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XII - Les Tourne-Boule et l’idiot

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Les vacances étaient bien avancées; un grand mois s’était écoulé depuis l’arrivée des cousins; mais les enfants avaient encore trois semaines devant eux, et ils ne s’attristaient pas si longtemps d’avance à la pensée de la séparation. Léon s’améliorait de jour en jour; non seulement il cherchait à vaincre son caractère envieux, emporté et moqueur, mais il essayait encore de se donner du courage. Son nouvel ami Paul avait gagné sa confiance par sa franche bonté et son indulgence; il avait osé lui avouer sa poltronnerie.

«Ce n’est pas ma faute, lui dit-il tristement; mon premier mouvement est d’avoir peur et d’éviter le danger; je ne peux pas m’en empêcher. Je t’assure, Paul, que bien des fois j’en ai été honteux au point d’en pleurer en cachette; je me suis dit cent fois qu’à la prochaine occasion je serais brave; pour tâcher de le devenir, je me faisais brave en paroles. J’ai beau faire, je sens que je suis et serai toujours poltron.»

Il avait l’air si triste et si honteux en faisant cet aveu, que Paul en fut touché.

«Mon pauvre ami, lui dit-il, il appuya sur ami, je trouve au contraire qu’il faut un grand courage pour dire, même à un ami, ce que tu viens de me confier. Au fond, tu es tout aussi brave que moi (Léon relève la tête avec surprise) seulement tu n’a pas eu occasion d’exercer ton courage avec prudence. Tu es entouré de cousines et d’amis plus jeunes que toi; tu t’es trouvé dans des moments de danger, plus ou moins grand, avec la certitude que tu n’avais ni la force ni les moyens de t’en préserver; alors tu as tout naturellement pris l’habitude de fuir le danger et de croire que tu ne peux pas faire autrement.


LÉON. – Mais pourtant, Paul, toi, je te vois courir en avant dans bien des occasions où je me serais sauvé.


PAUL. – Moi, c’est autre chose; j’ai passé cinq années entouré de dangers et avec l’homme le plus courageux, le plus déterminé que je connaisse; il m’a habitué à ne rien craindre. Mais moi-même, que tu cites comme exemple, c’est par habitude que je suis courageux, et cette habitude, je l’ai prise, parce que je me sentais toujours en sûreté sous la protection de mon père. Marchons ensemble à la première occasion, et tu verras que tu feras tout comme moi.

— J’en doute, reprit Léon; en tout cas, je tâcherai. Je te remercie de m’avoir remonté dans ma propre estime j’étais honteux de moi-même.

— À l’avenir, tu seras content; tu verras,» dit Paul en lui serrant affectueusement la main.

Léon rentra tout joyeux pour travailler; Paul monta chez M. de Rosbourg, qui lui dit en souriant: «Ton visage est rayonnant, mon bon ami; quelle bonne nouvelle m’apportes-tu?


PAUL. – Ce n’est pas une bonne nouvelle, mais une bonne action que je vous apporte, mon père.»

Et il lui raconta ce qui venait de se passer entre lui et Léon.


M. DE ROSBOURG. – Tu as été aussi bon qu’ingénieux, mon fils. Je ne sais si Léon est bien persuadé que le courage dort en lui et que le réveil du lion est proche mais tu as toujours réussi à lui faire espérer ton estime et la mienne (je sais qu’il y tient), c’est un grand point de gagné. Mais comment feras-tu pour l’empêcher d’être un fichu poltron? Car entre nous, il l’est, tu le vois bien toi-même.


PAUL. – Il l’est, mon père, mais il ne le sera plus; son amour-propre est excité maintenant; et puis j’arriverai à lui faire comprendre qu’il est plus sûr d’aller au devant du danger que de le fuir.


M. DE ROSBOURG. – Comment lui feras-tu avaler ce raisonnement?


PAUL. – En lui prouvant que le courage impose non seulement aux hommes, mais aux bêtes, et les fait fuir au lieu d’attaquer.


M. DE ROSBOURG. – Tu me rendras compte de ta première expérience, mon ami… et puisque tu es là, causons donc ensemble de ton avenir. Y as-tu pensé?


PAUL. – Non, mon père, je vous en ai laissé le soin; je sais que vous arrangerez tout pour mon plus grand bien.»

M. de Rosbourg attira Paul vers lui et le baisa au front.


M. DE ROSBOURG. – «J’y ai pensé, moi, et j’ai arrangé ta vie de manière à ne pas la séparer de la mienne…


PAUL, s’écriant et sautant de joie. – Merci, merci, mon père, mon bon père. Que vous êtes bon je vais aller le dire à Marguerite.


M. DE ROSBOURG, riant. – Mais attends donc, nigaud; que lui diras-tu? Tu ne sais rien encore!


PAUL. – Je sais tout, puisque je sais que je resterai toujours près de vous, près de ma mère, de Marguerite.


M. DE ROSBOURG. – Tiens, tiens, comme tu as vite arrangé cela, toi et ma carrière? la marine qu’en fais-tu?


PAUL, étonné. – Votre carrière? Est-ce que… est-ce que vous retourneriez encore en mer?


M. DE ROSBOURG. – Et si j’y retournais, est-ce que tu ne m’y suivrais pas? Ou bien aimerais-tu mieux achever ton éducation ici avec ta mère et ta soeur?

— Avec vous, mon père, avec vous, partout et toujours, s’écria Paul en se jetant dans les bras de M. de Rosbourg.

— J’en étais bien sûr, dit M. de Rosbourg en le serrant contre son coeur et en l’embrassant. Tu serais aussi malheureux séparé de moi que je le serais de ne plus t’avoir, mon fils, mon compagnon d’exil et de souffrance. Mais sois tranquille; quand je m’y mets, les choses s’arrangent mieux que cela. Voici ce que j’ai décidé. J’envoie ma démission au ministre; nous vivrons tous ensemble; tu n’auras d’autre maître, d’autre ami que moi, et nous emploierons nos heures de loisir à améliorer l’état de nos bons villageois et la culture de nos fermes: vie de propriétaire normand. Nous élèverons des chevaux, nous cultiverons nos terres et nous ferons du bien en nous amusant, en nous instruisant et en améliorant tout autour de nous.

Paul était si heureux de ce projet, qu’il ne put d’abord autrement exprimer sa joie qu’en serrant et baisant les mains de son père. Il demanda la permission de l’aller annoncer à Mme de Rosbourg et à Marguerite.


M. DE ROSBOURG. – «Ma femme le sait; je pense tout haut avec elle; c’est à nous deux que nous avons arrangé notre vie; mais nous avons voulu te laisser le plaisir d’annoncer cette heureuse nouvelle à ma petite Marguerite. Va, mon ami, et reviens ensuite; nous avons bien des choses à régler pour l’emploi de nos journées.»

Paul partit comme une flèche; il courut aux cabanes; il y trouva Marguerite qui lisait avec Sophie et Jacques.


PAUL. – Marguerite, Marguerite, nous restons; je ne te quitterai jamais. Mon père ne s’en ira plus; nous travaillerons ensemble; nous aurons une ferme; nous serons si heureux, si heureux, que nous rendrons heureux tous ceux qui nous entoureront.

— Ah çà, tu es fou, dit Sophie en se dégageant des bras de Paul, qui, après Marguerite, l’étouffait à force de l’embrasser. Qu’est-ce que tu nous racontes de travail, de ferme, de je ne sais quoi?

— Oh moi, je comprends, dit doucement Marguerite en rendant à Paul ses baisers. Papa ne sera plus marin, lui et Paul resteront toujours avec nous; c’est papa qui sera notre maître. C’est cela, n’est-ce pas, Paul?


PAUL. – Oui, oui, ton coeur a deviné, ma petite soeur, chérie.

— Et moi donc? Qu’est-ce que je deviens dans tout cela? demanda Sophie; c’est joli, monsieur, de m’oublier dans un pareil moment!


PAUL. – Tiens! je peux bien t’avoir oubliée un instant, toi qui m’as oublié pendant cinq ans.


SOPHIE. – Oh! mais moi j’étais petite.


PAUL. – Et moi je suis grand. Voilà pourquoi je comprends le bonheur de vivre près de mon père et d’être élevé par lui.


MARGUERITE. – Mais pourquoi donc nous quitterais-tu, Sophie? Nous vivrons tous ensemble comme avant.


SOPHIE. – Je crois que c’est impossible. Ton père voudra être chez lui.


MARGUERITE. – Eh bien! nous t’emmènerons.


SOPHIE. – C’est impossible. Je gênerais là-bas; je ne gêne pas ici. M. de Fleurville est pour moi ce que ton papa est pour Paul; Camille et Madeleine sont pour moi ce que tu es pour Paul. Je resterai.


JACQUES. – Et moi, je suis donc un rien du tout, qu’on ne me regarde seulement pas.


PAUL. – Tu es, mon cher petit ami, un ancien ami de Marguerite. Je te connais assez pour savoir que tu seras toujours le mien. Mais toi, Jacques, tu vis avec ton papa et ta maman qui t’aiment; tu n’as pas d’inquiétude à avoir sur ton bonheur, et je suis sûr que tu partages le mien.


JACQUES. – Oh oui; j’ai le coeur content comme si c’était pour moi. Je sais que je te verrai autant que si vous restiez tous ensemble; ainsi moi je n’ai qu’à me réjouir.

Marguerite embrassa Jacques et courut bien vite chez son papa, auquel elle témoigna sa joie avec une tendresse dont il fut profondément touché. Pendant ce temps Paul avait couru embrasser et remercier Mme de Rosbourg, qu’il trouva aussi heureuse qu’il l’était lui-même. Elle lui dit qu’ils venaient d’acheter un château et une terre magnifique qui n’étaient qu’à une lieue de Fleurville, et qui appartenaient à des voisins qu’on ne voyait jamais, tant ils étaient ridicules, fiers et communs; qu’après les vacances ils iraient s’établir dans ce château; que Sophie resterait chez Mme de Fleurville, et qu’au reste M. de Rosbourg achèterait à Paris un hôtel où ils logeraient tous ensemble pendant l’hiver. Paul en fut content pour Sophie et pour Marguerite, qui, de cette manière, quitterait le moins possible ses amies.

Peu de temps après, on vit arriver une voiture élégante; les enfants se mirent aux fenêtres et virent avec surprise descendre de voiture d’abord un gros petit monsieur d’une cinquantaine d’années, puis une dame magnifiquement vêtue et enfin une petite fille de douze ans environ, habillée comme pour aller au bal: robe de gaze à volants et rubans, fleurs dans les cheveux, le cou et les bras nus et couverts de colliers et de bracelets. Les enfants se regardèrent avec stupéfaction.

— Qu’est-ce que c’est que cela? s’écria Paul.

— Je n’ai jamais vu ces figures-là, dit Camille, — C’est peut-être les ridicules voisins du château vendu, dit Madeleine.

— Comment s’appellent ces originaux? dit Jean.

— Ce doivent être les Tourne-Boule, dit Sophie.

— Ceux qui ont vendu leur château à papa? demanda Marguerite.


CAMILLE. – Ton papa a acheté leur château?


MARGUERITE. – Oui, il vient de me le dire.


MADELEINE. – Mais que viennent-ils faire ici?


JEAN. – Faire connaissance en même temps qu’ils font leurs adieux, probablement.


LÉON. – On n’a jamais voulu les recevoir ici; ils sont fiers, sots et méchants.


JEAN. – C’est pour cela qu’ils viennent sans être priés, quittant le pays, ils sont toujours sûrs d’être bien reçus; on dit que le père a été marmiton.


PAUL. – Que la toilette de cette petite est ridicule!


CAMILLE. – Descendons pour la recevoir; il le faut bien.


MADELEINE. – Comme c’est assommant!


PAUL. – Nous irons tous avec vous; de cette façon ce sera moins ennuyeux.


CAMILLE. – Merci, Paul j’accepte avec plaisir.


JEAN. – Quelle foule nous allons faire! la pauvre fille ne saura auquel entendre, entrons et défilons deux à deux comme pour une princesse.

Et tous les enfants, étant convenus de faire des révérences solennelles, firent leur entrée au salon marchant deux à deux. C’était une petite malice à l’intention des toilettes de la mère et de la fille.

Camille et Léon se donnant la main avancèrent, saluèrent et allèrent se ranger pour laisser passer Madeleine et Paul, qui en firent autant, ensuite Sophie et Jean, auxquels succédèrent Marguerite et Jacques. M. de Rosbourg regardait d’un air surpris tous les enfants défiler et saluer; il sourit au premier couple, rit au second, se mordit les lèvres au troisième, et se sauva pour rire à l’aise au quatrième. Mlle Yolande Tourne-Boule parut ravie de cet accueil solennel; elle crut avoir inspiré le respect et la crainte et rendit les saluts par des révérences de théâtre, accompagnées d’un geste protecteur de la main; elle traversa ensuite le salon et alla se placer devant les enfants, qui s’étaient groupés au fond.

«Je suis très satisfaite, messieurs et mesdemoiselles, dit-elle, de vous connaître avant de quitter le pays; j’espère que vous viendrez me voir à Paris, à l’hôtel Tourne-Boule, qui est à mon père, et qui est un des plus beaux hôtels de Paris. Je vous ferai inviter aux soirées et aux bals que ma mère compte y donner. Et même, pour ne vous laisser aucune inquiétude à ce sujet, je vous engage, monsieur (s’adressant à Paul), pour la première valse, et vous, monsieur (s’adressant à Jean), pour la première polka, et monsieur (s’adressant à Léon), pour la première contredanse.


PAUL. – Je suis désolé, mademoiselle, de ne pouvoir accepter cet honneur, mais je ne valse pas; je ne connais que la danse des sauvages, qui ne vous serait peut-être pas agréable à danser.


JEAN. – Moi aussi, mademoiselle, de même que mon ami Paul, je suis désolé de refuser polka et bal; mais en fait d’exercice de ce genre, je ne sais que battre la semelle, et je n’oserais vous proposer

ce passe-temps agréable, mais peu gracieux.


LÉON. – J’accepterais bien volontiers votre contredanse, mademoiselle, mais je serai au collège an moment où vous la danserez, les ronflements de mes camarades remplaçant la musique de votre orchestre.

— Alors, messieurs, dit Mlle Yolande d’un air hautain, je retire mes invitations.


PAUL. – Vous êtes mille fois trop bonne, mademoiselle.


JEAN. – Veuillez croire à ma reconnaissance, mademoiselle.


LÉON. – Vous me voyez confus de vos bontés, mademoiselle.

— C’est bien, c’est bien, messieurs, dit Mlle Yolande avec un sourire gracieux. Je verrai à vous recevoir autrement qu’au bal. Mesdemoiselles de Fleurville, on m’a parlé de charmants chalets que vous avez fait construire; ne pourrais-je les voir?


MARGUERITE. – Vous voulez dire les cabanes que nous avons faites nous-mêmes avec nos cousins et nos amis? Paul nous a fait une jolie hutte de sauvage.

— Qui est cette petite? dit Mlle Yolande d’un air dédaigneux.


PAUL, avec indignation. – Cette petite est Mlle Marguerite de Rosbourg, ma soeur et mon amie.


MADEMOISELLE YOLANDE. – Ah!… qu’est-ce… que c’est que ça, Rosbourg?


PAUL, vivement. – Quand on parle de M. de Rosbourg, on en parle avec respect, mademoiselle. M. de Rosbourg est un brave capitaine de vaisseau, et personne n’en parlera légèrement devant moi. Entendez-vous, mademoiselle Tourne-Broche?


MADEMOISELLE YOLANDE, avec dignité. – Tourne-Boule, monsieur.


PAUL. – Tourne-Boule, Tourne-Broche; c’est tout un. Laissez-nous tranquilles avec vos airs.

— Paul, dit M. de Rosbourg, qui s’était approché, tu oublies que mademoiselle est en visite ici.


PAUL. – Eh! mon père, c’est mademoiselle qui oublie qu’elle est en visite chez nous et qu’elle n’a pas le droit de faire l’impertinente ni la princesse; je ne lui permettrai jamais de parler de vous comme elle l’a fait.


M. DE ROSBOURG. – Mon pauvre enfant, que nous importe? Sait-elle ce qu’elle dit seulement? Voyons, au lieu de rester au salon, allez tous vous promener, la connaissance se fera mieux dehors que dedans.»

Camille et Madeleine proposèrent avec empressement à Mlle Yolande d’aller voir leur petit jardin.

Elle y consentit.


MADEMOISELLE YOLANDE. – Le chemin est-il bon pour y arriver; mes brodequins de satin rose ne supportent pas les pierres.


CAMILLE – Le chemin est sablé et très beau, mademoiselle. Mais si vous craignez pour vos brodequins.


MADEMOISELLE YOLANDE. – Ce ne sont pas mes brodequins que je ménage, j’en ai cinquante autres paires à la maison; c’est pour mes pieds que je crains les inégalités du terrain.


MADELEINE. – Vous pouvez être tranquille alors, mademoiselle il y a du sable partout.

On se mit en route; Mlle Yolande marchait majestueusement, poussant de temps en temps un cri lorsqu’elle posait le pied sur une pierre, ou quand elle apercevait soit une grenouille, soit un ver ou d’autres insectes tout aussi innocents. Voyant que ses cris n’attiraient l’attention de personne, elle ne pensa plus à faire l’effrayée et l’on arriva au jardin.

«Ce ne sont pas des chalets, dit-elle avec dédain en regardant la cabane.


CAMILLE. – Ce ne sont que des maisonnettes bâties par nous-mêmes, comme vous l’a dit Marguerite.


MADEMOISELLE YOLANDE. – Vous vous êtes donné la peine de faire vous-mêmes un aussi sale ouvrage? Chez mon père j’ai des ouvriers qui font tout ce que je leur commande.


MADELEINE. – C’est pour nous amuser que nous les avons bâties, et nous les aimons beaucoup plus que si on nous les avait faites.


MADEMOISELLE YOLANDE. – Peut-on y entrer?


CAMILLE. – Certainement; voici la mienne et celle de Madeleine et de Léon.


MADELEINE –.Voici celle de Sophie et de Jean, et voici enfin celle de Paul, de Marguerite et de Jacques.


MADEMOISELLE YOLANDE. – Quelle horreur de meubles! Ah Dieu! comment supportez-vous cela? J’aurais tout jeté au feu si on m’avait donné une pareille friperie!


MARGUERITE. – Nous qui ne sommes pas des Tourne-Boule nous nous trouvons bien ici, dans notre hutte de sauvage.


MADEMOISELLE YOLANDE. – Ah!… c’est une hutte de sauvage! Comment avez-vous eu ce bel échantillon d’architecture?


MARGUERITE. – C’est Paul qui l’a bâtie; il a été cinq ans chez des sauvages.


MADEMOISELLE YOLANDE, avec dédain. – On le voit bien.


MARGUERITE. – Est-ce parce qu’il a refusé vos bals et vos valses?


MADEMOISELLE YOLANDE. – Parce qu’il ne sait pas les usages du monde.


MARGUERITE. – Cela dépend de quel monde, mademoiselle; si c’est du vôtre, c’est possible; aucun de nous n’y a jamais été; mais si c’est du monde poli, bien élevé, comme il faut, il en connaît les usages, aussi bien que mes amies, leurs parents et les nôtres.


MADEMOISELLE YOLANDE. – Mademoiselle… Marguerite, je crois, sachez que les Tourne-Boule sont nobles et puissants seigneurs, et que leurs armes…


MARGUERITE. – Sont un tourne-broche, nous le savons bien.


MADEMOISELLE YOLANDE. – Mademoiselle, vous êtes une petite insolente.

— Pas un mot de plus! cria Paul d’une voix impérieuse. Silence! ou je vous ramène à vos parents de gré ou de force. Viens, petite soeur, ajouta-t-il d’une voix calme, laissons cette petite qui veut faire la grande; viens avec moi, avec Sophie, et… avec qui encore?» dit-il en se retournant vers les autres.

Jean et Jacques répondirent ensemble: «Et avec nous.» Léon fit signe qu’il restait pour protéger ses pauvres cousines Camille et Madeleine, obligées par politesse de rester près de Mlle Yolande. Elle leur parla tout le temps des richesses de son père, de sa puissance, de ses nobles relations. À Paris, il ne voyait que des ducs, des princes, des marquis, et par condescendance quelques comtes d’illustres familles. Elle parla de ses toilettes, de ses dépenses.

«Papa me donne tout ce que je veux, dit-elle. J’ai déjà des parures de diamants, de perles et de rubis. La toilette que vous me voyez n’est rien auprès de celles que j’ai à Paris; j’ai plus de cinquante robes et coiffures de bal, autant de robes de dîners et de visites. Maman a tous les jours une robe neuve; elle dépense cinquante mille francs par an pour sa toilette.

— Cinquante mille francs s’écria Camille, mais combien donne-t-elle donc aux pauvres alors?

— Aux pauvres ha! ha! ha! aux pauvre… en voilà une drôle d’idée! répondit Mlle Yolande riant aux éclats. Comme si on donnait aux pauvres! Mais les pauvres n’ont besoin ni de robes, ni de diamants. Puisqu’ils sont pauvres, c’est qu’ils n’ont besoin de rien. Leurs haillons et une vieille croûte, c’est tout ce qu’il leur faut.


CAMILLE. – Mais encore faut-il le leur donner, mademoiselle. Pendant que vous avez cinquante robes inutiles, il y a près de chez vous de pauvres familles qui sont nues; pendant que vous avez dix plats à votre dîner, ces mêmes pauvres n’ont pas seulement la croûte de pain dont vous parliez tout à l’heure.


MADEMOISELLE YOLANDE. – Laissez donc! Ce sont de mauvais sujets, des paresseux; ils n’ont besoin de rien.


MADELEINE. . – Camille, je ne veux pas entendre cela; c’est trop fort; je vais rejoindre nos amis.


LÉON. – Va, Madeleine je reste avec la pauvre Camille.


MADEMOISELLE YOLANDE. – Pauvre! vous la trouvez donc bien malheureuse de rester avec moi, monsieur? Pourquoi y restez-vous vous-même?


LÉON. – Ce n’est pas avec vous que je reste, mademoiselle; c’est avec la pauvre Camille.


MADEMOISELLE YOLANDE. – Encore?


LÉON. – Encore et toujours tant que vous serez là, mademoiselle, quoiqu’il fût plus juste de vous appeler pauvre, vous, toute riche que vous êtes.


MADEMOISELLE YOLANDE. – Ce serait assez drôle, en effet. Moi, pauvre! avec trois cent mille francs de rente? Ha! ha! ha!


CAMILLE. – Ne riez pas, ma pauvre demoiselle; ne riez pas! Vous êtes en effet à plaindre, Léon a raison vous êtes pauvre de bonté, pauvre de charité, pauvre d’humilité, pauvre de raison et de sagesse. Vous voyez bien que vous n’avez pas la vraie richesse, et que si vous perdiez votre fortune, il ne vous resterait plus rien.


MADEMOISELLE YOLANDE. – Prrrr! quel sermon! ah çà, mais vous êtes une famille de prêcheurs vertueux, ici. On nous avait bien dit que votre mère était une folle, ainsi que…


CAMILLE. – À mon tour à vous répéter: C’est trop fort, mademoiselle. Je ne souffre pas qu’on injurie maman. Viens, Léon, allons rejoindre nos amis; que mademoiselle devienne ce qu’elle pourra avec ses brodequins de satin rose et sa robe de gaze.»

Et, prenant la main de Léon, elle s’enfuit en courant, laissant Mlle Yolande dans une colère d’autant plus furieuse qu’elle ne pouvait exercer aucune vengeance. Elle se dirigea vers le château et rentra au moment où son père venait de conclure un second marché avec M. de Rosbourg pour son hôtel à Paris, qu’il lui vendait tout meublé à peine le tiers de ce qu’il lui avait coûté. M. de Rosbourg offrait de l’argent comptant M. Tourne-Boule, criblé de dettes malgré sa fortune, en avait besoin. Une heure après, un troisième marché était conclu. M. de Rosbourg achetait au nom de Paul d’Aubert, dont il s’était fait nommer tuteur, des forêts attenantes au château et aux fermes, et qui rapportaient plus de cent mille francs.

«Ainsi, demain, lui dit-il, j’irai signer les actes que vous allez faire préparer, et vous porter une lettre pour mon banquier.


M. TOURNE-BOULE. – Oui, c’est bien convenu; mon hôtel, ma terre et la forêt.

— Comment? Père! votre hôtel? dit Mlle Yolande et où logerons-nous?


M. TOURNE-BOULE. – .Nous passerons l’hiver en Italie, Yolande.


MADEMOISELLE YOLANDE. – Est-ce que vous le saviez, mère?

— Je le savais, ma fille, répondit majestueusement Mme Tourne-Boule.


MADEMOISELLE YOLANDE. – Et tous vos bijoux, qu’en ferez-vous?


MADAME TOURNE-BOULE. – Je ne les ai plus, ma fille; je viens de les vendre à Mme de Fleurville et à Mme de Rosbourg pour Mlle Sophie de Réan dite Fichini, et pour Mlle Marguerite de Rosbourg.


MADEMOISELLE YOLANDE. – Mais vous en aviez tant!


MADAME TOURNE-BOULE. – J’ai tout vendu, ma fille.


MADEMOISELLE YOLANDE. – Oh! là là! oh! là là! mes colliers, mes bracelets, mes chaînes, mes broches je n’aurai plus rien! je serai donc comme une pauvresse?


MADEMOISELLE TOURNE-BOULE. – J’en achèterai d’autres, ma fille. J’ai besoin d’argent pour payer mes fournisseurs qui menacent. Je te permets de vendre aussi toute ta défroque; tu feras ce que tu voudras de l’argent que tu en auras. Mais, pardon, mesdames, dit-elle en se tournant vers ces dames qui riaient sous cape; je vous ennuie peut-être avec ces détails d’intérieur?

— Du tout, madame, répondit Mme de Fleurville en riant cela nous amuse beaucoup au contraire.


MADAME TOURNE-BOULE. – Vous comprenez madame que notre visite étant une visite d’affaires, il faut battre le fer pendant qu’il est chaud et faire le plus d’ouvrage possible. C’est pourquoi je vous offrirais encore une bonne affaire de dentelles, de cachemires, robes, mantelets, lingerie. J’en ai beaucoup, je vous offre le tout en bloc pour vingt-cinq mille francs, mais payés comptant.»

Mme de Fleurville, ses soeurs et Mme de Rosbourg, après s’être consultées acceptèrent le marché, à la condition de voir auparavant ce qu’elles achetaient.


MADAME TOURNE-BOULE. – Je vous enverrai le tout dans deux jours, mesdames, le temps de tout faire venir de Paris; vous verrez par vous-mêmes que je ne vous trompe pas. Presque tout est dans son neuf.


MADEMOISELLE YOLANDE. – Et moi donc, mère? Vous vendez pour vous, et vous ne vendez rien pour moi?


MADAME DE FLEURVILLE. – Ce n’est pas ici que vous vendriez votre défroque, mademoiselle; nos enfants ne font et ne feront jamais des toilettes semblables aux vôtres; il serait donc inutile qu’elles en fissent l’achat.


MADEMOISELLE YOLANDE, pleurant. – C’est ça, moi je n’aurai rien, je ne vendrai rien… hi!hi! hi!


MADAME TOURNE-BOULE. – Pleure pas, mignonne; je t’en donnerai un brin du mien; et toi, tu vendras à Paris aux duchesses, princesses et marquises tes amies.


MADEMOISELLE YOLANDE. – Oui-dà, de jolies duchesses et princesses meurt-de-faim, qui viennent chez nous pour nous gruger, emprunter de l’argent et prendre nos effets!


MADAME TOURNE-BOULE. – Ne te tourmente pas, fifille; nous enverrons au Temple chez ma’ame Pipelet.


MADEMOISELLE YOLANDE. – Hi! hi! hi! Je suis malheureuse.


MADAME TOURNE-BOULE. – Voyons, yoyo, tu n’es pas raisonnable! devant ces dames! Dis donc, Georget (se tournant vers son mari, qui terminait ses affaires avec M. de Rosbourg), console la petite, qui pleure mes bijoux et mes belles affaires.


M TOURNE-BOULE. – Qu’est-ce que t’a, fifille? Qu’est-ce que t’a? Voyons, veux-tu des jaunets! je t’en donnerai demain plein tes menottes.


MADEMOISELLE YOLANDE. – Vous vendez tout, et moi je ne vends rien… hi! hi! hi!


M. TOURNE-BOULE. – Eh bien! eh bien! faut pas pleurer pour ça, mignonne. Tu vendras; sois gentille. À la première vente des Polonais, nous passerons tout ça, je te le promets. Et c’est toi-même qui vendras. Là, es-tu contente?

Mlle Yolande essuya ses petits yeux gonflés et consentit à cet arrangement.

Les affaires étant terminées, M., Mme et Mlle Tourne-Boule prirent congé de ces dames et montèrent en voiture. M. de Rosbourg ayant vanté la beauté des chevaux et l’élégance de la calèche: «Je vous les vends, dit M. Tourne-Boule, qui avait le pied sur le marchepied de la voiture, je vous vends le tout quatre mille francs; je les ai payés douze mille francs, il y a un mois.

— C’est fait, dit M. de Rosbourg; j’achète. À demain.

— Quel drôle d’original! dit M. de Rosbourg à ses amis, quand les Tourne-Boule furent partis. Il est fou de vendre ainsi à perte. Les terres du château valent plus de cinquante mille francs de revenu, et la forêt de Paul vaut plus de cent mille francs. Quant à l’hôtel de Paris, il vaut un million et demi, meublé comme il est. J’espère bien que nous y passerons l’hiver ensemble, chère et excellente amie, dit-il à Mme de Fleurville en lui baisant la main. Je me reprocherais presque mon retour, si je vous séparais d’avec ma femme et Marguerite d’avec vos filles.


MADAME DE FLEURVILLE. – Je l’ai promis et je ne m’en dédis pas, mon ami; c’est un grand bonheur pour moi que cette vie commune avec vous et les vôtres. Quand vous partirez, je partirai quand vous reviendrez, je reviendrai. Mais où sont les enfants? Comment ont-ils laissé Mlle Yolande toute seule?


M. DE ROSBOURG. – Je soupçonne qu’elle les a mis en fuite par ses grands airs et sa méchante langue. Les voici qui accourent. Nous allons savoir ce qui s’est passé.

Les enfants furent bientôt arrivés. Mme de Fleurville demanda à ses filles pourquoi elles avaient commis l’impolitesse de quitter Mlle Tourneboule.


CAMILLE. – Maman, je suis restée la dernière avec elle; mais il n’y avait pas moyen d’y tenir; moi aussi je me suis sauvée avec Léon, quand elle m’a dit que vous étiez une folle.


MADAME DE FLEURVILLE. – Pauvre fille! je la plains d’être si mal élevée; mais pourquoi les autres étaient-ils partis?

Les enfants racontèrent alors les impertinences que s’était permises Mlle Yolande et les réponses qu’elle s’était attirées.

«Je ne blâme qu’une chose, dit M. de Rosbourg en riant; c’est le tourne-broche de Paul et de Marguerite. Ceci était de goût un peu sauvage en effet.


PAUL. – C’est vrai, mon père; une autre fois je tâcherai d’être plus civilisé. Les parents sont-ils aussi ridicules que leur fille?


M. DE ROSBOURG. – Ma foi, je n’en sais rien; ils sont terriblement communs, mais ils ne sont venus que pour faire des affaires; le père Tourne-Boule m’a vendu, outre sa terre et son château de Dinard, son hôtel tout meublé à Paris, et la forêt qui touche aux fermes du château et que j’ai achetée pour toi. Es-tu content de mon marché?


PAUL. – Je suis content de tout ce que vous faites, mon père, et de tout ce qui ne m’éloigne pas de vous.

M. DE ROSBOURG, riant. – Bien! alors je continuerai à placer tes fonds.


PAUL. – Quels fonds, mon père? Comment ai-je des fonds?


M. DE ROSBOURG. – Tu as, outre la fortune de tes parents, deux millions que M. Fichini a laissés à ton père, qui était son ami d’enfance.


PAUL. – Il était donc bien riche, ce M. Fichini!


M. DE ROSBOURG. – Je crois bien qu’il était riche! il a laissé encore quatre millions à son ancien et cher ami M. de Réan, père de Sophie.


LÉON. – Dieu! que Sophie est riche! Je voudrais bien être riche, moi.


JEAN. – Tu n’en serais pas plus heureux. N’avons-nous pas tout ce que nous pouvons désirer?


LÉON. – C’est égal! c’est agréable d’être riche. Tout le monde vous salue et vous respecte.


PAUL. – Pour ça non. Est-ce que tu respectes les Tourne-Boule? Sont-ils plus heureux que nous?


MARGUERITE. – Personne n’est heureux comme nous, je crois, depuis le retour de papa et de Paul.


MADELEINE. – Et nous qui ne sommes pas riches, ne sommes-nous pas très heureuses.


CAMILLE. – Et notre bonheur est si vrai; personne ne peut nous l’ôter; il est au fond de nos coeurs, et c’est le bon Dieu qui nous le donne.


PAUL. – C’est vrai. Quand on a de quoi manger, de quoi s’habiller, se chauffer et vivre agréablement, de quoi donner à tous les pauvres des environs, à quoi sert le reste? On ne peut pas dîner plus d’une fois, monter sur plus d’un cheval, dans plus d’une voiture, brûler plus de bois que n’en peuvent tenir les cheminées. Ainsi, que faire du reste, sinon le donner à ceux qui n’en ont pas assez?


M. DE ROSBOURG. – Tu as mille fois raison, mon garçon, et à nous deux nous battrons le pays à dix lieues à la ronde pour que tout le monde soit heureux autour de nous. Nous leur ferons voir ce que peut faire un bon, un vrai chrétien, des richesses que le bon Dieu lui a données.»

Les dames et les enfants rentrèrent chacun chez soi. Jacques et Marguerite allèrent dans leur cabane pour lire et causer. Paul et Léon allaient les suivre, lorsque M. de Rosbourg, prêtant l’oreille. dit: «Mais… quel est ce bruit? Il me semble entendre des gémissements mêlés d’éclats de rire.


PAUL. – Je les entends aussi. Viens, Léon, allons voir.


LÉON, timidement. – Je n’entends rien, moi. Tu te trompes, je crois.


PAUL. – Non, non, je ne me trompe pas. Dépêchons-nous. Viens. (Tout bas, se penchant à l’oreille de Léon.) Viens donc; avec moi il n’y a pas de danger.»

Paul saisit la main de Léon, et tout en l’entraînant il lui dit à mi-voix: «Courage, courage donc!… montre-leur que tu n’as pas peur! ne me quitte pas… marche hardiment.»

Ils coururent vers le chemin d’où partait le bruit, pendant que M. de Rugès, surprit, répétait: — Le voilà parti mais pour tout de bon, cette fois! il court aussi vite que Paul… C’est qu’il n’a pas l’air d’avoir peur. Y venez vous aussi, Rosbourg? Viens-tu, Traypi?


M. DE ROSBOURG. – Ne les suivons pas de trop près, pour leur donner le mérite de secourir ceux qui appellent. S’ils ont besoin de renfort, Paul sait que je suis là, prêt à me rendre à son appel… Tiens… quel accent indigné a Paul!… L’entendez-vous? Belle voix de commandement! c’est dommage qu’il ne soit pas dans la marine ou dans l’armée… Ah! diable l’affaire se gâte! j’entends des cris et des coups. approchons; il est temps.»

En hâtant le pas, M. de Rosbourg, suivi de ses amis, marcha ou plutôt courut vers le lieu du combat, car il était clair qu’on se battait. En arrivant, ils virent étendu à terre, entièrement déshabillé, le pauvre idiot Relmot. Devant lui se tenaient Paul et Léon, animés par le combat qu’ils venaient de livrer et qui était loin d’être fini. Attaqués par une douzaine de grands garçons, tous deux distribuaient et recevaient force coups de poing et coups de pied. Paul en avait couché deux à terre; il terrassait le troisième, donnait un coup de pied à un quatrième, un croc-en-jambe et un coup de genou au cinquième, pendant que Léon, moins habile que lui, mais non moins animé, en tenait deux par les cheveux et les cognait l’un contre l’autre, s’en faisant un rempart contre les cinq ou six restants, qui faisaient pleuvoir sur Paul et sur Léon une grêle de coups de poing. M. de Rosbourg s’élança sur le champ de bataille, saisit de chaque main un de ces grands garçons par les reins, les enleva en l’air et les lança pardessus la haie; il en fit autant de deux autres, ce que voyant les derniers, ils cherchèrent à se sauver, mais M. de Rosbourg les rattrapa facilement et leur administra à chacun une correction qui leur fit pousser des hurlements de douleur.

«Allez, maintenant, polissons, et recommencez si vous l’osez.»

Et il les congédia de deux bons coups de pied. Pendant ce temps, Paul et Léon, aidés de M. de Rugès, et de M. de Traypi, relevèrent le pauvre idiot, qui restait à genoux tout tremblant et pleurant. Son corps était prodigieusement enflé et rouge; son dos et ses reins étaient écorchés en plusieurs endroits.

Pauvre malheureux! s’écria M. de Rosbourg que lui ont-ils fait pour le mettre en cet état?

— Quand nous sommes arrivés, mon père, nous avons trouvé ces misérables armés, les uns de grandes verges, les autres de poignées d’orties, battant et frottant le pauvre idiot pendant que les deux plus grands le maintenaient à terre. Ils l’avaient attiré dans ce chemin isolé, l’avaient déshabillé, et s’amusaient, comme je vous l’ai dit, à le fouetter et à le frotter d’orties. C’est Léon qui, accouru le premier et indigné de ce spectacle, leur a ordonné de finir; le pauvre idiot nous a expliqué tant bien que mal ce que je viens de vous dire; je leur ai ordonné à mon tour de laisser ce pauvre garçon. «Ah bah! ont-ils répondu, vous êtes deux, nous sommes douze plus forts que vous, laissez-nous nous amuser ou nous vous en ferons autant.» Et l’un d’eux allait recommencer, lorsque je lui criai: «Arrête, drôle! Pars à l’instant, ou je t’allonge un coup de pied qui te fera voler à dix pieds en l’air.» Pour toute réponse, il donne un coup à ce pauvre idiot, retombé de peur. Je saute sur ce misérable en criant: «À moi, Léon! Joue des pieds et des mains!» Il ne se le fait pas dire deux fois et tombe dessus comme un lion; j’en couche un à terre, puis un second; j’étais en train d’en travailler quelques autres quand vous nous êtes venu en aide; sans vous nous aurions eu du mal; mais il n’en restait que dix; nous en serions venus à bout tout de même, n’est-ce pas, Léon? Tu en as cogné quelques-uns et solidement; tu as le poing et les pieds bons! Ils te le diront bien.»

Léon, tout fier et presque étonné de son courage, ne répondit qu’en relevant la tête. M. de Rugès, s’approchant, lui prit les mains et les serra fortement. M. de Rosbourg en fit autant. À ce témoignage d’estime de son père et d’un homme qu’il considérait comme un homme supérieur, Léon rougit vivement, et des larmes de bonheur vinrent mouiller ses yeux.

«Il ne s’agit que de commencer, mon brave Léon, lui dit M. de Rosbourg. Tu vois, te voilà l’associé de Paul, le brave des braves.


LÉON. – Oh! monsieur, ce serait trop d’honneur et de bonheur! Je suis assez récompensé, par votre estime et par la satisfaction de mon père.


PAUL. – Je te l’avais bien dit, mon ami, que tu avais tout autant de courage que moi. Tu me croiras une autre fois, n’est-ce pas, quand je te dirai du bien de toi-même?


M. DE RUGÈS. – Occupons-nous de ce pauvre garçon, qui est là sans vêtements et dans un état à faire pitié.


M. DE ROSBOURG. – Où demeure-t-il? Est-ce loin d’ici?


LÉON. – Non, à deux cents pas, dans le hameau voisin.


M. DE ROSBOURG. – Où ont-ils mis tes habits, mon pauvre garçon?


L’IDIOT –.Ils… les ont… jetés… pardessus la haie.»

En un clin d’oeil Paul sauta pardessus la haie et saisit les habits de l’idiot.

«Tiens, reçois-les, dit-il à Léon en les lui lançant.


M. DE ROSBOURG. – Avant de l’habiller, lavons-le dans la mare qui est ici auprès; l’eau fraîche calmera l’inflammation laissée par les orties et les coups de verges. Viens, mon pauvre garçon, appuie-toi sur mon bras; n’aie pas peur, je ne te ferai pas de mal.

— Oh! non… vous êtes bien bon… je vois bien… répondit l’idiot en tremblant de tous ses membres. Mais… ça me fait mal… de marcher.»

M. de Rosbourg et M. de Rugès le prirent dans leurs bras et le portèrent dans la mare. La fraîcheur de l’eau le soulagea.

«Ne me laissez pas, disait-il, ils reviendraient et ils me battraient encore. Oh! là là! qu’ils cinglaient fort! Oh! que ça fait mal!


M. DE ROSBOURG. – Courage, mon ami courage! ça va se passer! Nous allons t’habiller, maintenant, et te ramener chez toi.


L’IDIOT. – Vous n’allez pas me laisser, pas vrai? Vous ne me laisserez pas tout seul?


M. DE ROSBOURG. – Non, mon pauvre garçon, je te le promets. Passe ta chemise… Là.., ton pantalon maintenant… Puis ta blouse! Et c’est fini. Mets tes sabots et partons. Ça va-t-il mieux?


L’IDIOT. – Pour ça oui. Ça fait du bien, la mare.


M. DE TRAYPI. – Connais-tu les noms de ces mauvais drôles qui t’ont battu? Pourrais-tu le dire?


L’IDIOT. – Pour ça oui. Le grand Michot, puis Jimmel le roux, puis Daniel le borgne, puis Friret, puis Canichon, puis les deux Richardet, puis Lecamus, puis Frognolet le bancal et Frognolet le louche, puis les deux garçons du père Bertot.


M. DE TRAYPI. – Bien, ne les oublie pas; j’irai voir leurs parents et je leur ferai donner une correction solide devant moi, pour être bien sûr qu’ils l’ont reçue.»

L’idiot se mit à rire et à se frotter les mains.

«Ha! ha! ha! ils vont en avoir aussi, les brigands, les scélérats. Faites-les battre rondement. Ha! ha! ha! que je suis donc content!… Ça fait du bien tout de même. Ha! ha! ha! Faut les battre avec des orties. Ça leur fera bien plus mal.

— Pauvre garçon, dit M. de Rosbourg à Paul et à Léon, il ne pense qu’à la vengeance. Pas moyen de lui faire comprendre que le bon Dieu ordonne de rendre le bien pour le mal. Mais nous voici arrivés. Rugès et Traypi, chargez-vous de rendre l’idiot à ses parents. Je vais revenir avec nos braves et raconter leurs exploits à nos amis. Je serai heureux de parler de Léon comme il le mérite.»

Et serrant encore la main de l’heureux Léon, il se mit en route; trouvant le salon vide, il monta chez sa femme, laissant Paul et Léon chercher leurs amis.

Quand ils furent seuls, Léon sauta au cou de Paul.

«Paul, mon ami, mon meilleur ami, tu m’as sauvé! Je ne suis plus poltron, je le sens. Avec toi, d’abord, et seul plus tard, je n’aurai plus peur; je le sens, oui, je le sens dans mon coeur, dans ma tête, dans tout mon corps. Je me sens plus fort, je me sens plus fier, je me sens homme. Merci, mille fois merci, mon ami. Tu m’as tout changé.


PAUL. – Ce n’est pas moi, mon bon Léon, c’est toi-même, c’est ta volonté, c’est le bon Dieu qui a récompensé le courage avec lequel tu m’as avoué que tu croyais n’en pas avoir. Je t’ai seulement aidé à te mieux connaître, voilà tout.


LÉON, avec attendrissement. – Bon, généreux et modeste, voilà ce que tu es, toi, mon ami, mon seul ami.


PAUL. – Allons chercher les autres, Léon, je suis impatient de leur raconter ce que tu as fait.»

Et tous deux coururent aux cabanes, où ils trouvèrent en effet tous les enfants, chacun dans la sienne, et les attendant avec impatience.

«Arrivez donc, arrivez donc, leur crièrent-ils, nous vous attendons pour manger un plat de fraises et de crème que la mère Romain vient de nous apporter.

— Avons-nous de la liqueur dans nos armoires, s’écria Paul, pour boire à la santé de Léon, qui vient de se battre vaillamment avec moi contre douze grands garçons et de les mettre en fuite?

— Pas possible! dit Jean surpris.

— Je vois dans les yeux de Léon que c’est vrai, dit Jacques; il a un air que je ne lui ai jamais vu, quelque chose qui ressemble à Paul.


LÉON. – Tu me fais trop d’honneur en trouvant cette ressemblance, mon petit Jacques.


SOPHIE. – Mais qu’as-tu donc? C’est drôle, tu es tout changé!


JEAN. – C’est vrai tu as un air décidé et modeste en même temps.


MARGUERITE. – Qui te va très bien.


LÉON. – C’est ce qui fait probablement ma ressemblance avec Paul.


PAUL. – Vous avez raison, mes amis; Léon n’est plus le même; il vient de se battre avec un courage de lion contre une bande de douze grands garçons pour défendre le pauvre Relmot l’idiot.


LÉON. – Ajoute donc que tu étais avec moi; sans toi je crois en vérité que je n’y aurais pas été.


PAUL. – Et tu aurais bien fait. Seul contre douze, il n’y avait pas à essayer.


JEAN. – Mais qu’aurais-tu fait, toi, si tu avais été seul?


PAUL. – J’aurais appelé mon père, que je savais près de là.


JEAN. – Et s’il n’était pas venu?


PAUL, avec feu. – Mon père, ne pas venir à mon appel! Tu ne le connais pas, va; il accourrait n’importe d’où à la voix de son fils. Mais écoutez que je vous raconte les exploits de Léon.»

Et Paul leur fit le récit de ce qui venait de se passer, vantant le courage de Léon, s’effaçant lui-même, et peignant avec vivacité et indignation les souffrances du pauvre idiot.

«Que je suis donc malheureux de n’avoir pas été avec vous dit Jean en frémissant de colère. Avec quel bonheur je vous aurais aidés à rosser ces méchants garçons! J’espère bien que mon oncle n’oubliera pas les visites qu’il a promises aux parents, pour faire donner une bonne correction à ces mauvais garnements.

— Oh! papa ne l’oubliera pas, s’écria Jacques. Pauvre Relmot! nous irons le voir, n’est-ce pas, Paul?


PAUL. – Demain, mon petit Jacques; nous irons tous. À présent, je rentre pour travailler avec mon père.

— Je vais t’accompagner, dit Marguerite.

— Et moi aussi,» dit Jacques.

Et lui prenant chacun une main, ils marchèrent vers la maison.

«C’est toi qui as donné du courage à Léon, lui dit Marguerite quand ils furent un peu loin.

— Mais pas du tout, ma petite Marguerite, c’est lui tout seul qui s’en est donné.

— Bon Paul! reprit Marguerite en baisant la main qu’elle tenait dans les siennes.

— Paul, plus je te connais et plus je t’aime, dit Jacques en serrant son autre main.


PAUL. – Il en est de même pour moi, mon petit Jacques, je t’aime comme un frère.


JACQUES. – Si nous pouvions toujours rester ensemble! comme je serais heureux!


PAUL. – Mais si nous nous quittons, nous nous retrouverons toujours.


JACQUES. – Je n’aime pas à pleurer, Paul, et je ne pleure presque jamais; mais quand je vous quitterai, toi et Marguerite, j’aurai un tel chagrin que je ne pourrai pas m’empêcher de pleurer; je ne pourrai pas m’en empêcher, je le sens.


MARGUERITE. – Ce ne sera pas pour longtemps, Jacques.


JACQUES. – Mais ce sera bientôt; dans huit jours les vacances seront finies.


MARGUERITE. – Mais toi, qui n’es pas en pension, tu n’as pas besoin de t’en aller à la fin des vacances.


JACQUES. – Non, mais papa a des affaires; il m’a dit qu’il ne pourrait pas rester. Je tâche d’avoir du courage, de n’y pas penser; je fais tout ce que je peux, mais… je ne peux pas.»

Et Paul sentit une grosse larme tomber sur sa main. Il s’arrêta, embrassa tendrement son petit ami; Marguerite aussi se jeta à son cou.

«Ne pleure pas, Jacques! Oh! ne pleure pas, je t’en prie; si tu as du chagrin, je ne serai plus heureuse; je serai triste comme toi, et Paul sera triste aussi, et nous serons tous malheureux. Jacques, je t’en prie, ne pleure pas.»

Le bon petit Jacques essuya ses pauvres yeux tout prêts à verser de nouvelles larmes; il voulut parler, mais il ne put pas; il essaya de sourire, il les embrassa tous deux et leur promit d’être courageux et de ne penser qu’au retour. Ils se séparèrent, Paul pour travailler, Marguerite pour raconter à son papa le chagrin de Jacques, et Jacques pour aller pleurer à l’aise sur l’épaule de son papa.

«Mon pauvre petit, lui dit M. de Traypi en l’embrassant, je ne puis malheureusement empêcher ce chagrin pour toi. Je ne peux pas toujours rester chez ma soeur de Fleurville, et toi-même tu ne voudrais pas te séparer de moi. Tâche, mon enfant, de supporter avec courage les peines que le bon Dieu t’envoie; tu sais que la vie ne dure pas toujours; les chagrins finissent comme les plaisirs; tâche de vivre de manière à retrouver un jour dans le ciel et pour toujours les amis que tu as tant de peine à quitter pour quelques mois. Pleure, mon enfant, pleure si tes larmes te font du bien, en attendant que tu prennes du courage.»

Jacques pleura quelque temps et finit par sécher ses larmes. Marguerite pleura un peu de son côté dans les bras de son père, dont les caresses et les baisers ne tardèrent pas à la consoler. Paul, habitué à se commander, fut pourtant triste et sombre tant que dura le chagrin de Marguerite; son visage s’éclaircit au premier sourire de sa petite soeur, et il reprit son travail quand il la vit tout à fait calme et riante.

Les Oeuvres Complètes de la Comtesse de Ségur

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