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II
UNE CARTE DE VISITE
ОглавлениеEn sortant de l’archevêché, l’abbé Pellegrin se rendit à l’auberge où l’attendait, pour le ramener en automobile à Sableuse, son ami le docteur Profilex.
M. Profilex était établi depuis plus de trente ans dans le pays où son expérience dans l’art de guérir, son dévouement, sa générosité l’avaient rendu populaire... Dans un rayon de cinq lieues, personne ne naissait, ne mourait sans lui et il pouvait lancer, non sans une pointe d’orgueil, à l’abbé Pellegrin:
—Dites donc, Curé, c’est moi qui vous fournis les enfants que vous baptisez et les morts que que vous enterrez... Sans moi, vous fermeriez boutique!
Car le docteur Profilex se piquait d’esprit voltairien et s’il avait voué au curé de Sableuse une solide amitié, il ne lui faisait aucune concession sur ce qu’il appelait le «terrain des idées». Sa seule religion, disait-il, c’était le culte de la République,—et pour lui, la République était, en effet, une manière de divinité personnifiée dont il tolérait difficilement la négation ou simplement la critique. On trouve encore, dans les provinces, de ces mystiques qui croient à Marianne comme les dévotes croient à la Sainte Vierge. Le docteur Profilex n’avait d’ailleurs jamais rien demandé à la République, ni un mandat, ni une sinécure, ni même une décoration: ce vieux garçon vivait en sauvage, consacrant ses rares loisirs à la lecture de vieux bouquins sur la Révolution qu’il admirait même dans ses excès, lui qui n’arrachait pas une dent—car, à l’occasion, il était dentiste—sans plaindre de tout cœur son patient...
Le curé de Sableuse prit place sans mot dire dans la voiturette du docteur. A son air préoccupé, le docteur Profilex comprit que la visite à l’archevêché n’avait rien eu d’agréable et, avec sa brusquerie familière, il questionna:
—Eh bien, qu’a dit l’homme rouge?
Comme l’abbé ne répondait pas, il crut devoir s’excuser:
—Je suis peut-être indiscret... Mais vous savez, les médecins, c’est curieux, presque autant que les curés! Bah! Mettez que je n’ai rien dit... Et en route pour Sableuse! Le moteur a l’air tout guilleret... Nous arriverons dans trente-cinq minutes, montre en main!
Le docteur se mit au volant, le prêtre ayant pris place à ses côtés, et le tacot s’engagea avec un bruit de ferrailles secouées sur la route de Sableuse... Au sommet d’une côte, le panorama de la ville apparut dans une lumière grise, à travers une sorte de brume légère. Au milieu des toits d’ardoise que la dernière ondée avait rendu brillants, l’abbé Pellegrin, instinctivement, chercha le profil du palais de l’archevêché. Il le retrouva, massif et noir, au milieu des arbres centenaires qui dominaient les maisons basses aux cheminées fumantes. Et se souvenant de l’accueil que lui avait fait l’évêque de Césarée, il sentit au cœur un pincement douloureux... Mais aussitôt, son regard fut attiré par la silhouette élancée, aérienne du clocher de la cathédrale. Dans le ciel où le vent balayait les dernières nuées, cette flèche de granit s’élevait comme une prière...
Mais déjà l’auto redescendait le flanc de la colline sous le balancement des hauts peupliers et la vision réconfortante s’évanouissait. L’abbé Pellegrin s’était plongé dans la lecture de son bréviaire après avoir allumé sa vieille pipe avec un briquet d’amadou.
Une demi-heure après, Sableuse apparaissait à l’horizon, troupeau de maisons blanches autour de l’église trapue, surmontée d’une tour carrée, elle-même terminée par un clocheton aigu. A droite, dans la campagne, deux usines alignaient leurs bâtiments aux lignes géométriques, aux murs interminables, dressaient leurs hautes cheminées de ciment... A gauche, sur une hauteur verdoyante, s’érigeait le château, sorte de donjon modernisé aux tourelles coiffées d’un bonnet pointu d’ardoises.
Le docteur Profilex freina pour descendre une pente assez raide et, comme l’abbé refermait son bréviaire en marquant la page avec une petite image de sainteté, il lui demanda:
—Vous savez, les nouveaux propriétaires du château sont arrivés... Vous les avez vus?
—Première nouvelle. Je n’ai vu personne...
—Vous avez cependant entendu parler de ces gens-là?
—Bien sûr... Le bonhomme est un Parisien qui a fait sa pelote pendant la guerre. Il vendait je ne sais plus quoi, des pneumatiques ou des boîtes de conserve... Peut-être même remplissait-il celles-ci avec des morceaux de ceux-là. Quoi qu’il en soit, il a beaucoup de galette... Quand on s’est distingué sur le front économique, vous parlez qu’on l’a, la part du combattant!
Et le curé de Sableuse partit d’un rire sonore, bon enfant...
—Excellente affaire pour vous, répliqua le docteur Profilex. Ce nouveau riche va vous faire un paroissien intéressant. Pour réhabiliter ses billets de banque, il en lâchera bien quelques-uns au Bon Dieu, c’est-à-dire à son représentant dans le pays. Un profiteur qui veut se faire pardonner ou bien une vieille cocotte à la fois riche et repentie, voilà le rêve, n’est-ce pas, citoyen curé?
—L’un n’empêche pas l’autre, plaisanta l’abbé... Deux filons valent mieux qu’un.
Puis, changeant de ton:
—Mais vous me croirez si vous voulez, en ce qui me concerne, je ne demande ni l’un ni l’autre. Je vous dirai même que l’arrivée dans le patelin de ce M. Cousinet—il s’appelle Cousinet, paraît-il—ne me fait pas autrement rigoler... D’abord, rien ne me dit qu’il n’est pas un mécréant comme vous, mon vieux toubib. Et puis, même s’il est croyant et pratiquant, même s’il fait le bien et arrose la paroisse avec générosité, personne n’oubliera avant longtemps qu’il s’est installé au château uniquement parce que la guerre l’a enrichi en même temps qu’elle ruinait le comte de Sableuse... Ça nous dégoûtera toujours un peu de le voir là, et moi, je n’oublierai pas que M. et Mme de Sableuse, ruinés, ont été obligés de vendre à ce nouveau riche la demeure qui appartenait à leur famille depuis des siècles!
—Bah! fit le docteur Profilex, la main passe... Vos hobereaux avaient des idées de l’ancien temps. Je les ai bien connus, moi aussi... M. de Sableuse était royaliste: il avait fait partie de la maison du comte de Chambord, de Sa Majesté, comme il disait, à Frohsdorf. Quant à la comtesse...
—C’était une femme épatante! dit l’abbé Pellegrin. Mais faites attention, docteur, vous avez failli écraser le cabot du père Picassou... Vous n’êtes pas vétérinaire: vous n’avez le droit de tuer que vos semblables!
La voiturette longea la grande rue du village, tourna le coin de la place de l’Église et s’arrêta devant la cure, une vieille maison qui se cachait derrière un rideau de lauriers et de troènes, au fond d’un jardin quelque peu sauvage. L’abbé descendit de l’auto, remercia le docteur en lui serrant la main et poussa la porte de la grille rouillée et grinçante. Un énorme chien de berger briard se précipita vers lui en poussant des aboiements joyeux.
—Tout doux, Poilu, lui dit affectueusement le prêtre, en passant la main sur sa bonne grosse tête ébouriffée... Tu as donc oublié ton ancienne consigne: n’aboyer qu’à l’approche de l’ennemi? Et moi, je pense, tu me considères comme un copain!
Valérie, la vieille bonne, accueillit moins cordialement l’abbé Pellegrin.
—Si c’est permis, dit-elle en s’emparant du parapluie, du chapeau et de la douillette du curé, si c’est permis de rentrer à pareille heure! Vous n’y pensez pas, tout est brûlé. Moi qui avais préparé des artichauts farcis! Ne vous voyant pas venir, je m’étais dit que Monseigneur vous avait gardé à déjeuner...
—Monseigneur? Ah! bien oui...
L’abbé soupira et passa dans une petite salle à manger très simplement meublée, mais d’une propreté extrême. Il se déclara prêt à renoncer aux artichauts farcis puisqu’ils n’avaient pas consenti à l’attendre, mais les sinistres prédictions de Valérie n’étaient pas fondées: les artichauts parurent sur la table en dégageant, non pas une odeur de brûlé, mais le plus appétissant des parfums.
Hélas! malgré l’heure tardive, le curé n’avait pas le moindre appétit... Le souvenir des dures paroles de Mgr Sibuë lui revenait maintenant, tyrannique, et il se sentait envahi par cette étrange lassitude qu’on éprouve après avoir reçu un choc moral. Comme il était plongé dans ses réflexions mélancoliques, la porte de la salle à manger s’entr’ouvrit, et Poilu passa sa tête, timidement... Son regard limpide et bleu—d’un bleu d’opale—se fixa sur son maître qui, le front penché, restait immobile. Poilu n’était pas admis, d’ordinaire, dans la maison, car Valérie défendait contre lui ses carreaux savonnés, ses parquets cirés et c’était en vain que l’abbé Pellegrin s’efforçait de mettre fin à cette proscription implacable de son vieux camarade du front.
Le curé aperçut enfin le visiteur à quatre pattes et l’expression de ses yeux transparents le frappa.
—Mon pauvre clebs, lui dit-il, tu devines que ton maître a le cafard aujourd’hui... Et tu as l’air tout triste, toi aussi! Allons, entre: on ne peut pas mettre à la porte un ami qui vient partager votre peine!
Mais Valérie, le sourcil froncé, venait d’entrer:
—Partager votre peine? s’écria-t-elle... Pas du tout: ce brigand-là a plutôt envie de partager vos artichauts farcis!
Et, se dirigeant vers le chien, elle lui lança, furibonde:
—Allons, ouste, veux-tu bien te sauver, Poilu?...
Le curé fit un geste pour l’arrêter et, d’une voix singulièrement émue, demanda:
—Vous trouvez sans doute qu’il manque de correction, qu’il est déplacé, vulgaire, et que ses grosses pattes peuvent salir ce beau parquet ciré, presque aussi beau, aussi bien ciré que celui de l’archevêché?
Et comme Valérie, interdite, restait muette, il ajouta:
—Eh bien, moi, je trouve que Poilu est un bon et brave chien devant qui toutes les portes doivent s’ouvrir... Quand on a traîné ses pattes dans les tranchées, on a le droit de les poser partout. Viens ici, Poilu... Moi, je ne suis pas le coadjuteur, je ne t’engueule pas et je t’invite à déjeuner!
—Par exemple!...
Valérie était indignée et elle allait éclater en imprécations quand elle s’aperçut que le curé n’avait pas son expression placide et optimiste de tous les jours: évidemment, il valait mieux, pour cette fois, faire des concessions et filer doux... C’est donc d’un air faussement résigné qu’elle prononça:
Ça va bien... Après tout, vous êtes le maître! Et même, si vous voulez, je mettrai tous les jours le couvert de monsieur votre chien...
L’abbé Pellegrin haussa les épaules puis, à mi-voix, s’étant levé, il récita le Benedicite. Valérie joignit les mains et marmonna en même temps la prière, mais à peine les derniers mots furent-ils prononcés, qu elle s’exclama, en se frappant le front avec la main:
—Et moi qui oubliais!... J’ai quelque chose d’important à dire à monsieur le curé.
—Quoi donc?... La mère Lostellat ne va pas mieux? Elle s’est laissée glisser?... Je veux dire, elle a rendu son âme à Dieu?
—Non... La mère Lostellat nous enterrera tous. C’est autre chose.
Valérie prit un air dégoûté et dit à mi-voix, mystérieusement:
—Il est venu quelqu’un du château... Un drôle d’individu, avec un chapeau galonné, un gilet rouge et des guêtres jusqu’au-dessus des genoux.
Elle poussa un petit cri, se frappa de nouveau le front et reprit:
—Mais c’est vrai, il a laissé une lettre... Où donc ai-je la tête aujourd’hui?
Elle courut à la cuisine et revint bientôt avec un pli qui ne contenait d’ailleurs qu’une carte de visite sur laquelle le curé lut ceci à haute voix:
Mr & Mme ÉMILE COUSINET
prient Monsieur le Curé de vouloir bien venir prendre
le thé aujourd’hui, vers 5 heures, au château.
Ils ont une communication intéressante à lui faire.
—Le thé! s’exclama Valérie d’un ton sarcastique... Je vous demande un peu! En voilà des prétentions de parvenus...
L’abbé Pellegrin répondit, jovial:
—Apportez-moi toujours mon café... avec un peu de gnole, cela me remettra peut-être d’aplomb. Il faut ça après les coups durs!
Resté seul, il relut d’un air pensif la carte des châtelains et finit par murmurer:
—J’ai tort de me faire des idées... Ces gens-là sont probablement très bien. A peine installés, ils pensent à moi: bien d’autres à leur place n’en auraient pas fait autant. Et puis, cette proposition intéressante... Allons, j’irai!
Ayant avalé sa tasse de café, assaisonné de quelques gouttes d’armagnac, le curé remit son chapeau verdi par maintes ondées, prit sa canne à lanière de cuir et, suivi de Poilu, fit sa tournée habituelle dans le village.
Il alla voir la mère Lostellat qui, alitée depuis huit jours, s’étonnait d’en être là après quatre-vingt-sept années d’une santé de fer, sans autres bobos qu’un bras cassé, en 1853, et quatorze accouchements. Le docteur Profilex la traitait, d’ailleurs sans espoir, pour une congestion pulmonaire qu’aggravait la lassitude croissante du cœur.
La pauvre vieille, que soignaient les voisines entre deux bavardages et deux lessives, était seule dans sa masure... Elle parut se ranimer en voyant le prêtre, et, d’une voix presque imperceptible, elle dit:
—C’est p’t’ète ben mon tour, c’te fois... Mais ça m’fait point peur. Et puis, vous m’avez promis que j’irais au paradis tout drêt!
—Bien sûr, dit l’abbé en s’asseyant à son chevet... Mais vous savez, ça ne presse pas: votre place est retenue là-haut. Vous allez vous retaper, la mère, c’est certain!
—Non, j’sens ben que j’m’en vas... Mais j’en ai point de chagrin. Je ne laisse personne, si ce n’est la Noiraude avec son chevreau. Vous les prendrez chez vous, M’sieu le curé.
—Soyez tranquille.
—Mes enfants, j’en ai core cinq, sont à Paris: ils ne se dérangeront point. A quoi bon? Ça leur coûterait gros...
—Je leur écrirai, mais cela ne presse pas!
En réalité, le curé leur avait annoncé la maladie de leur mère en les invitant à venir au plus tôt, mais ils se faisaient attendre.
—Y a une chose qui m’ennuie, reprit la vieille... J’ai eu trois hommes, des braves qui sont morts à la peine: sûr qu’ils sont au paradis, à m’attendre... Qu’est-ce que je vais leur dire en arrivant? Ce ne sera point commode.
L’abbé Pellegrin la rassura:
—Vous en faites pas, la mère... Au paradis, tout s’arrange très bien. Vous verrez, vos trois maris vous recevront à bras ouverts, le plus ancien le premier bien entendu, et vous mènerez là-haut la bonne vie... Ce sera bien votre tour!
Il ne quitta l’octogénaire, après lui avoir donné un billet de cinq francs, une orange et une image de sainteté, que pour aller visiter la famille Planquart: une veuve et dix enfants dont l’aîné venait de faire sa première communion. La mère avait une assez mauvaise réputation dans le village: on disait que sa marmaille avait de nombreux pères, ce qui ne l’empêchait d’ailleurs pas d’être abandonnée de tous. L’abbé Pellegrin se souciait fort peu de ces commérages: il allait le plus souvent possible porter des secours dans cette maisonnette délabrée où grouillaient des moutards qui, en vérité, ne se ressemblaient guère, mais qui se portaient à merveille et braillaient à qui mieux mieux autour de leur mère échevelée et dépoitraillée...
Après avoir distribué quelques bonbons à ces petits sauvages et remis un peu d’argent à celle qui, au hasard de ses amours, leur avait donné la vie, le bon pasteur de Sableuse, toujours suivi de Poilu, prit le chemin du château... Comme il approchait de la longue et sombre avenue d’ormes centenaires, qui débouchait devant la grille principale du parc, il rencontra le maire de Sableuse, le père Blanchot, un vieux paysan dont on disait, dans le pays, qu’il avait, lui aussi, gagné gros pendant la guerre.
Blanchot et l’abbé Pellegrin vivaient en assez mauvais termes. Monsieur le maire n’aimait pas les curés, ce qui ne l’empêchait pas d’ailleurs d’aller à la messe, et le curé de Sableuse lui déplaisait entre tous à cause de la popularité qu’il s’était faite dans la commune... Mais lorsqu’ils se rencontraient, les deux hommes s’arrêtaient pour bavarder avec une cordialité fort bien jouée où, cependant, un observateur n’eût pas tardé à démêler une méfiance réciproque.
—Alors, dit le père Blanchot avec un rire muet qui plissait de mille rides son visage tanné, alors, on y va?...
Et comme le prêtre ne répondait pas tout de suite, il ajouta:
—Je pensais bien que vous iriez... Les châteaux, ça attire les curés! Ça ne fait rien, vous êtes bien pressé.
—Moi? je vous assure que ça ne me tient pas du tout d’aller voir M. Cousinet, d’autant plus que la montée est rude et qu’il fait chaud... Je vous dirai même que le souvenir de M. et madame de Sableuse me rendent encore cette étape plus pénible: ça me fait de la peine de penser à eux. Mais quoi, on m’invite et dame, je n’ai pas de raison de bouder.
—Ben sûr... Ce M. Cousinet est riche. Il a trois autos... Des grosses qui ne font pas de bruit et qui grimpent cette côte à toute vitesse, faut voir ça! Et puis...
Le père Blanchot se rapprocha de l’abbé Pellegrin et lui dit à voix basse:
—Et puis,... vous savez, Mme Cousinet est là depuis ce matin. Je l’ai vue comme elle traversait Sableuse... Ah! pour une belle femme, c’est une belle femme! Elle a des jupes qui ne lui dépassent pas les genoux et un corsage qui n’a pas dû lui coûter cher d’étoffe, car il lui laisse voir tous ses estomacs. Ces Parisiennes! Ça ne peut rien garder pour soi, ni pour son mari! Et ses cheveux! J’en ai jamais vu de cette couleur-là: c’est comme qui dirait rouquin, mais pas comme la tignasse de la mère Blanquart, bien sûr... C’est plus joli et puis, c’est frisé comme pour un mariage. Une belle femme, je vous dis... Et la figure blanche et rose comme une pêche: j’y aurais bien mordu, il y a trente ans!
Et Blanchot donna une bourrade familière au curé qui, tout en l’écoutant avec bonne humeur, s’épongeait le front avec un vaste mouchoir à carreaux.
—Monsieur le maire, vous n’êtes pas sérieux...
—Que si. Mais si je pouvais, je ferais bien encore mes farces, surtout avec Mme Cousinet! Enfin, vous allez la voir... Vous m’en donnerez des nouvelles!
Le curé prit le parti de rire et quittant le père Blanchot, il s’engagea dans l’allée haute et obscure comme une cathédrale gothique... Que de fois il l’avait suivie au temps du comte de Sableuse, alors qu’il allait enseigner les rudiments du latin au jeune fils de cet excellent homme! Bien des années s’étaient écoulées depuis cette époque... Pierre de Sableuse, qu’il avait connu tout enfant, était devenu un grand gaillard: au fait, ne l’avait-il pas retrouvé, pendant la guerre, dans un cantonnement de repos, sous l’uniforme de lieutenant de chasseurs à pied? Tout en évoquant ces souvenirs, l’abbé Pellegrin arriva devant le perron du château... Il en gravissait les marches usées et moussues quand un domestique en habit bleu à boutons dorés et en culotte de velours écarlate ouvrit la porte vitrée et s’avança en disant:
—Monsieur et Madame attendent monsieur le curé dans la galerie... Je vais me permettre de le conduire.
—Pas la peine... je connais le chemin!
Le vestibule qui, naguère, était nu, de cette magnifique nudité des pierres jaunies par le temps, ressemblait maintenant à un hall de palace: les murs avaient disparu sous des panneaux de bois sculpté et doré, sous des carpettes d’orient et de vastes toiles aux tons vifs qui représentaient des femmes nues dansant au milieu de paysages exotiques.
Le grand escalier, dont le noble marbre avait ignoré pendant trois siècles la vaine parure des tapis, avait pris aussi un aspect nouveau: il était vêtu d’une laine épaisse, noire et jaune... Les hautes murailles que décoraient, seules, sous la corniche, des bas-reliefs taillés en pleine pierre, étaient couvertes de tableaux baroques, de dessins montmartrois et d’affiches de théâtre où apparaissait, le plus souvent en costume sommaire, la même femme blonde, cambrée et provocante, dont le nom, Lisette de Lizac, fulgurait en lettres énormes...
—Ne regardez pas trop ces horreurs, fit une voix joyeuse... Il n’y a que ma femme pour trouver que cela lui ressemble!
Et descendant quelques marches, un gros homme chauve, au visage rond, ponctué, sous le nez, de deux petites touffes de poils gris, tendit au prêtre une large main chargée de bagues...
—Cousinet, fit-il avec cordialité, Cousinet lui-même... Enchanté de vous voir, mon cher curé. Venez donc, vous êtes attendu...