Читать книгу La société de Paris: Le grand monde - Comte Paul Vasili - Страница 3

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Vous avez longtemps cherché à découvrir la cause de mes fréquents retours dans l’Ukraine, et, plus tard, celle de l’abandon de ma carrière, à une époque où j’étais en pleine possession de ma santé, de mes facultés. J’accomplissais une promesse. Je revenais vivre auprès d’une amie d’enfance, au culte de laquelle je n’avais jamais failli, qui, à elle seule, était mon rêve, mon bien suprême, ma vie, et pouvait remplacer pour moi le monde entier. C’est avec elle que j’ai écrit mes Sociétés. Je les lui dictais en causant et elles l’ont distraite et intéressée.

Je viens de perdre cette amie incomparable, cet esprit curieux, ce cœur rare, cette femme idolâtrée, et je suis accouru à Paris, me disant que, là seulement, je pourrais à la fois échapper à la cruauté de mon souvenir et le retrouver. C’est à Paris qu’avec ma bien-aimée morte j’ai passé une partie de mon enfance, là que j’ai connu les premières joies, les premières fièvres de la jeunesse; c’est là que, tous les deux ou trois ans, je revenais avec mon amie faire provision de ce que nous appelions, elle et moi, ce viatique français qui faisait vivre ou nos lettres ou nos conversations. Elle appartenait, par sa naissance, à ce noble faubourg dans lequel, moi aussi, j’ai tant de parents, seul monde, d’ailleurs, que je connaisse à Paris.

Les études que voici auront donc, en plus de l’intérêt du présent, celui de me permettre de ressusciter un peu du passé en y mêlant quelques souvenirs discrètement évoqués. Il est doux de revoir les fleurs séchées des floraisons parfumées de jadis: elles conservent un charme de mélancolie douce, une séduction à demi éteinte.

Ces pages ne peuvent décrire qu’un milieu parisien circonscrit, car je n’en ai pas vu d’autre: le grand monde.

J’ai cherché, dans mes lettres de Berlin, Vienne, Madrid, Londres, Rome, à fixer la physionomie vraie des personnages, la tendance réelle des idées que j’étais chargé officiellement d’obseryer: autre chose peut se faire de la société qu’on aime et où l’on vit. Si, d’un côté, l’observateur est plus pénétrant et plus sagace quand il juge du dehors pour ainsi dire, sans préjugés ni parti pris, en revanche il étudie avec plus de passion et d’intérêt, lorsqu’il s’agit des éléments de la société qu’il a choisie.

Quand on a été appelé à mener une existence active, remplie, mêlée aux principaux événements de son temps, et qu’on a goûté du repos et du bonheur, on éprouve le dégoût insurmontable de l’action et l’on sent le besoin très impérieux de se récompenser en quittant la sphère de l’utilité pour adopter le métier de dilettante.

On a restreint à tort la valeur de ce mot; autrefois il signifiait, et c’est dans ce sens que je l’emploie: admirateur désintéressé du bon et du beau, spectateur de goût au parterre de la vie. Arrivé à la vieillesse, cet état d’esprit est dans la logique naturelle des choses. Vous allez me répondre que j’en suis loin encore, mais j’ai beaucoup marché. «La course de mes jours est plus qu’à demi faite.» On est vieux d’ailleurs quand on n’espère plus rien.

Et puis on domine mieux les situations en les prévenant qu’en les attendant. Il fallait dans le passé, déjà éloigné, où l’on voyageait en poste, penser dès l’après-midi à la couchée prochaine, et envoyer le courrier s’assurer des logements. Donc, en attendant l’heure inévitable où l’on a son fauteuil attitré à l’abri des courants d’air dans son club, où l’on vous offre les Débats ou le Constitutionnel, des cigares doux, et des bras pour monter l’escalier, il est sage de s’installer doucement dans la déférence du public, dans le respect de la peu respectueuse jeunesse d’aujourd’hui, de prendre une avance d’hoirie sur la vénération de ses contemporains.

Paris offre à la réalisation de ces projets des facilités admirables: c’est la ville du monde où l’on jouit le plus de ces deux desiderata, la liberté de la vie, le plaisir des yeux. La devise de la Société parisienne, que je veux vous peindre et que vous ignorez, pourrait être: Nil admirari. Rien ne s’y passe, sortant un tant soit peu de la règle commune, qui ne trouve un haussement d’épaules, ou une approbation du public le plus déniaisé qui soit. Il n’est pas de mode de s’y engouer ni de s’y passionner; les enthousiasmes comme les condamnations y sont discrets, mesurés; les sujets d’intérêt passent vite: le puffisme d’outre-Manche qui a si bien pris racine de l’autre côté de l’Atlantique ne s’acclimate point ici; chacun peut donc y vivre à sa guise, choisir, parmi les différentes coteries auxquelles on peut appartenir en même temps, les meilleurs éléments pour en composer son intimité, craindre très peu de voir ses faits et gestes commentés, et s’ils le sont, y voir apporter un art délicat de ce qui se dit ou ne se dit pas. Après Paris toute autre atmosphère mondaine paraît dépourvue de la qualité du tact et du bon goût.

Le plaisir des yeux... La ville en elle-même est d’une admirable beauté, au point que l’ensemble, jugé avec impartialité, donne une impression d’harmonie, d’élégance, de bon goût, de splendeur en même temps, que l’on ne saurait retrouver nulle part. D’autres cités ont des quartiers, des sites, des monuments, des collections d’oeuvres d’art dont le spectacle va trouver chez les délicats et les éclairés la fibre sensible de l’admiration; mais aucune capitale ne donne une impression plus soutenue de ce sentiment, nulle part la symphonie ne se poursuit avec moins de fausses notes et de discordances. Ce merveilleux Paris nous raconte, pierre par pierre, une grande histoire... celle du peuple en qui, au milieu de ses fautes et de ses malheurs, s’incarne, avec le plus d’énergie, l’âme de l’universel progrès.

Quoique soumis à la loi de l’imperfection, entachés de faiblesses, de laideurs, de côtés répréhensibles et répugnants, comme tout ici-bas, où il semble que rien ne soit accompli qu’à la condition de ne pas vivre, la France, les Français et Paris sont cependant des choses que Dieu ne crée que le dimanche.

Le monde que je vais vous décrire vous ne le connaissez pas. Il vous est plus étranger, certainement, que celui des capitales dans lesquelles vous êtes resté trois mois. Le grand monde, à Paris, a cela de particulier qu’il est bien autrement inaccessible à un Parisien d’un certain milieu qu’au premier rastaquouère venu. D’ailleurs, y eussiez-vous été accepté, qu’il vous était interdit d’y paraître. Vous avez un grand nom de tradition républicaine, vous servez le gouvernement de la République et vous ne pouviez courir le risque d’être soupçonné de conversion monarchique. De même, il eût été difficile à un Français de faire le volume que voici. Pour rentrer dans le cadre de mes autres Sociétés, je parle de ce que sont les traditions monarchiques, le personnel monarchique, les rêves de restauration; mais j’y apporte cet esprit détaché et impartial que seul peut y apporter un étranger.

Plus tard, vivant à Paris et libre d’observer, peut-être écrirai-je un volume sur le monde républicain; mais là, c’est vous qui me fournirez en grande partie les éléments, et je le dédierai à d’autres qu’à vous.

Cte PAUL VASILI.

La société de Paris: Le grand monde

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