logique tendant à l'instauration d'un Etat des ouvriers et des paysans, qui correspond au caractère de la nation.
Ceci s'est manifesté durant la première phase, surtout dans la lutte contre le Gouvernement provisoire [de Petrograd, ndt]. Et notre pouvoir semblait devoir s'instaurer de cette façon. La Rada Centrale consistait réellement en un conseil de députés paysans et d'ouvriers, élus dans leurs congrès respectifs et envoyés à la Rada Centrale. Et le Secrétariat Général semblait consister uniquement en socialistes. Et les partis dirigeants, Social-Démocrates et Socialistes-Révolutionnaires, semblaient reposer fermement sur les bases de la révolution sociale. »56
Le POSDU vit croître son influence parmi les travailleurs ukrainiens durant la lutte contre le gouvernement provisoire : cette période est « considérée par les social-démocrates ukrainiens comme leur période « bolchevique », étant entendu que ce « bolchevisme » repose plus sur la lutte nationale que sur la lutte de classe. »57 Ce rôle dirigeant comportait une contradiction ; d'une part nous avons ce « bolchevisme » que décrit Richytsky, d'autre part selon Vinnytchenko « toutes les erreurs consécutives, furent imposées au mouvement social-démocrate »58. Sous jacentes à ces erreurs, les différentes conceptions de la révolution et de la stratégie requise. Avec la question brûlante : sur la guerre, sur la révolution agraire et sur l'auto-administration ouvrière, les dirigeants de la Rada Centrale ont tergiversé et aux moments clefs ont retardé sur le mouvement d'en bas, même à propos de la question nationale qui était celle dont ils étaient le plus préoccupés59. Les relations se tendaient entre la Rada Centrale, ses cercles dirigeants de l'intelligentsia et des classes moyennes, et la base du mouvement60.
La position dominante fut que la reconnaissance de l'autonomie était la condition préalable de tout progrès ; la conférence pan-ukrainienne du POSDU tenue les 4-5 avril 1917 à Kyiv déclara qu'elle était « l'urgence première du prolétariat ukrainien dans l'ensemble du pays »61. Ceci correspondait à l'orthodoxie marxiste pour laquelle la révolution sociale devait être menée à bien à l'Ouest, après quoi l'empire russe passerait par la phase de capitalisme développé et de démocratie parlementaire pour que soient réunies les conditions requises. Ces questions sont analysées dans l'histoire de la révolution de Vynnytchenko ; tout en soulignant le rôle dirigeant du POSDBU dans la révolution il déplorait :
« Mais le socialisme des opprimés n'est pas le socialisme de ces « socialistes » qui mettent un masque pour obtenir le soutien des masses. Et il n'est pas le socialisme de la démocratie ukrainienne [officielle], y compris notre « marxisme » social-démocrate. Nous, les Social Démocrates Ukrainiens, avons émasculé le marxisme. Nous l'avons vidé de sa partie vivante, constructive et active, nous l'avons rendu stérile, inerte et sans saveur. »62
Vynnychenko considérait qu'en prenant la théorie de Marx sur le développement du capitalisme dans un contexte théorique idéal, « les bolcheviks, disaient-ils, en prétendant édifier le socialisme dans la Russie sous-développée, n'étaient pas de vrais marxistes, mais de dangereux utopistes, blanquistes, anarchistes et autres réactionnaires », alors que
« ...les Social-Démocrates Ukrainiens méconnaissaient le fait que Marx avaient soutenu les bolcheviks français de 1871, les Communards, qui eux aussi avaient tenté d'instaurer le socialisme dans la France rurale sous-développée, que Marx lui-même a étudié l'expérience de ces « utopistes » et l'avait propagée, et que leurs leçons ne contredisaient pas sa doctrine sur le développement du capitalisme en général. Ceci avait plus de santé que leur mentalité, allant répétant que ni la Russie ni l'Ukraine n'étaient assez développées pour le socialisme, et que leur développement ne devait pas être perdurbé, ne devait pas être interrompu par des « expériences ultimatistes ».63
Ces orientations furent contredites, d'une part par le mouvement d'en bas, mais d'autre part elles furent minées par l'antagonisme opposant l'Ukraine aux allées du pouvoir libérales et conservatrices en Russie. Dés avant les Thèses d'avril de Lénine, s'exprimait dans le POSDU l'opinion que la révolution commencée serait la révolution sociale. Significatives sont ces lignes de Nashe Zhyttya : « Nous ne sommes pas seulement des démocrates ; nous sommes social-démocrates, socialistes … la Grande Société Socialiste, voilà notre objectif final. L'assemblée constituante, la république démocratique, sont des moyens pour ce but, des étapes vers cette fin. Nous ne nous y cantonneront pas. »64 L'influence de l'aile gauche s'accrut au IV° congrès du POSDU en septembre 1917, qui déclara :
« La présente révolution russe, porteuse de transformations des relations socio-économiques sans précédent dans l'histoire des révolutions, rencontre un puissant écho dans les masses travailleuses d'Europe occidentale, éveille en elle une poussée à la rupture avec le passé capitaliste, à faire la révolution sociale et, du même élan, à stopper la guerre impérialiste, susceptible de soulever le prolétariat d'Europe occidentale -cette révolution est le prologue du début de la révolution socialiste universelle. »65
La Rada Centrale fut condamnée pour avoir « avoir penché à chaque étape vers le nationalisme petit-bourgeois », et [le congrès] exigea la mise de son Secrétariat Général « au service de la démocratie révolutionnaire organisée d'Ukraine. »66
1.3 Le cinquième congrès du POSDU (1917-1918)
La révolution d'Octobre porta toutes ces contradictions à leur sommet, mettant cruellement à jour les lignes de fracture de la révolution en Ukraine : division entre secteurs ukrainien et non-ukrainien de la classe ouvrière, éloignement de la paysannerie vis-à-vis des travailleurs urbains, fragmentation entre les dimensions nationale et sociale.67
Ces contradictions avaient leur solution comprise dans la formule d'une Ukraine indépendante basée sur les organes du pouvoir ouvrier et paysan - les soviets. Un rapprochement possible entre les éléments divergents mettant ce programme en oeuvre s'est amorcé, depuis deux secteurs. Le premier s'appuyait sur le POSDU et sur les socialistes-révolutionnaires ukrainiens (UPSR) et luttait pour la régénération socialiste de la Rada Centrale68. Le second provenait de la montée d'un courant dans les soviets, reconnaissant la Rada Centrale et agissant pour sa réélection sur une base élargie69. Mais ces forces ne se sont pas réunies et le rapprochement, nécessaire au débouché, n'a pas eu lieu. Les bolcheviks, qui n'avaient pas d'organisation territoriale constituée en Ukraine, n'étaient pas unis sur la perspective d'agir dans l'UNR (La République populaire ukrainienne)70. L'approche de leur direction russe était grossière, ne prenant pas en compte les particularités ukrainiennes et cherchant à plaquer le modèle russe71. Il en résultat les divisions, les entraves à la révolution sociale en Ukraine.
Cette fragmentation produisit deux blocs rivaux se proclamant chacun gouvernement de la République populaire ukrainienne. D'une part, le Secrétariat Général de la Rada Centrale de Kyiv, d'où le POSDU s'est retiré après que l'UNR [Secrétariat Central, = Exécutif, ndt] ait proclamé l'indépendance, restant sous la direction de l'aile droite des SR72. Il était attaqué par le Conseil des Commissaires du peuple du Secrétariat du Comité Central Exécutif des Soviets pan-ukrainiens de députés ouvriers, paysans et soldats, basé à Kharkiv73. Ce fut l'un des premiers gouvernements au monde dont la figure dominante était une femme, Eugenia Bosh, Secrétaire aux Affaires intérieures74. Le conseil des commissaires du peuple de Kharkiv était présidé par Yukhym Medvedyev, qui venait de quitter le POSDU dans une scission de gauche pro-soviétique, le POSDU (Gauche), fin 1917.
Ce premier gouvernement soviétique ukrainien est souvent dépeint comme une pure création russe, minimisant ses traits ukrainiens et faisant des évènements qui se produisirent alors une invasion pure et simple. Le rôle des SD (Gauche) dans le fameux soulèvement de l'Arsenal à Kyiv le 29 janvier 1918 est méconnu dans l'histoire officielle soviétique ou nationale75. Pour l'UKP [les communistes indépendantistes, ndt], le premier gouvernement des soviets était bien une « avancée de la révolution prolétarienne ».76 Des « éléments opportunistes » ayant saboté la Rada Centrale, alors ce fut le prolétariat urbain russe ou russifié autour des bolcheviks [qui fit ce pas en avant], alors qu'il était « mal préparé à ce rôle »77.
L'implication des soviets russes et du pouvoir central russe en Ukraine nourrit un malaise ; avec la substitution d'éléments extérieurs aux forces autochtones, la révolution se dévorait elle-même. Leurrée par l'appel de l'Allemagne la Rada Centrale passa un accord avec elle à Brest-Litovsk le 9 février (27 janvier) 1918. Les Allemands déposèrent bientôt le gouvernement de l'UNR [Rada Centrale] ; pour le conseil des commissaires du peuple, il était définitivement formé de douteux « opportunistes de gauche »78. Vynnychenko jugea le coup d'Etat conservateur de l'hetman Skoropadskyi comme « ayant seulement complété et cristallisé de manière précise ce qui avait existé au temps de la Rada Centrale » ; à son retour à Kyviv son contenu révolutionnaire s'était dissipé. 79
Le nouveau régime de capitalistes compradores et de propriétaires fonciers fut un moment clef, accentuant les processus de différenciation dans la révolution ukrainienne. Ceci fut manifeste dans le Cinquième congrès du POSDU tenu clandestinement à Kyiv le 10 mai 1918. Sur la question nationale le parti rompit de manière décisive avec ses anciennes positions fédéralistes-autonomistes en faveur de l'indépendance de l'Ukraine, et bien que l'aile gauche fut démoralisée par les récents évènements, incluant la politique des bolcheviks russes, elle n'était pas sans influence. La résolution générale établit que :
« Comme le développement de la révolution ukrainienne appelle l'indépendance politique et de radicales réformes sociales, il pousse la révolution au delà des limites d'une révolution nationale et fait dépendre la résolution de ses taches des facteurs internationaux …
La réalisation finale des taches de la révolution ukrainienne est liée à la montée du mouvement révolutionnaire prolétarien à l'Ouest. »80
1 En russe Ukrainskaya Sovetskaya Sotsialisticheskaya Respublika (USSR), abrégé en RSS ukrainienne.
2 En opposition au Politbureau du PCUS une historiographie spécifique du PC (Bolchevique) en Ukraine (KP(b)U), a pris également forme. D'un côté elle a tendance à attribuer à ce parti le monopole « sur tous les mouvements révolutionnaires (ouvriers, paysans, etc.) », d'un autre côté elle aborde la question des « origines indépendantes et de l'évolution du KP(b)U et aussi de l'histoire spécifique des classes ouvrière et paysanne ukrainiennes, du mouvement révolutionnaire ukrainien et de la Révolution ukrainienne de 1917-1921 » (Jurij), 1953). L'impulsion venait de la composante ukrainienne du KP(b)U à travers le comité pan-ukrainien pour l'histoire du parti (Istpart) auprès du Comité central, fondé en janvier 1922 (Lawrynenko WIII).
3 Butsenko, Medvedev, Avdiyenko. Les travaux sur la social-démocratie ukrainienne les plus notables furent ceux de Yosyf Hermaize, ancien membre de celle-ci et secrétaire de la section historique de l'Académie pan-ukrainienne des Sciences, sous l'égide de M. Hruschevsky. Son oeuvre principale : Narizy z istorii'' revoliutsiinho rukhu na Ukraini, Kyviv, 1926. Il a souligné les traits distinctifs du mouvement ukrainien. Il ne fut pas en mesure de continuer ses travaux sur l'UKP et sur les origines de la social-démocratie ukrainienne. Hermaize fut l'objet d'une campagne de dénonciation par le dirigeant du KP(b)U, l'historien Matvi Yavorski contre son exclusivisme ukrainien et son refus d'admettre les influences russes.
4 Chyrko, V.A., « Krakh ideolohii ta polityky natsionalistychnoi partii ukapistiv », Ukrainskyi istorychnyi zhurnal (Kyiv), 12 (1968): 24–35.
5 Vynnychenko, Vidrodzhennia Natsii, Kyiv-Vienna, 1920; (repr. Kyiv 1990). Halahan, Mykola. “Likvidatsiya UKP”. Nova Ukraine (Prague), 1 (1925): 26–38.
6 Khrystiuk, Pavlo. Zamitky i materiialy do istoriı¨ ukraı¨ns’koı¨ revoliutsiı¨ 1917–1920. Prague,1921. Vydavnyitvo Chartoryiskykh, New York, 1969.
7 Maistrenko, Ivan. Borotbism: A Chapter in the History of Ukrainian Communism, New York: Research Program on the USSR, 1954. Republished Hannover: Ibidem-Verlaag, 2007.
8 Maistrenko, Istoriia Moho Pokolinnya Spohady Uchasnyka Revoliutsiinykh Podii v Ukraini. Edmonton: Canadian Institute of Ukrainian Studies, 1985, Chapitre IX.
9 Stachiw, Borys, Mace ; voir aussi Hunczack. En fait les Communistes ukrainiens ne se désignaient pas comme « nationaux-communistes » ; l'UKP comme les Groupes émigré de l'UKP ont expliqué qu'ils récusaient ce terme car il s'appliquait aux traits chauvins des communistes dans les Etats impérialistes russe et allemand. Voir Levynsky (« Sotsiialistychna revolutsiia i Ukraina ») et Andriy Richytsky et H. Lapchinsky dans une lettre du TsK UKP du 30 avril 1921 ( Richytsky et Lapchinsky).
10 Adams, Arthur. The Bolsheviks in the Ukraine: The Second Campaign, 1918–1919, New Haven, CT: Yale UP, 1963, p.93.
11 Bojcun,Marko « The Working Class and the National Question in Ukraine, 1880–1920» ; Graduate Program in Political Science, York University, Toronto, 1985, Kowalewski, Zbigniew. “«For the Independence of Soviet Ukraine». International Marxist Review, 4.2 (1989): 85–106 , voir aussi Bojcun « Approaches to the Study of the Ukrainian Revolution », Journal of Ukrainian Studies, 24.1 (1999): 21–39.
12 Visotskii, Oleksandr. Ukrainski sotsial-demokrati ta eseri: dosvid peremoh I porazok. Serya ‘Spadschina’ Kyiv, ‘Osnovni Tsinnosti’, 2004.
13 Bachinskyi, P. ed., Dokumenty trahichnoı¨ isioriı¨ Ukraı¨ny (1917–1927 rr), Zhurnal “Okhorona pratsi” , Kyiv, 1999.
14 Il s'agit d'une répétition du paradigme de l'historiographie soviétique officielle, avec des articles de Lyubovets, Richyskiy, Skripnik.
[Note du Traducteur : ainsi, même si on ne connait guère les « oukapistes » en Ukraine aujourd'hui, le parti stalinien oligarchique a jugé nécessaire de les attaquer, sentant le danger possible que contient cette tradition !]
15 Dans le cadre des manoeuvres internes au parlement ukrainien, on a eu une rumeur selon laquelle certains oligarques allaient créer un Parti Communiste nommé Parti Communiste Ukrainien.
16 Lyst TsK Vikonomy Kominternu Pro Vzayemovidnostini Mizh UKP i KP(b)U, 27 août 1924 (Bachinskyi 523).
[NdT : l'appellation Nezalezhnyky, indépendantistes, reprise par Christopher Ford, a servi à désigner l'UKP et le courant social-démocrate qui les a précédés. Un autre surnom est employé, qui dérive de leur sigle, celui d'oukapistes, qui, selon la thèse française d'Eric Aunoble, v. ci-dessous note 196, aurait aussi signifié « utopie ».]
17 Version adoptée par Isaak Mazepa ou Panas Fadenko, figures des courants modérés dans l'émigration du POSDU, et continuée par les historiens de l'école nationaliste. Textes clefs : Stachiw, Borys, Unczak, Mace.
18 Himka, John-Paul. “Comments on Manfred Turban, « Roman Rosdolsky’s Reconsideration of the Traditional Marxist Debate on the Schemes of Reproduction on New Methodological Grounds», Selected Contributions of Ukrainian Scholars to Economics. Ed. I. S. Koropeckyj. Cambridge, MA: Harvard Ukrainian Research Institute, 1984, p.140-141.
19 Bien que Georgi Plekhanov soit reconnu comme « père du marxisme russe », il fut en fait le premier théoricien marxiste mais pas le première à avoir popularisé les idées de Marx dans l'empire russe. C'est Mykola Ziber, membre de la Hromada de Kyiv, l'a précédé et il est à l'origine de la genèse de la tradition marxiste ukrainienne, avec le groupe d'étude des oeuvres économiques de Marx qu'il avait formé avec Serhii Podolynski dans les années 1870.
20 Rosdolsy, Roman, «Engels and the “Non historic” Peoples: The National Question in the Revolution of 1848», Glasgow: Critique Books, 1987, p.13, n. 48.
[NdT : Drahomanov ou Drahomanov, l'un des premiers éditeur et biographe de Bakounine, était un populiste ukrainisant émigré à la fin du XIX° siècle.]
21 Pour Serhii Podolynski l'avenir socialiste consistait dans un « auto-gouvernement communal » avec « transfert de la terre aux communes paysannes et des usines aux coopératives [artels] ouvrières ». Cf. Roman Serbyn, In defense of an Independent Ukrainian socialist movement : Three letters from Serhii Podolynsky to Valerian Smirno, Journal of Ukrainian Studies, 1982 p. 20. De même Marx pensait que la commune paysanne pouvait servir de « point de départ » pour une révolution communiste en Russie, dont la victoire était conditionnée par la « révolution prolétarienne à l'Ouest ». Par cette liaison la Russie pouvait sauter par dessus les vicissitudes du capitalisme. Marx, Lettres à Vera Zassoulitch, mars 1881. Par contre le déterminisme économique de Plekhanov opposait à la commune paysanne une conception étatique et autoritaire de la « dictature du prolétariat ».
[NdT : il apparaît donc que le marxisme ukrainien, de par sa prise en compte de la question nationale, avait une conception de la commune rurale russe, qui par ailleurs n'existait justement pas en Ukraine où les rapports entre paysans et grands propriétaires étaient souvent directement des rapports de pure exploitation, beaucoup plus proche de celle des populistes et de celle que Marx avait exposée à Vera Zassoulitch. Mais les marxistes russes autour de Georges Plekhanov avaient occulté cet héritage. On peut ici, comme sur bien d'autre points, rapprocher les marxistes ukrainiens de l'irlandais James Connoly, qui avait lui aussi, de manière d'ailleurs mythique mais là n'est pas la question, valorisé les anciens clans gaélique.]
22 Mykola Porsh écrivait en 1907 : « Les partis « ouvriers » en Russie et ailleurs demandent que la terre, les ressources hydroliques et toutes les richesses naturelles soit le bien du plus grand nombre et passent à l'usage des communes. Ils proposent la création d'une économie communale; coopérative et municipale à la place du capitalisme gaspilleur et pillard. Les peuples tireront le plus grand bénéfice de la propriété communale. » (p. 96). Mykola Porsh, Pro Avtonomiyu Ukrainy, Kyiv, Prosvita, 1907, p. 96.
23 Podolynsky fut membre de l'Association Internationale des Travaillerus ; le Parti Révolutionnaire Ukrainien et le POSDU participèrent à la Seconde Internationale et au mouvement zimmerwaldien.
24 [NdT : le POSDR s'appelait en fait Parti Ouvrier Social-Démocrate de Russie, et non Russe.]
L'antagonisme entre la social-démocratie russe et le socialisme ukrainien a des racines profondes. Il faudrait refaire l'histoire des vrais débuts des deux mouvements au dix-neuvième siècle. On rappellera qu'Engels fut en conflit avec Plekhanov, quand celui-ci refusa de soutenir les droits nationaux ukrainiens. Le révélateur du conflit fut l'essai d'Engels de 1890, « Sur la politique étrangère du tsarisme russe ». Plekhanov contesta le fait qu'Engels reconnaisse que l'Ukraine était une nation. Engels en était venu à penser que l'une des conséquences positives du renversement du tsarisme serait que « la petite Russie [Ukraine] pourrait s'autodéterminer politiquement. » L'année suivante Plekhanov publiait O Bezvykhodnosti Uukrainskago Sotsializma v Rossii. Il y présentait la conquête russe de l'Ukraine comme une nécessité économique et le mouvement ukrainien comme utopique et sans base sociale : « L'abolition du servage, la conscription universelle, l'essor du commerce et de l'industrie … l'influence de la vie urbaine et de la civilisation – tels sont les facteurs qui ont définitivement intégré la population rurale de l'Ukraine, même au plan linguistique, … dans la sphère d'influence dominée par la Russie. » (cité par Rosdolsky, Nonhistoric peoples p. 189).
25 [NdT : ceci mériterait d'être très fortement nuancé, car les positions de Lénine et d'autres bolcheviks et marxistes russes évoluèrent par la suite, mais tel n'est pas le sujet de l'article.]
Il n'y a pas d'étude complète sur la question ukrainienne dans ces débats. Les travaux couvrant cette période comportent : V. Levynsky, L'Internationale socialiste et les peuples opprimés, Vienne, 1920, A. Karpenko, « Lenin's Theory of the National Question and its Contradictions», META, 2 No 3-4, 1979, M. Yurkevych, «A Forerunner of National Communism : Lev Yurkevych (1885-1918»), Journal of Ukrainian Studies, 7.1, hiver 1982. Lenin's Struggle for Revolutionary International, Monad, 1986, Lev Rybalka (Yurkevych), «Rossiiski marksysty i ukrainskyi rukh», Dzvin 7-8, 1913.
26 La SPÖ autrichienne à son congrès de Brno s'était donnée une structure fédérative de nationalités (Otto Bauer, Question of Nationalities, Londres, 2000, p. 422) Le programme fondateur du PSDBU revendiquait le « droit pour chaque nation à l'autodétermination politique et culturelle » et la transformation de la Russie en une « République démocratique » avec un large « autogouvernement local et territorial pour l'ensemble de la population » où serait réalisé un « droit égal entre langues dans les écoles, les tribunaux, les administrations locales et les institutions gouvernementales. » (Stalittia, 94-101).
27 Bauer lui-même écrivit son analyse, « La social-démocratie ukrainienne », dans le journal socialiste polonais Naprzod, 9 janvier 1912.
28 Symptomatique fut le fait que lorsque Mykola Mikhnovsky, donnant la priorité à la lutte pour l'indépendance, scissionna le Parti Révolutionnaire Ukrainien (RUP) en 1902, ses idées furent qualifiées de « nationalisme zoologique ». Le RUP connut encore une scission en 1905, lorsque l'Union Social Démocrate Ukrainienne Spilka dirigée par Melenevsky-Basok forma une section autonome de la fraction menchevik du POSDR. Spilka affirmait que la question nationale était secondaire. Après un succès initial Spilka fut reléguée dans le rôle d'une organisation paysanne et envisagea de devenir une section pan-russe (voir Boshyk, George Y. « The Rise of Ukrainian Political Parties in Russia 1900–1907. With Special Reference to Social Democracy», PhD Diss. Oxford U, 1981.)
[NdT : c'est-à-dire que Spilka perdit progressivement sa spécificité ukrainienne dans le POSDR, auquel la social-démocratie ukrainienne dans son ensemble s'était affiliée en 1905 tout en préservant son autonomie.
A noter : Spilka fut le point d'appui de la diffusion de la Pravda de Vienne, que dirigeait Trotsky.]
29 Haslo n° 3, 1903 (cité dans Boshyk, p. 171).
30 Le Programme agraire du Parti Ouvrier Français fut réédité comme brochure du RUP avec une introduction de D. Antonovitch en 1903, Agrarna Frantsuzkoi robitchnychoi Partii, Biblioteka Haslo, Chernivstsi, 1903. Socialisme et Mouvement social de Werner Sombart fut réédité par Moloda Ukraina, Lviv, 1899.
31 Lev Yurkevych, Peredmova, Volodomyr Levinsky, Narys Rozytki Ukrainskoho Rukh v Halichnyia, Dzvin, Kyiv, 1914.
32 Rybalka (Yurkevych), « L'Ukraine et la guerre » [NdT : titre en français], Lettre Ouvre adresee a la 2nd conference socialiste internationale tenue en Hollande en mai 1916, Edition du journal social-democrate Ukrainyen Borotba Lausanne 1916.
33 Draper décrit la division historique fondamentale du mouvement socialiste entre le « socialisme par en bas » des masses elles-mêmes avec leurs organes démocratiques sous leur contrôle, et le socialisme par en haut des élites.
34 Rybalka, « L'Ukraine et la guerre », p. 22.
35 Cf. Rapport au congrès de Copenhague de la Seconde Internationale, auquel Yurkevych fut délégué (voir Bericht der Ukrainischen Sozialdemokratischen Arbeiter-Partei p. 5).
36 Le CC du POSDU rapporte : « Une tache centrale pour nous est l'opposition de notre politique nationale au mouvement national bourgeois ukrainien et aux intellectuels du parti qui ont de la sympathie pour ce mouvement national bourgeois. » (Bericht der Ukrainischen Sozialdemokratischen Arbeiter-Partei p. 13). Yurkevych est intervenu dans l'exclusion de Dmytro Dontsov (1883-1973) du POSDU.
37 Yurkevych déplore : « L'intelligentsia marxiste ukrainienne n'a presque aucun intérêt pour la presse ouvrière. Notre génération, négligemment et sans perspectives propres, s'implique dans les affaires bourgeoises ukrainiennes. Son passé et ce que le mouvement ouvrier ukrainien a apporté semblent oubliés. », Rybalka (Yurkevych), Lev. «Paki I paki (V spravi Ukrainskoi robitnychoi hazety) ». Dzvin, 4, 1913, p.277.
38 La majorité des dirigeants du POSDU se sont opposés à la guerre, une minorité adoptant une position pro-russe et une autre une position pro-autrichienne, celle-ci formant l'Union pour la Libération de l'Ukraine avec Melenevskyi et l'ancien secrétaire général du POSDU Andrii Zhuk.
39 Voir Rosdolsky « Do Istorii Soizu vyavolennia Ukrainy ».
40 P. Diatliv, du Comité Central du POSDU, écrivait à Levynsky pour défendre la ligne anti-guerre adoptée par Yurkevych : «Ainsi, votre édito selon lequel les vues de Bortoba sont celles, personnelles, de « Mr. Rybalka » [Yurkevych] est contraire aux faits … Car vous, camarade, êtes quelqu'un de familier avec le programme et la tactique de notre parti, et il n'y a aucun doute que les vues de Borotba correspondent aux traditions du PSDU. » (Dorshenko p. 62).
41 « Guerre ou révolution », Borotba n° 4, septembre 1915, p. 3-6.
42 Rybalka, « L'Ukraine et la guerre », p. 54.
43 Yurkevych avait reçu un large soutien dans le POSDR, incluant Léon Trotsky, Manouilsky et le groupe de gauche Vperyod.
44 « En outre nous sommes en accord avec les bolcheviks dans leur lutte décisive contre le social-patriotisme. Les efforts des mencheviks pour masquer la pestilence social-patriote, qui dans cette guerre s'est montrée tel qu'elle est dans sa nudité pour toute l'Internationale, ne sont qu'un écho de l'opportunisme mondial -et nous devons lui déclare la guerre si nous voulons sauver le socialisme d'une nouvelle catastrophe intellectuelle. Quiconque déclare que les bolcheviks sont la tendance des « scissionnistes » parce qu'ils luttent contre l'infection patriotique dans l'Internationale, soit ne comprennent pas la signification fondamentale de ce courant dans la crise du socialisme mondial, soit sont eux-mêmes infectés de patriotisme. » (« Les social-démocrates russes et nous », Borotba n°2, avril 1915, p.3).
45 Rybalka « Les social-démocrates russes ». Réédité en russe et ukrainien par Yvan Maistrenko, Munich, Sucanist, 1969. Les citations viennent de la traduction anglaise de Myroslav Yurkevych, « Les social-démocrates russes et la question nationale ». Rybalka « Les social-démocrates russes » p. 59.
46 Rybalka « Les social-démocrates russes » p. 77.
47 Rybalka « Les social-démocrates russes » p. 78.
48 Yurkevych a notamment influencé le comités de Moscou et de Petrograd du POSDU qui ont réédité ses articles de Borotba dans leur journal Nashe Zhyttya.
49 Doroshenko p. 37.
50 Le POSDU grandit fortement en 1917 ; fin mai il déclare s'être « transformé en une organisation de masse » ; fin 1917 il revendique 40 000 membres (Robitnycha Hazeta, 6 mai 1917, cité par Bojcun, Working Class, p. 279).
51 Vynnychenko, Vidrodzhennia natsii, vol. 2, p. 102.
52 Porsh, Mykola. Pro Avtonomiyu Ukrainy. Kyiv: Prosvita, 1907, p. 31
53 Lyst Tsk Vikonomy Kominternu Pro Vzayemovidnostini Mizh UKP i KP(b)U, 27 aoput 1924 (Bachinsjyi, pp. 524-525).
54 V. Vinnychenko; Rozlad i pododzhennia (cité par Rudnysty p. 419)
[NdT : l'interprétation de la Rada centrale de 1917 comme n'étant pas un organisme bourgeois, mais bien une structure « soviétique » ou « conseilliste » réalisant l'unité de la classe ouvrière et de la petite bourgeoisie, reprise par Christopher Ford de Vynnychenko et des marxistes ukrainiens, est en rupture avec toute l'interprétation traditionnelle, y compris celle d'historiens se situant à gauche du stalinisme comme E.H. Carr ou P. Broué, qui ont repris la position du parti bolchevik russe, et en rupture aussi bien entendu avec l'interprétation soviétique officielle. Mais d'autre part elle contredit aussi la mémoire officielle du nationalisme ukrainien dans ses expressions dominantes depuis 1991, qui se réclame de la Rada de 1917 précisément parce qu'elle est censée avoir dés le début lutté contre les soviets et contre « le communisme », et qu'elle aurait été un parlement classique, ce qu'elle n'a manifestement jamais été.
D'autre part, dans la phrase qui suit cet appel de note 54, l'auteur donne l'énumération par Vynnytchenko des courants révolutionnaires « universels », c'est-à-dire n'excluant ni la question nationale ni aucune autre question de l'émancipation humaine, du champ de leur combat, en Ukraine en 1917. Ce point est éclairant. Les courants cités sont au nombre de trois, et par ordre d'importance dans les masses il faudrait sans doute mettre en tête les borotbistes, SR de gauche ukrainiens formant un parti de masse, suivi du courant dont il est ici question, celui du marxisme ukrainien continué dans l'UKP ou « oukapistes », suivi des bolcheviks fédéralistes, à savoir Serhii Mazlakh et Vasyl Shakhray dont il sera question plus loin. Attention, dans leur cas, aux confusions que peut induire le terme « fédéraliste » : il signifie en fait indépendantiste, car l'idée est celle d'une Ukraine qui s'autodétermine librement à se fédérer avec la Russie et d'autres peuples, mais doit donc, pour cela, être indépendante, doit disposer de sa souveraineté nationale.]
55 Il vaut la peine de signaler que le POSDU joua un rôle pivot dans la révolution de Février à Petrograd.
[NdT : sans doute dans la garnison avec les soldats d'origine ukrainienne, mais là, on voudrait en savoir plus ! ]
56 Vinnytchenko, Rozlad i pohodzhennia (cité par Rudnytsky, Ivan L. Essays in Modern Ukrainian History. Edmonton: Canadian Institute of Ukrainian Studies, 1987, p.419).
[NdT : on remarquera que Vynnytchenko écrit systématiquement que les choses « semblaient » être ainsi. La suite du texte expliquera ce doute.]
57 Richytsky, (Anatoly Pisotsky) Andriy. « Memorandum Ukrainskoi Kumunistichnoi Partii», 1920, Dokumenty Ukrainskoho Komunizmu. Ed. Ivan Maistrenko. New York: Prolog, 1962, pp. 45–66.
58 Vynnychenko, Vidrodzhennia natsii, vol. 2 p. 251-2.
59 Porsh rapporte ceci : « Au début la Rada Centrale était un bloc de partis unis sur le mot-d'ordre d'autonomie ou de fédération. Quand notre parti entra à la Rada, il remis son orientation de classe au coeur de la question nationale. Certains de nos camarades disaient très clairement que tant que nous n'avions pas atteint l'objectif de l'unité il ne devait pas y avoir de lutte de classe à la Rada Centrale … Pour autant que je sache, les social-démocrates ukrainiens n'avaient pas le droit de compromettre ainsi les intérêts de classe au nom de la défense générale de la nation avant tout. » (Robitnycha Hazeta, 4 octobre 1917). Selon Vynnytchenko, ceci ne provenait pas simplement de leur sociologie, ou de l'opportunisme, mais de ce qu'ils agissaient « en tant que démocrates, républicains et révolutionnaires nationaux plutôt qu'en tant que socialistes » (Vynnychenko, Vidrodzhennia natsii, vol.2, pp. 89-90).
60 Raya Dunayevskaya a repéré un phénomène similaire dans les révolutions anticoloniales après 1945 : « Le grand obstacle au plein développement des luttes de libération nationale provint des intellectuels bureaucrates qui avaient émergé pour les « diriger ». De même que le plus grand obstacle dans la lutte de la classe ouvrière pour renverser le capitalisme est venu des bureaucraties ouvrières la dirigeant. » (Dunayevskaya, Raya. Nationalism, Communism, Marxist Humanism and the Afro-Asian Revolutions. Cambridge: Left Group Cambridge University Labour Club, 1961, p. 15).
61 Robytnycha Hazeta, 7 avril 1917.
62 Vynnychenko, Vidrodzhennia natsii, vol. 2 p. 91.
63 Vynnychenko, Vidrodzhennia natsii, vol. 2 p. 183.
64 Nashe Zhyttya (Notre Vie), 24 mars 1917. Que des social-démocrates ukrainiens ait dessiné cette perspective en mars 17 a son importance historique : rares furent ceux qui avancèrent de telles idées avant le retour de Lénine armé de ses Thèses d'Avril. Celui-ci fut d'abord isolé dans son partie et, ironiquement, il alla présenter ses positions aux soldats du régiment Izmailovsky, le 10 avril.
65 Les principales résolutions du IV° congrès du POSDU furent rédigées par Mykola Porsh, le congrès ayant été influencé non seulement par les dirigeants traditionnels de la gauche du parti mais par une nouvelle génération de militants comme Neronovych et Richylsky. Rapport et résolutions furent publiés dans Robitnycha Hazeta -Organe du Bureau du Comité Central et du Comité de Kyiv du POSDU, 1, 3, 5 et 7 octobre 1917.
66 Ibid., Robytnycha Hazeta, 1, 5 et 7 octobre 1917.
67 Ces problèmes de la révolution sont mis en évidence dans les écrits des bolcheviks ukrainiens Serhii Mazlakh et Vasyl Shakhray, Do khvyli, Saratov, 1919. C'est le texte clef des courants autonomistes/indépendantistes du communisme ukrainien pendant les années révolutionnaires. Mazlakh, Serhii, and Vasyl Shakhray. Do khvyli, Saratov, 1919, On The Current Situation in the Ukraine, Michigan, 1970
68 Le III° congrès des SR ukrainiens déclara que « la dimension nationale de la révolution commence à menacer la poursuite victorieuse de du combat socio-économique de classe », alertant sur le fait que la Rada Centrale pouvait perdre le soutien des paysans et des ouvriers d'Ukraine ce qui finirait par menacer aussi les gains nationaux de la révolution (Khrystyuk, Pavlo, Zamitku i materialy do istoriyi ukrayinskoyi revolyutsiyi 1917-1920, Prague,1921.Vydavnyitvo Chartoryiskykh New York, 1969, Vol, p. 65).
69 Dans sept des dix plus grandes villes d'Ukraine, les conseils de députés d'ouvriers et de soldats soutenaient la Rada Centrale comme organe légitime de gouvernement. L'évidence suggère que la majorité des quelques 320 conseils urbains pouvaient réellement construire une Ukraine indépendante, attestant d'une claire évolution dans l'opinion de la classe ouvrière sur la question nationale. Le soutien à la réélection [de la Rada, ndt] fut particulièrement puissant dans les villes des gouvernorats du Nord et dans les soviets de Kyiv, Kremenchuk, Kharkiv, Luhansk, Kherson, Ekaterinoslav, Odessa et Mykolaiev. Cf. Hamretsʹky, Yu, ‘Stavlennya Rad robitnychykh i soldatsʹkykh deputativ Ukrayiny u period dvovladdya do pytanʹ natsionalʹno-vyzvolʹnoho rukhu, Ukrayinsky istorychny zhurnal, 1966, № 7,
70 Dans leur campagne pour la réélection de la Rada par un congrès des soviets, les bolcheviks n'ont pas recherché l'unité avec les socialistes ukrainiens partageant cette position, ni le soutien des soviets qui la soutenait déjà. A la place [de cette unité, ndt] il [le congrès] fut appelé par le comité de Kyiv du POSDR bolchevik.
71 Le comité de Poltava du POSDR bolchevik fit exception, qui engagea des discussions avec le POSDBU pour un regroupement révolutionnaire socialiste en Ukraine.
[NdT : le « groupe de Poltava » du parti bolchevik s'est lié ensuite, en 1918, au dirigeant bolchevik Mikolai Srkypnik, qui sera dirigeant de l'Ukraine soviétique de 1923 à son suicide en 1933.]
72 Le POSDBU avait prédit le basculement à droite toute de l'aile droite des SR : « la situation révolutionnaire est maintenant marquée par une transition du stade de l'anarchie vers la réaction de la part des éléments éloignés du prolétariat qui ont pris la barre de l'Etat. Notre parti ne saurait plus prendre la moindre responsabilité dans la dérive droitière des SR. » (Robitnycha Hazeta, 16 janvier 1918).
[NdT : ce récit, dans le texte et les notes, montre comment la Rada Centrale, d'organe soviétique paysan et ouvrier dominé par l'intelligentsia, que la plupart des bolcheviks en Ukraine eux-même n'envisageaient pas de renverser, mais de transformer, devient un organe réactionnaire. C'est à cette transformation que correspond la place croissante de l'aventurier Semion Petlioura, tristement célèbre, dans le nationalisme ukrainien. Selon l'auteur, l'attitude non unitaire de la plupart des bolcheviks en Ukraine (sauf le comité de Poltava et le courant de Serhii Mazlakh et Vasyl Shakhray cités note 67 ) et l'orientation ignorante de la question nationale de leur centre à Petrograd a largement facilité cette évolution, qui fut peut-être une véritable transformation, de la Rada Centrale : voilà une piste à creuser.
Par ailleurs, « République populaire ukrainienne » est le terme sous lequel les nationalistes ukrainiens aujourd'hui se réfèrent à la République de la Rada. On voit ici qu'elle était aussi le mot-d'ordre des bolcheviks et, d'autre part, l'expression anglaise traduite de l'ukrainien par l'auteur est People's Republic of Ukraine, qui doit plutôt se traduire en français par « République des Peuples d'Ukraine », un pluriel qui renvoie à une conception non exclusive, non ethnique ni linguistique, de la nation ukrainienne.]
73 Des délégués mécontents de l'évolution de la situation à Kyiv partirent et se rendirent au congrès rival des soviets du Donbass et de la région de Krivyi Rih, qui se tiendra à Kharkiv le 9 décembre 1917. L'historiographie soviétique ultérieure a fait de cet événement le premier congrès pan-ukrainien des soviets. Il consistait principalement en un regroupement de bolcheviks et de socialistes-révolutionnaires de gauche russes, avec quelques délégués social-démocrates ou SR. Une scission se produisit alors dans le POSDBU donnant naissance au POSDBU (Gauche) dirigé par Medvedev et Neronovych. Voir Butsenko (pp. 121-122).
74 Evheniya Bosch est née en 1879 dans la province de Kherson ; en 1901 elle rejoint le POSDR puis devient bolchevik. Dirigeante du comité bolchevik de Kyiv, elle se situait sur la gauche du parti et s'était associée à Piatakov et à Boukharine, contre Lénine, sur la question nationale. Elle démissionnera de son poste pour protester contre la signature du traité de Brest-Litovsk. De mauvaise santé, elle se suicidera en 1924. Elle a écrit : Nationalnoye praviteltsvo I sovetskoya vlast na ukraina, (Le gouvernement national et le pouvoir des soviets en Ukraine), (1919), God borby, Borba za vlast na Ukraina saprelya 1917 g do netskoi okkupatsi, (Années de combat : la lutte pour le pouvoir en Ukraine d'avril 1917 à l'occupation allemande), (1925, réédité en 1990).
[NdT : l'équipe dirigeante des bolcheviks en Ukraine entre la révolution d'Octobre et la guerre civile semble avoir été dominée par le couple militant formé d'Eugénia Bosch et Iouri Piatakov, tous deux chefs militaires et guérilléros de valeur. Ils formaient clairement une opposition de gauche à Lénine, liée à Boukharine, opposé au traité de Brest-Litovsk et considérant que les mouvements d'émancipation nationaux sont en général réactionnaires.]
75 Sakhray (V. Skorovstansky), ancien organisateur du POSDR et ministre, écrit : « Quand s'enclencha la lutte armée ouverte avec la Rada centrale, des bolcheviks de toutes les parties de l'Ukraine … étaient d'avis de proposer que le centre soviétique établisse en Ukraine un contre-pouvoir face à la Rada, mais aucun membre responsable de ce parti ne protesta contre la proclamation et la création de la République Populaire Ukrainienne. Au contraire, en complet accord avec leur position programmatique sur le droit des peuples à l'autodétermination, ils acceptaient ouvertement ou tacitement sa fondation. La volonté de la nation ukrainienne s'affirme, le peuple ukrainien se dote d'une République indépendante et séparée qui noue une union fédérative avec les autres parties de la Russie. Bel et bon ! Nous, dans cette République, n'allions pas faire la guerre contre la République populaire ukrainienne, contre le peuple ukrainien, ni en aucune manière l'étrangler. Non ! Ce qui s'amorçait était une lutte pour le pouvoir à l'intérieur de la République populaire ukrainienne, une lutte de classe ... » (Skorovansky, pp. 110-111).
[NdT : d'après la bibliographie, Skorovstansky semble avoir été un pseudonyme du bolchevik indépendantiste Vasyl Shakhray, qui fut commissaire du peuple (ministre) à Kharkyv.
Dans cette partie de l'article et par cette importante citation, après avoir pris le contrepied de l'historiographie officielle aussi bien soviétique qu'ukrainienne à propos de la Rada Centrale qui n'était pas encore « bourgeoise » en 1917, l'auteur s'oppose à une peinture en noir et blanc qui ferait du conseil des commissaires du peuple de Kharkiv une pure manipulation russe : au départ, lui non plus n'était pas réductible à cela et il était, de facto et avec ses limites, le premier gouvernement soviétique national ukrainien.
Le soulèvement dont il est ici question est celui des usines et d'un régiment de Kyiv le 12 (29) janvier 1918. Les insurgés unissent ceux qui voulaient rénover la Rada mais n'y croient plus, et ceux qui voulaient la renverser au profit du conseil des commissaires récemment formé à Kharkiv. Absolument tous les ouvrages disponibles en français qui mentionnent ce soulèvement en font un mouvement purement bolchevik, ce qui permet ensuite de mettre en place un schéma simple et binaire puisque la répression fut menée par Petlioura (conseillé par les « services » français) et fit sans doute 1500 morts, inaugurant les massacres de la guerre civile en Ukraine, marquant une cassure importante dans le cours des évènements. Quelques jours plus tard, le 26 janvier (8 février) l'armée rouge conduite par le SR de gauche Mouraviev prend Kyiv, avec un soutien populaire quelle ne retrouvera sans doute plus jamais ici : 400 « officiers » seront exécutés. Le cycle des massacres a commencé. Nous apprenons donc ici que ce soulèvement n'était pas bolchevik, mais fut initié par la récente scission du POSDU, le POSDU (Gauche). La suite de l'article ne revient pas sur le devenir ultérieur de ce parti.]
76 (Bachinskyi, p. 534)
77 Il y eut une recul et une régression par rapport aux promesses initiales du congrès des soviets de Kharkiv. Le pouvoir réel s'avéra ne pas être dans les mains du gouvernement des soviets mais des forces militaires soviétiques russes. Shakhray, ministre [commissaire du peuple], protesta : « Qu'est-ce que c'est que ce gouvernement ukrainien qui recommande à ses membres de ne pas connaître et de ne pas apprendre la langue ukrainienne ? Il ne saurait influencer la société ukrainienne. Personne ne sait comment ils s'appellent. Qu'est-ce que c'est que ce « ministre ukrainien des armées » que je suis censé être quand les divisions de Kharkiv ne m'obéissent pas et que je suis obligé de les désarmer ? Le seul soutien militaire que nous avons contre la Rada Centrale est l'armée d'Antonov venue en Ukraine de Russie, une armée où l'on s'imagine que chaque ukrainien est un contre-révolutionnaire hostile. » (cité par Bojcun, Working Class, p. 327).
78 Le 9 mars 1918 le colonel von Stolzenberg écrit au Haut Commandement : « Il est très douteux que ce gouvernement, composé exclusivement d'opportunistes de gauche, soit à même d'établir une ferme autorité. » (Fedyshyn, p. 96).
[NdT : l'auteur veut sans doute ici, ironiquement, montrer que les mêmes termes, « opportunistes de gauche », étaient utilisés pour parler de la Rada Centrale en 1918 par les bolcheviks de Kharkov et par un colonel allemand. Dans la suite de l'article, nous allons voir que la caractérisation qu'en a donné le social-démocrate ukrainien Vynnychenko, qui en avait fait partie, était beaucoup plus dure ! ]
79 Vynnytchenko, Vidrodzhennia natsiii, vol. 3, p. 24.
80 Khrystiuk, Zamitky i materiali, tome III, p. 18.
[NdT : Le 28 avril 1918 l'Allemagne disperse les restes de la Rada Centrale et met au pouvoir l'hetman Skoropadsky et son « Etat Ukrainien », mais ayant une certaine sympathie des blancs de Russie en train de s'organiser militairement. L'hetman engage une politique de restauration de la grande propriété foncière qui, avec les prélèvements allemands, déclenche une insurrection paysanne généralisée, dans le cadre de laquelle se formera, dans les steppes du Sud-Est, l'armée anarchiste-communiste de Nestor Makhno.
Tel fut le contexte du congrès clandestin du POSDU le 10 mai. Il est significatif que ce soit à ce moment là que soit tranché le flou des formulations sur autonomie ou indépendance, au profit de l'indépendance, et que ce choix fut perçu comme un pas vers la gauche, relié à la révolution européenne.]