Читать книгу Mon Curé chez les Riches - Clement Vautel - Страница 5

III
MONSIEUR ET MADAME COUSINET

Оглавление

Table des matières

Un instant après, l’ecclésiastique pénétrait dans la vaste galerie qui, elle aussi, avait bien changé... Partout des meubles dorés, des vases aux formes compliquées, des glaces immenses aux cadres brillants, des tentures de soie aux couleurs éclatantes, des bibelots innombrables dans des vitrines, sur des étagères, sur des tables de tous styles. Et les lustres aux pendeloques de cristal accrochaient les rayons du soleil qui fusaient à travers les rideaux de broderie...

Mais l’abbé Pellegrin ne put que jeter un regard ébloui sur toutes ces choses qui lui paraissaient merveilleuses: une femme blonde, à la démarche glissante et souple, s’avançait vers lui, souriante et empressée. Elle était vêtue d’une tunique qui semblait tissée avec de l’or et qui lui moulait la taille: ses bras et sa gorge étaient nus et l’une de ses jambes, gantées de soie transparente, apparaissait à chaque pas jusqu’au genou, dans l’audacieuse échancrure de la robe pailletée.

—Oh! monsieur le curé, dit-elle d’une voix musicale, que c’est gentil à vous d’être venu... Je suis ravie de vous voir, tout à fait ravie. Mais peut-être avons-nous été un peu indiscrets en vous invitant ainsi, sans autre forme, à venir au château. Et sans doute aurions-nous dû vous envoyer une auto, comme nous y avions pensé...

Le curé, intimidé par cette belle dame aux yeux brillants, tourna son chapeau entre les mains et bredouilla:

—Une auto?... Pensez-vous! Dieu merci, je tiens encore sur mes quilles.

—Vos quilles?

En répétant ces mots, Mme Cousinet se mit à rire, d’un rire bruyant, qui secouait sur sa poitrine poudrée un triple rang de grosses perles... Puis, se tournant vers M. Cousinet qui riait aussi, elle prononça:

—Hein? Qu’est-ce que tu en dis? N’est-ce pas que c’est amusant?

L’abbé Pellegrin allait se décider à prendre part à cette hilarité conjugale, quand, soudain, il parut inquiet et s’exclama:

—Et Poilu? Poilu m’a lâché... Sacré Poilu!

Mais, au même moment, le chien, que poursuivait le valet de chambre culotté d’écarlate, apparaissait à l’entrée de la galerie et s’élançait vers son maître en poussant des aboiements sonores et aussi en renversant une vitrine remplie de porcelaines de Saxe...

—Malheureux! s’écria l’abbé Pellegrin en levant les bras au ciel...

—Ce n’est rien, dit Cousinet avec une bonne humeur qui n’était pas feinte... Nous n’en sommes pas à ces babioles près. C’est votre chien, monsieur le curé?

—Devant ce désastre, je voudrais le renier.

—Pourquoi? Mais non... Quelle race?

—Je ne sais pas et ne m’en soucie guère. C’est un camarade du front, autrement dit, sa race est bonne. Mais peu importe... Ce clebs n’a rien à faire ici et je vais le reconduire dans le parc, où il m’attendra.

—Laissez donc, dit Mme Cousinet... Il est très sympathique, ce brave Poilu, comme son maître. Et j’entends qu’il reste avec nous, même s’il doit mettre toutes mes vieilles porcelaines en miettes.

Et elle passa sur la tête embroussaillée de l’animal sa main longue, aux ongles roses et miroitants.

L’abbé Pellegrin fut touché par cet accueil fait à son vieil ami: sans doute, Mme Cousinet était audacieusement vêtue et ses yeux peints lançaient des regards qui n’étaient pas ceux d’une chrétienne pudique, mais elle avait bon cœur et elle rachetait ses allures singulières par une simplicité que le prêtre trouva rassurante...

Mme Cousinet renvoya la soubrette qui s’apprêtait à verser le thé dans les tasses de vieux Chine.

—Laissez-nous, dit-elle, je servirai moi-même...

L’abbé Pellegrin avait pris place, avec M. et Mme Cousinet, devant une table chargée de mille objets brillants... «Tant de choses, songea-t-il, pour boire un peu d’eau chaude!» Et il se souvint qu’autrefois, M. de Sableuse, qui le connaissait bien, buvait avec lui un bon verre de ce vin mousseux qui était l’orgueil du pays.

—Combien de sucre, monsieur le curé?

—Faites comme pour vous, madame, et ça ira très bien.

La dame blonde sourit et prenant deux morceaux avec une pince d’or, elle les mit dans la tasse de l’invité... Puis, elle tendit aux deux hommes des assiettes chargées de gâteaux et ses bras nus et blancs faisaient au-dessus de la table fleurie de gracieuses arabesques.

—Hein, c’est un peu changé ici? dit M. Cousinet avec rondeur... Je parie que vous ne vous y reconnaissez plus!

—Si, mais tout d’abord je me suis demandé si j’étais bien dans l’ancien château de M. de Sableuse... Ainsi, cette galerie, où je suis venu bien des fois, a pris un aspect tout nouveau. Pensez donc, au temps de madame la comtesse, il n’y avait ici que quelques vieux meubles et des portraits de famille...

—Je les ai vus, dit M. Cousinet, ces portraits de famille... Un tas de types en perruque, certains même en complet de fer blanc, avec un panache sur la tête: des princes, des marquis, des barons. J’aurais peut-être pu les acheter, tellement le descendant de tous ces grands seigneurs avait besoin d’argent. Mais je n’y tenais pas. Je ne suis pas de ceux qui se paient une collection d’aïeux peints à l’huile et tout encadrés pour faire croire que leurs aïeules out couché avec Louis XIV. Non, dans ma famille, la noblesse n’est représentée que par Lisette de Lizac, ici présente, et encore, entre nous, c’est un nom qu’elle s’est fabriqué elle-même... Vous avez sans doute entendu parler de Lisette de Lizac? Voyons, la vedette du Casino de Paris? Mais, c’est vrai, vous ne pouvez pas être au courant...

—Monsieur le curé, dit Mme Cousinet, vit si en dehors de ces choses... D’ailleurs, moi aussi, car j’ai plaqué le théâtre depuis mon mariage.

Et prenant une expression aussi grave que le lui permettait son visage peinturluré, elle articula, lentement:

—J’ai renoncé à l’art pour me consacrer tout entière aux soins de mon intérieur.

—Oui, reprit son mari, elle est devenue Mme Cousinet, tout bonnement.

—Je l’en félicite, dit l’abbé.

—Eh bien, je vous assure qu’il y a quoi... Au fait, les Cousinet, c’est une aristocratie aussi, la noblesse nouvelle, celle de la galette. Et je suis fier de mes aïeux, qui valent ceux de n’importe qui. Il est vrai que les miens, je ne les connais pas: l’histoire de ma race ne remonte pas plus haut que le second empire... Avant, c’est le mystère, le néant: des gens qui faisaient partie de la foule, quoi! Mais j’ai les portraits des Cousinet qui sont sortis du rang, qui ont commencé à faire connaître notre nom... Tenez, les voici!

L’ex-vedette du Casino de Paris eut un geste agacé et dit:

—Mon chéri, laisse donc les Cousinet tranquilles... Tu rases monsieur le curé avec tes aïeux!

—Mais non, madame, je vous assure, ça ne me rase pas du tout.

—Venez, monsieur le curé, venez les voir... Ils ont pris la place des nobles ancêtres de votre comte de Sableuse, mais ils sont chez eux, puisque j’ai payé leurs places.

Et le nouveau châtelain montra une demi-douzaine de personnages en redingote, en jaquette, en veston qui, encadrés d’or, prenaient des attitudes très dignes de chaque côté de la galerie... M. Cousinet joua, à sa manière, la scène des portraits: celui-ci était son père, ancien entrepreneur de déménagements, officier d’académie; celui-là son oncle, qui fut constructeur de bicyclettes et prit part, d’ailleurs, à diverses courses sur routes, dont le premier Bordeaux-Paris où il arriva septième; ce vieillard à la haute cravate et au beau gilet de soie noire, était son grand’père, «un type épatant qui avait lancé en France, vers 1855, les conserves Cousinet, dont l’Empereur lui-même avait mangé officiellement aux Tuileries...»

Et quand fut terminée cette revue des grands hommes de sa famille, M. Cousinet s’exclama:

—Voilà mes aïeux et je m’en vante! Ceux-là ne descendent pas des croisés, ils n’ont même jamais descendu... Ils montaient, ils s’élevaient. Et moi, tel que vous me voyez, j’ai trente millions, qui valent bien, je suppose, un blason dédoré et piqué des vers!

—L’argent, répondit le curé, c’est comme la noblesse, comme l’intelligence, comme la beauté: cela ne vaut que par l’usage qu’on en fait.

—C’est vrai, dit madame Cousinet... La beauté, ça crée des devoirs.

M. Cousinet fit le geste de tirer un rideau de soie brochée qui recouvrait, semblait-il, un grand tableau accroché au milieu de la galerie, entre deux marbres représentant des nymphes aux bras chargés de fleurs...

Lisette de Lizac poussa un petit cri effarouché.

—Oh! non, s’écria-t-elle, pas cela... Qu’est-ce que monsieur le curé penserait de moi?

—Bah! C’est une œuvre d’art, une des meilleures toiles de Jean-Gabriel Domergue... Évidemment, son portrait n’est pas un tableau de sainteté, mais on sait bien que tu n’as pas la prétention d’être béatifiée comme la Pucelle. Et puis, monsieur le curé, vous devez aimer la peinture... Allons, je retire le voile qui vous cache votre nouvelle paroissienne!

M. Cousinet avait écarté le rideau, brusquement, et le bon curé vit surgir devant lui une espèce de sultane à peu près nue qui se tortillait, sur un sofa rose, le buste renversé, les jambes fantasques, les bras convulsés, le visage étrangement blanc, barré du rouge groseille des lèvres et dévoré par deux yeux démesurément agrandis par un halo bleuâtre.

M. Cousinet prit un temps, puis, d’une voix claironnante, prononça:

—Ma femme!

L’abbé Pellegrin, ahuri, se récria:

—C’est madame Cousinet?... Ah! ben... Dans ce costume et cette position-là! Vous parlez d’une secousse!

—N’est-ce pas que c’est original?

—A coup sûr, ce n’est pas ordinaire et j’avoue que je n’en ai jamais tant vu, si ce n’est dans ces journaux illustrés de Paris que les jeunes officiers me montraient parfois, au front, pour voir l’effet que cela me produirait... Moi, je regardais tout ça bien tranquillement, en fumant ma pipe, et je n’avais pas de mauvaises pensées à chasser quand je me remettais à lire mon bréviaire. Mais ici, je reconnais que ce n’est pas la même chose...

—Voyons, plaisanta M. Cousinet, vous n’allez pas me dire que vous êtes troublé par le portrait de ma femme?

—Non, mais chez qui?... En voilà une idée! Seulement, que voulez-vous, monsieur Cousinet, je me souviens qu’à cette même place, il y avait le portrait de madame de Sableuse... Ah! sûr qu’il y a du changement, et comme peinture, et comme modèle.

—Je la vois d’ici, votre comtesse! dit Mme Cousinet qui, bonne fille, avait pris le parti de rire des propos du bon curé. Une pimbêche, avec des coques de cheveux sur les oreilles, un nez en coupe-vent et une robe en soie-puce lui arrivant jusqu’au menton. Évidemment, son portrait ne devait pas ressembler au mien...

—C’est vrai, madame, répliqua l’abbé Pellegrin, et le vôtre produit assurément plus d’effet; je dirai même qu’il fait sensation... Et je suis persuadé que si vous l’exposiez en public, il y aurait une tapée de curieux pour l’examiner en détails: mais peut-être cela vous gênerait-il un peu...

—Moi? dit Lisette de Lizac... Mais pas du tout, je vous assure.

—Alors, votre mari?

—Pourquoi? demanda M. Cousinet... Ce portrait a figuré au salon et a été reproduit par l’Illustration, Fémina, un tas de journaux! On l’a même vendu en cartes postales... Tous mes amis m’ont félicité!

—Alors, tout va bien, fit l’abbé Pellegrin... Mais puisqu’il en est ainsi, je ne comprends pas que vous cachiez ce portrait sous un rideau. Vous baladez votre femme nue dans le monde, mais vous n’en laissez pas voir le bout du nez quand elle est chez elle, avouez que c’est rigolo!

—Mais c’est tout naturel, affirma madame Cousinet... Et ce que vous dites là n’est pas vrai seulement pour les femmes qui se font voir en peinture. Croyez-vous que cette comtesse de Sableuse...?

—Madame, interrompit le curé, elle n’avait pas, croyez-moi, le nez en coupe-vent et elle s’habillait très bien, du moins autant que j’en puis juger. C’était une femme très agréable, très simple et une bonne chrétienne...

—Une bonne chrétienne? Mais moi aussi, monsieur le curé, je suis une bonne chrétienne.

—Je vous en félicite!

—Quand j’habitais rue Pigalle, avant mon mariage, je ne ratais jamais la messe d’une heure, à Notre-Dame de Lorette... J’y serais plutôt allée en pyjama!

Puis, conduisant le curé de Sableuse devant un autre tableau placé entre deux fenêtres, presque en face de la sultane de music-hall:

—Eh bien, celle-là, vous la trouvez mieux?

C’était le portrait d’une infirmière se dressant toute blanche au milieu d’un blanc décor d’hôpital: sous la blouse étroite, légèrement décolletée, sous le voile qui tombait en plis droits comme celui d’une religieuse, elle semblait, avec son visage pâle, aux lignes pures, une créature idéale, immatérielle...

Et comme l’abbé Pellegrin restait muet, Lisette de Lizac s’exclama:

—N’est-ce pas qu’elle est bien?

—Oui, on dirait une sainte.

—Eh bien, la sainte, c’est moi... Vous ne me reconnaissez pas? Ah! c’est que rien ne change comme le costume. Me voilà en infirmière de l’hôpital de Deauville... Car j’ai soigné les blessés. J’ai eu dans mon service ce qu’il y avait de mieux, des aviateurs, des as... Ils étaient gentils, ces petits-là... Vous ne trouvez pas que le costume m’allait bien? Le blanc, vous savez, il n’y a rien de tel, quand on est mince, bien entendu. Vous voyez, monsieur le curé, il ne faut pas me juger d’après mon portrait en princesse persane... Et si je vous disais que je suis proposée pour la Légion d’honneur?

Le prêtre s’inclina en souriant:

—Madame, vous l’attacherez plus facilement à votre corsage d’infirmière qu’à celui que vous portez là...

Et il montra la poitrine quasi nue de l’Orientale. Mais, en se retournant, il aperçut Poilu qui, assis sur une chaise, devant la table chargée de gâteaux, se régalait avec un appétit et une dextérité remarquables...

—Dis-donc, Poilu, s’écria l’abbé Pellegrin, en se précipitant vers l’audacieux animal, nous ne sommes plus à la guerre ici... Fini le système D!

—Votre chien est dans le vrai, déclara M. Cousinet... Il tire parti de la situation. C’est le droit et même le devoir de chacun... Tenez, vous, monsieur le curé, vous auriez bien tort de vous gêner: maintenant que je suis installé à Sableuse, vous pouvez vous servir hardiment. Allez! Je ne demande que ça et j’ai apporté plus de gâteaux que vous n’en mangerez. Et nous voici où je voulais en venir... Mon cher curé, il faut que je vous dise ceci: je ne suis pas un mufle, malgré mes trente millions d’argent frais. Je sais que des fortunes comme la mienne doivent faire leur devoir. Alors, c’est bien simple, je veux que, bientôt, personne ne prononce mon nom à Sableuse sans ajouter: «Cousinet était un chic type!» Voilà mon programme...

Ému, le curé prononça:

—Ah! si vous vouiez faire le bien, ce n’est pas l’occasion qui vous en manquera ici... Nous avons malheureusement trop de pauvres gens qui doivent se mettre la ceinture plus souvent qu’à leur tour.

—La charité? dit M. Cousinet en haussant les épaules... Oui, c’est entendu, il faut donner et je donnerai, bien que ce ne soit guère dans mes principes, car j’estime que les vrais responsables de la misère, ce sont les miséreux!

—Hein? fit le prêtre, suffoqué.

—Oui, on n’a faim que si on le veut bien. Et quant à moi, je ne m’attendris pas sur le sort de tous ces idiots, tous ces flémards, tous ces inutiles qui se plaignent d’une société dont ils sont les parasites. Ma sympathie, je vous le dis carrément, va aux débrouillards, tenez, dans le genre de votre Poilu, aux esprits modernes qui ne tendent pas la main mais le poing....

—Il y a cependant des malheureux! dit le curé de Sableuse.

Et, se, tournant vers Lisette de Lizac, il insista.

—N’est-ce pas, madame?

—Possible! répliqua M. Cousinet. Vous indiquerez ceux que vous connaissez et je verrai ce que je peux faire pour eux...

Et sa femme, qui était en train de se passer un bâton de rouge sur les lèvres, ajouta:

—J’ai vu des camarades qui n’avaient pas de chance, comme elles disaient. Mais, en cherchant bien, on finissait toujours par découvrir que c’était de leur faute... Ou bien elles faisaient du théâtre alors qu’elles étaient plus indiquées pour laver la vaisselle chez de petits bourgeois, ou encore elles n’avaient aucune idée des moyens qu’il faut employer pour arriver: ainsi, elles s’emballaient pour des types qui ne pouvaient leur servir à rien... Vous ne trouvez pas que c’est du vice, ça, monsieur le curé?

L’ecclésiastique ne répondit pas. D’ailleurs, M. Cousinet avait repris son petit discours, qu’il prononçait avec une assurance admirable, en se dandinant, les mains dans les poches.

—Il y a, à Sableuse, deux choses qui se tiennent et se complètent: le château et l’église. Je n’ai peut-être pas toujours pensé ainsi, mais c’est la situation qui fait l’opinion: Cousinet millionnaire ne peut pas avoir les mêmes idées que Cousinet purotin... Le château et l’église, voilà les deux jambes de la société, j’ai compris ça, moi! Alors, je sais ce que je dois faire... Le château, je veux qu’il soit modernisé. Déjà, vous avez pu constater que l’intérieur a été transformé; il en sera de même pour l’extérieur. Je n’aime pas ces murs noircis, ces fenêtres étroites, ce perron aux marches brisées et moussues, ces tourelles moyenâgeuses... Je veux égayer tout ça! Je me suis entendu avec un architecte, garçon de talent, qui m’a promis de transformer ce castel ridicule en une résidence convenable, moitié palace, moitié villa suisse... Nous aurons ascenseur, chauffage central, électricité et cabinets à l’anglaise. Les cabinets à l’anglaise, voyons, c’est l’abc du confort moderne... Je n’ai pas la prétention de rivaliser avec le comte de Sableuse au point de vue de la race, comme on dit, mais tout roturier que je suis, je ne m’accommode pas d’installations qui paraissaient bien suffisantes à ce gentilhomme. Voilà pour le château... Parlons maintenant de l’église. Je l’ai visitée l’autre jour. Eh bien, j’ai le regret de vous dire que je l’ai trouvée au-dessous de tout.

—Oh! s’exclama le curé... Il y a des excursionnistes qui la trouvent très bien avec ses colonnes romanes, ses boiseries du XVIe siècle, son portail renaissance...

—Ces gens-là ne sont pas difficiles. En tout cas, leur avis ne compte pas, puisqu’ils passent dans le pays sans esprit de retour. Moi, ce n’est pas la même chose... J’ai décidé d’aller à la messe chaque dimanche avec ma femme, c’est-à-dire que je veux fréquenter une église qui fasse riche. J’ai les moyens, je ne regarde pas à la dépense.

—Vous pourriez peut-être offrir un chemin de croix... J’en ai vu d’épatants dans un catalogue pour 1.800 francs.

—Ce n’est pas assez. Je veux faire mieux que cela... Qu’est-ce que vous diriez d’un chemin de croix peint par un artiste à la mode? Tenez, par l’auteur du portrait de ma femme en sultane? Hein, ce ne serait pas mal? Mais ce ne serait qu’un commencement: j’ai d’autres idées... Je la vois d’ici, votre église, avec du bois doré et du marbre partout, avec des lampadaires en cristal, avec un orgue électrique, avec des saints achetés chez les meilleurs fabricants de Paris. Voilà ce qu’il faut à Sableuse puisque j’y suis! Je veux que notre église soit la plus belle de la région et que tout le monde dise: «Ce sacré Cousinet fait bien les choses... Heureux le pays où il s’est installé: tout le monde en profite, même le Bon Dieu!» Qu’en pensez-vous, monsieur le curé?

Au fur et à mesure que parlait ce Mécène, l’abbé Pellegrin changeait de figure: ses sourcils se fronçaient et son sourire, d’ordinaire jovial, devenait sarcastique.

—Ce que j’en pense, dit le prêtre, c’est que le Bon Dieu ne doit pas tenir à ce qu’on lui change sa vieille cagna... Il s’en contente depuis sept siècles et il ne demande pas qu’on dépense des tas d’argent pour le loger dans un palace. Jésus est né aux champs, dans une étable: il a des goûts de paysan et il n’aime rien tant que se trouver dans une pauvre église de campagne, remplie de braves gens en sabots qui le prient de tout leur cœur. Quand ma pauvre petite église est pleine, elle est plus belle qu’une cathédrale où les chefs-d’œuvre remplacent les fidèles... Et puis, quoi, vous aurez beau lui payer des marbres, des vitraux, des lampadaires, des machins en or ou en argent, pour lui, qu’est-ce que c’est que tout ça? Il a cent mille fois mieux chez lui et tous ces cadeaux lui font moins plaisir qu’une bonne parole, une bonne pensée et surtout une bonne action.

—En tout cas, dit M. Cousinet d’un air vexé, ces cadeaux-là font plaisir au curé!

—J’accepterai avec reconnaissance tout ce que vous me donnerez pour mon église, mais vous parlez que je serai content si vous faites le bien dans le pays et si, comme M. et Mme de Sableuse, et comme vous en avez certainement l’intention, vous remplissez vos devoirs de bons chrétiens... Cela fera mieux dans le paysage qu’une église avec des murs plaqués de marbre précieux et un clocher ciselé à jour avec, sur sa pointe, un coq en or massif.

L’abbé Pellegrin était devenu tout rouge et ses yeux brillaient d’une façon singulière...

—Soyez tranquille, assura le châtelain, nous ferons tout ce qu’il faudra pour qu’on ne nous prenne pas pour des mécréants. Quant aux pauvres, je vous l’ai promis, je m’en occuperai... Je veux que tout le monde soit content de moi.

—Il le faut, intervint Lisette de Lizac, si tu veux devenir député!

M. Cousinet parut gêné, mais il reprit aussitôt son assurance:

—Au fait, c’est vrai, dit-il au curé, je ne vous en ai pas encore parlé... J’ai l’intention de me présenter aux prochaines élections, comme candidat républicain modéré, tout ce qu’il y a de plus modéré.

—Ah!...

—Oui, c’est-à-dire que je défendrai la bonne cause, celle de la famille, de la propriété, de la religion. Je n’ai pas d’attaches dans le pays, mais qu’est-ce que cela fait? Maintenant que je possède le château de Sableuse avec ses soixante hectares de terre, je peux me dire de l’endroit... D’ailleurs, parmi les députés sortants, il y a, au moins, deux Parisiens comme moi: Garchinel et Leperchon, des progressistes qui n’ont jamais su sur quel pied danser... Moi, au moins, j’ai des idées! J’ai choisi une opinion qui convient, je crois, parfaitement aux gens d’ici, j’ai une grosse situation, j’ai été décoré pour services rendus à la Défense nationale—pendant la guerre, j’avais plus de 3.000 ouvriers dans mes usines—et j’ai les plus belles relations à Paris. Quoi de mieux pour faire un député?

—Un député républicain conservateur, dit l’abbé Pellegrin avec un air bizarre.

—C’est bien cela: je suis conservateur, réactionnaire...

—Et comment!

—Calotin, quoi!

Et M. Cousinet se mit à rire, d’un rire bruyant qui agitait son large ventre sur lequel se tendait une fine chaîne de platine.

—Je vous vois très bien dans ce rôle-là, fit le curé de Sableuse: vous avez tout ce qu’il faut pour le jouer.

—N’est-ce pas? intervint Lisette de Lizac... Alors, nous comptons sur vous!

—Sur moi? pourquoi faire?

—Voyons, fit M. Cousinet, c’est cependant bien clair. Le château et l’église, les deux jambes de la société! Nous sommes alliés, nous nous soutenons l’un l’autre... Moi, je vous ouvre des crédits, je fais de votre cure une des meilleures du pays, nous nous mettons à votre disposition pour tout ce que vous voulez, moi pour porter le dais, si vous y tenez, le jour de la procession, ma femme, qui est musicienne et qui a une jolie voix, pour apprendre les cantiques à la mode aux enfants de Marie; vous, mon cher curé, vous travaillez pour moi, vous me faites de la propagande, vous me pistonnez auprès des électeurs influents... Le jour venu, je passe comme une lettre à la poste et je n’ai pas besoin de vous dire que M. Cousinet, député, ne sera pas un ingrat: je serai du parti où on fait les curés des grandes villes, les chanoines, les évêques!...

L’abbé Pellegrin répliqua, en haussant les épaules:

—Oh! moi, l’avancement... Au front, je n’ai même jamais voulu devenir cabot! Et puis, je crois qu’on vous a bourré le crâne: je ne suis qu’un pauvre petit curé de campagne... Je n’ai aucune influence.

—Allons donc, je me suis renseigné. Vous êtes populaire dans la région... Pour vous entendre prêcher, il vient à Sableuse des gens des villages voisins, même de la ville.

—Vous faites recette, dit madame Cousinet... Ah! vous le tenez, votre public. Tenez, comme moi, quand j’étais la grande vedette du Casino de Paris!

—Allons, c’est convenu? demanda le millionnaire en tendant la main au prêtre... Nous marchons ensemble?

L’abbé Pellegrin ne prit pas la main et ne répondit pas tout de suite. Du regard, il parcourut la galerie dont les mille bibelots précieux, les cadres dorés, les cristaux brillaient dans les derniers rayons du soleil. Dans une glace, il s’aperçut avec sa soutane roussâtre, tachée de boue, son allure rustique, son visage fatigué de pauvre homme... L’église et le château, le prêtre et le millionnaire? Cet assemblage lui parut baroque. «Non mais, se dit l’ancien soldat, qu’est-ce que je f... ici?» D’ailleurs, n’allait-il pas, en quelques mots détruire les espérances de ce bon M. Cousinet?

—Vous me croyez, lui dit-il, au mieux avec les personnages importants dont vous avez besoin... Eh bien, vous vous trompez et je vous conseille même de ne pas me compter comme un atout dans votre jeu... J’ai des tas d’ennemis précisément parmi ceux qui peuvent assurer votre élection: je suis même très mal noté à l’archevêché. Pas plus tard que ce matin, le coadjuteur m’a lavé la tête—un abatage de première!—et j’en suis à me demander si, dans quelques jours, je serai encore curé de Sableuse!

Cet aveu produisit, sur le ménage Cousinet, la plus fâcheuse impression... Lisette de Lizac fit une moue qui écailla quelque peu son émaillage et comme Poilu insistait pour obtenir d’autres gâteaux, elle le repoussa d’un geste agacé.

Un silence pénible régnait quand un valet de chambre pénétra dans la galerie... Il apportait, sur un plat de vermeil, un télégramme.

—C’est, expliqua-t-il, une dépêche pour Monsieur le curé... Ayant appris à la cure que Monsieur le curé était ici, le facteur l’a apportée en même temps que le courrier.

—Une dépêche? fit l’abbé Pellegrin avec inquiétude... Les pauvres gens ne reçoivent, par télégramme, que de mauvaises nouvelles. Quelque chose me dit que cela vient de l’archevêché... Qu’est-ce qui va me tomber sur le crâne!

Il décacheta le pli azuré et en lut le contenu d’un regard.

—Par exemple! s’exclama-t-il.

—Ça y est? demanda froidement M. Cousinet, vous êtes saqué?

—Ah! bien oui...

Et l’abbé murmura:

—C’est à se demander s’ils ne se paient pas ma cafetière à l’archevêché!...

Puis il lut à haute voix, lentement:

«Son Éminence vous désigne pour sermon dimanche grand’messe. Entière liberté sujet... Félicitations et amitiés.—Abbé Lanthier.»

—Ça y est, dit Mme Cousinet, vous voilà engagé à la Comédie-Française!

—Vous voyez bien, ajouta son mari, vous êtes au mieux avec le cardinal... Qu’est-ce que vous nous racontiez donc avec votre disgrâce?

Le curé de Sableuse avait reçu un choc et il en restait tout étourdi.

M. Cousinet lui saisit les mains et en disant:

—Je vous félicite... Nous irons vous entendre, ma femme et moi. Et je vous amènerai du monde, car j’attends des amis dimanche... des Parisiens, vous verrez, des gens qui s’y connaissent, qui apprécient le talent.

Mais l’abbé Pellegrin n’écoutait pas... Tenant à la main la dépêche ouverte, suivi de Poilu qui faisait des bonds redoutables pour les vitrines remplies de bibelots fragiles, il se précipitait vers la porte en monologuant d’un air égaré:

—C’est inouï!... Non, mais qu’est-ce qui m’arrive! Ben, si quelqu’un m’avait prédit ce coup-là!

Un instant après, M. et Mme Cousinet, stupéfaits, le voyaient traverser à grandes enjambées le parc, dans la direction de Sableuse dont l’église, au creux de la vallée, découpait son clocher rustique sur le fond assombri du ciel déjà piqué d’étoiles.

Mon Curé chez les Riches

Подняться наверх