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XIII - Les souterrains
ОглавлениеLe dîner ne fut pas long; les gendarmes étaient pressés de faire leur inspection avant la nuit. Ils demandèrent à la grand-mère la permission de m’emmener.
«Il nous sera bien utile dans notre expédition, madame, dit l’officier. Ce Cadichon n’est pas un âne ordinaire; il a déjà fait des choses plus difficiles que ce que nous allons lui demander.
— Prenez-le, messieurs, si vous le croyez nécessaire, répondit la grand-mère; mais ne le fatiguez pas trop, je vous prie. La pauvre bête a déjà fait la route ce matin, et il est revenu avec quatre de mes petits-enfants sur son dos.
— Quant à cela, madame, reprit l’officier, vous pouvez être tranquille; soyez sûre que nous le traiterons le plus doucement possible.»
On m’avait donné mon dîner: un picotin d’avoine, une brassée de salade, carottes et autres légumes; j’avais bu, j’avais mangé, j’étais prêt à partir. Quand on vint me prendre, je me plaçai tout d’abord à la tête de la troupe, et nous nous mîmes en route, l’âne servant de guide aux gendarmes.
Ils n’en furent pas humiliés, car ils étaient bonnes gens. On croit que les gendarmes sont sévères, méchants, c’est tout le contraire: pas de meilleures gens, de plus charitables, de plus patients, de plus généreux que ces bons gendarmes. Pendant toute la route ils eurent pour moi tous les soins possibles: ralentissant le pas de leurs chevaux quand ils me croyaient fatigué, et me proposant de boire à chaque ruisseau que nous traversions. Le jour commençait à baisser lorsque nous arrivâmes au couvent. L’officier donna ordre de suivre tous mes mouvements et de marcher tous ensemble. Mais, comme leurs chevaux pouvaient les gêner, ils les avaient laissés dans un village voisin de la forêt. Je les menai sans hésiter à l’entrée de l’arche, près des broussailles d’où j’avais vu sortir les douze voleurs. Je vis avec inquiétude qu’ils restaient près de l’entrée. Pour les éloigner, je fis quelques pas derrière le mur; ils me suivirent. Quand ils y furent tous, je revins aux broussailles, les empêchant d’avancer quand ils voulaient me suivre. Ils me comprirent, et restèrent cachés le long du mur.
Je m’approchai alors de l’entrée des souterrains, et je me mis à braire de toutes les forces de mes poumons. Je ne tardai pas à obtenir ce que je voulais. Tous mes camarades enfermés dans les caveaux me répondirent à qui mieux mieux. Je fis un pas vers les gendarmes, qui devinèrent ma manoeuvre, et je revins me placer près de l’entrée des souterrains. Je me remis à braire; cette fois, personne ne me répondit; je devinai que les voleurs, pour empêcher mes camarades de les trahir, leur avaient attaché des pierres à la queue. Tout le monde sait que, pour braire, nous dressons notre queue; ne pouvant pas la dresser, à cause du poids de la pierre, mes camarades se taisaient.
Je restais toujours à deux pas de l’entrée, lorsque je vis une tête d’homme sortir des broussailles et regarder avec précaution. Ne voyant que moi, il dit:
«Voilà le coquin que nous n’avons pas pris ce matin. Tu vas rejoindre tes camarades, mon braillard.»
Mais, comme il allait me saisir, je m’éloignai de deux pas; il me suivit, je m’éloignai encore, jusqu’à ce que je l’eusse amené à l’angle du mur derrière lequel étaient mes amis les gendarmes. Avant que mon voleur eût eu le temps de pousser un cri, ils se jetèrent sur lui, le bâillonnèrent, le garrottèrent et l’étendirent par terre. Je me remis à l’entrée et je recommençai à braire, ne doutant pas qu’un autre viendrait voir ce que devenait leur compagnon. En effet, j’entendis bientôt les broussailles s’écarter, et je vis apparaître une nouvelle tête, qui regarda de même avec précaution; ne pouvant m’atteindre, ce second voleur fit comme le premier; moi, j’exécutai la même manoeuvre, et je le fis prendre par les gendarmes sans qu’il eût eu le temps de se reconnaître. Je recommençai ainsi jusqu’à ce que j’en eusse fait prendre six.
Après le sixième, j’eus beau braire, personne n’apparut. Je pensai que, ne voyant revenir aucun des hommes qui allaient savoir des nouvelles de leurs camarades, les voleurs avaient soupçonné quelque piège et n’avaient plus osé se risquer. Pendant ce temps, la nuit était venue tout à fait, on n’y voyait presque plus. L’officier de gendarmerie envoya un de ses hommes chercher du renfort pour attaquer les voleurs dans les souterrains et emmener garrottés, dans une charrette, les six voleurs déjà faits prisonniers. Les gendarmes qui restèrent eurent ordre de se partager en deux bandes, pour surveiller les sorties du couvent; moi, on me laissa agir à mon idée, après m’avoir bien caressé et m’avoir fait les plus grands compliments sur ma conduite.
«S’il n’était pas un âne, dit un gendarme, il mériterait la croix.
— N’en a-t-il pas une sur le dos? dit un autre.
— Tais-toi, mauvais plaisant, dit un troisième; tu sais bien que cette croix-là est marquée sur les ânes pour rappeler qu’un des leurs a eu l’honneur d’être monté par Notre-Seigneur Jésus-Christ.
— Voilà pourquoi c’est une croix d’honneur, reprit l’autre.
— Silence! dit l’officier à voix basse: Cadichon dresse les oreilles.»
J’entendis en effet un bruit extraordinaire du côté de l’arche; ce n’était pas un bruit de pas, on aurait dit plutôt comme un craquement et des cris étouffés. Les gendarmes entendaient bien aussi, mais sans pouvoir deviner ce que c’était. Enfin une fumée épaisse s’échappa de plusieurs soupiraux et fenêtres basses du couvent, puis quelques flammes jaillirent: quelques instants après, tout était en feu.
«Ils ont mis le feu dans les caves pour s’échapper par les portes, dit l’officier.
— Il faut courir l’éteindre, mon lieutenant, répondit un gendarme.
— Gardez-vous-en bien! Surveillons plus que jamais toutes les issues, et si les voleurs paraissent, feu de vos carabines; les pistolets viendront après.»
L’officier avait bien deviné la manoeuvre de ces voleurs; ils avaient compris qu’ils étaient découverts, que leurs camarades avaient été faits prisonniers, et ils espéraient qu’à la faveur de l’incendie et des efforts des gendarmes pour l’éteindre, ils pourraient s’échapper et reprendre leurs amis. Nous vîmes bientôt les six voleurs restants et leur capitaine sortir avec précipitation de l’entrée masquée par des broussailles; trois gendarmes seulement se trouvaient à ce poste; ils tirèrent chacun leur coup de carabine avant que les voleurs eussent eu le temps de faire usage de leurs armes. Deux voleurs tombèrent; un troisième laissa échapper son pistolet: il avait le bras cassé. Mais les trois derniers et leur capitaine s’élancèrent avec fureur sur les gendarmes, qui, le sabre d’une main, le pistolet de l’autre, se battirent comme des lions. Avant que l’officier et les deux autres gendarmes qui surveillaient le côté opposé du couvent eussent eu le temps d’accourir, le combat était presque terminé; les voleurs étaient tous tués ou blessés; le capitaine se défendait encore contre un gendarme, le seul qui fût sur pied; les deux autres étaient grièvement blessés. L’arrivée du renfort mit fin au combat. En un clin d’oeil le capitaine fut entouré, désarmé, garrotté et couché près des six voleurs prisonniers. Pendant le combat, le feu s’était éteint; ce qui avait brûlé n’était que des broussailles et du menu bois; mais, avant de pénétrer dans les souterrains, l’officier voulut attendre l’arrivée du renfort qu’il avait demandé. La nuit était bien avancée quand nous vîmes arriver six gendarmes nouveaux et la charrette qui devait emmener les prisonniers. On les coucha côte à côte dans la voiture; l’officier était humain: il avait donné ordre de les débâillonner, de sorte qu’ils disaient aux gendarmes mille injures. Les gendarmes n’y faisaient pas attention. Deux d’entre eux montèrent sur la charrette pour escorter les prisonniers; on fit des brancards pour emporter les blessés.
Pendant ces préparatifs j’accompagnai l’officier dans la descente qu’il fit aux souterrains, escorté de huit hommes. Nous traversâmes un long corridor qui allait toujours en descendant, puis nous arrivâmes dans les souterrains où les brigands avaient établi leur demeure. Un de ces caveaux leur servait d’écurie; nous y trouvâmes tous mes camarades pris de la veille et qui avaient tous une pierre à la queue. On les en délivra immédiatement, et ils se mirent à braire à l’unisson. Dans ce souterrain, c’était un bruit à rendre sourd.
«Silence, les ânes! dit un gendarme, sans quoi nous allons vous rattacher vos breloques.
— Laissez-les dire, répondit un autre gendarme: tu vois bien qu’ils chantent les louanges de Cadichon.
— J’aimerais mieux qu’ils chantassent sur un autre ton», reprit le premier gendarme en riant.
«Cet homme, assurément, n’aime pas la musique, me dis-je à part moi. Que trouve-t-il à redire aux voix de mes camarades?» Ces pauvres camarades! ils chantaient leur délivrance.
Nous continuâmes à marcher. Un des souterrains était plein d’effets volés. Dans un autre ils avaient enfermé des prisonniers qu’ils gardaient pour les servir: les uns faisaient la cuisine, le service de la table, nettoyaient les souterrains; d’autres faisaient les vêtements et les chaussures. Il y avait de ces malheureux qui y étaient depuis deux ans; ils étaient enchaînés deux à deux, et ils avaient tous de petites sonnettes aux bras et aux pieds, pour qu’on pût savoir de quel côté ils allaient. Deux voleurs restaient toujours près d’eux pour les garder; on n’en laissait jamais plus de deux ensemble dans le même souterrain. Pour ceux qui travaillaient aux vêtements, on les réunissait tous, mais le bout de leur chaîne était attaché, pendant le travail, à un anneau scellé dans le mur.
Je sus plus tard que ces malheureux étaient les voyageurs et les visiteurs des ruines qui avaient disparu depuis deux ans. Il y en avait quatorze; ils racontèrent que les voleurs en avaient tué trois sous leurs yeux: deux parce qu’ils étaient malades, et un qui refusait obstinément de travailler.
Les gendarmes délivrèrent tous ces pauvres gens, ramenèrent les ânes au château, portèrent les blessés à l’hospice, et menèrent les voleurs en prison. Ils furent jugés et condamnés, le capitaine à mort et les autres à être envoyés à Cayenne. Quant à moi, je fus admiré par tout le monde; chaque fois que je sortais, j’entendais dire aux personnes qui me rencontraient:
«C’est Cadichon, le fameux Cadichon, qui vaut à lui seul plus que tous les ânes du pays.»