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DEUXIÈME DISCOURS CONTRE CATILINA
AUX ROMAINS.
ОглавлениеANALYSE.–Se voyant découvert, et, et effrayé des menaces énergiques du consul, Catilina s’était retiré pendant la nuit avec trois cents conjurés et était allé se mettre à la tête du camp de Mallius. Cicéron avait aussitôt convoqué le sénat, et pendant que ses membres s’assemblaient, il monta à la tribune et prononça devant le peuple ce discours où il témoigne la joie que lui cause la retraite de Catilina. Il démontre qu’il n’est plus à craindre, mais qu’il faut se tenir en garde contre ses complices restés dans Rome. . Il annonce à ces derniers qu’ils seront traités avec rigueur s’ils persistent dans leurs criminels projets Il oppose aux ressources de Catilina les forces de la république. Enfin il exhorte les citoyens à veiller autour de leurs maisons et même à les fortifier: de son côté é il prendra soin de tout le reste.
I. Enfin, Romains, enfin ce L. Catilina, qui, dans sa fureur audacieuse, courait tout haletant après le crime, qui, dans sa rage impie, préparait la ruine de Rome et vous menaçait, vous et votre ville, du poignard et de l’incendie, nous l’avons donc chassé de Rome, ou, si l’on veut, nous lui en avons ouvert les portes; ou bien encore nous l’avons vu partir volontairement, et nous l’avons accompagné de nos adieux. Il est parti, il a quitté la place, il s’est enfui, il s’est élancé loin de nous. Désormais ce forcené, ce monstre, ne travaillera plus, au sein même de la ville, à la perte de la ville. C’était l’unique chef de cette guerre intestine, et le voilà vaincu sans conteste. Nous ne sentirons plus son poignard auprès de notre poitrine; nous n’aurons plus, au champ de Mars, au Forum, dans la Curie, et au sein même de nos pénates, à trembler sans cesse devant lui. Il a perdu tout ce qui faisait sa force, le jour où il a dû quitter Rome. C’est maintenant ouvertement, contre un ennemi de guerre, que nous allons, sans que personne s’y oppose, entreprendre une campagne régulière. Nous avons, sans aucun doute, rendu sa perte certaine et remporté sur lui une éclatante victoire, en forçant ce ténébreux conspirateur d’arborer ouvertement l’étendard du brigandage.
Mais n’avoir pu teindre son poignard de mon sang, comme il le voulait; me savoir vivant et partir d’ici; s’être vu arraché le fer des mains par moi, laisser les citoyens pleins de vie et ces murailles debout, quel chagrin pour lui, quelle affliction, quel désespoir! Le voilà maintenant terrassé, Romains; il se sent frappé et renversé; ses regards se retournent de voir échapper à sa rage, et qui tressaille d’allé-plus d’une fois sans doute sur cette ville, qu’il pleure gresse en songeant que, ce rebut impur, elle a pu le vomir de son sein et le rejeter loin d’elle.
II. Si cependant quelqu’un d’entre vous, animé de sentiments que vous devriez tous partager, venait, à propos de ce départ de Catilina, que je proclame comme une victoire, comme un triomphe, me reprocher amèrement de ne pas m’être assuré d’un ennemi si redoutable, et de l’avoir laissé partir, je lui répondrais, citoyens, que la faute n’en est pas à moi, mais aux circonstances. Oui, Catilina aurait dû périr, et depuis longtemps, et par les plus cruels supplices; tout m’en faisait un devoir, les coutumes de nos ancêtres, le pouvoir redoutable remis entre mes mains, l’intérêt de la république. Mais que de gens, songez-y bien, ne croyaient pas aux complots que je dénoncais! combien d’insensés les traitaient de chimères! combien même cherchaient à les justifier! combien de méchants y prêtaient les mains! Si cependant j’avais pu croire que la mort de Catilina dût conjurer tout péril, il y a longtemps qu’au prix de mon repos, au prix même de ma vie, je vous aurais délivrés de ce monstre.
Mais sachant que vous êtes loin d’être tous convaincus, je sentais bien que, le livrer au supplice, comme il le méritait, c’était soulever contre moi une haine qui m’eût ôté les moyens de poursuivre ses complices. J’ai donc voulu vous mettre en état de le combattre au grand jour, en le laissant se déclarer ouvertement votre ennemi. Et cet ennemi, citoyens, vous pouvez juger combien je le trouve redoutable, maintenant qu’il est hors de Rome, puisque je regrette même qu’il n’en soit pas sorti avec de plus nombreux satellites. Que n’a-t-il emmené avec lui toutes ses forces! Il nous a emmené un Tongilius, qu’il avait commencé à aimer du temps qu’il portait encore la robe prétexte; un Publicius, un Munatius, dont les dettes, contractées pour aller au cabaret, ne pouvaient troubler l’État. Mais quels hommes il nous a laissés! combien ceux-là sont à craindre par l’énormité de leurs dettes, par leur influence, par le nom qu’ils portent!
III. Pour moi, quand je considère d’une part l’armée de Catilina et de l’autre nos légions gauloises, les levées que Q. Métellus vient encore de faire dans le Picénum et dans la Gaule, et les forces que je rassemble moi-même chaque jour, j’ai le plus profond mépris pour ce ramassis de vieillards sans ressources, de grossiers libertins, de paysans dissipateurs, de débiteurs qui font défaut en justice, plutôt que d’abandonner le drapeau de la conjuration, de gens enfin, auxquels il me suffirait de montrer, non pas nos soldats en bataille, mais simplement l’édit des préteurs pour les anéantir. Il en est d’autres que je vois voltiger dans le Forum, assiéger les portes de la Curie, entrer même dans le sénat, tout luisants de parfums, tout éclatants de pourpre: voilà les soldats que j’aurais voulu le voir emmener avec lui. S’ils restent ici, souvenez-vous que c’est moins l’armée des rebelles que les déserteurs de cette armée qui sont redoutables pour nous. Et nous devons d’autant plus les craindre que, me sachant instruit de leurs projets, ils n’en sont nullement émus.
Je vois celui à qui l’Apulie est échue en partage, celui qui doit avoir l’Étrurie, celui qui est chargé du Picénum, celui qui se rendra en Gaule, celui qui a sollicité le honteux honneur de surprendre Rome et d’y porter le carnage et l’incendie. Toutes leurs résolutions de l’avant-dernière nuit m’ont été dénoncées; ils le savent; je les ai dévoilées hier au sénat. Catilina lui-mème a eu peur il a pris la fuite; ceux-ci, qu’attendent-ils? Certes, ils se trompent étrangement, s’ils espèrent que ma longue complaisance ne se lassera jamais.
IV. Le but que je me proposais, je l’ai atteint, car maintenant vous voyez tous qu’une conjuration manifeste a été tramée contre la république; je ne suppose pas, en effet, que personne puisse admettre que les parents de Catilina ne partagent point ses projets. Le temps de l’indulgence est passé; la sévérité, voilà ce que réclament les circonstances. Je leur accorderai pourtant une grâce encore: qu’ils sortent de Rome, qu’ils s’éloignent; qu’ils ne laissent pas Catilina se consumer misérablement dans l’impatience de les revoir. Je leur indiquerai le chemin: il est parti par la voie Aurélia: s’ils veulent se hâter, ce soir ils l’auront rejoint.
Heureuse la république, si elle pouvait rejeter cette fange impure! Déjà, rien que pour s’être débarrassée de Catilina, Rome semble respirer plus librement et revenir à la vie. Quelle mauvaise action, en effet, quel crime pourrait-on imaginer ou se figurer, dont cet homme n’ait conçu la pensée? Est-il dans toute l’Italie un empoisonneur, un gladiateur, un brigand, un assassin, un parricide, un fabricateur de testament, un fripon, un libertin, un débauché, un adultère, une femme perdue, un corrupteur de la jeunesse, un être souillé et dégradé, qui ne confesse avoir vécu avec Catilina dans une étroite intimité? Où trouver, depuis quelques années, un meurtre dont il ne se soit fait le complice, une débauche infâme dont il n’ait été le ministre?
Qui d’ailleurs a jamais possédé à un si haut point l’art de séduire la jeunesse? Brûlant pour les uns de la plus criminelle passion, il se prêtait complaisamment aux désordres des autres; il promettait à ceux-ci la satisfaction de leurs désirs; à ceux-là la mort de leurs parents, se faisant l’instigateur, et, au besoin, l’auxiliaire de leur crime. Aussi avec quelle promptitude avait-il su trouver, non-seulement dans la ville, mais encore dans la campagne, une foule innombrable de scélérats pour les grouper autour de lui! Il n’y a pas dans Rome, il n’y a pas dans le moindre coin de l’Italie, un homme écrasé de dettes, qu’il n’ait fait entrer dans cette monstrueuse et criminelle association.
V. Pour vous faire une idée de la diversité de ses goûts, dans les genres les plus opposés, sachez qu’il n’existe pas, dans une école de gladiateurs, un audacieux capable d’un coup hardi, qui ne se dise l’ami de Catilina; mais en même temps il n’y a pas sur le théâtre un histrion frivole et dissolu, qui ne se vante d’avoir été, pour ainsi dire, son compagnon de débauches. Et c’est ce même homme qui, endurci par la pratique de l’adultère et du crime, à supporter le froid, la faim, la soif et les veilles, était vanté par les siens comme un prodige de courage, alors qu’il épuisait toutes les ressources de son énergie, toute son aptitude pour le bien, au profit du libertinage et de la scélératesse.
Ah! si ses compagnons voulaient le suivre, s’il quittait Rome, ce hideux troupeau d’hommes perdus, quelle joie pour nous, quel bonheur pour la république, quelle gloire éclatante pour mon consulat! Aujourd’hui, en effet, les passions de ces hommes ne connaissent plus de bornes; leur monstrueuse audace ne saurait se tolérer plus longtemps; ils ne rêvent plus que meurtres, incendies, pillage. Leur patrimoine, ils l’ont dissipé; leur fortune, ils l’ont engloutie; l’argent leur manque depuis longtemps, le crédit même a commencé à leur faire défaut; mais, comme jadis au sein de l’opulence, ils ont conservé leurs désirs effrénés. Si du moins dans le vin et dans le jeu ils ne cherchaient que les plaisirs de l’orgie et du libertinage, il faudrait, sans doute, désespérer d’eux; cependant on les tolérerait. Mais comment supporter que la lâcheté déclare la guerre au courage, la sottise à la sagesse, l’ivrognerie à la sobriété, le sommeil à la vigilance? Les voyez-vous, couchés autour d’une table, abrutis par le vin, gorgés de nourriture, couronnés de guirlandes, inondés de parfums, énervés par la débauche, laissant échapper, au milieu des hoquets, des menaces de mort contre les honnêtes gens, d’incendie contre Rome!
Mais, j’en ai l’assurance, quelque grande catastrophe est suspendue sur leur tête, et le châtiment depuis longtemps dû à leur perversité, à leur scélératesse, à leurs crimes, à leurs turpitudes, ou va les atteindre sur-le-champ, ou bien est près de les frapper. Si mon consulat, impuissant à guérir ces membres gangrenés, les retranche du corps de la république, ce ne sera pas pour quelques jours, mais pour plusieurs siècles qu’il en aura prolongé l’existence. Il n’est point au monde de nation que nous puissions craindre, de roi en état de faire la guerre au peuple romain. Au dehors, la vertu d’un héros a, sur terre et sur mer, rétabli partout la paix. Il nous reste la guerre domestique; c’est au dedans que sont les embûches, au dedans qu’est renfermé le péril, au dedans qu’est l’ennemi. C’est avec la débauche, la folie, le crime qu’il nous faut lutter. Voilà, Romains, la guerre pour laquelle je me déclare votre chef; j’assume sur ma tête toute la haine des scélérats. Les plaies guérissables, je les guérirai à tout prix; s’il y a des membres à retrancher, je ne permettrai pas qu’ils subsistent pour la perte de l’Etat. Ainsi donc, que ces misérables sortent, ou bien qu’ils restent en repos; ou, s’ils ne veulent ni quitter la ville, ni renoncer à leurs desseins, ils doivent s’attendre aux châtiments qu’ils méritent.
VI. Mais il y a des gens, Romains, qui prétendent que j’ai pris sur moi d’exiler Catilina. Ah! s’il ne fallait qu’un mot de ma bouche, j’exilerais aussi ceux qui tiennent ce langage. Oui, sans doute, Catilina est un homme timide et modeste à l’excès: il n’a pu soutenir la voix du consul. Au premier mot d’exil, il s’est soumis, il s’en est allé. Eh bien, citoyens, hier, après avoir failli être assassiné dans ma maison, je convoquai le sénat dans le temple de Jupiter Stator: je révélai tout aux pères conscrits. Lorsque Catilina vint à paraître, quel sénateur lui adressa la parole? qui le salua? qui ne le regarda de l’œil dont on regarde, je ne dis pas un mauvais citoyen, mais le plus redoutable des ennemis? Que dis-je, les plus illustres membres de cette assemblée, fuyant cette partie des siéges où il allait prendre place, la laissèrent vide et inoccupée.
C’est alors que moi, moi ce consul impitoyable, qui d’un mot envoie les citoyens en exil, je demandai a Catilina s’il était vrai ou non qu’il eût fait partie, chez Léca, d’un conciliabule nocturne. Alors cet homme, d’ordinaire si audacieux, convaincu par le témoignage de sa conscience, se tut d’abord, et je dévoilai toute la conjuration; ses menées pendant cette même nuit, les résolutions arrêtées pour la suivante, les plans qu’il avait adoptés pour la conduite de la guerre, je lis tout connaître. Puis, le voyant interdit, confondu, je lui demandai pourquoi il balançait à suivre la route que dès longtemps il avait résolu de prendre, puisqu’il avait déjà fait partir devant lui, je le savais, les armes, les haches, les faisceaux, les trompettes, les étendards, et même cette aigle d’argent, à laquelle il avait dressé dans sa maison un autel consacré par ses crimes.
J’envoyais en exil celui que je savais avoir déjà commencé la guerre? Et en effet, je le crois, ce Mallius, un simple centurion, qui est venu camper près de Fésules, c’est en son propre nom qu’il a déclaré la guerre au peuple romain; celte armée, ce n’est pas Catilina qu’elle attend pour général; et lui, contraint de s’exiler, c’est à Marseille, comme ils le disent, et non au camp de Fésules qu’il va se retirer.
VII. 0quelle triste condition que d’avoir la république, je ne dis pas à gouverner, mais encore à sauver! Aujourd’hui que L. Catilina, se trouvant, grâce à ma prévoyance, à mes efforts, à mon dévouement, enveloppé de toutes parts et affaibli, vienne à s’effrayer tout à coup et à changer de résolution; qu’abandonnant les siens, il s’arrête dans cette carrière du crime et de la rébellion, pour fuir et prendre le chemin de l’exil; ce ne sera plus alors un misérable dont j’aurai désarmé l’audace, dont ma vigilance aura confondu et déconcerté les projets, anéanti les espérances et les efforts; non, ce sera un citoyen condamné sans procès, un innocent jeté en exil par la violence et les menaces du consul: voilà ce que l’on dira, et il ne manquera pas de gens qui, s’il prend ce parti, verront en lui, non pas un scélérat, mais un infortuné, et qui me représenteront, non pas comme un consul plein de zèle, mais comme le plus cruel des tyrans.
Eh bien, je consens, Romains, à essuyer l’orage d’une aveugle et injuste prévention, pourvu que j’éloigne de vous le péril de cette guerre horrible et sacrilége. Qu’on dise, si l’on veut, que c’est moi qui ai chassé Catilina, pourvu qu’il s’en aille en exil. Mais, vous pouvez m’en croire, il n’ira pas. Pour moi, Romains, jamais je ne demanderai aux dieux immortels, pour confondre la calomnie, qu’on vienne vous dire un jour: Catilina s’avance avec une armée de rebelles; il voltige à la tête de ses troupes, les armes à la main.» Cependant voilà ce qu’on dira avant trois jours, et si je crains d’encourir quelques reproches dans la suite, ce sera plutôt pour l’avoir laissé partir que pour l’avoir chassé. Mais puisqu’il y a des hommes qui, lorsqu’il est simplement parti, le disent chassé, si je l’avais fait mettre à mort, que diraient-ils donc?
Du reste, ceux qui répètent que Catilina se rend à Marseille, s’en plaignent moins qu’ils ne le craignent. Il n’est personne parmi eux qui, tout en s’apitoyant sur le sort de Catilina, ne préfère le voir dans le –camp de Mallius qu’à Marseille. Quant à lui, je vous l’affirme, lors même qu’il n’eût jamais formé le dessein qu’il accomplit aujourd’hui, il aimerait encore mieux périr en brigand que de vivre en exilé. Toutefois, comme jusqu’ici rien n’a jamais contrarié sa volonté et ses vœux, si ce n’est cependant de n’avoir pu m’ôter la vie avant de quitter Rome, souhaitons qu’il aille vraiment en exil, bien loin de nous en plaindre.
VIII. Mais pourquoi parler si longtemps d’un seul ennemi, d’un ennemi désormais reconnu comme tel, .et qui, maintenant qu’un mur nous sépare de lui, ne m’inspire plus aucune crainte? Et ceux qui se cachent, qui restent à Rome, qui vivent au milieu de nous, n’en dirons-nous rien? Ceux-là, Romains, je cherche bien moins à eh tirer vengeance qu’à les guérir, s’il est possible, et à les réconcilier avec la république. Et je ne vois pas ce qui m’empêcherait, d’y parvenir, s’ils veulent seulement écouter ma voix. Je vous ferai connaître d’abord, citoyens, de quelles classes d’hommes se compose la troupe de Catilina; et puis à chacune d’elles j’apporterai, si je le puis, le secours de mes conseils et de ma parole.
La première classe comprend ceux qui, devant beaucoup, possèdent plus encore, mais qui, tenant trop à leurs biens pour s’en détacher, n ont aucun moyen de s’acquitter. Ce sont, entre tous, ceux qui ont les dehors les plus honorables, car ils sont riches; mais, au fond, leurs prétentions, leurs motifs sont révoltants au dernier point. Eh quoi! terres, palais, argenterie, esclaves, richesses de toute sorte, rien ne vous manque, rien ne vous fait défaut, et vous hésitez à diminuer vos possessions pour accroître d’autant votre crédit? Sur quoi donc comptez-vous? sur la guerre? Mais, dans la dévastation générale, pouvez-vous espérer que vos propriétés seules soient inviolables? Sur l’abolition des dettes? Ils se trompent ceux qui l’attendent de Catilina. C’est à moi qu’ils la devront, car je les forcerai à mettre leurs biens en vente; c’est le seul moyen, pour les propriétaires obérés, d’échapper à la ruine. S’ils avaient voulu y recourir plus tôt, ils n’auraient pas (ce qui est le comble de la sottise), employé les revenus de leurs domaines à lutter contre l’usure; ils seraient aujourd’hui plus riches et meilleurs citoyens. Mais, du reste, ces hommes me semblent assez peu redoutables, car on peut les ramener de leur égarement, ou, s’ils y persistent, je les crois plus capables de former des vœux impies contre la république que de s’armer contre elle.
IX. La seconde classe se compose d’hommes qui, bien qu’écrasés de dettes, se croient cependant assurés de la domination: ils veulent le pouvoir, et, sans espoir d’arriver aux honneurs tant que la république sera tranquille, ils comptent bien y atteindre à la faveur d’un bouleversement. A ceux-là je crois devoir donner un conseil, un seul, il est vrai, et le même que j’adresse à tous les autres, c’est de renoncer à voir leurs espérances se réaliser. Avant tout, qu’ils sachent bien que je ne m’endors pas, que je suis là, que je veille sur la république; ensuite, que les citoyens honnêtes sont pleins de courage, unis entre eux, très-nombreux et soutenus par des forces imposantes; qu’enfin les dieux immortels, pour protéger ce peuple invincible, ce glorieux empire et cette reine des cités, contre une tentative aussi criminelle, seront toujours prêts à nous apporter un secours efficace. Et d’ailleurs, quand ils auraient obtenu déjà ce qu’ils convoitent avec tant de fureur, pensent-ils donc qu’au milieu de Rome en cendres, noyée dans le sang des citoyens, ils verraient se réaliser leurs espérances sacriléges et impies, et qu’on les proclamerait consuls, dictateurs, ou même rois? Ils ne voient donc pas que ce pouvoir qu’ils ambitionnent, le jour où ils l’auraient obtenu, il leur faudrait le céder à quelque esclave fugitif, à quelque gladiateur?
La troisième classe comprend des hommes déjà sur le déclin de l’âge, mais dont l’exercice a entretenu la vigueur: à cette classe appartient Mallius, que Catilina est allé remplacer. Ils font partie de ces colonies, jadis fondées par Sylla, colonies formées, en général, de citoyens honnêtes et courageux, je le sais; mais il en est parmi eux qui, maîtres de richesses inespérées, soudaines, ont fait de leur fortune un somptueux et insolent étalage. Ils ont voulu bâtir, comme les grands, avoir des domaines, des équipages, de nombreux esclaves, une table somptueuse, et ils se sont tellement endettés que, pour sortir de l’abîme, il leur faudrait évoquer Sylla des enfers. Il n’est pas jusqu’à des paysans, obscurs et pauvres, auxquels ils n’aient fait espérer le retour des anciennes déprédations. Les uns et les autres, Romains, je les range dans la même classe; ce sont des brigands et des pillards. Mais je les avertis d’une chose: qu’ils renoncent à leurs projets insensés, et cessent de rêver proscription et dictature. Ces souvenirs néfastes sont si douloureusement gravés au cœur de la république, que non-seulement les hommes, mais les brutes elles-mêmes, ne permettraient jamais qu’on les fit revivre.
X. La quatrième classe est un mélange confus d’hommes turbulents, depuis longtemps engloutis, sans pouvoir se sauver jamais: soit indolence, soit mauvaise gestion de leurs biens, soit prodigalité, ils sont écrasés de dettes déjà anciennes, et fléchissent sous le poids. Fatigués d’assignations, de sentences, de saisies, ils ont, dit-on, déserté en foule la ville et les campagnes pour courir au camp des révoltés. Pour ceux-là, je vois en eux bien moins des soldats intrépides que d’indolents fripons. S’ils ne peuvent se soutenir, qu’ils tombent, mais que du moins ni la république, ni même leurs plus proches voisins ne s’aperçoivent de leur chute. Car je ne vois pas trop pourquoi, ne pouvant vivre avec honneur, ils veulent mourir dans la honte, ni comment il peut leur sembler mains affreux de périr en nombreuse compagnie que de périr seuls.
La cinquième classe est celle des parricides, des assassins, des scélérats de toute espèce. Ceux-là, je ne les dispute point à Catilina, car on ne saurait les détacher de lui ; et d’ailleurs, puissent-ils mourir au sein du brigandage, puisqu’ils sont si nombreux qu’aucune prison ne saurait les contenir. Enfin la classe qui est la dernière, non-seulement dans l’ordre numérique, mais encore par le caractère et le genre de vie de ceux qui la composent, nous montre les véritables hommes de Catilina, les soldats de son choix, que dis-je, ses délices, ses plus chères amours. On les reconnaît à leurs cheveux bien peignés et luisants s de parfums, à leur visage ou sans barbe ou garni d’une barbe artistement arrangée. Ils ont des tuniques qui leur couvrent les bras et descendent jusqu’aux talons, et portent des voiles transparents plutôt que des toges; hommes pleins d’énergie et –capables de supporter les plus longues veilles: voyez-les plutôt rester bravement à table jusqu’au retour de l’aurore.
C’est dans cevil troupeau que; l’on rencontre tous les joueurs, tous les adultères, tous les hommes impurs et débauchés. Ces enfants, si aimables, si délicats, ne bornent pas leurs talents à savoir chanter et danse: ils savent aussi comment on manie un poignard, comment on verse du poison. S’ils ne sortent de Rome, s’ils ne périssent, Catilina lui-même aura beau disparaître, nous aurons encore, sachez-le bien, dans la république, une pépinière de Catilinas. Mais enfin, à quoi songent ces malheureux? emmèneront-ils avec eux leurs courtisanes dans les camps? Mais comment s’en passer, surtout pendant ces nuits d’hiver? Et eux-mêmes, pourront-ils supporter les frimas et les neiges de l’Apennin? Après cela, ils se croient peut-être préparés à braver les rigueurs de l’hiver par l’habitude qu’ils ont de danser nus dans les festins.
XI. Ola triste guerre, où Catilina, pour garde prétorienne, aura cette cohorte impudique! Préparez maintenant, Romains, c contre une milice si brillante, vos garnisons et vos armées; et d’abord, à ce gladiateur épuisé, blessé, opposez vos consuls et vos généraux; ensuite, contre cette poignée de naufragés, jetés à demi morts sur le rivage, faites marcher l’élite et la fleur de toute l’Italie. Les villes de nos colonies et de nos municipes vaudront sans doute bien les collines et les broussailles qui servent de forteresses à Catilina. Je ne parle pas de nos autres ressources, de tout ce qui nous rend grands et puissants; tout cela, je me garderai bien de le comparer avec la détresse et le dénûment de ce brigand.
Mais laissons là tout ce qui vous rend forts et qui lui manque à lui: le sénat, les chevaliers romains, le peuple, la ville, le trésor public, les revenus de l’État, l’Italie entière, toutes les provinces, les nations étrangères; faisons, dis-je, abstraction de tout cela, et bornons-nous à comparer entre elles les deux causes qui sont en présence; ce parallèle seul nous fera beaucoup mieux comprendre toute la faiblesse de nos adversaires. Je vois aux prises la pudeur et l’effronterie, la chasteté et la débauche, la loyauté et la mauvaise foi, la piété et le crime, le calme et le délire, l’honneur et la turpitude, la continence et le désordre; enfin l’équité, la tempérance, le courage, la prudence, toutes les vertus, en un mot, luttent contre l’iniquité, la luxure, la lâcheté, la témérité, les vices de toutes sortes: c’est un conflit entre l’opulence et la misère, la raison et la folie, le bon sens et l’aveuglement les espérances légitimes et le plus complet désespoir. Dans une lutte, dans un combat de cette sorte, quand bien même le zèle des hommes viendrait à faillir, les dieux immortels eux-mêmes ne voudront-ils pas assurer le triomphe de ces éclatantes vertus sur tant de vices odieux?
XII. Dans de telles circonstances, Romains, multipliez autour de vos demeures, comme vous1avez fait jusqu’ici, les sentinelles et les postes chargés de les défendre: de mon côté, je veille à la sûreté de la ville, et je la protégerai sans troubler votre repos, sans provoquer le plus léger tumulte; j’ai pris pour cela toutes les mesures et toutes les précautions nécessaires. Toutes vos colonies, tous vos municipes, informés par moi de la sortie nocturne de Catilina, défendront facilement leurs villes et leurs territoires; les gladiateurs, dont il espérait former ses bataillons les plus nombreux et les plus sûrs, sont encore mieux intentionnés que bien des patriciens: j’ai du reste des forces suffisantes pour les contenir. Q. Métellus, qu’en prévision de ces événements, j’avais envoyé d’avance dans la Gaule et dans le Picénum, écrasera ce misérable, ou paralysera tous ses mouvements, tous ses efforts. Quant aux autres mesures qu’il faut ordonner, presser ou exécuter, je vais en référer au sénat, qui, vous le voyez, est prêt à se réunir.
Je reviens à ceux qui sont restés dans la ville, ou plutôt que Catilina a laissés parmi nous, pour la perte de Rome, pour la vôtre à tous. Ce sont des ennemis, à coup sûr; cependant ils sont nés citoyens, et, à ce titre, je ne veux pas leur ménager les conseils. Mon indulgence a pu sembler extrême; mais elle attendait que les menées encore secrètes éclatassent ouvertement. Désormais, je ne puis pas oublier que c’est ici ma patrie, que je suis votre consul, que je dois vivre avec vous ou mourir pour vous. Les portes ne sont point gardées, les chemins ne cachent aucune embuscade; si quelqu’un veut sortir il est libre de le faire. Mais quiconque, resté dans la ville, osera faire un mouvement; quiconque sera convaincu par moi, je ne dis pas d’un acte, mais d’un projet, de la moindre tentative contre la république, s’apercevra que Rome a des consuls vigilants, qu’elle a des magistrats dévoués, qu’elle a un sénat courageux, qu’elle a des armes, qu’elle a une prison, destinée par nos ancêtres à la punition des grands forfaits, des crimes avérés.
XIII. Et tout cela s’accomplira, Romains, sans que les événements les plus graves provoquent la moindre agitation; les dangers les plus grands n’exciteront pas le moindre tumulte; pour apaiser une guerre intestine et domestique, la plus cruelle, la plus menaçante dont les hommes aient gardé le souvenir, il ne faudra pas d’autre chef, d’autre général que moi, et je n’aurai pas besoin de quitter la toge pour tout pacifier. Cette guerre, Romains, je la conduirai de telle sorte que, s’il est possible, aucun des coupables ne subira dans Rome même la peine de son crime. Mais si des attentats trop manifestes et trop audacieux, si le péril imminent de la patrie m’obligent à me départir de ma douceur naturelle, je ferai du moins, je m’y engage, ce que, dans une guerre si redoutable et si menaçante, on n’oserait à peine espérer; j’aurai soin qu’aucun homme de bien ne périsse, et que le châtiment de quelques scélérats suffise pour vous sauver tous.
Si je prends de pareils engagements, Romains, ce n’est pas sur mes lumieres personnelles, ni sur les conseils de l’humaine sagesse que je compte, mais j’ai pour garantie les manifestations nombreuses et irrécusables de la protection des dieux immortels. C’est sous leurs auspices que j’ai fondé mon espérance, formé ma résolution. Aujourd’hui ils ne vous défendent plus à distance, comme autrefois, et contre un ennemi du dehors, un ennemi venu de loin; mais, présents au milieu de vous, ils couvrent de leur divine protection leurs temples et vos maisons. C’est à eux, Romains, que vous devez adresser vos prières, vos hommages et vos supplications, pour que cette ville, dont ils ont voulu faire la plus belle, la plus florissante, la plus puissante des cités, qu’ils ont rendue victorieuse de tous ses ennemis, et sur terre et sur mer, échappe aux fureurs parricides de ses mauvais citoyens, grâce à leur divine protection.