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I
NOIR, VIOLET, ROUGE

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Table des matières

—Qui annoncerai-je à Monseigneur?

—Vous direz que c’est l’abbé Pellegrin, curé de Sableuse... D’ailleurs, je suis convoqué.

Le vieux valet de chambre, à mine circonspecte, s’inclina, puis, d’un pas glissant, il se dirigea vers une portière de peluche élimée qu’il écarta et derrière laquelle il disparut comme une ombre.

Resté seul dans la vaste antichambre que décoraient quelques photographies jaunies de tableaux de sainteté, l’abbé Pellegrin s’était assis, son parapluie à la main, sur une dure banquette... Le curé de Sableuse était très ému: pourquoi Mgr Sibuë, évêque de Césarée, coadjuteur du cardinal-archevêque de Merville, l’avait-il convoqué, toutes affaires cessantes?

Ce prélat qui, en réalité, exerçait le pouvoir à la place de Son Éminence vieillie et fatiguée, passait pour manquer totalement de douceur évangélique: en quelques mois, il s’était affirmé comme un chef exigeant et sévère, et déjà quelques prêtres avaient encouru, pour des vétilles, sa disgrâce redoutable.

Le curé de Sableuse, le cœur battant, se demandait en quoi il avait pu déplaire à Monseigneur... Ne remplissait-il pas dignement les devoirs de son sacerdoce? Avait-il commis quelque faute dans ses rapports avec l’autorité laïque? Les quêtes au bénéfice des œuvres patronnées par l’archevêché n’étaient-elles pas assez fructueuses? L’abbé Pellegrin cherchait sans trouver... Perplexe, il haussa les épaules et, à mi-voix, il prononça:

—Ah! Et puis, on verra bien... Faut pas s’en faire!

A ce moment, la portière se souleva et un abbé très élégant parut...

—Ce cher Pellegrin! s’exclama-t-il en se dirigeant, la main tendue, vers le curé de Sableuse.

—Tiens, ce vieux Lanthier!

Les deux prêtres échangèrent un cordial shake-hand.

—Vous êtes donc à l’archevêché? questionna l’abbé Pellegrin.

—Mais oui, depuis quelques jours... Je suis le secrétaire de Mgr Sibuë.

—Ah! plaisanta le curé, c’est le filon!

L’autre fronça légèrement les sourcils et un sourire forcé passa sur ses lèvres minces.

—Que voulez-vous, répliqua-t-il d’une voix douce, je peux rendre ici plus de services que dans une paroisse...

—Bien sûr, dit l’abbé Pellegrin avec bonne humeur. Et puis, ici, c’est plus intéressant... Du moins, quand on se place à un certain point de vue. Un bon cantonnement, pas trop de boulot, l’existence pépère, quoi!

Ces propos parurent déplaire grandement au secrétaire de Mgr Sibuë. Il répondit avec froideur:

—On voit bien que vous n’avez jamais occupé un tel poste...

—Ma foi non... Moi, au lieu de travailler dans les bureaux du général, je veux dire de Monseigneur, je suis en première ligne: je baptise, je distribue le Bon Dieu, je marie, je confesse, j’enterre.... Je suis au front, quoi!

L’abbé Lanthier fit, cette fois, une franche grimace... Et le curé de Sableuse comprit, enfin, qu’il gaffait. Il se souvint, tout à coup, que ce prêtre, cependant plus jeune et aussi robuste que lui, n’avait été mobilisé que pendant quelques semaines, comme infirmier du service auxiliaire, dans la ville même qu’il habitait. Et il se reprocha de l’avoir offensé en plaisantant ainsi...

—Je blague un peu, reprit-il en rougissant... Vous ne m’en voulez pas, mon cher?

—Moi, vous en vouloir? articula l’abbé Lanthier d’une voix plus sèche... Et pourquoi donc? Je suis, je vous l’ai dit, ravi de vous revoir... C’est la première fois depuis l’armistice. Mais nous nous sommes rencontrés lors d’une de vos permissions... Au fait, j’y pense, il faut que je vous félicite: vous vous êtes très bien conduit.

—Oh! je n’en ai pas fait plus que les camarades... Plutôt même un peu moins. J’étais brancardier... Brancardier régimentaire, faut pas confondre.

—Vous avez été blessé?

—Oh! si peu... Ce n’est vraiment pas la peine d’en parler.

—Et vous avez ça...

De son index à l’ongle poli, l’abbé Lanthier montra le ruban déteint de la croix de guerre que portait le curé de Sableuse.

—Bah!... répliqua celui-ci, il y en a tant qui l’ont! Vraiment, c’est sans importance...

L’abbé Lanthier sourit, mais cette fois avec plus de bonne grâce.

L’abbé Pellegrin crut que le secrétaire de Monseigneur avait déjà oublié ses plaisanteries d’ailleurs innocentes et dit:

—Mais ce n’est pas tout ça... Je suis venu pour voir Mgr Sibuë.

—Monseigneur va vous recevoir. En ce moment, il est en conférence avec ces messieurs du Cercle de la Renaissance catholique...

—Vous savez que je suis convoqué?

—C’est moi qui vous ai envoyé la lettre...

—Vous pourriez peut-être me tuyauter.

—Comment dites-vous?

—Me renseigner... Qu est-ce qu’il me veut, le coadjuteur?

Le secrétaire lança au curé de Sableuse un regard dur et froid comme une lame et répondit:

—Je devrais me taire, mais, n’est ce pas, entre vieux amis... Eh bien! Monseigneur trouve que vous oubliez trop souvent le caractère dont vous êtes revêtu, que vous manquez de tenue...

—Moi?... s’écria l’abbé Pellegrin en pâlissant. Mais ce n’est pas sérieux! Voyons, mon vieux, il est impossible que...

Le vieux valet de chambre avait soulevé la portière, et prononçait:

—Monsieur le curé veut-il me suivre?...

—Vous allez être renseigné, dit l’abbé Lanthier d’une voix mielleuse. Je vous en prie, calmez-vous: Monseigneur, que je connais bien, est moins sévère qu’on ne le dit... Ayez confiance en sa bonté toute paternelle!

Mais le curé de Sableuse, qui du blanc avait passé au cramoisi, bougonnait, indigné:

—Par exemple!... Elle est raide, celle-là! Manquer de tenue... Non mais, des fois!

Il se dressa d’un air décidé et, sans lâcher son parapluie, il se dirigea vers la double porte qui s’entr’ouvrait derrière la portière. Sur les dalles de marbre, ses brodequins à clous faisaient un bruit crissant qui étonna et même agaça l’élégant abbé chaussé, lui, de fins souliers à boucles d’argent.

Mgr Sibuë attendait le curé dans son cabinet, pièce étroite, qu’encombrait une immense table couverte de paperasses. Aux murs, une vue de la basilique de Lourdes et un Christ d’ivoire... L’évêque in partibus, vêtu d’une soutane aux boutons violets, se tenait debout pour accueillir son visiteur: il le laissa s’agenouiller pour baiser l’anneau qu’il lui tendait, majestueusement, puis, prenant place lui-même dans un fauteuil, il l’invita à s’asseoir, en pleine lumière, sur une chaise de tapisserie.

—Votre Grandeur m’a convoqué, articula le prêtre qui, maintenant, avait perdu toute assurance...

—Oui, monsieur le curé, et voici pourquoi.

L’évêque de Césarée remonta sur son nez long et pointu des lunettes à monture d’acier et observa pendant un instant l’abbé Pellegrin dont l’inquiétude devenait une véritable angoisse.

Le coadjuteur reprit d’une voix lente qui décomposait les mots en appuyant sur certains:

—Vous êtes, je le sais, un prêtre vertueux, attaché à ses devoirs sacerdotaux et, certes, au point de vue religieux, je n’ai que des éloges à vous adresser. Mais... Il y a un «mais», monsieur le Curé, et, c’est ce qui m’oblige, à mon grand regret, à vous faire quelques observations d’un ordre assez délicat.

—Ma conduite est sans reproches, affirma l’abbé Pellegrin.

—Sans contredit, aussi n’est-ce pas de votre conduite qu’il s’agit, mais de votre façon de vous tenir, de vous exprimer... La guerre vous a changé, comme elle a changé beaucoup d’autres prêtres qui furent mobilisés. Les uns sont revenus avec des idées nouvelles, peu louables pour la plupart, comme il en est presque toujours des idées nouvelles; les autres... Mais il s’agit de vous, monsieur le Curé, et chez vous, la guerre a laissé—je vous parle nettement—un goût étrange pour cette vulgarité que nous tolérions et même que certains aimaient chez le troupier. Oui, vous affectez je ne sais quelle rondeur populaire, je dirai même populacière, vous employez des expressions qui, Dieu me pardonne, sont du véritable argot... Passe encore qu’au front—puisque vous y êtes allé—vous vous soyez abandonné à de telles intempérances de langage, bien que vous eussiez pu, j’imagine, vous défendre contre cette contagion... Mais après avoir repris votre soutane, vous deviez renoncer à ces allures, à ce vocabulaire et redevenir le prêtre discret, modeste, réservé que vous étiez avant la guerre. J’ai horreur, pour ma part, des prêtres pittoresques, des originaux, des types... Le prestige de l’Église n’y gagne rien. Aussi, j’entends que mon clergé soit correct... La correction doit être une des premières vertus de ceux qui remplissent notre saint ministère. Je regrette d’avoir à vous le rappeler et j’espère qu’il me suffira de vous avoir averti pour que vous vous comportiez désormais d’une façon plus digne, plus décente...

Une rougeur passa sur le front du curé de Sableuse qui répondit, avec un tremblement dans la voix:

—Monseigneur, je ne croyais pas avoir démérité à ce point. Votre Grandeur m’en fait tout un plat!

Ces mots firent sursauter le coadjuteur qui s’exclama:

—Encore une de ces expressions qui étonnent sur les lèvres d’un laïque et choquent sur celles d’un ecclésiastique!

—Elle m’est venue tout naturellement...

—C’est donc encore plus grave que je ne le craignais. Voyons, monsieur le Curé, vous vous croyez donc toujours au front, parmi ces gens mal élevés, ces...

—C’étaient des types épatants, Monseigneur, des espèces de saints!

—Entendu, fit l’évêque avec impatience, mais ces «types épatants», comme vous dites, ne sont pas des modèles qu’il convient de proposer aux membres du clergé. Vous voudrez bien, je l’espère, le reconnaître... Vous êtes démobilisé depuis de longs mois: la guerre est finie, bien finie. Ah! cette guerre, quel triste héritage elle nous aura laissé! Que de prêtres elle a gâtés! Je souffre en y pensant...

Mgr Sibuë remit une fois de plus ses lunettes d’aplomb, attendant les aveux et la promesse de s’amender du curé de Sableuse... Mais celui-ci ne paraissait pas disposé à se frapper la poitrine en s’accusant. Au contraire, la tête haute, le regard brillant, il répliqua:

—Je crois, Monseigneur, que la guerre a amélioré les bons et rendu pires les mauvais, qu’il s’agisse des clercs ou des laïques. En ce qui me concerne, sans me départir de l’humilité qui me convient, j’ose prétendre que les années que j’ai vécues au front, au milieu des poilus, m’ont rendu plus amendé comme chrétien et prêtre que toute une vie écoulée dans la paix de la sacristie et du presbytère... J’ai passé quatre ans au milieu des martyrs: n’est-ce pas la meilleure école pour nous, Monseigneur?

Interloqué, le coadjuteur resta un instant silencieux, puis:

—Ce n’est pas une raison pour fumer la pipe, comme vous le faites, en public.

—Je promets à Votre Grandeur de m’en abstenir désormais.

—S’il n’y avait que cela!...

Mgr Sibuë ouvrit un dossier et, d’un air scandalisé, continua:

—J’ai là quelques documents... Ainsi, le lundi de Pâques, après le Salut, vous avez réuni dans la salle du patronage quelques-uns de vos paroissiens et vous leur avez chanté vous-même, en vous accompagnant sur l’harmonium, une chanson... Ah! monsieur le Curé!... une chanson épouvantable!

—J’ai chanté la Madelon, avoua l’abbé Pellegrin.

—C’est indigne... Vous, un prêtre!

—Ce sont mes camarades du front qui m’en ont prié... J’ai une assez bonne voix et puis, cela leur faisait tant de plaisir!

—La Madelon! répéta Mgr Sibuë, suffoqué.

—Mais, Monseigneur, c’est une chanson très honnête... Et puis, elle a été chantée si souvent par des gens qui allaient mourir! Vrai, ces couplets-là ne peuvent pas déplaire au Bon Dieu!

—Le Bon Dieu! reprit le coadjuteur... Précisément, je trouve que vous lui attribuez des opinions, un peu hardies. Vous parlez de lui en termes inadmissibles. Par exemple, au cours de votre sermon de dimanche dernier sur la nécessité de la prière, n’avez-vous pas lancé, du haut de la chaire: «Il s’agit pas de bredouiller des pater et des ave, d’ânonner des litanies tout en ayant la tête ailleurs... Il faut prier avec son cœur, il faut s’adresser au Très-Haut comme un soldat s’adresse à son général. Quand on parle à son général, ce n’est pas pour lui dire n’importe quoi, en pensant à autre chose. Le général n’a pas le temps d’écouter les bavards... Le Seigneur non plus. Des prières comme celles que vous marmonnez sans même les comprendre, eh bien, voulez-vous que je vous dise, mes frères, le bon Dieu...»

Ici, le coadjuteur s’interrompit avec une mine dégoûtée, puis se tournant vers l’abbé Pellegrin, lui dit:

—Mes lèvres se refusent à prononcer ces mots affreux, ces mots sacrilèges...

Mais le curé de Sableuse, très calme, déclara:

—Ben quoi, Monseigneur, j’ai dit: «Des prières comme ça, mes frères, le bon Dieu s’en fout!»

—Oh!

Mgr Sibuë s’était dressé, frémissant d’indignation. Jusque-là, il s’était contenu, à grand’peine, il est vrai, mais, cette fois, c’en était trop et rien ne pouvait plus endiguer sa colère.

—De telles paroles, s’écria-t-il d’une voix sifflante, sont blasphématoires... Vous outragez la majesté divine!

—Dieu ne se frappe pas pour si peu.

—Vous avez perdu le respect de Celui que vous servez!

—Non, Monseigneur, je l’aime de tout mon cœur et je ne crois pas l’avoir offensé en disant un peu rudement leur fait aux fabricants de prières en série... Peut-être même écoute-t-il avec plus de plaisir la Madelon chantée par des soldats qui ont fait le sacrifice de leur vie pour défendre leur pays, que les cantiques glapis par des dévots qui ne risqueraient pas un cheveu de leur tête pour défendre leur religion.

Et le curé de Sableuse alla s’agenouiller devant le Christ pour lui adresser une fervente prière. Mais l’évêque de Césarée ne lui en laissa pas le temps...

—Allez-vous-en, lui lança-t-il avec une fureur mal contenue qui rendait plus pâle encore son visage maigre, allez-vous-en... Vous êtes pire que je ne croyais!

Le curé de Sableuse se releva et revint vers l’évêque devant lequel, prêt à s’humilier, à se repentir, il voulut aussi plier le genou.

—Non, non, sortez d’ici... Je ne veux plus vous voir!

Et comme l’abbé Pellegrin se dirigeait, d’un pas hésitant, vers la porte, le prélat ajouta:

—Je vais parler de vous à Son Éminence... Vous ne tarderez pas à avoir de mes nouvelles!

Le pauvre curé, désolé, retraversa l’antichambre où l’attendait l’abbé Lanthier.

—Eh bien? lui demanda celui-ci avec un sourire qu’il crut devoir remplacer aussitôt par une moue apitoyée.

Il n’en fallut pas plus pour que le curé de Sableuse se retrouvât aussitôt d’aplomb.

—Rien, répondit-il en haussant les épaules... Une simple averse! Heureusement, j’avais apporté mon parapluie!

Et, faisant grand bruit avec ses souliers à clous, il sortit de l’archevêché.

Mgr Sibuë s’était précipité chez le cardinal Arnaud de Blandignière qu’il trouva assis, comme d’habitude, dans un large fauteuil Louis XIII, devant sa cheminée où rougeoyait un assez maigre feu de bois. Son Éminence était vêtue d’une soutane noire, comme le plus modeste abbé: seule, une calotte écarlate indiquait son rang de prince de l’Église. Dans le vaste cabinet aux murs recouverts d’anciennes boiseries, elle passait chaque jour de longues heures à travailler à son Histoire des Gaules chrétiennes,—mais le plus souvent, disaient les mauvaises langues, elle sommeillait. Le cardinal de Blandignière avait une grande réputation d’érudition et d’éloquence, mais, depuis quelques années, il s’était effacé. On prétendait que l’âge—plus de quatre-vingts ans—avait éteint cette ardeur jadis si combative, cette intelligence si haute que tous, même les plus obstinés adversaires de l’Église, avaient admirée... Depuis quelques mois, un coadjuteur avait été donné—imposé, affirmaient les renseignés—au vieux cardinal qui ne vivait plus que dans le passé, laissant à Mgr Sibuë le soin de veiller aux intérêts spirituels et temporels de l’archevêché.

—Éminence, dit l’évêque de Césarée en s’avançant vers le vieillard qui était resté immobile en le voyant entrer, Éminence, je vais prendre une mesure rigoureuse contre un de nos prêtres... Il le faut, je n’ai que trop tardé.

Comme le cardinal restait silencieux, le coadjuteur continua:

—Il s’agit de l’abbé Pellegrin, curé de Sableuse... J’en ai déjà parlé à Votre Éminence. J’ai décidé de le déplacer.

Le cardinal, d’une voix menue, comme lointaine, demanda:

—Pourquoi? Qu’a-t-il fait?

—Il s’obstine à détonner dans notre clergé par son allure excentrique, son langage grossier, son manque absolu de mesure, de décence, de dignité... J’espère qu’une leçon sévère le décidera à s’amender.

Le cardinal questionna:

—N’est-ce pas ce prêtre qui est décoré de la croix de guerre?

—Oui, Éminence...

—Et qui prononce des sermons d’une éloquence si colorée, si originale?

—C’est lui qui se livre en chaire à des excentricités oratoires...

—Sa conduite n’est-elle pas celle d’un bon curé, attaché à ses devoirs sacerdotaux?

—Éminence, c’est moins le prêtre que je blâme, que l’homme.

—Pardon, cher ami, si l’abbé Pellegrin est un bon prêtre, il est aussi un brave homme. Voyons, que lui reprochez-vous? Une sorte d’originalité extérieure et un langage qui n’est pas toujours d’une élégance tout académique? C’est là peu de chose, me semble-t-il.

—L’abbé Pellegrin se complaît dans la vulgarité...

Le cardinal eut un fin sourire et, haussant imperceptiblement les épaules, répliqua:

—Je ne connais pas ce prêtre, mais je pense qu’il ne faut pas le juger trop sévèrement. Qui sait, d’ailleurs, si le défaut que vous lui reprochez ne sert pas, en fin de cause, les intérêts de la religion?... S’il me souvient bien, Sableuse est un village où l’élément ouvrier ne manque pas: des fabriques de papier s’y sont installées depuis quelques années. Dans ce milieu, un curé élégant, au langage choisi, ne réussirait probablement pas... Trop souvent, mon cher évêque, nous avons envoyé dans ces paroisses populaires, des prêtres trop raffinés, trop mondains qui, malgré la meilleure volonté du monde, n’arrivaient pas à obtenir la sympathie, la confiance des bonnes gens plutôt frustes auxquelles ils devaient expliquer l’Évangile et enseigner la morale chrétienne... Un curé au langage un peu vert, à la cordialité naïve et franche peut faire quelque bien à Sableuse: un abbé de salons y ferait peut-être beaucoup de mal.

Mgr Sibuë objecta:

—Sans doute, mais l’abbé Pellegrin exagère...

—Je me suis demandé souvent si l’Église ne devait pas regretter ces prédicateurs d’autrefois, ces hommes simples et rudes qui parlaient au peuple comme il faut lui parler... Nous serions sans doute effrayés si nous pouvions entendre leurs sermons qui démontraient les vérités éternelles avec la verve et le vocabulaire de Rabelais. Ah! ceux-là ne récitaient pas de froides homélies où la rhétorique remplace l’inspiration et peut-être la foi, et ils savaient tour à tour faire rire et trembler. Oui, cette éloquence-là, aujourd’hui perdue, allait au cœur de la foule: nos prédicateurs sont de savants avocats, ils plaident la cause de Dieu comme un procès d’affaires. Leurs discours élégants n’appartiennent pas, me semble-t-il, à la vraie tradition de l’éloquence religieuse. Les moines du moyen âge raisonnaient peut-être moins bien, mais ils savaient trouver le chemin des cœurs et, par conséquent, des âmes...

Le vieux cardinal se tut un instant, puis:

—Ne croyez-vous pas, Monseigneur, que Jésus parlait au peuple avec une verdeur d’expression que l’on retrouve, d’ailleurs, dans certains passages de l’Évangile? Ne pensez-vous pas qu’il a prononcé quelques gros mots en chassant les marchands du temple? Ses apôtres, en tout cas, parlaient en hommes simples qu’ils étaient... Peut-être même étaient-ils assez vulgaires—mais oui!—ces paysans, ces pêcheurs, ces ouvriers de Galilée. Ils ne s’adressaient pas aux docteurs, aux pharisiens, aux gens du monde: vêtus d’étoffes grossières, couverts de la poussière des routes, ils devaient, comme leur divin Maître, s’arrêter aux carrefours et parler avec une éloquence toute populaire... A Rome, saint Pierre et saint Paul ne convertirent pas les plébéiens, les esclaves en leur récitant des phrases apprêtées de rhéteurs: sans doute, l’Esprit-Saint n’oublia pas, le jour où parurent au-dessus de leurs têtes des langues de feu, de leur donner aussi la science des patois rustiques et des argots citadins.

Le cardinal observa en souriant Mgr Sibuë qui gardait un silence désapprobateur.

—Oui, reprit-il, il est probable qu’à Rome, la bonne parole fut prêchée tout d’abord dans le latin des faubourgs, c’est-à-dire en argot... Eh oui, mon cher ami, en argot! Ce pauvre curé de Sableuse n’est donc pas tellement blâmable.

—On voit bien que Votre Éminence ne l’a jamais entendu. Moi, j’ai des rapports... Je suis renseigné!

—C’est peut-être insuffisant. En tout cas, avant de prendre un parti, je vous demande de me fournir l’occasion d’entendre ce terrible homme.

—Je vais le faire comparaître devant Votre Éminence: elle sera bientôt édifiée.

—Non, cette épreuve ne serait pas décisive... J’ai trouvé mieux!

Le cardinal se frotta les mains d’un air réjoui et, comme s’il eût dit la chose la plus naturelle du monde, prononça d’une voix tranquille:

—Voulez-vous, mon cher ami, inviter l’abbé Pellegrin à prononcer un sermon dimanche prochain, à la cathédrale?

Le coadjuteur sursauta.

—Je dois avoir mal compris Votre Éminence, articula-t-il avec peine. L’abbé Pellegrin prêcherait à la cathédrale?

—Mais oui... Pourquoi pas? N’est-ce pas la meilleure façon de nous rendre compte?

—Par exemple!

—Monsieur mon coadjuteur, avisez-le, je vous prie... dès aujourd’hui.

Le cardinal Arnaud de Blandignière avait pris un ton décidé, impérieux... Et comme son interlocuteur esquissait un geste de protestation, le vieillard se redressa dans son fauteuil et dit:

—Je le veux!

Pâle de colère, Mgr Sibuë s’inclina et sortit sans ajouter un mot.

Mon Curé chez les Riches

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