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LE COMTE DE PARIS ET SON ASCENDANCE

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Il y a quarante ans naissait un enfant qui devait porter le nom de Roi de France? Ce nom, le portera-t-il jamais? L’avenir, soulevé par cette question, est si vague, qu’il me paraît sage de ne point essayer de le découvrir.

Le comte de Paris procède de son aïeul Louis-Philippe, de son cousin le comte de Chambord. Il recueillit ces deux héritages politiques, et pour bien se rendre compte de la portée de cette double origine, de la valeur de ces deux traditions, il est indispensable d’étudier ces deux physionomies si différentes.

Louis-Philippe naquit au Palais-Royal, le 6 octobre 1777 de Philippe d’Orléans et de Marie-Adélaïde de Bourbon, fille du duc de Penthièvre. Sa mère était d’une haute vertu et d’une grande piété. Les tendances révolutionnaires et exaltées de son père firent qu’il confia ses fils, ainsi que sa fille Madame Adélaïde, aux soins de Mme de Genlis. Celle-ci était imbue des idées nouvelles et disciple du système d’éducation de Rousseau d’une façon assez étroitement féminine.

Louis-Philippe fit cependant de fortes études, étant doué d’aptitudes précoces et remarquables. Les doctrines de l’Émile présidèrent à ses jeunes années. Mme de Genlis apprenait à ses élèves à s’intéresser aux travaux de la campagne, à étudier la botanique dans de longues promenades instructives à travers les bois de Neuilly et leur donnait même quelques notions de médecine et de chirurgie élémentaire. La poursuite de ces connaissances leur valut une aventure très fâcheuse dont le bruit fut étouffé avec grand soin. Les jeunes princes avaient appris à pratiquer des saignées sur une feuille de chou. Un jour, au cours d’une promenade, ils aperçurent un pauvre paysan étendu sans connaissance sous un arbre. Mme de Genlis vit, dans cette rencontre, une occasion de faire pratiquer aux princes à la fois la philanthropie et un exercice chirurgical. Le duc de Chartres saigna le pauvre diable qui, étant simplement en syncope par suite d’une indigestion, succomba malencontreusement sous la lancette du praticien improvisé.

A douze ans, Louis-Philippe était colonel des dragons de Chartres et lieutenant-général à dix-neuf ans. Il adopta avec enthousiasme les principes de la Révolution, applaudit à la prise de la Bastille, se montra fréquemment dans les tribunes de l’Assemblée nationale, fut appariteur et censeur au club des Jacobins, et, en garnison à Vendôme, présida même la Société des amis de la Constitution de cette ville. Il commanda la place de Valenciennes au début de la guerre de 1792.

Volontaire à Quiévrain, il se fit remarquer par son courage et contribua sous Kellermann au succès de Valmy, sous Dumouriez à la victoire de Jemmapes. Les visiteurs du château de Chantilly pouvaient admirer encore récemment, dans une vitrine consacrée aux souvenirs du roi-citoyen, le sabre qu’il portait à Jemmapes, pieusement croisé par les soins de son fils, le duc d’Aumale, avec le parapluie légendaire de la monarchie de Juillet.

Mais le respect attendri pour ce meuble historique n’est point parvenu jusqu’à la troisième génération, ou du moins ce sentiment y est encore imparfaitement développé. On raconte que le jeune duc d’Orléans, sortant du collège par une pluie torrentielle, s’en allait sans défense contre le déluge; un de ses camarades, fils d’un gentilhomme très connu dans le monde parisien, court offrir respectueusement son parapluie au jeune prince. Celui-ci refuse: l’autre insiste. «Non, non, dit le duc d’Orléans, je ne sais pas bien pourquoi, mais je ne dois jamais avoir de parapluie.»

Après la campagne de Hollande, à laquelle il prit une part brillante, Louis-Philippe vit commencer son rêve de grandeur future dans l’imagination de Dumouriez, lequel, irrité contre la Convention, projeta de relever le trône en sa faveur par une révolution militaire. Menacés d’arrestation, les deux conspirateurs passèrent à l’ennemi, mais le duc de Chartres refusa un commandement dans l’armée du duc de Saxe-Cobourg, et, après quelques dures avanies de la part des émigrés, passa en Suisse sous le nom de Corby. Il y vécut quelque temps avec sa sœur du produit de la vente de ses équipages. Quand les ressources manquèrent, il plaça Madame Adélaïde au couvent de Sainte-Claire et entra lui-même au collège de Reichenau comme professeur de langues modernes, de géographie et de mathématiques, aux appointements de 1,400 francs par an. Il y resta huit mois, entretenant quelques rapports avec MM. de Narbonne et de Montesquiou, réfugiés en Suisse.

En 1795, Mme de Flahaut lui fournit les moyens de passer en Amérique; il quitta la Suisse pour aller s’embarquer dans la Baltique; mais bien reçu en Suède, il voyagea en observateur et en curieux en Norvège et en Laponie. De retour à Hambourg il passa en Amérique sur l’assurance du Directoire que sa famille serait mise en liberté aussitôt son éloignement.

Il voyagea en Amérique et revint en Angleterre en 1799, où il resta deux ans. Il habitait Twickenham avec ses frères. Sa mère obtint alors qu’il fût reçu par Louis XVIII à Mittau et qu’il participât aux avantages de la pension faite par la Russie aux princes français; mais les intrigues de Dumouriez en sa faveur continuèrent à faire voir le duc d’Orléans d’assez mauvais œil par les chefs de sa race.

Toutefois il réussit à rentrer en grâce auprès des Bourbons de Naples, et une réconciliation très sincère de toute la maison de Bourbon eut lieu à l’occasion de son mariage avec Marie-Amélie de Bourbon. Entre son mariage et la Restauration il fut appelé en Espagne par la junte de Séville pour combattre l’invasion de Napoléon, mais à Cadix comme à Tarragone il fut éconduit, soit par suite des menées du cabinet anglais, soit grâce à l’imprudence avec laquelle, évoquant le souvenir de Philippe V, il laissa demander pour lui la Régence. Il revint en France lors de la Restauration, et, rétabli par Louis XVIII dans les biens immenses de sa famille, par Charles X dans le titre d’Altesse Royale, il mêla les protestations de dévouement à la branche aînée à de sourdes menées d’ambition personnelle.

Le Palais-Royal ne cessa de conspirer contre les Tuileries: c’était le centre de ralliement des libéraux et des mécontents. La funeste mesure des Ordonnances précipita les événements et ce qu’on a appelé avec justice la «Comédie de quinze ans» aboutit à l’Hôtel de Ville le 29 juillet 1830.

Le gouvernement de Louis-Philippe peut se résumer pour les affaires extérieures par ces mots: «La paix à tout prix.» A l’intérieur, la personnalité du Roi fut passablement effacée par celle de ses grands ministres, Casimir Périer, Thiers, Guizot. Après la mort de Mme Adélaïde, le Roi sembla avoir perdu son bon génie, et le conseil le plus éclairé qui dirigeait sa conduite. Son rôle, il faut l’avouer, était d’une extrême difficulté, entre les tendances progressistes du parti constitutionnel, l’opposition acharnée des partisans de la branche aînée, les revendications démagogiques et socialistes.

La réforme électorale fut l’écueil sur lequel vint sombrer la monarchie de Juillet: le mouvement imprimé par les journalistes républicains ne put être enrayé par les tardives concessions du gouvernement. La régence de la duchesse d’Orléans fut proclamée: cette princesse tenta avec une mâle énergie de tenir tête à l’orage, mais dut prendre le chemin de l’exil et rejoindre son beau-père à Twickenham.

Chez Louis-Philippe, l’homme privé valait beaucoup mieux que le politique, qui joua toute sa vie le rôle équivoque d’un assez vulgaire ambitieux.

La reine Marie-Amélie avait une exquise et charmante dignité et représentait la grâce et la distinction dans le milieu un peu bourgeois de la cour. Le Roi prisait avant tout la valeur personnelle, et voulut faire de ses fils des hommes distingués. Il les envoyait au collège Henri IV et n’admit jamais qu’il leur fût fait d’autres avantages que celui de leçons supplémentaires entre les heures de classe. Il est même raconté que les jeunes princes achetaient au sortir du collège des cornets de pommes de terre frites, qu’ils croquaient démocratiquement en revenant aux Tuileries. Ils se lièrent très intimement avec beaucoup de leurs camarades de classe et trouvèrent là des amitiés et des dévouements qui leur furent utiles dans la vie et qui ne se démentirent jamais.

Le fils aîné de Louis-Philippe, le duc d’Orléans, était beau, élégant et très populaire: il avait beaucoup de ce qui séduit en général les Français; chez lui la bonhomie un peu bourgeoise de la maison d’Orléans se relevait d’une affabilité spirituelle et légèrement hautaine. Il eut quelques aventures galantes qui firent grand bruit, entre autres certaine rencontre sur un balcon avec un gentilhomme ardemment attaché au parti légitimiste. Querelle politique, rivalité amoureuse, ils réglèrent le tout séance tenante en ferraillant sous les grands arbres d’un parc historique.

La duchesse d’Orléans était instruite, intelligente, d’un caractère fier et déterminé : elle porta dignement ses infortunes conjugales, et, devenue veuve, dirigea avec fermeté l’éducation de ses fils dans le sens des idées modernes. Elle voyait l’espoir de leur fortune future dans une très nette antithèse entre les tendances de la branche cadette avec celles de la branche aînée des Bourbons, et résolument éleva le comte de Paris et le duc de Chartres dans le sens des idées démocratiques. La réconciliation de 1873 fut singulièrement retardée par son influence qui lui survécut; c’est à elle assurément que l’on doit attribuer les vues libérales du comte de Paris, et son attachement à la tradition de la monarchie de Juillet.

L’idée de la fusion naquit aussitôt après la révolution de Février: elle était logique. De quel droit eût-on pu invoquer l’hérédité en faveur du comte de Paris si on refusait d’en reconnaître le principe en faveur du comte de Chambord? Le problème n’avait qu’une solution, la réconciliation des deux branches de la maison de Bourbon; mais cette décision, dont la sagesse et l’opportunité n’étaient point discutables, et qui eut toutes les sommités des deux partis pour la préconiser, attendit cependant vingt-cinq ans pour être adoptée. Dès les premiers jours de l’exil de la maison d’Orléans, M. Berryer, le duc de Lévis d’une part, de l’autre MM. de Salvandy, Guizot, Pageot, Molé et le comte de Mornay-Soult, réunirent leurs efforts pour préparer le terrain de cet accommodement si désiré. Le journal l’Assemblée Nationale fut l’organe spécial de la fusion, et une lettre adressée par M. Pageot au Journal des Débats, dès cette époque, pose très nettement la question dans le sens de l’affirmative. Louis-Philippe, avant sa mort, s’en expliqua catégoriquement. Il voulait l’union de la maison de France, il reconnaissait pourtant que l’action du temps était indispensable à la réalisation de cette espérance, le temps, qui cicatrise les plaies, qui calme les ambitions, qui enferme sous la pierre de la tombe les généreux et les inconsidérés. Dans une lettre à M. de Barante, il faisait un pas de plus, S’inclinant devant les nécessités de la situation, il avouait que «son petit-fils ne pouvait être que Roi légitime».

En 1853, le duc de Nemours alla rendre visite au comte de Chambord à Frohsdorff: posant sans ambages sa démarche sur le terrain politique, et parlant en son nom et en celui de ses frères, il s’exprima ainsi: «Je vous déclare que nous ne reconnaissons plus en France d’autre royauté que la vôtre et que nous hâtons de tous nos vœux le moment où l’aîné de notre maison s’assoira sur le trône.» L’année suivante le comte de Chambord alla voir à Claremont la reine Marie-Amélie et l’entrevue fut affectueuse. Mais rien n’était fait sans l’adhésion du comte de Paris, et la duchesse d’Orléans, passionnée pour l’avenir de son fils, faisait en sa faveur une petite Vendée constitutionnelle. Elle jugeait inopportun qu’il jetât l’un des deux atouts de son jeu, qu’il cessât d’être le représentant de l’idée monarchique constitutionnelle.

En janvier de l’année 1857, il y eut un dîner à Nervi, où la reine Marie-Amélie avait convié son neveu qui se trouvait à Parme chez sa sœur. M. de La Ferronays et le docteur Guéneau de Mussy se distribuèrent quelques propos aigres-doux dont le récit n’était point fait pour activer la marche vers une solution. La guerre de 1870 vint modifier la situation. Il faut se rendre compte du prodigieux changement qui se produisit en France, dans le courant des idées, durant les années 1872 et 1873. Sans tomber dans la thèse rebattue de la déclamation contre les dix-huit années de corruption de l’Empire, il faut l’avouer, un vent de fièvre et de folie soufflait sur Paris à la fin du règne de Napoléon III. Une société tout entière, grisée par la prospérité d’une fortune facilement gagnée, se ruait au plaisir. Le monde impérialiste, recruté un peu partout, composé d’hommes nouveaux, de quelques descendants des vieilles races, d’étrangers facilement accueillis, était lancé à toute vitesse, avec quelque chose de hâté, d’éperdu, de furieux, dans la vie. Ce mouvement endiablé s’était propagé un peu dans toutes les classes, trouvait son écho et des aliments nouveaux dans toutes les manifestations de la vie-contemporaine. Le théâtre, la littérature, la musique y avaient pris part. Qui ne se souvient du quadrille d’Orphée aux Enfers? Le rythme enragé de cette musique d’aliénés semblait attirer toute une société dans une ronde échevelée. A ces accords, dans un étrange et fol unisson, le peuple entier paraissait prêt à se lever et à entrer lui-même en danse.

Après la guerre rien ne sembla d’abord profondément changé. Versailles, puis Paris virent se réunir à nouveau la société dispersée. Il y eut un indicible soulagement à se retrouver, à voir se refaire avec une incroyable rapidité un milieu à peu près semblable à celui qui venait de disparaître. Puis peu à peu on se regarda, on se trouva différents; le ressort de jadis était détendu; il y avait dans le cœur et l’esprit du pays cette haute moralité des lendemains de chute. On éprouvait le besoin de s’abriter désormais sous des principes qui offrissent des garanties, et un beau matin le monde s’avisa qu’il était régénéré. C’est le titre d’une charmante nouvelle de M. Ludovic Halévy, où un brillant officier de hussards subit à la fois les effets du bon sens de sa maîtresse qui fait un mariage de raison et des scrupules de sa cousine qui entend désormais rester fidèle à son époux. Il rentre chez lui et s’endort mélancoliquement, s’apercevant qu’il est seul à se régénérer. La boutade est plaisante, mais l’observation est juste et profonde. On eut, à cette époque, soif d’ordre moral, et cette aspiration se traduisit par l’espérance de rétablir la monarchie. Laquelle? disait M. Thiers, de sa petite voix aiguë et railleuse? Rien ne fut plus équivoque que le rôle de l’ex-ministre de Louis-Philippe. Bien résolu à ne jamais faire que le jeu de ses ambitions personnelles, il opposa les partis les uns aux autres, certain de régner sur leurs divisions. Légitimiste, orléaniste, patriote tour à tour, dans les embrasures de fenêtre il encourageait toutes les espérances, décidé à n’en satisfaire aucune. Le comte de Chambord joua dans le jeu du libérateur du territoire: la fusion paraissait faite, le comte de Paris ayant manifesté son intention d’aller au château de Chambord rendre hommage à son cousin et sceller dans le palais de François 1er la réconciliation de la maison de France. Quand M. Thiers eut entre les mains le manifeste royal qui, lancé à cette époque, semblait un défi aux idées constitutionnelles, sa joie déborda. La démarche du comte de Paris était devenue impossible, tout espoir de restauration était ajourné. Quelques jours après que le comte de Chambord eut malencontreusement déployé le drapeau blanc, le chef du pouvoir exécutif rencontra le comte de Paris à Versailles. «En vous empêchant d’aller le voir, votre cousin vous a rendu bien service,» lui dit-il. Le prince ne répondit rien: sa situation lui apparaissait sous son véritable jour. Plus que jamais la nécessité de la réconciliation s’imposait, en présence des progrès du parti monarchique dans l’Assemblée. Le 24 mai, M. Thiers quittait le pouvoir et la partie décisive s’engageait.

Suivant l’avis de ses conseils les plus écoutés, le comte de Paris se détermina à partir pour Frohsdorff. La réconciliation se fit sans conditions. Désespérant d’arriver à une entente de ses vues politiques et de celles de son cousin, il préféra ne pas avoir à s’en expliquer. D’ailleurs la marche des événements le servait à souhait; la restauration entrait dans le domaine des éventualités quasi certaines, se faisait dans la légalité. Pour satisfaire à la fois sa conscience et son ambition il suffisait de laisser faire la destinée qui semblait vouloir trahir Henri de France pour faire sa cour à Philippe d’Orléans. Il est de ces ironies du sort. La fusion que certains royalistes intransigeants appelèrent la confusion s’effectua donc. Le comte de Paris, accompagné du prince de Joinville, débita dans le salon de Frohsdorff une déclaration composée d’avance et dont les termes avaient été soumis au préalable à l’approbation du comte de Chambord. Le duc d’Aumale, président du conseil de guerre chargé de juger le maréchal Bazaine, ne fut pas du voyage.

«Paris a été parfait, parfait, entendez-vous, parfait!» dit le comte de Chambord quinze jours après l’entrevue à M. Maggiolo, rédacteur de l’Union. Il transpira également que la surdité de la comtesse de Chambord sympathisait avec celle du prince de Joinville. L’Alleluia royaliste était chanté par toute la presse monarchique.

L’hérédité désormais assurée, il fallait s’occuper d’hériter. Or, le jeu dans cette grosse partie fut joué au nom du comte de Chambord par les partisans du comte de Paris. Là est le secret de l’avortement de l’œuvre de la commission des Neuf.

A Frohsdorff on vogua tout d’abord à pleines voiles sur l’océan de la confiance. Un moment la certitude du succès fut si complète que l’on s’occupa avec une hâte fiévreuse des préparatifs matériels de l’entrée du Roi dans sa bonne ville de Paris. Livrées, harnais, voitures, tout était commandé : le carrosse de gala qui devait servir pour cette cérémonie fut achevé : il vieillit mélancoliquement sous la remise du carrossier jusqu’à ce qu’il eût trouvé un acquéreur dans le roi des Hellènes, qui s’en servit récemment à l’occasion des fêtes de la majorité du duc de Sparte. Les harnais fabriqués en Belgique furent saisis à la frontière et vendus à l’encan.

Qu’était-il donc arrivé ? comment, au dernier moment, une campagne si bien engagée s’était-elle terminée par une lamentable défaite? La lettre du 27 octobre, envoyée de Salzbourg à M. Chesnelong, donna le coup de grâce aux espérances monarchiques, en reniant et désavouant les ouvriers de la restauration. La vérité, c’est que le comte de Chambord se méfia de l’habileté déployée en sa faveur: l’absence de conditions à la soumission du comte de Paris l’avait déjà mis sur ses gardes: il lui fallait les clefs de la France apportées sur un plat d’or, un peuple l’acclamant spontanément, un héraut d’armes l’accueillant du cri de: «Vive le Roi!» et on lui envoyait des protocoles et des grimoires dont le sens très clair semblait lui cacher des sous-entendus pernicieux. Il espéra un moment échapper à ces intrigues et rédigea la lettre de Salzbourg avec la conviction secrète que la restauration faite à sa façon ne s’en ferait pas moins. Il voulut briser assez tôt l’échafaudage de sa grandeur pour pouvoir oublier de s’en être servi. Un détail assez ignoré, et révélateur, mérite d’être rapporté. Ceux de ses fidèles qui avaient partagé sa vie intime, vieilli à son service, ne témoignèrent nulle surprise à l’apparition de sa lettre de Salzbourg: au contraire les chefs du parti royaliste en France, ceux-là mêmes qui, depuis vingt-cinq ans, parlaient en son nom, et défendaient sa cause, furent douloureusement étonnés; plus d’un, parmi eux, en renia désormais sa religion politique.

Le comte de Chambord, dans sa lettre à M. E. Veuillot, a parlé des «intrigues d’une politique moins soucieuse de correspondre aux vraies aspirations de la France que d’assurer le succès de combinaisons de partis». Pour qui sait lire, voilà le secret révélé. Le fils de la duchesse de Berry vendue par un juif à un fils de France crut que le comte de Paris et son entourage lui avaient volé ses clefs et son plat d’or, qu’ils avaient dénaturé les véritables sentiments de son bon peuple. L’assemblée de 1871 devait, il semble, sa composition à ce fait seul que la France, lasse de ses maux, voyant dans le parti républicain les outranciers de la Défense nationale, n’avait choisi dans les candidats conservateurs que les partisans de la paix. Les élections de février 1871 furent un plébiscite en faveur de la fin de la guerre. La paix faite, les élections complémentaires prouvèrent que les idées monarchiques n’étaient nullement celles du pays.

La conception du comte de Chambord était puérile: le grand style dont l’évêque d’Hermopolis lui avait appris le secret, le drapeau de Fontenoy, la révèlent d’une grandeur vague et saisissante, mais l’avenir en fera justice. On saura que si Louis-Philippe fut un ambitieux peu scrupuleux, le comte de Chambord ne fut qu’un illuminé.

Sa figure est d’ailleurs intéressante à étudier.

L’histoire est la grande menteuse, et il est à craindre que le développement moderne de la presse ne serve qu’à obscurcir encore davantage, pour la postérité, la vérité des faits et des caractères.

Qu’est-ce qu’un journal? Trois sous d’histoire, souvent falsifiée, dans un cornet de papier. Les mêmes individus sont grotesques ou héros le même jour, à la même heure, dans le même kiosque du boulevard, et l’une des physionomies est aussi fausse que l’autre. Il est douloureux parfois d’avoir vu et d’être impartial, tant on est forcé de contredire.

Personne n’a donné naissance à une légende aussi fausse, personne n’a été en butte à des attaques aussi peu justifiées que Henri-Dieudonné d’Artois, comte de Chambord.

L’enfant du miracle était une nullité, il grandit au milieu de nullités, il épousa une nullité.

Le duc de Lévis, le baron de Damas s’occupèrent de diriger son éducation et restèrent ensuite ses conseillers. Les événements principaux de sa jeunesse furent que ses deux mentors le laissèrent estropier de la plus piteuse façon et qu’ils le marièrent à une femme plus âgée que lui, laide, notoirement hors d’état de donner lignée, et de mince fortune présente. Le premier de ces malheurs, la chute de cheval, est dû à ce qu’on laissa monter au prince un animal dangereux. Rien n’est plus facile que de s’assurer à l’avance si un cheval possède ces moyens de défense qui constituent un danger sérieux. C’est un soin très élémentaire qui se prend toujours et qui fut négligé dans ce cas avec la plus inconcevable incurie. Le cheval du comte de Chambord, à la façon dont il se renversa sur lui, devait broyer son cavalier. Le comte échappa à la mort, mais non sans une fracture très grave, d’ordinaire mortelle; de plus, les hésitations du traitement, dues aux tergiversations de son entourage, prolongèrent inutilement ses souffrances et aggravèrent la claudication très marquée, conséquence de cet événement.

Cette infirmité ne gênait en rien le comte de Chambord. A la chasse il montait un poney, le plus souvent un vigoureux cob irlandais, et prenait un vif plaisir au sport sous toutes ses formes. Il affectionnait particulièrement un cheval isabelle appelé le Nain Jaune, que le comte Maxence de Damas avait acheté pour lui en Angleterre: il le monta pendant quinze ans.

Quant à son mariage, ce fut une plus lamentable aventure encore, s’il est possible, que son accident. L’intérêt de l’Europe était fort excité par le jeune prince dont la naissance romanesque, la beauté physique, les malheurs captivaient la sympathie générale.

Des négociations furent entamées en vue de son mariage avec une grande-duchesse de. Russie. L’habileté des menées de M. Thiers les fit échouer.

Alors un sage avis fut donné à Kirchberg, dicté par un sentiment véritablement éclairé et juste de la situation. A ce prince élevé à l’étranger, à cet héritier des souverains ramenés, disait-on, dans les fourgons de l’étranger, chassés, alléguait-on encore, par l’explosion d’un sentiment national, il fallait une femme française, de vieille race et portant un nom dont l’illustration fût étroitement mêlée aux antiques gloires de la monarchie. Cette femme, on l’eût prise dans les maisons de Rohan ou de Montmorency.

M. Thiers flaira le danger de cette résolution et fit courir le bruit des nombreux échecs matrimoniaux du comte de Chambord auprès des cours étrangères. Les journaux français insinuèrent que le fils du duc de Berry ne trouverait point à s’allier dans un milieu princier, encore moins souverain. L’amour-propre des royalistes fut piqué au vif, et alors un secret émissaire du gouvernement de Juillet reçut la promesse d’une somme considérable, s’il réussissait à faire le mariage du comte de Chambord avec la princesse de Modène, que des renseignements certains donnaient comme hors d’état de servir aux espérances de la monarchie légitime.

Le duc de Lévis, la Reine, ainsi appelait-on alors Madame la Dauphine, tombèrent dans le piège si habilement préparé, et le souci de la vérité m’oblige à dire que l’héritier des Bourbons reçut une épouse de la main de M. Thiers, de l’ennemi acharné de la branche aînée! Le jeune prince accepta sa destinée sans enthousiasme mais sans murmure, quoiqu’elle n’eût rien de séduisant. Son enfance et sa jeunesse s’étaient écoulées sous les plus tristes auspices: le milieu de Kirchberg et de Goritz était mélancolique à l’excès: la vie s’y traînait entre les minuties d’une rigoureuse étiquette et les scrupules d’une piété tatillonne.

L’atmosphère intellectuelle en était déprimante à un rare degré. Il est aisé de se rendre compte de l’impression qui attendait les pèlerins royalistes en lisant les passages des Mémoires d’outre-tombe qui se rattachent à Kirchberg. Seule, la princesse Louise, la future duchesse de Parme, au milieu du solennel ennui de cette cour minuscule, représentait la jeunesse et la gaieté. Vive, spirituelle, pleine de grâce et de tact, elle laissait le souvenir d’un joli oiseau prisonnier, et l’on emportait au cœur son image entourée d’une auréole de pitié sympathique.

Le jeune prince avait grandi dans ce triste intérieur, entre des vétustés rebelles ou résignées également impuissantes et mélancoliques.

La manifestation de Belgrave-Square fut l’occasion d’élargir le cercle jusqu’alors restreint dans lequel avait vécu l’héritier des espérances légitimistes. On ouvrit les fenêtres et on laissa entrer une bouffée d’air de France.

Alors vinrent les deux La Ferronnays, Charles et Fernand, le marquis de Biencourt, le duc de Fitz-James, Gaston de Montmorency, prince de Robecq, le comte de Fougainville, des hommes dans la force de l’âge, ardents, vivants, de vrais compagnons de Henri IV. Mais sans le Béarnais, qui nous eût parlé de Mornay et de Corisandre? Or ces féaux aperçurent avec effroi qu’on leur avait momifié leur Henri IV; il ne savait ni boire ni être un vert-galant. Se battre, c’était possible; mais il était délicat de faire naître une occasion pour en juger. Rien n’était aisé, en revanche, comme de lui offrir des leçons pratiques de l’imitation de son aïeul sous les deux autres espèces.

On délibéra sur le plan de la campagne et l’on en choisit un d’une simplicité héroïque. Un très bon gentilhomme royaliste était marié à une femme d’une maison princière, laquelle, très honneste dame à la façon de Brantôme, avait des bontés pour l’un des seigneurs du complot. Sans hésiter on résolut de lui confier la mission de faire palpiter le cœur du prince, de présenter la première pomme où le royal Adam devait perdre ses timides scrupules et ses ignorances par trop candides. Le pauvre amant se prêta de bonne grâce à l’expérience. La belle dame y consentit, et la campagne amoureuse se poursuivit à la barbe des austérités de l’entourage du comte de Chambord. Bouquets, toasts, discours, billets doux, déclarations, avances, tout marchait de concert. L’on eut un moment des espérances, on crut le départ pour Cythère assuré. Déjà l’amant souffrait chez le royaliste quand la Circé légitimiste reprit le paquebot avec une rapidité qui faisait ressembler son départ à une déroute.

Que s’était-il passé ? On ne le sut jamais au juste. Des trois personnes qui eussent pu dévoiler le secret, deux étaient intéressées à le cacher. La troisième ne parla pas... Gageons qu’elle n’avait rien à dire.

Le comte de Chambord vécut à Frohsdorff au sein de ce qui ressembla de plus en plus à une maussade petite cour italienne. A la fin de sa vie, c’était un grand enfant suranné, débitant de solennels lieux communs avec une bonne grâce joviale, mais qui devenait despote dès que surgissait une idée ne sortant pas de sa très médiocre provision personnelle.

Il vivait entouré d’un nombre assez restreint de Français, et fréquemment visité par ses neveux et nièces, enfants de la duchesse de Parme. Tous les visiteurs venus de France étaient accueillis; de Vienne ils écrivaient au comte Stanislas de Blacas, en son absence au comte de Monti, lesquels leur assignaient, suivant les ordres du comte de Chambord, le jour et l’heure de leur audience.

Si le personnage était d’importance par lui-même, ou bien s’il faisait partie de l’une des familles au dévouement monarchique traditionnel, il lui était fixé la durée d’un séjour qui dépassait rarement une semaine. Frohsdorff était un petit château assez modeste: le train de maison y était simple, mais d’une simplicité de grand seigneur. Les écuries, dont le comte Maxence de Damas s’occupait spécialement, étaient tenues d’une façon plus luxueuse, plus soignée que l’intérieur du château. Les visiteurs, reçus par le comte de Blacas ou par l’un des gentilshommes de service, étaient introduits dans le cabinet du prince. Renseigné au préalable dans les moindres détails sur leur compte, il les recevait comme s’il les avait connus de tout temps. Il faisait, par la familiarité de cet accueil, naître l’impression que de bons Français étaient à leur place à Frohsdorff, que leur visite y était, non seulement naturelle, mais attendue. Il parlait de la restauration de la monarchie comme d’un événement certain, mais dont de mystérieuses difficultés retardaient l’accomplissement. Le regard intérieur de son âme paraissait fixé sur une lente et infaillible marche commencée dès les premiers jours de l’exil, suivie à la façon dont un chrétien gagne le ciel plutôt qu’à la manière dont on convoite un bien temporel, et qui devait le mener fatalement un jour à régner sur la France. Là était une équivoque qui l’aidait à ne jamais rien préciser, à éviter les jugements sur les personnes, les appréciations sur les faits.

Il aimait à causer, mais avec un certain despotisme dont il usait finement, à l’italienne, et qui lui permettait de ne jamais se laisser dire une chose qu’il ne voulût entendre. La pratique de tant d’années consécutives où il ne régna qu’en conversation, l’avait rendu passé maître dans cet art et rien ne nous étonnerait moins que la certitude acquise qu’il en usait de même envers le& plus intimes de ses familiers. Depuis la mort du duc de Lévis, il est très douteux qu’il se soit jamais servi des lumières de qui que ce fût.

Tel serait le secret de cette immobilité grandiose et peu pratique dans ses croyances et dans ses doctrines. Il n’écouta jamais, ne voulut jamais entendre, et le monde marcha sans lui.

Les visiteurs étaient congédiés après un entretien dont la durée semblait calculée sur leur importance personnelle; parfois ils étaient retenus à déjeuner à la table du prince. Quant aux privilégiés qui devaient habiter le toit royal, ils étaient tenus d’assister à la messe. Dès dix heures du matin, en habit et en cravate blanche, ils se trouvaient sur le passage du prince qui les saluait rapidement et amicalement. Après l’office avait lieu le déjeuner, servi avec recherche et abondance. La table était disposée suivant l’étiquette de la cour de France; de forme carrée, un seul côté en était occupé par Monseigneur et par Madame, placée à sa droite: c’est ainsi qu’on appelait le comte et la comtesse de Chambord, évitant ainsi de prononcer les mots d’Altesse et de Majesté. Aux deux côtés de la table se plaçaient les invités. Le comte de Blacas ou le comte de Monti faisaient face au prince: pour le reste des membres de la maison, l’âge réglait les préséances.

Le prince mangeait avec une rapidité et un appétit qui lui faisaient consommer une quantité incroyable d’aliments dans un espace de temps fort court. Le déjeuner durait rarement une demi-heure, quel que fût le nombre des convives, et si le dîner se prolongeait au delà de quarante minutes, Monseigneur donnait des signes visibles d’impatience. Il mangeait sans discontinuer: dans les courts intervalles où son assiette restait vide, il dévorait du pain avec quelques grains de sel. Il est vraisemblable que ces habitudes peu hygiéniques furent cause de la maladie qui l’emporta.

Après le repas, on restait une demi-heure au salon, puis, le cercle étant congédié, les augustes hôtes se retiraient dans leurs appartements. Les privilégiés étaient admis à des entrevues particulières dans la journée, en présence des gentilshommes de la maison, et le soir dans le fumoir. C’était là la faveur la plus enviée, cette réunion comportant un degré d’abandon et d’intimité.

La surdité de la comtesse de Chambord était un obstacle à tout entretien. Sans occuper en apparence une grande place dans le milieu social de Frohsdorff, elle y exerçait, en réalité, une réelle influence, devenue, avec le temps, toute-puissante sur l’esprit de son époux et sur celui de ses directeurs spirituels. Les neveux et nièces du comte de Chambord étaient du parti de leur tante, et ce parti était, d’une façon dissimulée mais active, anti-français et très uni pour décourager les tentatives de restauration.

Tout ce qui était ardent, vivant, ambitieux parmi les royalistes, était tenu en suspicion, écarté à l’aide de semences de méfiance habilement jetées. En cela la comtesse de Chambord se croyait dans le cas de légitime défense. Elle avait une terreur d’instinct et de tradition des espérances de restauration dont on s’entretenait perpétuellement à Frohsdorff. Pour elle, la France, Paris, la royauté, voulaient dire la charrette du supplice, la guillotine dressant ses bras rouges, une populace ivre, enfin le martyre. Elle l’eût subi en chrétienne; en reine, elle ne se souciait pas de l’affronter. Cette idée, elle l’avait prise de la fille infortunée de Louis XVI, de Madame la Dauphine, que le malheur, dépassant la mesure des forces humaines, avait pétrifiée. Tout ce qui fait la séduction féminine avait sombré dans l’effroyable tourmente de 93, dans la mortelle solitude des six années qui suivirent les catastrophes de la maison royale. La pauvre princesse, oubliée dans sa prison, ne savait même pas l’étendue de son malheur. Elle ignorait le sort de sa mère, de son frère, de sa tante. Elle ne voyait que ses geôliers. Il est difficile d’imaginer plus horrible martyre, de concevoir comment la vie et la raison de la sœur de Louis XVII ont pu résister à de telles tortures. Rendue à la liberté, à la famille, la pauvre femme ignorait qu’on pût sourire. Rigide, masculine, brusque, son être avait perdu les facultés de la jouissance. Elle ne savait que pardonner et espérer, par delà ce monde qui l’avait si cruellement traitée, une compensation suprême.

Dans les dernières années de sa vie, elle ne quittait guère un fauteuil placé dans l’embrasure d’une fenêtre, par laquelle on apercevait des arbres plantés en quinconces et dont l’aspect rappelait vaguement la vue des Tuileries. Pour lui faire la cour on devait s’extasier sur cette ressemblance. Au bras de ce fauteuil était suspendu un de ces petits sacs que vos mères appelaient des ridicules. Quand la duchesse d’Angoulême mourut, on y trouva, précieusement enveloppés dans du papier de soie, veufs de leurs montures, des diamants qui manquaient depuis quelque temps et que la pauvre duchesse soustrayait mystérieusement à son entourage; c’était un viatique pour les départs précipités.

La comtesse de Chambord, dont l’intelligence était médiocre, prit à vivre aux côtés de sa tante l’appréhension d’un sort semblable, appréhension irraisonnée, son ignorance de ce qui dépassait le cercle étroit de sa vie étant prodigieuse.

Elle usa de toute son influence pour écarter des conseils et de l’intimité de son époux ceux qui l’eussent poussé dans la voie d’une action quelconque et spécula notamment sur l’impression pénible qu’avaient laissée sur l’esprit du comte de Chambord les difficultés de la succession de la duchesse de Berry: elle fut habile à faire soupçonner l’intérêt particulier dans l’ardeur des espérances monarchiques; elle s’opposait aux libéralités nécessaires et s’ingéniait à augmenter chez son mari l’appréhension de compromettre la dignité de son exil dans de misérables embarras pécuniaires.

La fortune du comte de Chambord était d’ailleurs assez restreinte. Jusqu’à la mort du duc de Modène, le revenu total des biens des deux conjoints ne s’élevait pas à 600 000 francs par an. La fortune personnelle du prince se composait de Chambord et du produit d’une somme d’environ 6 millions, placée à Londres par Louis XVIII au moment des Cent-Jours et qui formait la réserve de la cassette royale en 1814. La veille du départ de la cour pour Gand, M. de Blacas confia les caisses contenant ce trésor à lord Yarmouth, avec mission de le déposer à la Banque d’Angleterre dès son arrivée à Londres. Le récit de ce voyage, qui fut accompli non sans difficultés ni dangers, se trouve dans les mémoires de la duchesse de Gontaut, gouvernante des Enfants de France. Quelques exemplaires autographiés de ces mémoires existent chez des familles alliées à la maison de Gontaut-Biron.

Remonté sur le trône, Louis XVIII chargea M. de Blacas d’administrer cette fortune dont il lui donna généreusement une part. Les revenus s’en accumulèrent et, en 1830, se trouvèrent suffisants pour assurer l’existence de la famille royale exilée. Le comte de Chambord hérita également d’une partie des biens de sa tante Mme la Dauphine, mais la liquidation de la succession de la duchesse de Berry, la nécessité de doter les enfants du comte Luchesi-Palli grevèrent lourdement ses ressources personnelles. Au moment où ces difficultés menaçaient le plus le repos et la tranquillité du prince, le duc de Luynes voulut venir en aide au représentant des Bourbons. Il lui fit tenir un portefeuille contenant une somme de six cent mille francs, réclamant comme un honneur et un privilège le droit de mettre sa fortune aux pieds de son roi. Le comte de Chambord agit avec noblesse et délicatesse en même temps; il garda le portefeuille du duc de Luynes pendant le. temps assez court que demanda le règlement des affaires de sa mère, et le lui rendit, sans même l’avoir ouvert. Des pensions étaient régulièrement servies aux anciens serviteurs de la monarchie: il ne fut manqué à aucun des engagements de la liste civile, et quoique parfois il fallût recourir, pour y satisfaire, à la bourse des royalistes, toutes ces obligations furent scrupuleusement acquittées.

Les enfants de la duchesse de Parme sont la duchesse de Madrid, le duc de Parme et le comte de Bardi; le dernier était le favori de son oncle tant qu’il n’eut pas jeté sa folle jeunesse d’une manière un peu trop bruyante en pâture à la malignité publique. Le milieu austère de Frohsdorff était peu fait pour accueillir avec indulgence la nouvelle de fredaines trop répétées, et dès lors la faveur du duc de Parme augmenta.

Les sourdes menées des héritiers du comte de Chambord causèrent, au moment de sa fin, les lamentables démêlés qui partagèrent le petit monde de Frohsdorff en deux camps: celui des princes d’Orléans, celui des neveux du défunt. MM. Du Bourg, d’Andigné, Huet du Pavillon se déclarèrent en faveur de ces derniers et exhibèrent un esprit de mesquinerie rancunière qui leur fit très peu d’honneur. M. de Blacas et le général de Charette, sans dissimuler ce que la nécessité d’un choix avait pour eux de douloureux, se montrèrent plus respectueux des volontés dernières du comte de Chambord et donnèrent tout leur appui au comte de Paris.

Le général de Charette occupait à Frohsdorff une situation très à part: fils de la comtesse de Vierzon, l’une des filles du duc de Berry et de Mme Brown, le sang de Bourbon coule dans ses veines et le dévouement de son père à la cause royale en Vendée lui créait un droit de plus à la reconnaissance du fils de Marie-Caroline.

Mais le héros de Mentana, entre toutes les personnalités royalistes, était le chef indiqué de toute tentative de restauration, et par conséquent le plus combattu, le plus discuté parmi ceux des fidèles du prétendant qui n’avaient pu devenir persona grata auprès de la comtesse de Chambord.

C’est un type très intéressant que celui du général de Charette, mélange singulier de finesse italienne, de finauderie paysanne de Breton, de noblesse indiscutable, de faiblesses très humaines; Physiquement il rappelle le duc d’Aumale: un peu d’embonpoint ne nuit en rien à la vivacité de ses mouvements et de ses allures. Il a cette particularité qu’il ne sait point demeurer en repos: il a de l’agitation des grands fauves et arpente l’intérieur des appartements d’un pas vif et saccadé, avec un malaise qui dénote la nostalgie physique et morale d’une nature faite pour l’action.

Sa conversation a de la brusquerie, des audaces et des réticences parfois naturelles, souvent calculées. Il est impossible d’en discerner la portée, tant il est habile dans l’art de masquer sa pensée. Ses idées sont plutôt rétrogrades, mais dans le sens le plus large et le plus élevé. Il voit de très haut et se meut dans une atmosphère morale peut-être un peu chimérique, mais chevaleresque et idéaliste à l’excès. Il a un superbe dédain pour ce qui touche au matériel de l’existence et mène noblement, dans une petite ferme d’Ille-et-Vilaine, une existence plus que modeste.

Veuf de Mlle de Fitz-James qui ne lui a laissé qu’une fille, il a épousé Mlle Antoinette Polk dont la rare beauté et le noble caractère étaient faits pour fixer les affections un peu volages, dit la chronique scandaleuse, du champion de l’Église. Elle vit dans sa modeste demeure, y recevant avec une grâce souveraine, un charme d’élégance et de distinction suprêmes, les hôtes humbles et illustres qui affluent à la Basse-Motte.

Car le général de Charette et sa femme ont ce don si rare de s’attacher les cœurs et de séduire les sympathies. On se sent tout particulièrement attiré vers le premier, on subit son prestige, et tout en gardant assez de sa présence d’esprit pour analyser le héros, il est impossible de résister à l’ascendant de cette étrange nature dont l’élévation ne semble comporter des ombres que pour mieux faire ressortir les côtés rares et brillants.

Le comte de Blacas est, avant et par-dessus tout, un gentilhomme accompli, un admirable échantillon de ce que peuvent encore produire les vieilles races de la France d’autrefois. Il aimait le comte de Chambord par tradition de famille, par sympathie personnelle, de par la force que donnent aux attachements la longue durée et le lien de l’habitude. Il ne s’est pas marié, trouvant toutes les affections et les intérêts familiaux dans l’intérieur de sa belle-sœur, la charmante comtesse Xavier de Blacas, née Chastellux, petite-fille de l’auteur d’Ourcka. C’est un esprit éclairé et pondéré, d’une portée moyenne. On peut penser que l’affection qu’il avait vouée à son royal maître comportait trop d’admiration et de déférence pour être clairvoyante. Il se retrancha invariablement dans cette note unique. Les Blacas sont royalistes comme ils sont gentilshommes, ce sont chez eux deux caractères indélébiles, et tout en modérant l’expression de leurs sentiments à mesure que les passions politiques perdent, au sein des générations nouvelles, de leur violence, on sent que c’est une concession qu’ils font à l’esprit de leur temps, mais qu’ils sont en réalité aussi ardents et convaincus que les fanatiques de 1830. Et, faut-il l’avouer? en cela ils font partie d’une minorité bien faible.

Quand la chapelle ardente qui contenait les restes mortels du comte de Chambord s’ouvrit pour permettre aux fidèles du prince exilé de venir porter pour la dernière fois leurs hommages au représentant de la monarchie légitime, le comte de Blacas s’y agenouilla entre ses deux neveux, défaillant de larmes et de sanglots.

D’autres représentants des grands noms de la monarchie étaient là : le livre d’or de la noblesse française se trouvait représenté dans cet étroit réduit mortuaire, et un même sentiment oppressait les cœurs et les consciences, la certitude inavouée d’avoir manqué leur vie, d’avoir sacrifié leur jeunesse, leurs talents, leur énergie dans une vaine attente, dans un espoir irréalisable. Elle fut noble et compréhensible la chimère du parti royaliste; mais, taillée en épopée, elle finit en mémoires d’antichambre et laisse un douloureux souvenir, un regret inconsolé au cœur de ceux qui lui ont voué un dévouement de cinquante années.

Telle est la succession qu’eut à recueillir le comte de Paris, et il faut convenir qu’il se conduisit correctement dans les difficiles circonstances qui suivirent la mort du comte de Chambord. Il arriva à Vienne, accompagné du duc de La Trémoille et du duc de Fitz-James, deux choix très justifiés et motivés par les circonstances, et envoya prévenir la comtesse de Chambord de son intention de venir à Frohsdorff.

Il est grandement à supposer que la duchesse de Madrid fut l’instigatrice de la ligne de conduite hostile que suivit sa tante. Le duc de Parme eut quelques éclats de colère et de mauvaise humeur qui le dénonçaient comme incapable de menées aussi patientes. M. d’Andigné fut le dévoué serviteur des rancunes et des haines de ce noyau de mécontents. De pareils mobiles d’action demandent une scène plus vaste, des esprits supérieurs, pour ne pas tomber au niveau d’une pitoyable mesquinerie.

Le comte de Paris n’hésita pas un instant à s’éloigner de Frohsdorff, aussitôt qu’il sut l’ordre fixé pour la cérémonie de Goritz et que son incontestable droit de mener le deuil du représentant de la monarchie lui serait refusé. Il laissa le comte de Blacas faire une tentative, dont le seul espoir était basé sur son influence personnelle, pour changer la décision de la comtesse de Chambord. Cette tentative échoua, et le comte de Paris prit le chemin de Gmunden où il fit un court séjour. C’est seulement la cérémonie de Goritz accomplie, qu’il rentra en France.

Depuis lors il a montré l’esprit le plus largement accueillant dans ses rapports avec les membres de l’ancien parti royaliste. Le général de Charette est une des autorités de son entourage et peut être considéré comme persona gratissima, quoique les idées qu’il représente ne soient pas celles qui dominent dans l’esprit du prince.

S’il est respectueux et soucieux de la tradition et des sympathies léguées par le comte de Chambord, il les considère plutôt comme des facteurs utiles à ménager et à employer dans l’hypothèse d’une restauration monarchique. Philippe VII saurait réparer dans la mesure du possible les fautes du parti légitimiste, mais il ne pensera et n’agira jamais que suivant les principes de la monarchie de Juillet.

Il n’admet point que telles circonstances puissent jamais se présenter qui autorisent à violer la loi de son pays, à porter atteinte à l’ordre des choses, à intervenir de façon violente pour modifier le cours de ses destinées. Il lui semble criminel d’entretenir des espérances d’un changement de gouvernement à son profit, autrement que par la voie de la légalité, et, le 16 Mai, quoiqu’il ait évité de se prononcer sur les fautes de ses amis, eut très probablement toute sa désapprobation.

Il croit de son devoir de rester à la disposition de la France, prêt à être un jour, peut-être, celui qui offrira à la majorité conservatrice du pays des garanties de sécurité ; mais cette éventualité lui semble soumise à celle de chocs dangereux et redoutables; il ne la souhaite ni ne l’espère.

En résumé, il voit devant lui, non pas de chimériques espoirs, non pas l’irréalisable utopie du comte de Chambord, mais une stricte obligation, une lourde tâche éventuelle, rien de plus. L’idéal secret de sa conscience serait de vivre jusqu’à la fin de ses jours en grand seigneur, rue de Varenne et au château d’Eu, élevant paisiblement ses enfants, entouré d’amis, occupant une place peu encombrante mais prépondérante dans la société française, et frayant sur un pied d’égalité avec les princes étrangers. Léguer à son fils la certitude d’un pareil sort mettrait le comble à la réalisation de ses aspirations; mais si l’homme est modeste dans ses goûts, peu entreprenant et peu audacieux de tempérament, il reconnaît les clauses du cahier des charges de sa haute situation et de sa naissance.

Dans un, siècle où prévaut trop souvent la poursuite de l’intérêt personnel, où l’ambition hésite si peu à s’étaler au grand jour, cette attitude est noble dans sa sincérité et sa simplicité. Lors du vote de la loi d’expulsion et du départ pour l’exil, blessé par une mesure d’exception, le comte de Paris se départit de la réserve habituelle de ses discours et de ses écrits. Cependant, si l’on pèse les expressions de son manifeste, on verra que le fond est bien dicté par les tendances signalées ici, et que la forme plus que le fond prend l’allure de la revendication des droits d’un prétendant. Il existe là une nuance qui n’échappera pas à une observation un peu approfondie.

Si le comte de Paris montait sur le trône de ses ancêtres, ce qui, à mon appréciation, ne saurait arriver qu’à la suite de malheurs publics imprévus et d’un bouleversement politique ou social, son gouvernement serait essentiellement démocratique, s’inspirerait dans une certaine mesure du parlementarisme anglais, mais chercherait, avant et par-dessus tout, à se faire l’expression raisonnée, pondérée de l’opinion publique. La Cour serait un milieu éminemment respectable, maintenu sur le pied d’une grande simplicité.

Le comte de Paris continuerait à s’entourer de ses amis, mais se soucierait très peu de les grandir et de les enrichir, leur prêtant les sentiments et les délicatesses qu’il aurait lui-même à leur place; il pratiquerait sur le trône les vertus moyennes de façon élevée, et l’on peut affirmer que l’on aurait, avec la réserve des tendances antireligieuses, entrées actuellement dans le domaine de l’action, à très peu de choses près, le gouvernement actuel. L’ostracisme politique ne serait pas son fait, et passablement d’espérances se trouveraient étrangement déçues.

Il aime peu d’ailleurs à s’entretenir de projets de restauration, et aurait une tendance à les plaisanter. A un bal chez le duc de Bisaccia, il se fit montrer le frère du comte Maurice d’Andigné et dit en souriant malignement: «C’est le frère de celui qui dispose de la couronne de France! Il finira par l’offrir à Naundorf, faute de candidat.»

Le comte de Paris n’a point d’intime ami personnel. Cela tient à ce que, marié jeune à une femme avec qui il entra en parfaite communauté de goûts et de sentiments, son besoin d’affection ne s’est manifesté qu’au profit de son intérieur.

Avant son départ pour l’exil, le prétendant habitait, rue de Varenne, l’hôtel de la duchesse de Galliera, dont le rez-de-chaussée tout entier était occupé par lui et sa famille. Cette somptueuse demeure, achetée par Ferrari, duc de Galliera, à la princesse de Condé, doit, à la mort de la duchesse, née Brignoles-Sales, faire retour à la famille d’Orléans. Legs ou donation, les conditions de ce retour ne sont point connues. Le comte de Paris a d’ailleurs peu habité l’hôtel Galliera: il préférait le séjour du château d’Eu où il menait une existence à la fois studieuse et active, combinant les heures de travail avec une vie de famille intime et patriarcale et avec toutes les occupations au dehors d’un grand propriétaire.

Les invités du château d’Eu y trouvaient une hospitalité large et prévenante, une grande simplicité jointe à une certaine élégance correcte de service et de tenue de maison; une étiquette très élastique se bornant presque aux égards personnels dus aux nobles hôtes du château des Montpensier. Cependant, à des intervalles assez rapprochés, le comte de Paris venait passer quelques jours à l’hôtel Galliera, s’y arrêtant à l’aller et au retour de Randan, de Chantilly, de Cannes ou bien d’Espagne. Ces séjours étaient remplis par des audiences demandées d’avance et accordées par l’entremise de ses secrétaires.

Assurément, quand il reçoit ses visiteurs, debout devant son bureau, on a peine à se figurer la pourtraicture de cette physionomie se découpant fière sur les monnaies.

Le type de Napoléon III lui-même se prêtait mieux à l’idéalisation que veut ce genre de reproduction des traits. De cette figure, douce, énigmatique de rêveur, le regard perdu, la bouche serrée sur un sourire séduisant et rare, il était plus aisé de dégager une traduction à la fois classique et ressemblante d’imperator rex. Pour le comte de Paris, il faudrait forcément accentuer sa ressemblance assez vague, réelle cependant, avec le duc d’Aumale et le duc d’Alençon; mais le comte de Paris, — horresco referens, car c’est assurément une des plus mauvaises cartes du jeu de Philippe VII — a l’air d’un prince allemand.

Il ne ressemble pas, il est vrai, à l’un de ces Durchlaucht ou sérénissimes dont l’Allemagne regorge et qui, venant à Paris manger gaiement le surplus de leur trimestre, semblent calqués plus ou moins sur le type du baron de Gondremarck de la Vie parisienne. C’est un prince allemand de haut parage, mais c’est un prince allemand. On a cherché de mille façons à franciser l’apparence du prétendant. Avec sa barbe, sans sa barbe, la moustache et l’impériale longues ou courtes, vêtu à Londres, habillé à Paris, il n’en est ni plus ni moins. La ressemblance des Mecklembourg, à laquelle a si totalement échappé le duc de Chartres, signale à tout venant que l’héritier du comte de Chambord eut pour mère une princesse allemande. Il n’en paraîtrait rien dans son langage à des observateurs superficiels; cependant, pour l’oreille exercée d’un cosmopolite, une légère nuance d’ultra-précision dans le choix des mots et dans leur prononciation trahit l’origine étrangère, mais c’est peu accusé. et moins sensible encore depuis que le prince a habité la France.

Le comte de Paris est grand, la tournure est encore assez jeune, la tête légèrement inclinée de côté. Son accueil est facile et bienveillant: il se lève pour recevoir le visiteur; sa poignée de main est ferme et cordiale. Son regard est droit, franc, comme le regard d’un honnête homme, préoccupé de dignité morale.

Ces deux mots résument l’impression première de l’observateur. On se sent en présence, non pas d’une personnalité énigmatique et intéressante, non pas de l’un de ces êtres à triples dessous dont l’existence morale semble une boîte de Pandore, féconde en promesses et en menaces, mais bien, d’un de ces hommes qui remplissent ou subissent dignement, honorablement, leur rôle, sans être de force et d’envergure à tailler à plein drap dans la destinée, à s’y couper de gré ou de force un manteau de roi.

Il n’y a rien de l’aventurier royal dans ce tranquille œil bleu. Ce bureau chargé de livres et de papiers est celui d’un assidu, d’un patient travailleur, et l’érudition acquise, la remarquable compétence que possède le comte de Paris dans toutes les questions de droit social et d’économie politique qui occupent aujourd’hui l’opinion publique, prouvent assurément qu’il a passé son temps à autre chose qu’à rêver et à combiner des projets de restauration.

Le comte de Chambord avait perpétuellement un plan en voie d’élaboration pour reconquérir le trône de ses aïeux. Il est probable que les historiens futurs du comte de Paris n’auront point la tâche de relever les fils des combinaisons chimériques, mystérieuses et puériles qui occupaient les loisirs de Frohsdorf pour y trouver la genèse des tentatives ambitieuses de Philippe d’Orléans.

Celui-ci occupe son temps d’une manière plus fructueuse. Sa conversation est agréable et solide sans être pédante. On y discerne un très grand souci de se renseigner et de s’instruire, cela non sans une certaine lourdeur et une application un peu allemandes. Il aime à épuiser un sujet avant de le quitter et procède fréquemment avec ses interlocuteurs à un questionnaire en règle sur les connaissances spéciales que leur valent leurs carrières ou leurs occupations. Ainsi, il causera exclusivement agriculture avec un propriétaire rural, art militaire avec un officier, administration avec un fonctionnaire. Ce n’est pas un esprit vif et lumineux, mais bien une intelligence éclairée et pratique.

Le duc de Chartres dit volontiers: «Mon frère est le vin, moi je suis la mousse.» Il y a beaucoup de justesse dans cette comparaison. Véritable antithèse en cela du comte de Chambord, le comte de Paris cherche et demande des conseils et des appréciations à tout son entourage. Il aime à éclairer son jugement et encourage une entière liberté dans les dires de ses amis. Il a un sens droit qui cherche très consciencieusement la lumière et qui se méfie beaucoup des idées toutes faites.

Il a de vives sympathies pour l’Angleterre et aucune en revanche pour la haute aristocratie anglaise. Autant il apprécie les institutions d’outre-Manche, autant il cherche peu à attirer autour de lui les visiteurs appartenant à la société de Londres. Tant qu’il habita l’Angleterre, il en usa ainsi, étudiant de très près le jeu du fonctionnement des lois et des coutumes, se livrant en particulier à des recherches très suivies sur la question ouvrière, il se mêlait très peu et très exceptionnellement à la vie du monde, dans laquelle il ne forma aucune intimité.

Serait-ce qu’il est du même avis que la marquise de l’Aigle douairière, née Sartoris, qui se prononçait, il y a quelques années, avec une assez brutale franchise sur le compte de ses compatriotes. Parlant à une jeune femme française qui doutait que par delà la Manche la société pût être moins exemplaire qu’à Paris: «Ma chère enfant, lui dit-elle, si vous connaissiez comme moi la vie du monde en Angleterre, vous verriez qu’on ne saurait y être plus brutalement dissolu.»

Le comte de Paris n’est nullement coutumier de pareils énoncés de sentiments, mais il se pourrait très bien qu’il partageât secrètement cette manière de voir. Il eût pu se lier d’amitié avec le prince de Galles, et la reine d’Angleterre qui professe la plus sincère affection pour les princes d’Orléans désirait vivement voir cette intimité s’établir; mais rarement deux natures furent plus dissemblables, de goûts, d’habitudes et de sentiments. Ils ne sauraient s’entendre ailleurs que sur le terrain politique, et on raconte que le prince de Galles répondit un jour à une admonestation maternelle au sujet de son peu de penchant pour le comte de Paris: «Friendships can’t be crammed, down people’s throats.»

Depuis que j’ai écrit pour vous la Société de Londres, le futur souverain de l’Angleterre est devenu plus encore maître ès sciences mondaines, confident des peccadilles et des petits scandales de la société, protecteur des beaux-arts, spécialement des arts chorégraphiques et dramatiques; il vit aujourd’hui dans une telle familiarité avec son entourage que, la porte du fumoir fermée, il n’est plus d’altesse, de prince, ni de sujets, mais seulement Wales, Macduff, Sykes, Carrington, etc., se réjouissant de compagnie. Il permet à ces privilégiés qui sont assez nombreux une telle latitude dans leur manière d’agir que, pour choisir un exemple entre mille, l’un d’eux recevant du prince une invitation tardive à dîner répondit par le message télégraphique suivant: «Won’t come. Lie follows by post.» Il est difficile de s’imaginer le comte de Paris dans un milieu semblable. La parfaite correction de ses manières, le souci de la moralité, de l’élévation de la pensée et des convenances qui sont chez lui une seconde nature, ne s’en accommoderaient nullement. D’ailleurs, il a peu de gaieté et d’entrain naturels et ne se déride que dans l’abandon de la vie de la famille, où on le voit souvent jouer avec ses enfants comme un grand frère très tendre et très aimé.

Il travaille régulièrement de six à huit heures par jour, sans s’astreindre cependant de façon à s’embarrasser d’une routine implacable. Il est toujours prêt à prendre part aux distractions sportives de la comtesse de Paris et y apporte une très bonne moyenne d’adresse et de savoir. Il tire bien et monte à cheval très correctement; ce n’est pas un veneur passionné et il est douteux qu’il ait jamais écrit à sa jeune épouse dans le style de son ancêtre: «Madame, il fait grand froid et j’ai tué six loups.»

Il aura autre chose à dire pour distraire les ennuis d’une séparation, et ce quelque chose sera écrit en très bon français. Son œuvre d’écrivain se compose de ses impressions de voyage en Syrie et au Liban, d’un ouvrage sur les unions ouvrières en Angleterre, d’un mémoire qui lui fut demandé, un an après l’abrogation des lois d’exil, par le président de la Commission d’enquête sur les conditions du travail en Angleterre. Ce mémoire très détaillé et volumineux renferme un résumé de tous les travaux parus dans le Royaume-Uni sur la situation des ouvriers, et les appréciations personnelles du prince sur les vues des auteurs de ces ouvrages.

C’est une étude remarquablement approfondie et impartiale des côtés pratiques et matériels qui peuvent éclairer le grand problème social de la question ouvrière. Assurément les recherches patientes qu’a nécessitées cette œuvre, les aperçus empreints de modération et de sagesse pratique qu’elle renferme font beaucoup d’honneur au caractère du comte de Paris. Au cours de ses écrits, l’auteur montre une grande réserve dans l’énonciation de ses opinions personnelles. Il se borne, en thèse générale, à constater des faits et à en tirer la conséquence logique. Cependant je relève, dans la conclusion de l’ouvrage, les lignes suivantes qui ressemblent fort à une déclaration de principes:

«C’est par les côtés que je viens d’étudier que l’Angleterre, forte de ses institutions, respectant le passé, scrutant le présent et allant virilement au-devant des problèmes de l’avenir, apparaît dans toute sa sagesse à ceux-là mêmes qui la jugent sans illusions et sans engouement. Si, dans ces questions graves et délicates, elle donne l’exemple d’une politique vraiment réformatrice, c’est-à-dire ni révolutionnaire ni routinière, c’est que, d’une part, elle cherche à augmenter, avec la liberté, la responsabilité de l’individu en effaçant autant que possible de. ses codes les mesures préventives, et que, d’autre part, le plus humble citoyen sait bien que le respect religieux de la loi par tous est la seule garantie de la liberté de chacun.»

Le style en est bon, logique, très logique, un peu lourd et vulgaire parfois: on préférerait un peu moins de syntaxe et un peu plus de feu et d’originalité. Même quand le royal écrivain cherche à apitoyer l’Europe très justement sur le sort malheureux et immérité des chrétientés du Liban, quand il montre la Syrie opprimée par le Turc, Damas terrorisé, Beyrouth ravagé, le thème entraînant n’allume point sous sa plume le feu de l’éloquence. Son encre est froide et le soin de la forme avec la générosité de l’intention restent les seuls mérites à louer dans cette œuvre trop littéraire.

L’histoire de la guerre d’Amérique est un ouvrage de plus de valeur. Témoin de la plupart des événements qu’il a rapportés, le style emprunte plus de chaleur et d’intérêt au souvenir de l’action. D’ailleurs la forme un peu étroite de l’école doctrinaire se prête à l’impartialité et à la sérénité que veulent les travaux historiques. Ce qui est remarquable dans les oeuvres du comte de Paris, c’est le labeur consciencieux qu’y apporte l’auteur. Il est certain qu’il y met le meilleur de lui-même, qu’il travaille sans hâte, sans fièvre, mais aussi sans découragement. Son talent est d’ordre médiocre, mais sa volonté tire le meilleur parti possible des facultés que Dieu lui a octroyées, et il apporte un esprit de critique et de sévère application à tous les sujets qu’il aborde. Il est d’ailleurs fort modeste, et s’efface toujours systématiquement, sur le terrain littéraire s’entend, devant le duc d’Aumale, lequel passe non sans quelque raison, dans la maison d’Orléans, pour avoir hérité en droite ligne de la plume de Jules César et de Napoléon.

La société de Paris: Le grand monde

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