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LA COMTESSE DE PARIS ET LA FAMILLE D’ORLÉANS
ОглавлениеIl est assez difficile de s’expliquer avec détail sur le compte de celle que le parti monarchiste considère comme la future reine de France. On dit des peuples heureux qu’ils n’ont point d’histoire et la même chose est vraie d’Isabelle d’Orléans Montpensier, comtesse de Paris.
Elle fut élevée à San Lucar et épousa très jeune son cousin pour lequel elle éprouvait la plus vive sympathie, et dont la qualité de chef de la maison d’Orléans faisait un parti très avantageux pour la fille du duc de Montpensier.
La comtesse de Paris aime, son mari et ses enfants de la plus vive tendresse. C’est par excellence une femme d’intérieur, faite pour la joie d’un seul, pour donner à ses nombreux enfants le souvenir le plus cher des années de leur jeunesse. Elle a été habituée de bonne heure aux mœurs patriarcales de la maison d’Orléans.
Louis-Philippe était grand admirateur de la vie de famille en Angleterre; il appréciait singulièrement l’amour du chez soi, le soin très personnel que prennent les jeunes Anglaises du confort de leurs maris et de leurs enfants. Cette sympathie était le résultat de son éducation première. Le XVIIIe siècle s’acheva au sein d’une vive réaction contre les mœurs dissolues du règne de Louis XV, et cette réaction, commencée par l’influence de J.-J. Rousseau, eut Mme de Genlis pour l’un de ses plus ardents adeptes. Louis-Philippe devait donc s’engouer des mœurs de la classe moyenne en Angleterre. Il faut avoir vécu par delà la Manche pour se rendre compte des divergences de fond qui existent entre les mœurs de la race anglo-saxonne et celles des races latines: ces divergences sont tellement marquées que l’on ne saurait se convertir aux idées et aux manières de procéder anglaises sans différer essentiellement des tendances d’un milieu français.
En Angleterre, la tradition de famille est conservatrice à l’excès: le fils fera ce qu’a fait le père et marchera dans le sillon qu’il a tracé : les idées dans lesquelles il a été élevé sont celles qui guideront sa conduite: il s’y tiendra avec une ténacité entière. Ainsi la classe moyenne vit dans la stricte observance des lois morales et religieuses. Le cant ou l’hypocrisie est un vice peu excusable qui dépare ces vertus. Aux yeux des enfants grandis dans ces milieux austères, la respectability est le commencement et la fin de tout, et ils ne concevront pas une vie autrement comprise.
Au sein de l’aristocratie, la conscience politique, l’esprit largement libéral et conservateur en même temps, sont les qualités dominantes; l’extrême brutalité des mœurs est le revers de la médaille. Le fils aîné d’un lord, habitué dès quatre ans à malmener son chien et son poney, à voir journellement son père s’endormir après dîner sur son port et son claret, ne rêvera pas d’une autre existence que de massacrer à journée faite d’innocentes créatures de Dieu, cédant à une véritable manie de destruction, de consommer copieusement les fruits de la terre et de mener entre temps le char des destinées de l’Angleterre.
Ce qui est particulier, étant donné ces faits, c’est que, tout en gardant fidèlement la tradition des idées familiales, sauf l’aîné qui doit en être un jour le gardien attitré, chacun des enfants est élevé dès son plus jeune âge à savoir qu’il aura à faire son chemin dans le monde et qu’il n’a rien à attendre des siens. Ses parents lui doivent une éducation en rapport avec leur fortune: rien de plus. Il est très commun de voir le rejeton d’une maison opulente et titrée débuter dans la vie avec les plus minces avantages et se trouver, sous ce rapport, sur un pied d’égalité parfaite avec le fils de son tailleur. Le sentiment de l’indépendance et de la dignité personnelle, développées dans la jeune génération, sont les heureux résultats de cette façon d’envisager la vie. Ces éléments sont les principaux facteurs de la grandeur britannique. Mais il faut nécessairement une compensation dans le domaine du sentiment à ce que de pareilles théories ont de dur et de desséchant. Cette compensation existe dans la vie domestique, dans ce chaud foyer d’affection qu’est le home anglais. Cette affection se traduit par un savant arrangement du matériel de l’existence, par l’entretien de la sereine atmosphère morale dans laquelle grandissent les enfants.
La femme y est le housewife dans les basses classes, la lady dans les hautes classes. Le premier terme n’a pas besoin d’explication, le second dérive d’un vieux mot saxon qui signifie «qui donne le pain». En effet, c’est le pain de la vie que dispense la maîtresse de maison anglaise, pain du cœur, affection, pain du corps, dévouement, tout personnel au bien- être matériel de ceux dont le bonheur dépend d’elle.
Très souvent, la musique amoncelée sur le piano, les livres épars sur les meubles de la pièce qui sert aux réunions de famille témoignent des gouts littéraires, artistiques et studieux d’une femme, et plusieurs heures de sa journée se passent à la cuisine où elle confectionne de ses jolies mains des dainties pour les chers siens. Dans une grande chambre il y a un grand lit, et le berceau du baby est tout auprès. La vie en commun est la règle et l’habitude; le seigneur et maître n’a que son dressing room au premier étage, son study au rez-de-chaussée; entre sa femme et lui tout est commun. Elle vit de sa protection et de son travail, comme il vit de sa vigilance de ménagère, de sa tendresse infatigable. Tel est l’idéal du home anglais et c’est celui qui sert de règle et de modèle à l’intérieur du comte de Paris.
Il cohabite avec sa femme aussi complètement, aussi ouvertement qu’un bourgeois de la City. Si la comtesse de Paris ne considère pas que de faire la cuisine rentre dans ses attributions, à cela près elle vit comme une bourgeoise anglaise. Elle appelle son mari Philippe ou Paris tout court, même en parlant de lui, et le tutoie en toutes circonstances. Leurs arrangements intimes sont exactement ceux que je viens de décrire plus haut et il est hors de doute que leur félicité conjugale réciproque n’a jamais subi aucune atteinte, que nulle sympathie, même éphémère et accidentelle, un peu vive n’a occupé l’imagination de ces deux bons conjoints, que le ciel toujours bleu de leur félicité domestique n’a pas connu un point noir.
On apporte à l’appui de ce dire une preuve assez divertissante. La comtesse de Paris eut, pendant un temps assez court, auprès d’elle, une dame d’honneur, personne du meilleur monde et sous beaucoup de rapports très digne d’occuper cette situation; mais c’était une vieille fille, un peu révoltée de son aventure. Condamnée au célibat pour des raisons de fortune et de famille assez attristantes, cet état de trop grande perfection pesait singulièrement à sa nature tant soit peu exaltée et romanesque. Sitôt établie dans ses nouvelles fonctions, elle y prit un goût extrême et un tendre intérêt sous la forme d’une passion pour le comte de Paris. Elle joua au naturel, mais sans le même succès, la Colette de Rosen des Rois en exil. Désespérant au bout d’un certain temps de faire comprendre à l’objet de ses vœux ce qu’il dédaignait de bonheur à prendre et à donner, elle s’avisa de faire naître une de ces occasions où les vertus les plus solides éprouvent des défaillances. Sous un prétexte ou sous un autre, alerte d’incendie, maladie d’une des princesses, elle réussit à faire entrer le comte de Paris sans défiance. dans sa chambre et le reçut plusieurs fois au milieu d’un désordre étudié et provocant. La comtesse de Paris s’aperçut de ce manège et tourna la chose en raillerie. Elle sut badiner sur ce thème délicat avec tant de grâce et de franchise, railler si doucement avec la superbe sécurité de la femme aimée, que le roman finit par un éclat de rire. La pauvre dame d’honneur dut se mettre à l’unisson pour ne pas devenir absolument ridicule, et sembler se prêter à une plaisanterie très innocente un peu follement inventée pour égayer un hiver monotone.
La comtesse de Paris aime la gaieté et fait beaucoup de cas de l’esprit de conversation. Elle tient à ce qu’on l’amuse et c’est une des rares personnes de rang royal avec lesquelles on puisse causer avec plaisir et intérêt. En effet, l’étiquette veut que, au cours de semblables entretiens, on se borne à répondre aux questions posées, évitant d’émettre une proposition qui ne soit louangeuse ou complimenteuse. Ces restrictions ne contribuent pas à rendre les conversations intéressantes et il est même à remarquer que les gens d’esprit, les brillants conteurs, se tirent moins bien de ces épreuves que ceux qui ont tout à leur envier sous ce rapport. En effet, ayant moins de contrainte à s’imposer, ils gardent davantage de leurs moyens, tandis que l’absence de liberté paralyse les premiers.
La comtesse de Paris possède le talent de rester absolument dans la forme convenue et d’y apporter cependant, par la franchise de sa bonté, par la justesse de son esprit, par le rayonnement du contentement intérieur qui est en elle, un rare agrément. Elle s’étudie peu à plaire, elle fait peu de phrases et de politesses: elle est essentiellement naturelle avec une fine pointe de gaieté railleuse et un peu de brusquerie. Pour lui faire sa cour, il faut paraître gai et insouciant; elle rit aux éclats de la moindre saillie et cela sans l’ombre de malignité. Elle dirige la conversation comme elle mènerait à quatre des poneys un peu vifs. Elle passe où elle veut aller, sans avoir l’air d’y toucher, et contient sans qu’il y paraisse. Elle s’en tire avec une crânerie amusante et une réelle intelligence et elle serait seulement un peu plus jolie, un peu plus gracieuse de gestes et de mouvements, que l’on pourrait la trouver très séduisante.
Mais la nature, tout en lui donnant une belle et royale prestance, ne l’a pas enrichie de ses dons les plus rares. Son nez est long, ses yeux petits, un peu trop écartés, la bouche grande, mais avec de belles dents qui éclairent un sourire fréquent. Ses cheveux sont coupés en franges un peu dans tous les sens et nattés très simplement en arrière. Cette coiffure semble plus pratique que jolie et a été adoptée évidemment à cause de ses goûts d’équitation et de chasse.
Sa mise, quand elle se montre en public le soir, est somptueuse, et peu étudiée; elle se revêt d’une robe de bal, elle se couvre de ses superbes pierreries, cela sans la moindre recherche d’élégance et de coquetterie féminine. On discerne aisément que ces détails lui importent infiniment peu et qu’elle ne s’inquiète nullement de l’effet qu’elle produit. La représentation semble l’ennuyer passablement; elle s’y prête avec bonne grâce dans un esprit de devoir, mais il arrive très souvent qu’elle semble désirer que la fête ou la réception se termine. Le matin, elle s’habille très simplement, affectionnant les formes anglaises et un peu masculines, jupes à gros plis, jaquette et col droit entouré d’une cravate d’homme piquée d’une grosse perle. Ces tenues étaient, avant l’exil, invariablement de mise à la campagne et de même à Paris dans toutes les circonstances où il lui était possible de conserver cette rigidité de simplicité sans trop se faire remarquer. Ainsi la princesse donne ses audiences sans changer la robe avec laquelle elle fait ses courses du matin. Quand elle la remplace par une toilette plus habillée, celle-ci est en étoffe foncée, dépourvue d’ornements de fantaisie.
Elle aime les chevaux avec passion, s’y connaît à merveille et se pique assez de sa science de l’équitation. En réalité elle monte bien, à cela près qu’elle n’a pas une position très gracieuse à cheval et qu’elle déploie dans cet exercice plus de hardiesse que de science et d’adresse. A la chasse à courre elle témoigne d’une grande habitude de ce genre de sport. Sans être un veneur consommé comme la duchesse d’Uzès, elle s’intéresse au travail des chiens, donne son avis avec sagacité et suit la chasse avec cet entrain mesuré des gens qui connaissent les inconvénients de s’emballer. Mais la chasse à tir est sa véritable passion: ses goûts cynégétiques sont ceux d’un chasseur convaincu. Elle aime à aller droit devant elle, seule avec son chien: un pays un peu accidenté ne l’effraie nullement. Elle préfère du gibier qui se défend et on l’a entendue se plaindre des grandes battues des environs de Paris où il semble que l’on s’escrime au milieu d’une basse-cour. Cependant elle y prend part brillamment, et quoiqu’elle ait le défaut de jeter son coup de fusil un peu trop vite, sa colonne sur le livre de chasse est toujours bien remplie.
Pour chasser à tir elle porte un véritable costume d’homme, knicker bockers, jupe presque absente, jaquette et chapeau à l’avenant. Cet habillement est peu gracieux, mais tout à fait «business like». Au château d’Eu, il est peu de jours où elle ne consacre quelques heures delà journée au sport, et ses filles l’imitent avec un entrain remarquable. En été, à la brune, elle allait tirer des lapins sur la lisière des taillis du parc, toujours accompagnée de plusieurs de ses enfants. Les jeunes princesses raffolent de leurs poneys, vont leur porter du pain à l’écurie et montent très gentiment pour leur âge.
La comtesse de Paris répète à qui veut l’entendre qu’elle n’aime ni la danse ni la toilette. L’art et le sport, voilà mes parties, dit-elle en riant. Je préfère cent fois un joli cheval à un beau diamant. Des goûts et des habitudes semblables retirent souvent à la femme de la grâce et de la distinction; elles la font gagner en revanche en simplicité, en énergie et en naturel. C’est un peu le cas de Mme la comtesse de Paris, Mais la dignité de son rang, l’élévation morale de son caractère, le milieu dans lequel elle vit, la préserveront toujours de glisser jusqu’à la vulgarité : d’ailleurs elle a un sentiment très vif et très juste de l’art dans toutes ses manifestations, aussi bien par goût naturel que par l’étude approfondie qu’elle en a faite. Nous avons parlé du comte de Paris en tant qu’écrivain. Les goûts de sa femme sont nécessairement très subordonnés aux sympathies de celui qui les a dirigés.
La comtesse de Paris aime les idées mesurées, exprimées dans la forme académique de l’école doctrinaire. L’avant-garde des jeunes trouve chez elle une admiration un peu hésitante: elle voit plutôt le danger des audaces de pensée et de style que les espérances que l’on peut fonder sur des talents très personnels, affranchis des chaînes d’une esthétique toute faite et de formules vieillies. Elle envisage donc cette littérature avec une sympathie naturelle jointe à de la méfiance apprise; mais elle rompt souvent des lances, moitié riant, moitié sérieusement, en faveur de la nouvelle école. Elle est cependant très méprisante quand elle parle des brutalités voulues de certains écrivains: elle est de ces lecteurs qui veulent à toute force être respectés.
En dehors de ses goûts littéraires elle aime la musique allemande et la sculpture française. Le talent de M. d’Épinay, celui de MM. Dubois, Chapu, Mercié excitent son enthousiasme. Elle faisait de fréquentes visites dans leurs ateliers et montrait le goût le plus sûr, le discernement le plus éclairé dans ses appréciations. Ses tendances sont très classiques en fait de peinture. Elle en parle avec plus d’hésitation et son admiration aurait la tentation d’apprécier le joli convenu de certains artistes en vogue.
La princesse Amélie, quelle délicieuse incarnation de beauté fraîche et candide! C’est une belle personne dans toute l’acception du terme, douée d’une grâce timide et exquise. C’était l’ingénue royale dans tout son charme quand elle a quitté la France pour le Portugal et elle a laissé un souvenir de regret attendri à tout son entourage.
Ses traits rappellent ceux de la comtesse de Paris, avec plus de régularité toutefois; mais une éblouissante fraîcheur, des cheveux magnifiques, une taille admirable dans son développement encore incomplet en font une séduisante créature qu’il est impossible de voir sans l’admirer.
Son éducation a été soignée, mais non dirigée d’après les tendances modernes représentées par les programmés universitaires. La princesse Amélie a été élevée d’après la tradition de 1830 avec l’adjonction de l’élément anglais; elle a plus de connaissances pratiques et sportives que la plupart des jeunes filles du grand monde français; d’autre part, elle possède au plus haut degré les habitudes de réserve et de tenue irréprochable en honneur dans la société d’autrefois. Sa jeunesse n’a connu que très peu de distractions. Elle n’a pris part à aucune fête mondaine, sauf un grand bal donné en son honneur par le duc de Bisaccia à l’occasion de ses dix-huit ans. Ce soir là, l’hôtel de La Rochefoucauld réunissait l’élite de la société française; la jeune princesse dansa le cotillon avec le prince Charles de Ligne, frère de la duchesse de Bisaccia, et au souper, ce qui fut très remarqué, les préséances furent scrupuleusement réglées d’après le rang. Ordinairement il se fait dans le monde d’agréables compromis basés, tantôt sur la susceptibilité vaniteuse des invités, tantôt sur les sympathies personnelles des maîtres de maison: l’on évite d’ailleurs autant que possible les compétitions de ce genre en composant d’avance les listes d’invités, mais on y arrive rarement. La présence du comte de Paris servit de prétexte à un retour à l’ancien cérémonial; en cette occasion le fretin fut traité en fretin, les cadets en cadets, et toutes les duchesses surannées virent leurs droits respectés et reconnus. Jugez si cela provoqua du bruit dans Landerneau.
Le mariage de la princesse Amélie se fit presque à la façon des contes de fée. Le duc de Bragance avait dit et répété qu’il ne voulait épouser qu’une très jolie femme, et le marché matrimonial princier n’offrait à l’héritier du trône de Portugal que des Esthers ne rentrant pas dans cette description. La comtesse de La Ferronnays, veuve du fidèle ami du comte de Chambord, voyageant l’hiver dernier dans la Péninsule, s’arrêta à Lisbonne. Reçue à la cour, elle s’aperçut, grâce à sa pénétrante intelligence, du succès très probable qu’aurait la négociation qu’elle avait en vue. Elle télégraphia à Paris pour se faire envoyer un beau portrait de la princesse et s’arrangea de façon que le prince, venant lui rendre visite, pût le voir et l’admirer.
Ce portrait servit d’entrée en matière pour un éloge discret de la beauté de la fille du comte de Paris. Il n’en fallut pas davantage pour que le prince parlât de son intention de visiter prochainement la France. Était-il déjà amoureux du portrait ou reçut-il le coup de foudre sous les lambris de Chantilly? Toujours est-il qu’il est peu d’unions où les convenances parfaites comportent autant d’amour de part et d’autre.
Cependant la pauvre princesse pleura beaucoup lors de son départ. L’orage, qui allait éclater et condamner son père à un nouvel exil, s’amassait déjà en nuages noirs à l’horizon et l’avenir incertain de sa famille augmentait encore la tristesse de la séparation. Elle sut trouver des paroles aimables, des mots gracieux pour remercier tous ceux qui saisirent cette occasion de témoigner de leur attachement à sa famille; mais à personne elle ne cacha son regret de quitter la France, de cesser de lui appartenir.
Il faut le reconnaître, il est une indicible tristesse dans les existences traquées des princes exilés. Alphonse Daudet a étudié, dans son beau roman les Rois en exil, ces détresses princières. Il montre le pavé glissant de la capitale trahissant la faible moralité du roi d’Illyrie jusqu’à ce que, de chutes en chutes, il en arrive à ne plus reculer devant l’action basse et avilissante, tandis qu’à ses côtés sa femme se raidit dans sa hautaine ambition, jusqu’à sacrifier Herbert de Rosen, jusqu’à oublier qu’elle est mère, pas seulement mère de roi. Et, quand la flamme de son cœur se rallume devant son enfant blessé, n’est-ce pas. pour mieux éclairer les lamentables ruines amoncelées sur son chemin, déchéances morales, misère matérielle, le malheur s’enchaînant au malheur, la secousse qui renverse les trônes ébranlant jusqu’aux chaumières? Il y a du vrai dans cette poignante histoire à côté des exagérations nécessaires à la mise au point de l’intérêt romanesque.
L’an dernier, le roi de Naples examinait chez le duc d’Aumale un album renfermant des vues des différentes demeures habitées par le prince; Claremont, Twickenham, Chantilly, Nouvion s’y trouvaient représentés. La beauté de ces reproductions frappa le roi et il dit très simplement: «Pour garder un souvenir des endroits que j’ai habités, il m’eût fallu faire photographier la plupart des hôtels d’Europe.» Ce propos tomba avec une indicible mélancolie au milieu de ces soi-disants heureux de la terre. Deux mois après, le comte de Paris prenait le chemin de l’exil.
C’est principalement le duc d’Orléans qui fut visé dans la loi d’expulsion. En effet quel avenir n’était pas réservé à un prince élevé en France (le prince suivait les cours de l’école libre de la rue de Madrid, et cela très brillamment), comptant des amis et des camarades dans toutes les classes de la société ? La France eût pu aisément s’engouer de cette belle jeunesse.
Le duc d’Orléans rappelle beaucoup le grand-père dont il porte le titre; il a cependant plus de vivacité et de gaieté dans les allures; l’exil l’a trouvé achevant la préparation de ses examens. Il a terminé son cours d’humanités en Angleterre et il commencera d’ici peu ses études militaires spéciales sous la direction d’un officier général, attaché par tradition de famille et par affection personnelle aux princes d’Orléans. Cet officier, dont la discrétion m’oblige à taire le nom, a pris sa retraite, bien que jeune encore, pour se consacrer entièrement à l’instruction du fils du comte de Paris, et assurément le professeur est digne de l’élève.
Les jeunes princesses Hélène et Louise sont de charmantes petites filles blondes, très fines et délicates, presque trop. Leurs cheveux moussent autour de leurs visages, et une frange droite encadre leurs jolis fronts; leurs grands cols à pointe de guipure les font ressembler aux petites infantes que peignait Vélasquez. Il y a de l’étiolement des races trop vieilles dans ces deux jolies créatures. Les yeux bleus sont intelligents et chercheurs, et la sollicitude attentive de la comtesse de Paris veille à retarder autant que possible pour elles le commencement des études sérieuses. Au château d’Eu, elles vivaient en vraies petites campagnardes, jamais si heureuses que dans cette belle demeure où toutes leurs innocentes distractions, basse-cour, volières, chiens, poneys, étaient réunies.
Le prince Ferdinand est un beau baby qui aura quatre ans au mois d’août. La comtesse de Paris raffole des enfants: aussi ce dernier rejeton a-t-il été le très bienvenu. A l’exemple de la reine d’Angleterre, elle a voulu nourrir les siens elle-même: d’une énergie et d’une santé rares, elle supporte ces fatigues sans rien modifier à sa vie ordinaire. On l’a vue faire apporter son nourrisson dans une maison de garde, de façon à ne rien changer à ses heures de repas, tout en prenant ses plaisirs favoris. Elle s’occupe de son nursery jusque dans les plus petits détails et élève ses enfants à la façon d’une bourgeoise du Royaume-Uni, ne négligeant rien pour assurer leur bien-être et la bonne direction de leur santé.
Les petites princesses et le prince Ferdinand paraissent à table au déjeuner de midi; avant le repas du soir, les princesses seules viennent faire le tour du salon: on les emmène aussitôt le dîner annoncé.
On a parlé d’un projet de mariage entre le prince de Naples et la seconde fille du comte de Paris. Cette nouvelle est au moins prématurée, vu l’âge de la princesse. Et de quel œil l’union en question serait-elle vue par la fraction ultramontaine du parti royaliste? On peut dire cependant que cette fraction deviendra dans peu d’années quantité négligeable. Les idées de Mgr Dupanloup et du comte de Falloux, depuis que leurs plus éloquents apôtres reposent dans la tombe, ont fait du chemin. Actuellement le talent et l’influence personnelle de M. de Mun soutiennent presque seuls la popularité de la doctrine dont il s’est fait le défenseur attitré. On s’est un peu lassé à Rome des simples mortels qui manquent de docilité, et M. de Mun a pris justement une pose d’archange laïque absolument ennemi de la hiérarchie.
Mais il n’est pas, de sa propre personne, à dédaigner: c’est une force et une parure pour un parti, qu’un orateur d’un talent aussi brillant. Ses discours attirent au Palais-Bourbon, dont les tribunes sont si pleines et si vides en même temps, un véritable public de choix; on y va entendre le virtuose de la parole autant que le défenseur de ses convictions, propres et le fait est si vrai, que peu d’orateurs de la majorité sont mieux écoutés à la Chambre que le comte A. de Mun. Cependant le vent ne souffle point dans ses voiles, il ne faut pas se le dissimuler et peut-être un jour une alliance entre la fille du représentant des rois très chrétiens et le petit-fils de Victor-Emmanuel sera-t-elle accueillie comme un gage de libéralisme éclairé ?
N’allez pas parler au duc de Chartres de ces délicates questions de politique; il professera n’y rien comprendre et s’effacera systématiquement devant l’autorité, en pareilles matières, du comte de Paris.
«Ayant, déclare-t-il, le bonheur d’être son cadet, je ne m’en mêle point. Mon frère parle: si je suis de son avis, c’est d’un flatteur; si j’en suis d’un opposé, c’est d’un rebelle. Je sais commander un régiment et rien au delà.»
Grand, mince, avec ce teint cuivré des blonds qui vivent d’une existence passée au grand air, le duc de Chartres représente au plus haut degré l’élégance militaire. C’est un tempérament ardent: il a hérité de la fougue des passions de son père, et, tout en ménageant avec un scrupule qui lui fait honneur les convenances extérieures, il n’a pas manqué de semer sa vie intime de petits épisodes rappelant la scène du balcon. Mais le propos d’une charmante femme au sujet des petites infidélités de son mari pourrait être applicable dans ce cas. «Que mon mari, disait cette indulgente épouse, promène son cœur le long du jour, pourvu qu’il me le rapporte tous les soirs.» Les petits vagabondages extra-conjugaux du duc de Chartres n’ont assurément pas plus de portée que ceux qui motivèrent cette appréciation.
Il se trouvait dans son élément pendant qu’il commandait le 12e chasseurs et il s’y faisait adorer. La duchesse séjournait à Rouen et recevait avec la plus grande affabilité les subordonnés de son mari et leurs familles. Le prince s’occupait jusqu’au moindre détail du bien-être de ses soldats et il fit faire à ses frais, au quartier de cavalerie, de nombreux aménagements en vue de l’hygiène des hommes et de la facilité du service. Affable, obligeant, toujours prêt à être agréable à ceux qui étaient sous ses ordres, mais en même temps sachant commander, il a laissé à Rouen dans ce brillant régiment un souvenir impérissable.
Le duc de Chartres est Français jusqu’au tréfonds de sa nature; il a l’entrain et le chauvinisme d’un vrai troupier. Plein d’initiative et de gaieté dans l’action, il a la crânerie intelligente et l’intrépidité joyeuse qui ont fait le renom de l’armée française. Qui ne se souvient de sa brillante conduite en Amérique et comment le descendant de Robert Le Fort s’est montré digne de porter son glorieux nom devant l’ennemi? Il paraît étrange que le gouvernement de la République ait jugé indispensable à sa sécurité de priver la France des services d’un de ses plus distingués officiers supérieurs. S’il était loisible de soulever tous les voiles, peut-être saurait-on de façon certaine que la mesure qui frappa le duc de Chartres tint à ce que le fils du duc d’Orléans était fort éclectique dans sa manière d’agir et qu’il avait gagné la sympathie d’un personnage portant grandement ombrage à ceux qui avaient recueilli sa succession au pouvoir. Certain jour de l’an, la France reçut la nouvelle de sa mort pour ses étrennes, triste cadeau assurément au sentiment de plus d’un patriote éclairé. S’il eût eu le temps d’écrire ses mémoires, il y eût été parlé de certain dîner intime dont la date se placerait quelque part dans le printemps de 1881. La même table réunit l’héritier présomptif d’une grande reine, le duc de Chartres, trois seigneurs de haut parage et... Gambetta.
Aussitôt la mort de ce dernier, un ostracisme déguisé sous divers prétextes atteignit tous ceux dont il avait su discerner les mérites, et, chose étrange à rapporter, le duc de Chartres fut du nombre. On se sert en France, avec une extrême légèreté, du mot libéral; s’il était bien compris dans sa vraie signification, un grand homme, n’aurait pas besoin d’autre épitaphe.
Le duc de Chartres s’est installé dans l’hôtel bâti par le prince Demidoff rue Jean-Goujon, dont le jardin s’étend jusqu’au Cours-la-Reine. La duchesse y recevait jadis tous les samedis et ses réceptions étaient très suivies. Peu jolie, mais gracieuse et distinguée, c’est une femme instruite et sérieuse, se plaisant à partager les travaux de ses enfants. Elle a surveillé elle-même l’éducation de la princesse Valdemar de Danemark et du prince Henri qui semble avoir hérité de toute la distinction d’esprit, apanage de la maison d’Orléans. Ses professeurs en font le plus grand cas: il joint, dit-on, aux qualités mâles de son père, les heureux dons littéraires du duc d’Aumale.
C’est un prince de très haute mine que le duc de Nemours, portrait vivant du roi Henri IV. Si le Béarnais pouvait descendre de son cheval de bronze pour frayer avec ses descendants d’aujourd’hui, il donnerait de grand cœur l’accolade a celui de ses neveux qui porte le titre de la maison d’Armagnac. Le duc de Nemours, sitôt qu’il fut en âge de se former des opinions, réagit contre les idées démocratiques de son père: le duc d’Orléans les raillait avec un certain scepticisme, son frère en souffrait et le témoignait par ses dires et par ses actes.
Il servit brillamment dans l’armée et eut un amer regret de voir briser la carrière qu’il aimait jusqu’au fanatisme. Rentré en France, sitôt qu’il vit accomplie l’œuvre de la fusion à laquelle il avait consacré tant d’efforts, il se désintéressa absolument de la politique. Il accepta alors la présidence de la Société de secours aux blessés de terre et de mer et apporta le plus grand zèle à des fonctions qui le mettaient en rapports constants avec d’anciens frères d’armes et lui donnaient l’occasion d’exercer une active sollicitude envers les soldats de la France.
C’est une nature généreuse et chevaleresque: ses façons exquises sont celles de l’ancien régime. Il parle aux femmes avec cette nuance de respect qui sied si bien et dont la tradition va si vite se perdant. On ne lui a pas connu de faiblesses... Cependant on a parlé d’un amour sans espoir pour une belle princesse descendante des Jagellons. Il ne tint qu’à elle, paraît-il, et cela pendant de longues années, de devenir la duchesse de Nemours. Elle apparaît parfois à Paris, et, pendant ses courts séjours, elle permet comme unique faveur à son fidèle adorateur de l’accompagner dans la promenade à cheval qu’elle fait au bois de Boulogne. Corisandre et Henriette étaient plus clémentes, mais qui sait si le prototype du Béarnais ne préfère pas son rêve à toutes les réalisations. Il en est, de par le monde, pas beaucoup il faut l’avouer, qui, écoutant volontiers le chant de l’oiseau bleu, laissent taire le reste. Le duc de Nemours serait de ceux-là qu’il ne nous étonnerait pas.
Ses deux fils, le comte d’Eu et le duc d’Alençon, sont mariés l’un à la princesse impériale du Brésil, le second à la princesse Alix de Bavière, sœur de l’impératrice d’Autriche et de la reine de Naples. Sa fille aînée a épousé le prince Czartoryski et vit à l’hôtel Lambert dans les pratiques d’une haute piété et d’une grande charité.
La princesse Blanche a dû épouser tour à tour le duc de Chaulnes et le prince de Ligne. L’une de ces deux alliances eût satisfait le duc de Nemours qui désirait voir sa fille faire un mariage qui lui permît de la conserver auprès de lui. La santé délicate de la princesse a entravé ces projets matrimoniaux et il est aujourd’hui vraisemblable que le célibat restera son partage.
Mais la figure véritablement énigmatique et intéressante, la seule qui se détache avec une rare puissance sur toutes celles des membres de la famille d’Orléans est la figure du duc d’Aumale. Dès son enfance, Louis-Philippe, qui s’y connaissait, conçut de grandes espérances de celui-là de ses fils. Une seule ombre déparait ses qualités, une insurmontable timidité. La première fois qu’il dut, au château de Neuilly, faire le tour du salon pour saluer les invités, il s’acquitta de son rôle, mais avec une souffrance visible; il tenait dans sa main gauche un pli de son pantalon et le serrait nerveusement, tandis qu’il débitait d’un ton saccadé la phrase aimable qu’il fallait varier pour chacun.
Il hérita du prince de Condé. Un mystère plane toujours sur la mystérieuse tragédie de Saint-Leu: mon sentiment, dicté par une appréciation impartiale des faits et des caractères, est que le prince de Condé périt de mort violente, mais que l’attentat fut commis par d’obscurs subalternes, sans qu’il y ait eu connivence, encore moins participation en haut lieu. Il est certain que les coupables comptèrent sur une récompense et que la nécessité, en présence des calomnies qui avaient cours, d’étouffer l’affaire, leur valut au moins l’impunité. Mais la complicité n’alla pas au delà et tout ce qui a été allégué à ce propos rentre dans les inventions mensongères de l’esprit de parti.
Sans m’arrêter à narrer les faits très connus de la carrière militaire du duc d’Aumale en Afrique, remarquez qu’il excita au plus haut degré l’enthousiasme, plut généralement à ceux dont il partagea les fatigues et les dangers. La correspondance de Saint-Arnaud et celle de Lamoricière, dont le témoignage n’est pas suspect, le montrent soucieux d’effacer le prestige de son rang devant les illustrations militaires qui commandaient l’armée, intrépide devant l’ennemi, et donnant le premier l’exemple de la discipline. Qui ne se souvient de son brillant fait d’armes, de la prise de la Smalah d’Abd el Kader, immortalisée par le pinceau d’Horace Vernet?
Ce dont on pourrait s’étonner, c’est que, surpris au cours de cette première campagne par la nouvelle de la révolution de Juillet, le duc d’Aumale n’ait pas cédé à la tentation de mettre son épée dans la balance pour chercher à relever la fortune politique de sa maison; il dut être conseillé, sollicité même dans ce sens. Il n’en fit rien, n’essaya pas de restaurer, au moyen de sa jeune illustration, et de la célébrité qu’il avait acquise dans l’armée, le prestige de la monarchie tombée. Il traversa pacifiquement la France pour aller retrouver sa famille en Angleterre.
Lors de l’abrogation des lois d’exil, son grade lui fut rendu: il prit aussitôt une situation tellement prépondérante dans l’armée, que l’opinion publique s’accoutuma à le considérer comme une des personnalités en passe de disposer un jour des destinées nationales.
Le duc d’Aumale eût joint aux facultés personnelles qui étaient son partage, aux moyens d’action dont il disposait, un tempérament d’initiative et d’ambition, qu’il se fût rendu maître de la situation et qu’il eût pu, suivant la dictée de sa conscience politique, diriger les événements à sa guise; il ne s’agissait que d’adopter une ligne de conduite dans ce sens et de la suivre implacablement. De même qu’il s’abstint de tirer l’épée pour la cause de son père en 1848, il se contenta de se laisser guider par les événements et servit la France sans arrière-pensée apparente; je me sers à dessein de cet adjectif, car il me semble que l’ombre du roi-citoyen venait parfois souffler à l’oreille de son fils que la race des Dumouriez n’était pas éteinte, et que Charles X n’était pas mort tout entier.
Comment expliquer alors le désintéressement du duc d’Aumale? C’est peut-être parce qu’il a intronisé le Botticelli, réhabilité le Bronzino, retrouvé en Allemagne le Theurdank, qu’il s’est montré inégal à la tâche entrevue? Une nuance très fine et délicate différencie l’homme d’action de celui qui en a tout... sauf l’action. Cette nuance pourrait se traduire par cet axiome: qu’un dilettante ne fut jamais un conquérant! Quand on a beaucoup étudié, lu et comparé, longtemps suivi les manifestations de l’esprit humain sur les terrains si divers de l’art et de la littérature, on en arrive fatalement à un dédain philosophique et un peu égoïste des faits de la vie extérieure; à force de prendre l’habitude d’idéaliser, on perd la faculté de réaliser.
Le duc d’Aumale paraît être un esprit trop affranchi des préjugés, un curieux de sensations trop raffinées pour avoir gardé l’objectivité brutale de l’ambition. Il n’a pas su sortir de la haute sphère intellectuelle où il se plaît, descendre du Sinaï qu’il habite, pour mettre résolument la main à la pâte, pour brasser les affaires de ce monde sublunaire.
C’est grâce à ces raisonnements que j’arrive à comprendre comment le fils de Louis-Philippe a su acquérir de son vivant la certitude de ne passer à la postérité qu’à titre de collectionneur et d’académicien. La gloire semble mince assurément pour celui qui semblait de force à entrer de plain-pied dans l’histoire et qui a raconté Rocroi de manière à faire croire qu’il eût su lui donner un pendant dans nos gloires nationales. Il est aisé de se figurer quelle eût été la ligne de conduite de Louis-Philippe en pareilles circonstances. Après la lettre de Salzbourg, il eût assurément mis à profit les ambitions trompées, les espoirs déçus, et repris en sous-œuvre, à son profit, la campagne avortée.
Le duc d’Aumale se borna à commander le corps d’armée de Besançon en y faisant preuve des qualités militaires les plus remarquables.
Pèlerin sans foi de l’ambition, il sut, dit la chronique, pousser plus loin la réalisation dans certains chemins fleuris et parfumés d’une senteur de renouveau. C’est là que le héros de la Smalah aimait à se reposer de ses fatigues présentes en racontant ses dangers passés, et comme une divinité ne va pas sans un temple, on dit qu’il fut édifié, aux frais du fidèle, dans la plaine Monceau. On dit aussi que si Louis XIV convoita Chantilly, son souvenir y est vivant, et que l’exemple du grand Roi vint à la pensée du noble châtelain, quand il résolut de consolider une douce habitude de cœur par un lien occulte mais sacré.
Le duc d’Aumale est actuellement un mélancolique et un désabusé : son abord est froid; le sourire rare semble se figer sur ses lèvres quand il parle, et l’impression qu’il donne est celle du scepticisme poussé au dernier degré. Il n’y a pas très longtemps, causant avec un de ses collègues de l’Académie, il racontait la trouvaille qu’il avait faite récemment dans ses papiers de famille d’une lettre de Dumouriez adressée à Philippe-Égalité, dans laquelle le général suppliait le prince de ne point voter la mort de Louis XVI. «Elle est fort belle cette lettre, dit le duc d’Aumale, et d’une éloquence entraînante.» Puis, d’un ton détaché, il continua: «Mon aïeul ne crut pas devoir en tenir compte.» C’est froid.
On dit communément que la douleur adoucit et rend compatissant. Le duc d’Aumale a cependant été à cette dure école du malheur, et son cœur paternel porte des plaies saignantes. Le prince de Condé, celui de ses fils qui mourut au cours d’un voyage autour du monde, était remarquablement beau, intelligent et distingué. Le duc de Guise succomba à une scarlatine pourprée, deux ans après la rentrée des princes d’Orléans en France. Il paraissait assez lourd et enfoncé dans la matière: son physique était peu agréable et ses facultés intellectuelles médiocres. Deux autres enfants moururent en bas âge, et le duc d’Aumale reste seul. Il a reporté toute sa tendresse sur le comte de Paris et, dit-on, sur le duc d’Orléans; mais la Providence qui, semble-t-il, favorise les cadets de la maison au détriment des aînés, paraît avoir enrichi de dons plus rares lé fils du duc de Chartres que celui de Philippe VII, et le duc d’Aumale pourrait s’en apercevoir un jour.
La donation de Chantilly et des collections qu’il renferme à l’Institut de France a grandement surpris l’opinion publique. On peut croire que le duc d’Aumale s’avouant, non sans quelques regrets, avoir manqué passablement de buts parmi ceux qu’il s’était proposés dans la vie, a voulu donner à la seule de ses œuvres qu’il ait su mener complètement à bien, un caractère de stabilité et des chances sérieuses de lui survivre.
La restauration de Chantilly, complète, sauf quelques détails peu importants, est, en effet, une des belles choses accomplies de notre temps et les collections de tableaux, d’armes, de livres, de manuscrits que renferme cette superbe demeure méritent de passer à la postérité, en témoignage du goût éclairé de celui qui les a réunies. Le duc d’Aumale a même acquis, par la sûreté de ses appréciations, une large part d’influence dans la direction du mouvement artistique moderne. Ses oracles font loi, et les œuvres de certains maîtres dédaignés qu’il a tirés de leur obscurité se couvrent d’or aujourd’hui, sur l’autorité de son admiration. Il a réhabilité plusieurs d’entre les primitifs italiens et contribué à la vogue des portraitistes du XVIIIe siècle.
Le joyau de cette collection de Chantilly est la Vierge d’Orléans. Jadis la Stratonice était classée en première ligne dans les œuvres d’Ingres; aujourd’hui cette peinture paraît bien froidement compassée, et correctement ennuyeuse. La série des portraits de la maison de Condé me semble la partie la plus admirablement intéressante de cet assemblage de chefs-d’œuvre, et les vitraux de la chapelle représentant les enfants du connétable de Montmorency sont les plus merveilleux échantillons connus de l’art des verriers du XVIe siècle.