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TROISIÈME DISCOURS CONTRE CATILINA
AUX ROMAINS.

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Table des matières

ANALYSE.–Il ne restait plus aucun doute sur la conjuration et sur les funestes desseins des ennemis de la république. Cicéron se présente devant le peuple: il raconte comment l’attentat a été dévoilé par lui en plein sénat, et engage tous les citoyens à se rendre, avec leurs femmes et leurs enfants, dans les temples des dieux pour leur adresser desactions de grâces. De quels périls en effet n’étaient-ils pas menacés si la conjuration, d’où devait surgir la guerre civile, guerre plus horrible que toutes les guerres étrangères, n’eût été étouffée à sa naissance! Il conjure le peuple de le défendre contre l’envie dont il prévoit les attaques, comme lui-même a défendu Rome contre les conjurés. Pour lui, il mettra tous ses efforts à soutenir dignement la gloire qu’il s’est acquise par sa prévoyance.

I. La république, Romains, et, avec elle, votre existence à tous, vos biens, vos fortunes, vos femmes, vos enfants, ce siège même du plus glorieux empire, cette ville si florissante et si belle, tout cela vient aujourd’hui, grâce à l’éclatante protection des dieux immortels, à mes travaux, à ma vigilance, à mon dévouement, d’être arraché à l’incendie, au carnage, à l’abîme, où le destin allait, pour ainsi dire, l’engloutir; Rome est sauvée, elle est rendue à la vie, vous le voyez.

S’il est vrai, Romains, que le jour où nous échappons à la mort n’est pour nous ni moins doux, ni moins solennel que celui qui nous vit naître, parce que la joie de se sentir sauvé est positive, tandis que les conditions auxquelles nous recevons le jour sont bien incertaines, et aussi parce que nous entrons dans la vie sans en avoir conscience, tandis que nous éprouvons une joie ineffable quand nous sommes arrachés au trépas. A ce titre, Romains, puisque, pour avoir été le fondateur de cette ville, Romulus a été divinise par notre amour, par la voix publique, il aura sans doute quelques droits à votre reconnaissance et à celle de vos descendants le magistrat qui, trouvant Rome fondée et agrandie, l’a préservée de la ruine. La ville entière, ses temples, ses sanctuaires, ses maisons, ses remparts étaient déjà presque minés et enveloppés par l’incendie; je l’ai étouffé: des glaives étaient levés contre la république, j’en ai émoussé le tranchant; des poignards vous menaçaient, je les ai détournés de votre poitrine.

Puisque ces complots ont été déjà, dans le sénat, mis en lumière, déroulés, rendus manifestes par mes soins, il me reste maintenant, Romains, à vous les exposer à vous-mêmes en peu de mots. La gravité de la situation, l’évidence du péril, les mesures que j’ai prises pour en suivre la trame et en tenir les fils, sont encore pour vous des mystères dont vous brûlez d’avoir l’explication. Vous allez tout savoir.

II. D’abord, depuis le jour, peu éloigné, où Catilina, sortant brusquement de Rome, y laissa les complices de son crime, les chefs les plus ardents de cette guerre sacrilége, je n’ai cessé de veiller, de prendre des précautions. J’ai voulu qu’en présence de machinations si perfides et si ténébreuses vous n’eussiez rien à redouter. Car, lorsque je chassais Catilina de la ville (je ne crains plus aujourd’hui qu’on me fasse un crime de parler ainsi, mais bien plutôt de l’avoir laissé partir vivant), lorsqu’enfin je voulais en purger notre territoire, je pensais, ou que les autres conjurés partiraient avec lui, ou que ceux qui resteraient sans lui seraient réduits à l’impuissance.

Mais quand je vis ceux que je connaissais comme les plus furieux et les plus criminels se trouver encore au milieu de nous et n’avoir pas quitté Rome, je m’attachai jour et nuit à ce que leurs manœuvres et leurs intrigues ne pussent échapper à ma pénétration et à mes regards. En présence d’un forfait si monstrueux, je devais m’attendre à ce que vos oreilles pussent à peine en croire mes paroles; aussi ai-je voulu tenir entre mes mains des preuves tellement irrécusables, que vous fussiez bien contraints de pourvoir à votre sùreté le jour où vous verriez le crime de vos propres yeux. Voici donc ce que je parvins à savoir: les députés des Allobroges avaient été travaillés par Lentulus, qui les excitait à allumer la guerre au delà des Alpes et à soulever les Gaulois; en retournant en Gaule, auprès de leurs compatriotes, et en passant par l’Étrurie, ils devaient remettre à Catilina des lettres et des instructions dont on les avait chargés; on leur avait donné, pour les accompagner, T. Vulturcius, porteur d’une lettre pour Catilina. Instruit de tous ces détails, je crus enfin avoir trouvé cette occasion, si difficile à rencontrer, et que je demandais si instamment aux dieux immortels, non-seulement de tenir moi-même toute la trame du complot, mais encore de l’exposer à vos regards et à ceux du sénat.

Hier donc, j’appelai chez moi les préteurs L. Flaccus et C. Pomptinus, hommes pleins d’énergie et de dévouement pour la république; je leur exposai toute l’affaire et leur fis connaître les mesures que je croyais devoir prendre. Eux, en hommes animés envers la patrie des plus nobles et des plus généreux sentiments, se chargèrent, sans hésitation, sans retard, de l’exécution. Lorsque vint le soir, ils se rendirent en secret au pont Milvius, où ils se postèrent séparément, dans deux fermes voisines, de manière à mettre entre eux le Tibre et le pont. Ils avaient emmené avec eux, à l’insu de tout le monde, un grand nombre d’hommes résolus; moi-même j’avais envoyé de la préfecture de Réate, comme renfort, une troupe choisie de jeunes gens dont j’emploie chaque jour les services pour assurer le repos de l’État: ils s’y rendirent en armes. Vers la fin de la troisième veille, paraissent sur le pont Milvius, avec une suite nombreuse, les députés des. Allobrogès; Vulturcius les accompagne. On se précipite sur eux; des deux côtés on met l’épée à la main. La chose n’était sue que des préteurs, mais ignorée de tous les autres.

III. L’intervention de Pomptinus et de Flaccus fait cesser le combat qui s’engageait. Toutes les lettres trouvées sur les gens du cortége sont remises, avec les cachets intacts, aux préteurs; on s’assure de la personne de tous ceux qui étaient là, et, au point du jour, on me les amène. Le plus criminel artisan de ces manœuvres coupables était Gabinius Cimber; avant qu’il puisse se douter de quelque chose, je le mande auprès moi. Je fais également appeler L. Slalilius, et, après lui, C. Céthégus: Lentulus vient ensuite, mais beaucoup plus tard, car, je le suppose du moins, il avait dû, pour expédier ses dépêches, passer, contre son habitude, une partie de la nuit à veiller.

Un grand nombre de citoyens, des plus élevés et des plus distingués, s’étaient, à la nouvelle de ces événements, rassemblés chez moi dès le matin: ils étaient d’avis que j’ouvrisse. les lettres avant de les soumettre au sénat, afin que, si elles ne contenaient rien d’important, on ne pût pas m’accuser d’avoir, à la légère, répandu dans Rome d’aussi vives alarmes. Mais je m’y refuse, protestant que, puisque cette affaire intéressait le salut public, je me garderais bien de n’en pas réserver au conseil public la connaissance tout entière. En effet, Romains, quand bien même on n’eût point trouvé dans les lettres la confirmation des rapports qui m’avaient été faits, je ne pensais pas qu’en présence du péril suprême de la république, on pût me reprocher un excès de vigilance. Le sénat, aussi nombreux que possible, est en toute hâte, comme vous l’avez vu, convoqué par mes soins.

En même temps, sur l’avis des Allobroges, le préteur C. Servilius, homme résolu, reçoit la mission d’enlever de la maison de Céthégus toutes les armes qui pouvaient s’y trouver. Il en rapporte une grande quantité de poignards et d’épées.

IV. Je fais entrer Vulturcius sans les Gaulois, et lui garantis, avec l’autorisation du sénat, l’impunité au nom de la république; je l’engage à révéler sans crainte tout ce qu’il sait. Revenu, non sans peine, de sa vive frayeur, il déclare que P. Lentulus lui a remis pour Catilina des instructions et une lettre, afin de l’exhorter à ne pas dédaigner le concours des esclaves et à s’approcher au plus tôt de Rome avec son armée. Son projet était qu’au moment où le feu serait mis à tous les quartiers de la ville, conformément au plan et aux dispositions arrêtés d’avance, et où l’on massacrerait un nombre immense de citoyens, Catilina fût à portée d’arrêter ceux qui voudraient fuir, et d’opérer sa jonction avec les principaux affidés restés dans les murs.

Introduits à leur tour, les Gaulois déposent qu’ils avaient reçu de P. Lentulus, de Céthégus et de Statilius un serment et des dépêches pour leur nation; que ceux-ci, et L. Cassius avec eux, leur avaient recommandé d’envoyer le plus tôt possible de la cavalerie en Italie; quant à l’infanterie, on n’en devait point manquer. Lentulus leur avait de plus affirmé, sur la foi des livres sibyllins et des aruspices, qu’il était ce troisième Cornélius auquel la royauté dans Rome et le pouvoir absolu étaient fatalement destinés; que Cinna et Sylla les avaient déjà possédés avant lui. Il ajoute que cette année était désignée par les destins pour être marquée par la chute de Rome et de l’empire, puisque cet événement devait arriver dix ans après l’absolution des vestales et vingt ans après l’incendie du Capitole.

Les Gaulois déclarent en outre qu’un dissentiment s’était élevé entre Céthégus et les conjurés, Lentulus et les autres voulant fixer aux Saturnales le massacre et l’incendie, tandis que Céthégus trouvait ce terme trop éloigné.

V. Mais abrégeons ce récit, Romains. Je fais représenter les tablettes que l’on disait avoir été remises par chacun des accusés. Je commence par montrer à Céthégus son cachet; il le reconnaît. Je romps le fil qui fermait la lettre et je donne lecture de ce qu’elle contient. Elle était écrite de sa main: il y promettait au sénat et au peuple des Allobroges de tenir fidèlement la parole qu’il avait donnée à leurs envoyés, et les priait, à son tour, de ne pas manquer aux engagements que les envoyés avaient pris envers lui. Un instant auparavant, interrogé au sujet des épées et des poignards trouvés dans sa maison, il avait répondu, pour se justifier, qu’il avait toujours été amateur de fers bien travaillés. Mais, la lecture de sa lettre le confond et l’accable; écrasé par le témoignage de sa conscience, il devient muet tout à coup. On introduit alors Statilius; il reconnaît son cachet et l’écriture de sa main. Lecture est faite de sa lettre conçue à peu près dans le même esprit; il avoue tout. Alors je montre à Lentulus ses tablettes et je lui demande s’il en reconnaît le cachet. Sur son aveu: «En effet, lui dis-je, il porte une empreinte bien connue; c’est l’image de ton aïeul, un grand homme, qui aima par-dessus tout sa patrie et ses concitoyens; elle devait, toute muette qu’elle est, te détourner d’un attentat aussi criminel.

On lit sa lettre; semblable aux autres, elle est également adressée au sénat et au peuple des Allobroges. Je lui demande s’il a quelque chose à répondre; je lui permets de s’expliquer. Il commence par refuser; mais bientôt après, quand il voit toutes les preuves exposées et mises au grand jour, il se lève, et demande aux Gaulois ce qu’il a de commun avec eux, et ce qu’ils sont venus faire chez lui; il adresse la même question à Vulturcius. Ceux-ci lui répondent en peu de mots et sans se troubler, lui rappelant et le nom de leur introducteur et le nombre de leurs visites; ils finissent par lui demander s’il ne leur a pas parlé des livres sibyllins. A ces mots, soudain le criminel perd la tête, et l’on voit alors une fois de plus quelle est la force de la conscience. Il aurait pu nier ce propos, et soudain, au grand étonnement de tous, il en fait l’aveu. Ainsi il ne retrouve alors ni la souplesse de son esprit, ni ce talent oratoire qu’il possède toujours à un si haut point. Que dis-je? il demeure écrasé sous l’évidence de son crime ainsi dévoilé et pris sur le fait; son impudence, qui n’a pas d’égale, son effronterie, tout l’avait abandonné.

Aussitôt Vulturcius demande qu’on produise et qu’on ouvre la lettre dont Lentulus, disait-il, l’avait chargé pour Catilina. Malgré son trouble extrême, Lentulus reconnaît et son cachet et l’écriture de sa main. La lettre ne portait aucun nom; elle était conçue en ces termes: «Celui que je t’envoie t’apprendra qui je suis. Tâche d’être homme; songe à quel point tu es engagé, et vois à quoi t’oblige désormais la nécessité. Recrute partout des auxiliaires, même dans les rangs les plus bas.» Gabinius enfin est introduit; après avoir commencé par répondre avec effronterie, il finit par convenir de tout ce que lui imputent les Gaulois.

Pour moi, Romains, si je trouvais des preuves certaines, des indices manifestes du crime dans les lettres, les cachets, l’écriture, enfin dans l’aveu de chacun des coupables, j’en avais sous les yeux de bien plus sûrs encore dans leur pâleur, leurs yeux, leur physionomie, leur silence. A voir leur consternation, leurs fronts baissés vers la terre, les regards que, de temps à autre, ils échangeaient à la dérobée, on eût dit, non pas des gens que d’autres accusent, mais des coupables qui se dénoncent eux-mêmes.

VI. Toutes les preuves étant ainsi exposées et mises au grand jour, Romains, je consulte le sénat sur ce qu’il juge convenable de faire dans l’intérêt de la république. Les principaux sénateurs proposent des mesures rigoureuses et énergiques, auxquelles l’assemblée, tout d’une voix, donne son approbation. Et, comme le sénatus-consulte n’est point encore rédigé par écrit, je vais, citoyens, vous dire de mémoire les résolutions qui ont été arrêtées.

D’abord des remercîments me sont adressés, dans les termes les plus honorables, pour avoir, par mon courage, mon habileté, ma prévoyance, délivré la république des plus grands périls. Ensuite les préteurs L. Flaccus et C. Pomptinus, pour m’avoir prêté un concours énergique et dévoué, reçoivent des éloges bien mérités et bien justes. L’homme courageux, qui est mon collègue, est également félicité pour avoir su se soustraire à l’influence des complices de la conjuration dans sa conduite publique et privée. Puis on décrète les résolutions suivantes: P. Lentulus se démettra de la préture et sera ensuite mis sous bonne garde; C. Céthégus, L. Statilius, P. Gabinius, tous présents, subiront la même peine. Cette disposition s’applique également à L. Cassius, qui avait sollicité la mission de livrer la ville aux flammes; à M. Céparius, qui était chargé, d’après les dépositions, de soulever les pâtres dans les campagnes de l’Apulie; à P. Furius, un de ces colons que Sylla établit à Fésules; à Q. Manlius Chilon, qui avait toujours été de moitié avec ce même Furius dans toutes les tentatives faites pour séduire les Allobroges; à P. Umbrénus, un affranchi, convaincu d’avoir le premier mis les Gaulois en relation avec Gabinius. Et telle a été l’indulgence du sénat en cette circonstance, Romains, que, sur tant de conjurés, sur tant d’ennemis domestiques, il a frappé seulement neuf des plus scélérats, pensant que leur châtiment suffirait pour sauver la république et guérir les autres de leur funeste égarement.

Ce n’est pas tout: des actions de grâce sont décernées aux dieux immortels, en mon nom, pour leur protection signalée. Je suis le premier, depuis la fondation de Rome, qui, sans avoir quitté la toge, ait reçu un pareil honneur. Le décret porte ces mots: Pour avoir préservé Rome de l’incendie, les citoyens du massacre, l’Italie de la guerre. Si l’on compare, citoyens, le texte de ce décret avec d’autres analogues, on est frappé de cette différence: que les autres citoyens ont obtenu un tel honneur pour avoir bien servi l’État, moi seul pour l’avoir sauvé. Avant d’aller plus loin, il y avait une formalité indispensable à remplir: on l’accomplit. P. Lentulus, en effet, convaincu par tant de témoignages et par ses propres aveux, avait sans doute perdu aux yeux du sénat, non-seulement sa qualité de préteur, mais encore celle de citoyen; néanmoins il se démit officiellement de sa charge. De cette façon, le scrupule qui n’avait point empêché C. Marius, cet homme illustre, de frapper C. Glaucia, un préteur qu’aucun arrêt n’avait personnellement condamné, et de le faire mettre à mort, ce scrupule ne saurait non plus nous arrêter quand il faudra punir P. Lentulus: ce n’est plus qu’un citoyen ordinaire.

VII Maintenant, Romains, que les chefs impies de cette guerre sacrilége et redoutable sont entre vos mains, maintenant que vous les tenez prisonniers, vous pouvez considérer toutes les forces de Catilina, toutes ses espérances, toutes ses ressources comme entièrement anéanties. Quand je le chassais de nos murs, je prévoyais bien, Romains, qu’une fois Catilina loin de nous, ni la somnolence d’un Lentulus, ni l’embonpoint d’un Cassius, ni la fougueuse témérité d’un Céthéus ne seraient à redouter pour moi. Lui seul était a craindre, lui seul, et encore tant qu’il restait à Rome. Il connaissait tout, avait accès partout: fallait-il s’adresser à quelqu’un, le sonder, le solliciter, il le pouvait, il l’osait. Il savait concevoir le crime, et, le crime conçu, ni la parole ni le bras ne lui faisaient défaut. Pour accomplir certaines missions spéciales, il avait des hommes spéciaux, choisis, et dont chacun avait son rôle; mais, pour avoir donné des ordres, il ne les croyait pas pour cela accomplis. Il n’était rien qu’il ne voulût par lui-même voir, prévenir, surveiller, mettre en œuvre: le froid, la soif, la faim, il savait tout supporter.

Cet homme si actif, si déterminé, si audacieux, si rusé, si infatigable dans le crime, si habile à mettre l’ordre jusque dans le désordre, il a fallu le débusquer de ces murs où il nous menaçait, et le forcer à se jeter dans la vie des camps et des brigandages, sans quoi (je dirai, Romains, ce que je pense), il m’eût été bien difficile de détourner de vos têtes le fléau qui menaçait de vous écraser. Ce n’est pas lui qui vous aurait ajournés aux Saturnales et-qui aurait si longtemps d’avance annoncé à la république le jour fatal de sa ruine; ce n’est pas lui qui se serait exposé à voir son cachet et ses lettres tomber entre vos mains, pour devenir contre lui d’irrécusables témoins. Mais, grâce à son absence, tout a été conduit de telle sorte, que jamais vol, dans une maison particulière, ne fut si évidemment découvert que cette vaste conjuration, tramée au sein de la république, et aujourd’hui manifestement reconnue et prise sur le fait. Si Catilina était resté dans Rome jusqu’à ce jour, malgré le zèle avec lequel j’ai toujours, tant qu’il y fut, prévenu et traversé tous ses projets, il nous aurait fallu, pour ne rien dire de plus, soutenir une lutte contre lui, et jamais, avec un tel ennemi dans nos murs, nous n’aurions pu arracher la république à d’aussi horribles dangers, en troublant aussi peu le calme, la tranquillité, le silence dont elle jouit.

VIII. Et pourtant, Romains, dans toutes ces circonstances, c’est la volonté, c’est la sagesse des dieux immortels qui ont, sans aucun doute, guidé et inspiré ma conduite. Nous serions en droit de Le supposer rien qu’en songeant combien la prudence humaine est impuissante à diriger d’aussi grands événements; mais le secours et la protection des dieux se sont, dans ces derniers temps, manifestés à nous d’une façon si éclatante, que nous avons, pour ainsi dire, pu les voir eux-mêmes de nos propres yeux. Sans parler de ces lueurs éclatantes qui, pendant la nuit, paraissaient à l’occident et embrasaient le ciel; sans parler de ces coups de tonnerre, de ces tremblements de terre et de ces autres prodiges si nombreux qui ont marqué mon consulat, et par lesquels ce qui arrive maintenant semblait nous être annoncé par la voix prophétique des dieux immortels, il est certains faits, Romains, dont je dois vous entretenir, et qui ne sauraient être passés sous silence ou laissés de côté.

Vous vous souvenez sans doute que, sous le consulat de Cotta et de Torquatus, plusieurs tours du Capitole furent frappées de la foudre, alors que les images des dieux immortels furent déplacées, les statues des antiques héros renversées, et que les tables d’airain, où étaient gravées nos lois, furent fondues: la foudre ne respecta pas même le fondateur de cette ville, Romulus, qu’un groupe doré, placé dans le Capitole, représentait, l’on s’en souvient, sous les traits d’un enfant nouveau-né, ouvrant la bouche pour saisir les mamelles d’une louve. Dans cette circonstance. les aruspices, appelés de toutes les parties de l’Étrurie, annonçaient que les temps étaient proches où l’on verrait des massacres, des incendies, le renversement des lois, la guerre civile et domestique, la chute de Rome et de l’empire, si les dieux, apaisés à tout prix, ne faisaient en quelque sorte fléchir sous leur puissance les arrêts mêmes des destins.

Aussi, sur la réponse des aruspices, on célébra des jeux pendant dix jours, et rien de ce qui pouvait contribuer à calmer les dieux ne fut négligé. Ces mêmes devins ordonnèrent d’ériger à Jupiter une statue plus élevée que la première, de la placer à une grande hauteur, et contrairement à ce qu’on avait fait jusque-là, de la tourner vers l’orient. Si, disaient-ils, cette image, que vous pouvez voir d’ici, regardait à la fois l’aurore, le Forum et le sénat, alors les complots, qui se tramaient dans l’ombre contre le salut de Rome et de l’empire, éclateraient au grand jour et ne sauraient échapper aux regards du sénat et du peuple romain. Les consuls de ce temps-là mirent en adjudication l’érection de la nouvelle statue dans les conditions indiquées; mais les travaux marchèrent si lentement que nos prédécesseurs ne purent l’inaugurer; et nous-mêmes, c’est seulement aujourd’hui que nous avons pu la voir en place.

IX. Et maintenant, citoyens, peut-il exister un homme assez ennemi de la vérité, assez aveugle, assez dépourvu d’intelligence pour ne pas reconnaître que cet univers, qui frappe nos regards, et cette ville plus encore que le reste, c’est la puissance, c’est la volonté souveraine des dieux immortels qui les gouverne? En effet, les aruspices avaient annoncé des massacres, des incendies, la ruine de la république, tout cela tramé par des citoyens romains; et ces forfaits, que leur énormité même rendait invraisemblables à la plupart d’entre vous, ont été, vous avez dû le reconnaître, non-seulement médités par des citoyens impies, mais presque consommés. Comment d’ailleurs ne pas reconnaître une preuve manifeste de la protection de Jupiter très-bon et très-grand dans cette coïncidence que, aujourd’hui, ce matin, à l’instant même où, par mon ordre, les conjurés et leurs dénonciateurs étaient conduits, à travers le Forum, au temple de la Concorde, la statue du dieu était dressée sur sa base? A peine y était-elle placée, à peine ses regards se tournaient-ils sur vous et vers le sénat, que aussitôt, aux yeux du sénat et aux vôtres, les complots tramés contre la sûreté publique apparaissaient éclairés d’une éclatante lumière.

Ainsi donc, ils méritent plus de haine encore et des châtiments plus sévères ces hommes impies qui voulaient porter, non-seulement dans vos maisons et vos demeures, mais encore dans les temples et dans les sanctuaires des dieux immortels, la flamme horrible et sacrilége de l’incendie. Si je disais que c’est moi qui ai déjoué leurs efforts, ce serait de ma part une étrange, une intolérable présomption. C’est Jupiter lui-même qui les a déjoués; c’est par lui que le Capitole, par lui que ces temples, par lui que cette ville, par lui que vous tous avez été sauvés. Ce sont les dieux immortels qui m’ont guidé, citoyens, ce sont eux qui, éclairant mes conseils, dirigeant mes pas, m’ont conduit à ces importantes découvertes. Car enfin, ces tentatives faites auprès des Allobroges par Lentulus et les autres ennemis de la patrie, un secret de cette importance si follement confié à des inconnus, à des barbares, des lettres remises entre leurs mains, que de fautes commises et qui ne l’eussent pas été, si les dieux immortels n’avaient répandu un esprit de vertige sur ces audacieux conspirateurs. Mais ce n’est pas tout: pour que des Gaulois, les représentants d’une nation encore mal soumise, le seul peuple au monde qui puisse encore et paraisse vouloir faire la guerre au peuple romain, aient dédaigné l’empire et les magnifiques espérances que des patriciens venaient spontanément mettre à leurs pieds, pour qu’ils aient fait passer votre salut avant l’intérêt de leur domination, ne faut-il pas reconnaître, dans tout cela, la main des dieux immortels, je vous le demande? Alors surtout que pour nous vaincre, il suffisait à ces hommes, non pas de combattre, mais de se taire.

X. Ainsi donc, Romains, puisque il a été décrété que les actions de grâces les plus solennelles seraient partout rendues aux dieux, célébrez ces jours de fêtes avec vos femmes et vos enfants. Si souvent les dieux immortels ont reçu de justes et légitimes honneurs, jamais assurément ils n’en ont mieux mérité qu’aujourd’hui. Vous avez échappé en effet à la mort la plus cruelle, la plus misérable, et vous y avez échappé sans massacres, sans effusion de sang, sans armée, sans combat: vous n’avez pas quitté la toge, vous n’avez eu d’autre chef, d’autre général que moi, qui ne l’ai pas quittée non plus, et vous êtes victorieux.

Rappelez-vous en effet, Romains, toutes nos dissension domestiques, non-seulement celles que vous connaissez par ouï-dire, mais encore celles dont vous avez gardé le souvenir, dont vous avez été les témoins. L. Sylla fit périr P. Sulpicius; il chassa de ces murs C. Marius, le sauveur de cette ville; une foule d’hommes distingués furent alors ou bannis ou égorgés par lui. Le consul Cn. Octavius prit les armes et mit son collègue hors de Rome. Le lieu où nous sommes fut alors couvert d’un monceau de cadavres, et le sang des citoyens y coula à grands flots. Cinna et Marius triomphèrent à leur tour; alors les premiers citoyens furent massacrés, et avec eux la république vit s’éteindre ses plus glorieuses illustrations. A son tour Sylla tira plus tard vengeance de la cruauté des vainqueurs, et je n’ai pas besoin de vous dire combien de victimes, combien de désastres Rome eut à déplorer. Enfin des dissentiments éclatèrent entre M. Lépidus et l’illustre et brave Q. Catulus: Lentulus périt, et la république eut à pleurer, sinon sa mort, du moins celle des citoyens qui périrent avec lui.

Et cependant, Romains, toutes ces dissensions n’allaient pas à renverser l’État, mais seulement à en changer la forme. Les agitateurs ne voulaient pas que la république cessât d’exister; mais il leur en fallait une où ils fussent les maîtres: ils ne demandaient pas que Rome disparût dans les flammes; mais ils voulaient être puissants dans Rome. Toutes ces dissensions néanmoins, dont aucune ne tendait au renversement de la république, furent telles que, toute réconciliation devenant impossible, elles ne purent s’éteindre que dans le sang des citoyens. Mais dans la guerre actuelle, la plus redoutable, la plus cruelle dont les hommes aient gardé le souvenir, guerre telle que jamais peuplade barbare n’en vit dans son propre sein, guerre où Lentulus, Catilina, Cassius, Céthégus s’étaient imposé la loi de traiter en ennemis tous ceux qui pouvaient trouver leur salut dans le salut de Rome, j’ai si bien pris mes mesures, citoyens, , que vous voilà tous sauvés. Et, tandis que vos ennemis se flattaient qu’il ne resterait de Romains que ceux qui auraient pu échapper au massacre général, et de Rome elle-même que ce que les flammes n’auraient pu dévorer, j’ai déçu leur espoir; Rome et les Romains, j’ai tout préservé de leur rage, tout sauvé.

XI. En échange de si grands services, citoyens, je ne vous demande ni récompense pour mon courage, ni distinction honorifique, ni monument élevé à ma gloire: gardez seulement de ce jour un souvenir impérissable. C’est dans vos cœurs que je place et renferme tous mes triomphes, tous mes titres d’honneur, les monuments de ma renommée, les témoignages de ma gloire. Je ne saurais attacher aucun prix à ces trophées muets et inanimés, à toutes ces récompenses, en un mot, que de moins dignes peuvent également obtenir. Votre mémoire, Romains, fera vivre mes services, vos entretiens les grandiront, vos annales les perpétueront et en assureront la durée. Un même jour, je le sens bien, jour qui, je l’espère, sera immortel, aura assuré l’existence de Rome et éternisé le souvenir de mon consulat. On dira qu’à la même époque, dans cette république, deux hommes se sont rencontrés, l’un pour reculer les limites de votre empire, non pas jusqu’aux bornes de la terre, mais jusqu’aux confins du ciel, l’autre pour conserver à cet empire sa capitale et le siège même de sa puissance.

XII. Cependant la fortune a soumis à des conditions bien différentes les succès que je viens d’obtenir et ceux des généraux victorieux au dehors: tandis que mon sort, à moi, est de vivre au milieu des hommes que j’ai vaincus et domptés, le général laisse ses ennemis ou morts ou soumis, et s’éloigne. C’est donc à vous, Romains, quand les autres recueillent le prix de leurs services, de veiller à ce que les miens ne causent pas un jour ma perte. Les plus audacieux des hommes tramaient contre vous des complots impies et sacriléges; j’ai empêché qu’ils ne pussent vous nuire; c’est à vous de me mettre moi-même à l’abri de leurs coups. Du reste, Romains, ces misérables sont désormais dans l’impuissance de me faire du mal. J’ai, dans les gens de bien, une sauvegarde efficace, qui m’est assurée à jamais; dans la majesté de la république, une égide invisible qui me protégera toujours; dans la voix de la conscience une puissance que nul, en voulant m’attaquer, ne saurait braver sans se dénoncer lui-même.

Joignez à cela, Romains, que nous nous sentons le courage nécessaire, non-seulement pour ne jamais faiblir devant l’audace de qui que ce soit, mais encore pour attaquer en face tous les méchants. Que si les ennemis domestiques, dont j’aurai détourné la fureur loin de vous, venaient à réunir tous leurs efforts contre moi, ce serait à vous, Romains, de montrer à quel sort doivent désormais s’attendre ceux qui, pour vous sauver, se seront dévoués à toutes les haines, à tous les dangers. Quant à ce qui me touche personnellement, est-il quelque chose qui puisse ajouter pour moi le moindre prix a l’existence, quand je ne vois plus, ni dans les honneurs qui dépendent de vous, ni dans la gloire qui couronne la vertu, un degré supérieur où je puisse avoir l’ambition de m’élever.

Je ferai donc tous mes efforts, Romains, pour conserver et soutenir dignement dans la vie privée la gloire que j’ai acquise dans mon consulat: de cette façon, si j’ai pu soulever des haines en sauvant la patrie, elles ne feront tort qu’à mes ennemis et tourneront à ma gloire. Enfin ma conduite dans la république sera toujours celle d’un homme qui se souvient de son passé, et qui tient à prouver que ses actions furent l’ouvrage de la vertu et non du hasard. Pour vous, Romains, puisque la nuit est venue, adressez VOS hommages à Jupiter, que vous voyez d’ici, le protecteur de cette ville et le vôtre; retirez-vous ensuite dans vos maisons, et, bien que le danger soit passé, continuez, comme la nuit précédente, de les garder, de veiller sur elles et de les défendre; bientôt vous serez délivrés de ce soin, et vous jouirez d’une paix inaltérable; je vais prendre pour cela, Romains, toutes les mesures nécessaires.

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