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IX - La course d’ânes

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Je vivais misérablement à cause de la saison; j’avais choisi pour demeure une forêt, où je trouvais à peine ce qu’il fallait pour m’empêcher de mourir de faim et de soif. Quand le froid faisait geler les ruisseaux, je mangeais de la neige; pour toute nourriture je broutais des chardons, et je couchais sous les sapins. Je comparais ma triste existence avec celle que j’avais menée chez mon maître Georget et même chez le fermier auquel on m’avait vendu; j’y avais été heureux tant que je ne m’étais pas laissé aller à la paresse, à la méchanceté, à la vengeance; mais je n’avais aucun moyen de sortir de cet état misérable, car je voulais rester libre et maître de mes actions. J’allais quelquefois aux environs d’un village situé près de la forêt, pour savoir ce qui se passait dans le monde. Un jour, c’était au printemps, le beau temps était revenu, je fus surpris de voir un mouvement extraordinaire; le village avait pris un air de fête; on marchait par bandes; chacun avait ses beaux habits des dimanches, et, ce qui m’étonna plus encore, tous les ânes du pays y étaient rassemblés. Chaque âne avait un maître qui le tenait par la bride; ils étaient tous peignés, brossés; plusieurs avaient des fleurs sur la tête, autour du cou, et aucun n’avait ni bât ni selle.

«C’est singulier! pensai-je. Il n’y a pourtant pas de foire aujourd’hui. Que peuvent faire ici tous mes camarades, nettoyés, pomponnés? Et comme ils sont dodus! On les a bien nourris cet hiver.»

En achevant ces mots, je me regardai; je vis mon dos, mon ventre, ma croupe, maigres, mal peignés, les poils hérissés, mais je me sentais fort et vigoureux. «J’aime mieux, pensai-je, être laid, mais leste et bien portant; mes camarades, que je vois si beaux, si gras, si bien soignés, ne supporteraient pas les fatigues et les privations que j’ai endurées tout l’hiver.»

Je m’approchai pour savoir ce que voulait dire cette réunion d’ânes, lorsqu’un des jeunes garçons qui les tenaient m’aperçut et se mit à rire.

«Tiens! s’écria-t-il; voyez donc, camarades, le bel âne qui nous arrive. Est-il bien peigné?

— Et bien soigné, et bien nourri! s’écria un autre. Vient-il pour la course?

— Ah! s’il y tient, faudra le laisser courir, dit un troisième, il n’y a pas de danger qu’il gagne le prix.»

Un rire général accueillit ces paroles. J’étais contrarié, mécontent des plaisanteries bêtes de ces garçons, pourtant j’appris qu’il s’agissait d’une course. Mais quand, comment devait-elle se faire? C’est ce que je voulais savoir, et je continuai à écouter et à faire semblant de ne rien comprendre de ce qu’ils disaient.

«Va-t-on bientôt partir?» demanda un des jeunes gens.

— Je n’en sais rien, on attend le maire.

— Où allez-vous faire courir vos ânes?» dit une bonne femme qui arrivait.

JEANNOT. – Dans la prairie du moulin, mère Tranchet.

MÈRE TRANCHET. – Combien êtes-vous d’ânes ici présents?

JEANNOT. – Nous sommes seize sans vous compter, mère Tranchet.

Un nouveau rire accueillit cette plaisanterie.

MÈRE TRANCHET, riant. – Tiens, t’es malin, toi. Et que doit gagner le premier arrivé?

JEANNOT. – D’abord l’honneur, et puis une montre d’argent.

MÈRE TRANCHET. – Je serais bien aise d’être une bourrique pour gagner la montre; je n’ai jamais eu de quoi en avoir une.

JEANNOT. – Ah bien! si vous aviez amené un bourri, vous auriez couru… la chance.

Et tous de rire de plus belle.

MÈRE TRANCHET. – Où veux-tu que je prenne un bourri? Est-ce que j’ai jamais eu de quoi en nourrir et de quoi en payer un?

Cette bonne femme me plaisait; elle avait l’air bon et gai: j’eus l’idée de lui faire gagner la montre. J’étais bien habitué à courir; tous les jours dans la forêt je faisais de longues courses pour me réchauffer, et j’avais eu jadis la réputation de courir aussi vite et aussi longtemps qu’un cheval.

«Voyons, me dis-je, essayons; si je perds, je n’y perdrai rien; si je gagne, je ferai gagner une montre à la mère Tranchet, qui en a bonne envie.»

Je partis au petit trot, et j’allai me placer à côté du dernier âne; je pris un air fier et je me mis à braire avec vigueur.

«Holà, holà! l’ami, s’écria André, vas-tu finir ta musique? Décampe, bourri, tu n’as pas de maître, tu es trop mal peigné, tu ne peux pas courir.»

Je me tus, mais je ne bougeai pas de ma place. Les uns riaient, les autres se fâchaient; on commençait à se quereller lorsque la mère Tranchet s’écria: «S’il n’a pas de maître, il va avoir une maîtresse; je le reconnais maintenant. C’est Cadichon, l’âne de c’te pauvre mam’selle Pauline; ils l’ont chassé quand la petite ne s’est plus trouvée là pour le protéger, et je crois bien qu’il a vécu tout l’hiver dans la forêt, car personne ne l’a revu depuis. Je le prends donc aujourd’hui à mon service; il va courir pour moi.

— Tiens, c’est Cadichon! s’écria-t-on de tous côtés; j’en ai entendu parler de ce fameux Cadichon.»

JEANNOT. – Mais, si vous faites courir pour vous, mère Tranchet, il faut tout de même déposer dans le sac du maire une pièce blanche de cinquante centimes.

MÈRE TRANCHET. – Qu’à cela ne tienne, mes enfants. Voici ma pièce, ajouta-t-elle en dénouant un coin de son mouchoir; mais… faut pas m’en demander d’autres, car je n’en ai pas beaucoup.

JEANNOT. – Ah bien! si vous gagnez, vous n’en manquerez pas, car tout le village a mis au sac: il y a plus de cent francs.

J’approchai de la mère Tranchet, et je fis une pirouette, un saut, une ruade d’un air si délibéré que les jeunes garçons commencèrent à craindre de me voir gagner le prix.

«Écoute, Jeannot, dit André tout bas, tu as eu tort de laisser la mère Tranchet mettre au sac. La voilà maintenant qui a droit de faire courir Cadichon, et il m’a l’air alerte et disposé à nous souffler la montre et l’argent.»

JEANNOT. – Ah bah! que t’es nigaud! Tu ne vois donc pas la figure qu’il a, ce pauvre Cadichon! Il va nous faire rire; il n’ira pas loin, va.

ANDRÉ. – Je n’en sais rien. Si je lui présentais de l’avoine pour le faire partir?

JEANNOT. – Et les dix sous de la mère Tranchet, donc?

ANDRÉ. – Eh bien, l’âne parti, on les lui rendrait.

JEANNOT. – Au fait, Cadichon n’est pas plus à elle qu’à moi ou à toi. Va chercher un picotin, et tâche de le faire partir sans que la mère Tranchet s’en aperçoive.

J’avais tout entendu et tout compris; aussi, quand André revint avec un picotin d’avoine dans son tablier, au lieu d’aller à lui, je me rapprochai de la mère Tranchet qui causait avec des amis. André me suivit; Jeannot me prit par les oreilles et me fit tourner la tête, croyant que je ne voyais pas l’avoine. Je ne bougeai pas davantage, malgré l’envie que j’avais d’y goûter. Jeannot commença à me tirer, André à me pousser, et moi je me mis à braire de ma plus belle voix. La mère Tranchet se retourna et vit la manoeuvre d’André et de Jeannot.

«Ce n’est pas bien ce que vous faites là, mes garçons. Puisque vous m’avez fait mettre ma pauvre pièce blanche au sac de course, faut pas m’enlever Cadichon. Vous avez peur de lui, à ce qu’il me semble.»

ANDRÉ. – Peur! d’un sale bourri comme ça? Ah! pour ça non, nous n’avons pas peur.

MÈRE TRANCHET. – Et pourquoi que vous le tiriez pour l’emmener?

ANDRÉ. – C’était pour lui donner un picotin.

MÈRE TRANCHET, d’un air moqueur. – C’est différent! c’est gentil, ça. Versez-lui ça par terre, qu’il mange à son aise. Et moi qui croyais que vous vouliez lui donner un picotin de malice! Voyez pourtant comme on se trompe.

André et Jeannot étaient honteux et mécontents, mais ils n’osaient pas le faire voir. Leurs camarades riaient de les voir attrapés; la mère Tranchet se frottait les mains, et moi j’étais enchanté. Je mangeais mon avoine avec avidité, je sentais que je prenais des forces en la mangeant; j’étais content de la mère Tranchet, et, quand j’eus tout avalé, je devins impatient de partir. Enfin il se fit un grand tumulte; le maire venait donner l’ordre de placer les ânes. On les rangea tous en ligne; je me mis modestement le dernier. Quand je parus seul, chacun demanda qui j’étais, à qui j’appartenais.

«À personne, dit André.

— À moi!» cria la mère Tranchet.

LE MAIRE. – Il fallait mettre au sac de course, mère Tranchet.

MÈRE TRANCHET. – J’y ai mis, monsieur le maire.

— Bon, inscrivez la mère Tranchet, dit le maire.

— C’est déjà fait, monsieur le maire, répondit le greffier.

— C’est bien, reprit le maire. Tout est-il prêt? Un, deux, trois! Partez!

Les garçons qui tenaient les ânes lâchèrent chacun le sien en lui donnant un grand coup de fouet. Tous partirent. Bien que personne ne m’eût retenu, j’attendis honnêtement mon tour pour me mettre à courir. Tous avaient donc un peu d’avance sur moi. Mais ils n’avaient pas fait cent pas que je les avais rattrapés. Me voici à la tête de la bande, les devançant sans me donner beaucoup de mal. Les garçons criaient, faisaient claquer leurs fouets pour exciter leurs ânes. Je me retournais de temps en temps pour voir leurs mines effarées, pour contempler mon triomphe et pour rire de leurs efforts. Mes camarades, furieux d’être distancés par moi, pauvre inconnu à mine piteuse, redoublèrent d’efforts pour me joindre, me devancer et se barrer le passage les uns aux autres; j’entendais derrière moi des cris sauvages, des ruades, des coups de dents; deux fois je fus atteint, presque dépassé par l’âne de Jeannot. J’aurais dû me servir des mêmes moyens qu’il avait employés pour devancer mes camarades, mais je dédaignais ces indignes manoeuvres; je vis pourtant qu’il me fallait ne rien négliger pour ne pas être battu. D’un élan vigoureux je dépassai mon rival; au moment même il me saisit par la queue; la douleur manqua de me faire tomber, mais l’honneur de vaincre me donna le courage de m’arracher à sa dent, en y laissant un morceau de ma queue. Le désir de la vengeance me donna des ailes. Je courus avec une telle vitesse, que j’arrivai au but non seulement le premier, mais laissant au loin derrière moi tous mes rivaux. J’étais haletant, épuisé, mais heureux et triomphant. J’écoutai avec bonheur les applaudissements des milliers de spectateurs qui bordaient la prairie. Je pris un air vainqueur et je revins fièrement au pas jusqu’à la tribune du maire, qui devait donner le prix. La bonne femme Tranchet s’avança vers moi, me caressa et me promit une bonne mesure d’avoine. Elle tendait la main pour recevoir la montre et le sac d’argent que le maire allait lui remettre, lorsque André et Jeannot accoururent en criant: «Arrêtez, monsieur le maire, arrêtez, ce n’est pas juste ça. Personne ne connaît cet âne; il n’appartient pas plus à la mère Tranchet qu’au premier venu; cet âne ne compte pas, c’est le mien qui est arrivé le premier avec celui de Jeannot; la montre et le sac doivent être pour nous.

— Est-ce que la mère Tranchet n’a pas mis sa pièce au sac de course?

— Si fait, monsieur le maire, mais…

— Quelqu’un s’y est-il opposé quand elle y a mis?

— Non, monsieur le maire, mais…

— Est-ce qu’au moment du départ vous vous y êtes opposés?

— Non, monsieur le maire, mais…

— L’âne de la mère Tranchet a donc bien réellement gagné montre et sac.

— Monsieur le maire, rassemblez le conseil municipal pour juger la question; vous n’avez pas droit tout seul.»

Le maire parut indécis; quand je vis qu’il hésitait, je saisis d’un mouvement brusque la montre et le sac avec mes dents et je les déposai dans les mains de la mère Tranchet, qui, inquiète, tremblante, attendait la décision du maire.

Cette action intelligente mit les rieurs de notre côté, et me valut des tonnerres d’applaudissements.

«Voilà la question tranchée par le vainqueur en faveur de la mère Tranchet, dit le maire en riant. Messieurs du conseil municipal, allons délibérer à table si j’étais dans mon droit en laissant faire justice par un âne. Mes amis, ajouta-t-il malicieusement en regardant André et Jeannot, je crois que le plus âne de nous n’est pas celui de la mère Tranchet.

— Bravo! bravo!» monsieur le maire, cria-t-on de tous côtés.

Et tout le monde de rire, excepté André et Jeannot, qui s’en allèrent en me montrant le poing.

Et moi donc, étais-je content? Non, mon orgueil se révoltait; je trouvai que le maire avait été insolent à mon égard en croyant injurier mes ennemis quand il les avait qualifiés d’ânes. C’était ingrat, c’était lâche. J’avais eu du courage, de la modération, de la patience, de l’esprit; et voilà quelle était ma récompense! Après m’avoir insulté, on m’abandonnait. La mère Tranchet même, dans sa joie d’avoir une montre et cent trente-cinq francs, oubliait son bienfaiteur, ne pensait plus à sa promesse de me régaler d’une bonne mesure d’avoine, et partait avec la foule sans me donner la récompense que j’avais si bien gagnée.

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