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Préface

Un travail pionnier, à propos d’un continent perdu, dont la connaissance est nécessaire aux luttes d’aujourd’hui : ainsi peut se présenter cet ouvrage, formé de l’étude de Christopher Ford sur le courant communiste ukrainien indépendantiste des origines à 1925, suivi de plusieurs documents de l’époque en langue française.

D’une façon générale, la vulgate dominante à propos de l’Ukraine pendant la révolution « russe » se réduit à ceci : en Ukraine régnait un grand désordre, mais les bolcheviks avec l’armée rouge ont finalement vaincu les blancs, les nationalistes ukrainiens (réactionnaires et antisémites) de Petlioura, et l’armée paysanne anarchiste de Makhno. Point final.

Cette vulgate dominante comporte deux interprétations, l’une pro-« soviétique » où le nationalisme ukrainien est réduit à la contre-révolution, l’autre anticommuniste qui le présente comme démocratique et antitotalitaire. Ces deux interprétations paraissent s’opposer mais elles reposent sur la même ignorance totale de ce que fut l’histoire réelle (une variante est l’interprétation qui ne connait que Makhno comme force n’étant ni de droite, ni communiste).

« L’ignorance n’a jamais servi de rien à personne » (Marx citant Spinoza). L’histoire réelle est celle d’une révolution visant à l’émancipation nationale, paysanne et sociale, en Ukraine, qui voit courant 1917 les forces issues de l’ancien Parti Ouvrier Social-Démocrate d’Ukraine, avec les Socialistes Révolutionnaires, dominer ce pays, mais hésiter et se faire déborder par leur propre base, par les bolcheviks russes, et tromper par les diplomaties de l’Entente puis des empires centraux.

Or les courants majoritaires qui tirent les leçons de cette rude expérience ne furent pas les nationalistes proprement dits de l’ancien social-démocrate Petlioura, qui va s’allier à la Pologne de Pilsudski et laisser le champ libre aux « atamans », généraux réactionnaires et antisémites, mais ceux des courants révolutionnaires prolétariens et en même temps partisans d’une véritable indépendance ukrainienne. Il s’agit, en résumé, de trois courants : les socialistes-révolutionnaires ukrainiens indépendantistes, appelés borot’bistes, le courant social-démocrate puis communiste indépendantiste étudié ici, appelé Nezhalezhnyky (indépendantiste) ou oukapiste (d’après son sigle entre 1919 et 1925, l’UKP), et les tendances indépendantistes minoritaires parmi les bolcheviks, dont deux militants, Chakhrai et Mazlakh, ont produit un ouvrage important sous forme de lettre à Lénine fin 1918, qui fit référence aussi pour les communistes indépendantistes non bolcheviks.

Ces trois courants furent, fin 1918 début 1919, majoritaires à la base, et dans les armées paysannes rouges ou vertes formées dans la région de K’yiv, aussi bien en opposition au pouvoir bolchevik russe, à K’yiv, qu’au Directoire de Petlioura, à L’viv. Un membre de ce Directoire jusqu’en janvier 1919, Volodomyr Vinnitchenko, en fut en outre fort proche : il a ensuite tenté de rapprocher la Hongrie soviétique et l’Ukraine, puis tenté de collaborer avec le pouvoir bolchevik, avant de choisir l’émigration.

En dehors des publications ukrainiennes ou russes, l’ouvrage de Chakhrai et Mazlakh existe en langue anglaise (On the current situation in the Ukraine, Ann Arbor, 1969), et les borot’bistes, force paysanne bien plus puissante que les bolcheviks, qui rejoignent ces derniers et s’émiettent à partir de fin 1919, non sans influencer la politique suivie en Ukraine durant la NEP, ont été étudiés par Yvan Maistrenko, réédité en 2017 par Idibem-Verlag avec une présentation de Christopher Ford. Reste le courant communiste indépendantiste proprement dit, dont le présent ouvrage donne donc la première présentation générale en langue anglaise ou française.

C’est un véritable continent perdu, d’abord parce que le marxisme ukrainien a des racines profondes, remontant jusqu’à l’Association Internationale des Travailleurs. Le seul nom connu en est souvent celui de Roman Rosdolsky, connaisseur de Marx et défenseur des « peuples [soi-disant] sans histoires ». Vous en découvrirez d’autres, praticiens autant que théoriciens de la révolution – la révolution prolétarienne tant russe qu’ukrainienne car plusieurs furent aux premiers rangs en 17 à Petrograd, comme soldats - les Yurkevitch, Richitsky, Mazurenko, Levinsky … Le communisme indépendantiste ne nait pas de scissions obscures en 1918-1919 mais plonge ses racines dans cette tradition, qu’il restaure.

Ensuite, ce courant intervient activement dans la révolution en 1919 surtout, en tentant d’imposer une Ukraine soviétique mais indépendante de la Russie. Notons qu’il se heurte alors à Rakovsky, choisi par Lénine qui le vantait de n’être ni russe, ni juif, ni polonais, ni … ukrainien, alors qu’il s’agissait de gouverner l’Ukraine ! Les lecteurs français qui connaissent Rakovsky par les travaux de Pierre Broué seront surpris : en 1919 Rakovsky est le véhicule aveugle du chauvinisme grand-russe, et les conséquences en sont catastrophiques (c’est par la suite que, en 1923, Rakovsky combattra la bureaucratie et sera écarté par Staline). L’UKP en formation tente de produire une double insurrection à la fois nationale et soviétique : la mutinerie de Zeleny fut, nous apprend Christopher Ford, le plus important soulèvement de soldats de l’armée rouge, devant Cronstadt. Son occultation totale n’en est que plus frappante. Lénine et Trotsky, fin 1919, font promesses et concessions, semblent avoir compris la question nationale ukrainienne … les borot’bistes rejoignent le PC d’Ukraine et l’UKP est légale … mais on ne transforme pas un appareil d’Etat dominateur …

La guerre avec la Pologne voit revenir en force tout le chauvinisme russe. L’UKP a un temps le vent en poupe, gagnant des borot’bistes déçus par leur dissolution dans le parti au pouvoir, gagnant aussi des courants venus de ce dernier, et agissant souvent en alliance avec les partis juifs, notamment le Poale Tsion. C’est alors que l’UKP se présente comme adhérente à la Comintern, dans laquelle elle est le seul parti à se réclamer ouvertement de la « révolution permanente », nationale, démocratique et socialiste, souvent appelée par eux « la libération universelle ».

C’est en définitive – et ils le disent – l’échec de la révolution prolétarienne en Allemagne et en Europe qui retire leurs perspectives aux communistes indépendantistes ukrainiens. Peu à peu l’étau répressif se resserre. Ils discutent de la NEP et, dans l’ensemble, s’y opposent, rapprochant bureaucratisme et capitalisme. Ils ont de l’influence chez les ouvriers du Donbass et appellent à former de véritables comités de paysans pauvres et pas des caricatures policières. Et ils agacent le pouvoir en se réclamant de l’Internationale communiste dont, comme ont pu le faire d’autres opposants chacun de leur côté (Paul Lévi, Bordiga, l’Opposition ouvrière …) ils affirment que sa « juridiction » devrait être au-dessus du PCUS. Finalement ils sont contraints à la dissolution en mars 1925, dernier parti légal en URSS à cette date : un tour de force ! « Ainsi prenaient fin les 25 années d’existence organisée du marxisme ukrainien. » (C. Ford), une tradition marxiste et nationale détruite par l’appareil stalinien en train de s’affirmer.

Depuis 2013-2014 l’Ukraine s’est rappelée au monde, d’abord par une poussée révolutionnaire ébranlant et disloquant l’Etat pendant quelques mois, et chassant un président corrompu, puis par une poussée contre-révolutionnaire et impérialiste dirigée par Vladimir Poutine annexant la Crimée et jetant la boue et le sang de la « guerre hybride » sur le Donbass. La plupart des courants et militants occidentaux peinent à saisir la portée de ces évènements et à avoir une vision du destin des nations européennes capable de pousser à l’Est de l’Elbe et du Danube. Certains s’imaginent que des sortes d’Etats pseudo-ouvriers affrontent les « nazis ukrainiens » ! En ce moment même ce sont les derniers mineurs du Donbass qui affrontent les mafias soutenues par le pouvoir russe, et les syndicats indépendants qui cherchent à affirmer leur existence contre la présidence de Zelensky à K’yiv. Ces luttes auront des répercussions capitales en Russie et dans toute l’Europe centrale. Mais elles seront en grande partie aveugles tant que la nation ukrainienne, comme la nation bélarussienne, la nation géorgienne et les nations baltes, sans oublier la Finlande, n’auront pas reconquis leur propre histoire. Ce sont des révolutions prolétariennes pour l’indépendance nationale qu’ont connu ces pays en 1917-1923. Se réapproprier cette véritable histoire, c’est construire l’avenir !

Vincent Présumey

UKAPISME - Une Gauche perdue

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