Читать книгу Les Oeuvres Complètes de la Comtesse de Ségur - Comtesse de Ségur - Страница 132
X - Les bons maîtres
ОглавлениеJe restai donc seul dans le pré; j’étais triste, ma queue me faisait souffrir. Je me demandais si les ânes n’étaient pas meilleurs que les hommes, lorsque je sentis une main douce me caresser, et j’entendis une voix non moins douce me dire: «Pauvre âne! on a été méchant pour toi! Viens, pauvre bête, viens chez grand-mère; elle te fera nourrir et soigner mieux que tes méchants maîtres. Pauvre âne! comme tu es maigre!»
Je me retournai; je vis un joli petit garçon de cinq ans; sa soeur, qui paraissait âgée de trois ans, accourait avec sa bonne.
JEANNE. – Jacques, qu’est-ce que tu dis à ce pauvre âne?
JACQUES. – Je lui dis de venir demeurer chez grand-mère: il est tout seul, pauvre bête!
JEANNE. – Oui, Jacques, prends-le; attends, je vais monter à dos. Ma bonne, ma bonne, à dos de l’âne.
La bonne mit la petite fille sur mon dos; Jacques voulait me mener, mais je n’avais pas de brides.
«Attendez, ma bonne, dit-il, je vais lui attacher mon mouchoir au cou.»
Le petit Jacques essaya, mais j’avais le cou trop gros pour son petit mouchoir: sa bonne lui donna le sien, qui était encore trop court.
«Comment faire, ma bonne?» dit Jacques prêt à pleurer.
LA BONNE. – Allons au village demander un licou ou une corde. Viens, ma petite Jeanne, descends de dessus l’âne.
JEANNE, se cramponnant à mon cou. – Non, je ne veux pas descendre; je veux rester sur l’âne, je veux qu’il me mène à la maison.
LA BONNE. – Mais nous n’avons pas de licou pour le faire avancer. Tu vois bien qu’il ne bouge pas plus qu’un âne de pierre.
JACQUES. – Attendez, ma bonne, vous allez voir. D’abord je sais qu’il s’appelle Cadichon: la mère Tranchet me l’a dit. Je vais le caresser, l’embrasser, et je crois qu’il me suivra.
Jacques s’approcha de mon oreille et me dit tout bas, en me caressant: «Marche, mon petit Cadichon; je t’en prie, marche.»
La confiance de ce bon petit garçon me toucha; je remarquai avec plaisir qu’au lieu de demander un bâton pour me faire avancer, il n’avait songé qu’aux moyens de douceur et d’amitié. Aussi, à peine avait-il achevé sa phrase et sa petite caresse, que je me mis en marche.
«Vous voyez, ma bonne, il me comprend, il m’aime!» s’écria Jacques, rouge de joie, les yeux brillants de bonheur, et courant en avant pour me montrer le chemin.
LA BONNE. – Est-ce qu’un âne peut comprendre quelque chose? Il marche parce qu’il s’ennuie ici.
JACQUES. – Mais, ma bonne, vous voyez qu’il me suit.
LA BONNE. – Parce qu’il sent le pain que tu as dans ta poche.
JACQUES. – Vous croyez qu’il a faim, ma bonne?
LA BONNE. – Probablement; vois comme il est maigre.
JACQUES. – C’est vrai! pauvre Cadichon! et moi qui ne pensais pas à lui donner mon pain!
Et, tirant aussitôt de sa poche le morceau que la bonne y avait mis pour son goûter, il me le présenta. J’avais été offensé de la méchante pensée de la bonne, et je fus bien aise de lui prouver qu’elle m’avait mal jugé, que ce n’était pas par intérêt que je suivais Jacques, et que je portais Jeanne sur mon dos par complaisance, par bonté.
Je refusai donc le pain que m’offrait le bon petit Jacques et je me contentai de lui lécher la main.
JACQUES. – Ma bonne, ma bonne, il me baise la main, il ne veut pas de mon pain! Mon cher petit Cadichon, comme je t’aime! Vous voyez bien, ma bonne, qu’il me suit parce qu’il m’aime; ce n’est pas pour avoir du pain.
LA BONNE. – Tant mieux pour toi si tu crois avoir un âne comme on n’en voit pas, un âne modèle. Moi, je sais que les ânes sont tous entêtés et méchants, je ne les aime pas.
JACQUES. – Oh! ma bonne, le pauvre Cadichon n’est pas méchant, voyez comme il est bon pour moi.
LA BONNE. – Nous verrons bien si cela durera.
— N’est-ce pas, mon Cadichon, que tu seras toujours bon pour moi et pour Jeanne? dit le petit Jacques en me caressant.
Je me trouvai vers lui et le regardai d’un air si doux qu’il le remarqua malgré sa grande jeunesse; puis je me tournai vers la bonne et lui lançai un regard furieux, qu’elle vit bien aussi, car elle dit aussitôt: «Comme il a l’oeil mauvais! il a l’air méchant; il me regarde comme s’il voulait me dévorer!
— Oh! ma bonne, dit Jacques, comment pouvez-vous dire cela? Il me regarde d’un air doux comme s’il voulait m’embrasser!»
Tous deux avaient raison, et moi je n’avais pas tort; je me promis d’être excellent pour Jacques, Jeanne et les personnes de la maison qui seraient bonnes pour moi; et j’eus la mauvaise pensée d’être méchant pour ceux qui me maltraiteraient ou qui m’insulteraient comme l’avait fait la bonne. Ce besoin de vengeance fut plus tard la cause de mes malheurs. Tout en causant, nous marchions toujours et nous arrivâmes bientôt au château de la grand-mère de Jacques et de Jeanne. On me laissa à la porte, où je restai comme un âne bien élevé, sans bouger, sans même goûter à l’herbe qui bordait le chemin sablé. Deux minutes après, Jacques reparut, traînant après lui sa grand-mère.
«Venez voir, grand-mère, venez voir comme il est doux, comme il m’aime! Ne croyez pas ma bonne, je vous en prie, dit Jacques en joignant les mains.
— Non, grand-mère, croyez pas, je vous en prie, reprit Jeanne.
— Voyons, dit la grand-mère en souriant, voyons ce fameux âne!»
Et, s’approchant de moi, elle me toucha, me caressa, me prit les oreilles, mit sa main à ma bouche sans que je fisse mine de la mordre ou même de m’éloigner.
LA GRAND-MÈRE. – Mais il a en effet l’air fort doux; que disiez-vous donc, Émilie, qu’il avait l’air méchant?
JACQUES. – N’est-ce pas, grand-mère, n’est-ce pas qu’il est bon, qu’il faut le garder?
LA GRAND-MÈRE. – Cher petit, je le crois très bon; mais comment pouvons-nous le garder, puisqu’il n’est pas à nous? Il faudra le ramener à son maître.
JACQUES. – Il n’a pas de maître, grand-mère.
— Bien sûr il n’a pas de maître, grand-mère, reprit Jeanne, qui répétait tout ce que disait son frère.
LA GRAND-MÈRE. – Comment, pas de maître? C’est impossible.
JACQUES. – Si, grand-mère, c’est vrai, la mère Tranchet me l’a dit.
LA GRAND-MÈRE. – Alors, comment a-t-il gagné le prix de la course pour elle? Puisqu’elle l’a pris pour courir, c’est qu’elle l’a emprunté à quelqu’un.
JACQUES. – Non, grand-mère, il est venu tout seul; il a voulu courir avec les autres. La mère Tranchet a payé pour prendre ce qu’il gagnerait, mais il n’a pas de maître: c’est Cadichon, l’âne de la pauvre Pauline qui est morte; ses parents l’ont chassé, et il a vécu tout l’hiver dans la forêt.
LA GRAND-MÈRE. – Cadichon! le fameux Cadichon qui a sauvé de l’incendie sa petite maîtresse? Ah! je suis bien aise de le connaître; c’est vraiment un âne extraordinaire et admirable!
Et, tournant tout autour de moi, elle me regarda longtemps. J’étais fier de voir ma réputation si bien établie; je me rengorgeais, j’ouvrais les narines, je secouais ma crinière.
«Comme il est maigre! Pauvre bête! Il n’a pas été récompensé de son dévouement, dit la grand-mère d’un air sérieux et d’un ton de reproche. Gardons-le, mon enfant, gardons-le puisqu’il a été abandonné, chassé par ceux qui auraient dû le soigner et l’aimer. Appelle Bouland; je le ferai mettre à l’écurie avec une bonne litière.»
Jacques, enchanté, courut chercher Bouland, qui arriva tout de suite.
LA GRAND-MÈRE. – Bouland, voici un âne que les enfants ont ramené; mettez-le à l’écurie et donnez-lui à boire et à manger.
BOULAND. – Faudra-t-il le remettre à son maître ensuite?
LA GRAND-MÈRE. – Non; il n’a pas de maître. Il paraît que c’est le fameux Cadichon, qui a été chassé après la mort de sa petite maîtresse: il est venu au village, et mes petits-enfants l’ont trouvé abandonné dans le pré. Ils l’ont ramené, et nous le garderons.
BOULAND. – Et madame fait bien de le garder. Il n’y a pas son pareil dans tout le pays. On m’a raconté de lui des choses vraiment étonnantes; on dirait qu’il entend et qu’il comprend tout ce qui se dit. Madame va voir… Viens, mon Cadichon, viens manger ton picotin d’avoine.
Je me retournai aussitôt, et je suivis Bouland qui s’en allait.
«C’est étonnant, dit la grand-mère, il a vraiment compris.»
Elle rentra à la maison; Jacques et Jeanne voulurent m’accompagner à l’écurie. On me plaça dans une stalle; j’avais pour compagnons deux chevaux et un âne. Bouland, aidé de Jacques, me fit une belle litière; il alla me chercher une mesure d’avoine.
«Encore, encore, Bouland, je vous en prie, dit Jacques; il lui en faut beaucoup, il a tant couru!»
BOULAND. – Mais, monsieur Jacques, si vous lui donnez trop d’avoine, vous le rendrez trop vif; vous pourrez pas le monter, ni Mlle Jeanne non plus.
JACQUES. – Oh! il est si bon! nous pourrons le monter tout de même.
On me donna une énorme mesure d’avoine, et l’on mit près de moi un seau plein d’eau. J’avais soif, je commençai par boire la moitié du seau; puis je croquai mon avoine, en me réjouissant d’avoir été emmené par ce bon petit Jacques. Je fis encore quelques réflexions sur l’ingratitude de la mère Tranchet; je mangeai ma botte de foin, je m’étendis sur ma paille; je me trouvai couché comme un roi et je m’endormis.