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XXIV - Les voleurs

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«Il ne fait pas encore assez nuit, Finot; il serait plus sage de nous blottir dans ce bois.»

— Mais, Passe-Partout, dit Finot, il nous faut un peu de jour pour nous reconnaître; moi d’abord, je n’ai pas étudié les portes d’entrée.

— Tu n’as jamais rien étudié, toi, reprit Passe-Partout; c’est bien à tort que les camarades t’ont appelé Finot; si ce n’était que moi, je t’aurais plutôt nommé Pataud.»

FINOT. – Ça n’empêche pas que c’est moi qui ai toujours les bonnes idées.

PASSE-PARTOUT. – Bonnes idées? ça dépend. Qu’est-ce que nous allons faire au château?

FINOT. – Ce que nous allons faire? Dévaliser le potager, couper les têtes d’artichaut, arracher les cosses de pois, de haricots, les navets, les carottes, enlever les fruits. En voilà de la besogne!

PASSE-PARTOUT. – Et puis?

FINOT. – Comment, et puis? Nous ferons un tas de tout ce jardinage, nous le passerons pardessus le mur, et nous irons le vendre au marché des Moulins.

PASSE-PARTOUT. – Et par où entreras-tu dans le jardin, imbécile?

FINOT. – Pardessus le mur, avec une échelle, bien sûr. Voudrais-tu que j’allasse demander poliment au jardinier la clef et ses outils?

PASSE-PARTOUT. – Mauvais plaisant, va! Je te demande seulement si tu as marqué la place où nous devons grimper sur le mur?

FINOT. – Mais non, te dis-je, je ne l’ai pas marquée: voilà pourquoi j’aimerais mieux aller en avant pour reconnaître.

PASSE-PARTOUT. – Et si on te voit, qu’est-ce que tu diras?

FINOT. – Je dirai… que je viens demander un verre de cidre et une croûte de pain.

PASSE-PARTOUT. – Ça ne vaut rien; j’ai une idée, moi. Je connais le potager; il y a un endroit où le mur est dégradé. En mettant les pieds dans les trous, j’arriverai au haut du mur, je trouverai une échelle et je te la passerai, car tu n’es pas fort pour grimper.

FINOT. – Non, je ne tiens pas du chat comme toi.

PASSE-PARTOUT. – Mais si quelqu’un vient nous déranger?

FINOT. – Tiens, tu es bon enfant, toi! Si quelqu’un vient me déranger, je saurai bien l’arranger.

PASSE-PARTOUT. – Qu’est-ce que tu lui feras?

FINOT. – Si c’est un chien, je l’égorge; ce n’est pas pour rien que j’ai mon couteau bien affilé.

PASSE-PARTOUT. – Mais si c’est un homme?

— Un homme? dit Finot se grattant l’oreille, c’est plus embarrassant, ça… Un homme! on ne peut pourtant pas tuer un homme comme un chien. Si c’était pour quelque chose qui vaille, on verrait, mais pour des légumes! Et puis, ce château qui est plein de monde!

PASSE-PARTOUT. – Mais enfin, qu’est-ce que tu feras?

FINOT. – Ma foi, je me sauverai: c’est plus sûr.

PASSE-PARTOUT. – T’es un lâche, toi! sais-tu bien! Si tu vois ou si tu entends un homme, tu n’as qu’à m’appeler, je lui ferai son affaire.

FINOT. – Fais à ton goût, ce n’est pas le mien.

PASSE-PARTOUT. – Pour lors donc, c’est convenu. Nous attendons la nuit, nous arrivons près du mur du potager, tu restes à un bout pour avertir s’il vient quelqu’un; je grimpe à l’autre bout, je te passe une échelle et tu me rejoins.

— C’est bien ça…, dit Finot. Il se retourne avec inquiétude, écoute et dit tout bas: «J’ai entendu remuer là derrière. Est-ce qu’il y aurait quelqu’un?

— Qui veux-tu qui se cache dans le bois? répondit Passe-Partout. Tu as toujours peur. Ce ne peut être qu’un crapaud ou une couleuvre.»

Ils ne dirent plus rien; je ne bougeai pas non plus, et je me demandai ce que j’allais faire pour empêcher les voleurs d’entrer et pour les faire prendre. Je ne pouvais prévenir personne, je ne pouvais même pas défendre l’entrée du potager. Pourtant, après avoir bien réfléchi, je pris un parti qui pouvait empêcher les voleurs d’agir et les faire arrêter. J’attendis qu’ils fussent partis pour m’en aller à mon tour. Je ne voulais pas bouger jusqu’au moment où ils ne pourraient plus m’entendre.

La nuit était noire; je savais qu’ils ne pouvaient marcher très vite; je pris un chemin plus court en sautant pardessus des haies, et j’arrivai longtemps avant eux au mur du potager. Je connaissais l’endroit dégradé dont avait parlé Passe-Partout. Je me serrai près de là, contre le mur: on ne pouvait me voir.

J’attendis un quart d’heure; personne ne venait. Enfin j’entendis des pas sourds et un léger chuchotement; les pas approchèrent avec précaution; les uns se dirigeaient vers moi, c’était Passe-Partout; les autres s’éloignaient vers l’autre bout du mur, du côté de la porte d’entrée, c’était Finot.

Je ne voyais pas, mais j’entendais tout. Quand Passe-Partout fut arrivé à l’endroit où quelques pierres tombées avaient fait des trous assez grands pour y poser les pieds, il commença à grimper, en tâtonnant avec les pieds et avec les mains. Je ne bougeais pas, je respirais à peine: j’entendais et je reconnaissais chacun de ses mouvements. Quand il eut grimpé à la hauteur de ma tête, je m’élançai contre le mur, je le saisis par la jambe, et je le tirai fortement; avant qu’il eût eu le temps de se reconnaître, il était par terre, étourdi par la chute, meurtri par les pierres; pour l’empêcher de crier ou d’appeler son camarade, je lui donnai sur la tête un grand coup de pied, qui acheva de l’étourdir et le laissa sans connaissance. Je restai ensuite immobile près de lui, pensant bien que le camarade viendrait voir ce qui se passait. Je ne tardai pas, en effet, à entendre Finot avancer avec précaution. Il faisait quelques pas, il s’arrêtait, il écoutait…, rien…, il avançait encore… Il arriva ainsi tout près de son camarade; mais, comme il regardait en l’air sur le mur, il ne le voyait pas étendu tout de son long par terre, sans mouvement.

«Pst… pst… as-tu l’échelle?… puis-je monter?…» disait-il à voix basse. L’autre n’avait garde de répondre, il ne l’entendait pas. Je vis qu’il n’avait pas envie de grimper; je craignis qu’il ne s’en allât; il était temps d’agir. Je m’élançai sur lui, je le fis tomber en le tirant par le dos de sa blouse, et je lui donnai, comme à l’autre, un bon coup de pied sur la tête; j’obtins le même succès, il resta sans connaissance près de son ami. Alors, n’ayant plus rien à perdre, je me mis à braire de ma voix la plus formidable; je courus à la maison du jardinier, aux écuries, au château, brayant avec une telle violence, que tout le monde fut éveillé. Quelques hommes, les plus braves, sortirent avec des armes et des lanternes; je courus à eux, et je les menai, courant en avant, près des deux voleurs, étendus au pied du mur.

«Deux hommes morts! que veut dire cela?» dit le papa de Pierre.

LE PAPA DE JACQUES. – Ils ne sont pas morts, ils respirent.

LE JARDINIER. – En voilà un qui vient de gémir.

LE COCHER. – Du sang, une blessure à la tête!

LE PAPA DE PIERRE. – Et l’autre aussi, même blessure! On dirait que c’est un coup de pied de cheval ou d’âne.

LE PAPA DE JACQUES. – Oui, voilà la marque du fer sur le front.

LE COCHER. – Qu’ordonnent ces messieurs? Que veulent-ils qu’on fasse de ces hommes?

LE PAPA DE PIERRE. – Il faut les porter à la maison, atteler le cabriolet, et aller chercher le médecin. Nous autres, en attendant le médecin, nous tâcherons de leur faire reprendre connaissance.

Le jardinier apporta un brancard; on y posa les blessés et on les porta dans une grande pièce qui servait d’orangerie pendant l’hiver. Ils restaient toujours sans mouvement.

«Je ne connais pas ces visages-là, dit le jardinier après les avoir examinés attentivement à la lumière.

— Peut-être ont-ils sur eux des papiers qui les feront reconnaître, dit le papa de Louis; on ferait savoir à leurs familles qu’ils sont ici et blessés.»

Le jardinier fouilla dans leurs poches, en retira quelques papiers, qu’il remit au papa de Jacques, puis deux couteaux bien aiguisés, bien pointus, et un gros paquet de clefs.

«Ah! ah! ceci indique l’état de ces messieurs! s’écria-t-il; ils venaient voler et peut-être tuer.

— Je commence à comprendre, dit le papa de Pierre. La présence de Cadichon et ses braiments expliquent tout. Ces gens-là venaient pour voler; Cadichon les a devinés avec son instinct accoutumé; il a lutté contre eux, il a rué et leur a cassé la tête, après quoi il s’est mis à braire pour nous appeler tous.

— C’est bien cela, ce doit être cela, dit le papa de Jacques. Il peut se vanter de nous avoir rendu un fier service, ce brave Cadichon. Viens, mon Cadichon, te voilà rentré en grâce cette fois.»

J’étais content; je me promenais en long et en large devant la serre, pendant qu’on donnait des soins à Finot et à Passe-Partout. M. Tudoux ne tarda pas à arriver; les voleurs n’avaient pas encore repris connaissance. Il examina les blessures.

«Voilà deux coups bien appliqués, dit-il. On voit distinctement la marque d’un très petit fer à cheval, comme qui dirait un pied d’âne. Eh mais…, ajouta-t-il en m’apercevant, ne serait-ce pas une nouvelle méchanceté de cet animal qui nous examine comme s’il comprenait?

— Pas méchanceté, mais fidèle service et intelligence, répondit le papa de Pierre. Ces gens-là sont des voleurs; voyez ces couteaux et ces papiers qu’ils avaient sur eux.»

Et il se mit à lire:

«N° 1. Château Herp. Beaucoup de monde; pas bon à voler; potager facile; légumes et fruits, mur peu élevé.

N° 2. Presbytère. Vieux curé; pas d’armes. Servante sourde et vieille. Bon à voler pendant la messe.

N° 3. Château de Sourval. Maître absent; femme seule au rez-de-chaussée, domestique au second; belle argenterie; bon à voler. Tuer si on crie.

N° 4. Château de Chanday. Chiens de garde vigoureux à empoisonner; personne au rez-de-chaussée; argenterie; galerie de curiosités riches et bijoux à voler. Tuer si on vient.»

«Vous voyez, continua le papa, que ces hommes sont des brigands qui venaient dévaliser le potager, faute de mieux. Pendant que vous leur donnerez vos soins, je vais envoyer à la ville prévenir le brigadier de gendarmerie.»

M. Tudoux tira de sa poche une trousse, y prit une lancette et saigna les deux voleurs. Ils ne tardèrent pas à ouvrir les yeux et parurent effrayés de se voir entourés de monde et dans une chambre du château. Quand ils furent tout à fait remis, ils voulurent parler.

«Silence, coquins, leur dit M. Tudoux avec calme et lenteur. Silence; nous n’avons pas besoin de vos discours pour savoir qui vous êtes et ce que vous venez faire ici.»

Finot porta la main à sa veste, les papiers n’y étaient plus; il chercha son couteau, il ne le trouva pas. Il regarda Passe-Partout d’un air sombre et lui dit à voix basse: «Je te disais bien dans le bois que j’avais entendu du bruit.

— Tais-toi, dit Passe-Partout de même; on pourrait t’entendre. Il faut tout nier.»

FINOT. – Mais les papiers? ils les ont.

PASSE-PARTOUT. – Tu diras que nous avons trouvé les papiers.

FINOT. – Et les couteaux?

PASSE-PARTOUT. – Les couteaux aussi, parbleu! Il faut de l’audace.

FINOT. – Qui est-ce qui t’a assené sur la tête ce coup de massue qui t’a si bien engourdi?

PASSE-PARTOUT. – Je n’en sais, ma foi, rien; je n’ai pas eu le temps de voir ni d’entendre. Je me suis trouvé par terre, et frappé en moins de rien.

FINOT. – Et moi de même. Il faudrait pourtant savoir si on nous a vus grimper au mur.

PASSE-PARTOUT. – Nous le saurons bien. Ne faut-il pas que ceux qui nous ont assommés viennent dire comment et pourquoi?

FINOT. – Tiens! C’est vrai. Jusque-là il faut tout nier. Convenons à présent des détails pour ne pas nous contredire. D’abord, faisions-nous route ensemble? Où avons-nous trouvé les…?

— Séparez ces deux hommes, dit le papa de Louis; ils vont s’entendre sur les contes qu’ils nous feront.

Deux hommes saisirent Finot, pendant que deux autres s’emparèrent de Passe-Partout, et, malgré leur résistance, ils leur garrottèrent les pieds et les mains, et emportèrent Passe-Partout dans une autre salle.

La nuit était bien avancée; on attendait avec impatience le brigadier de gendarmerie; il arriva au petit jour, escorté de quatre gendarmes, car on lui avait dit qu’il s’agissait de l’arrestation de deux voleurs. Les papas de mes petits maîtres lui racontèrent tout ce qui était arrivé, et lui firent voir les papiers et les couteaux trouvés dans les poches des voleurs.

«Ce genre de couteaux, dit le brigadier, indique des voleurs dangereux qui assassinent pour voler: ce qui, du reste, est facile à voir d’après leurs papiers, qui sont des indications de vols à faire dans les environs. Je ne serais pas surpris que ces deux hommes fussent les nommés Finot et Passe-Partout, des brigands très dangereux échappés des galères, et qu’on cherche dans plusieurs départements où ils ont commis des vols nombreux et audacieux. Je vais les interroger séparément; vous pouvez assister à l’interrogatoire, si vous le désirez.»

En achevant ces mots, il entra dans la serre, où était resté Finot. Il le regarda un instant et dit: «Bonjour, Finot! tu t’es donc laissé reprendre?»

Finot tressaillit, rougit, mais ne répondit pas.

«Eh bien! Finot, fit le brigadier, nous avons perdu notre langue? Elle était pourtant bien pendue au dernier procès.

— À qui parlez-vous, monsieur? répondit Finot en regardant de tous côtés; il n’y a que moi ici.»

LE BRIGADIER. – Je le sais bien qu’il n’y a que toi; c’est bien à toi que je parle.

FINOT. – Je ne sais pas, monsieur, pourquoi vous me tutoyez; je ne vous connais pas.

LE BRIGADIER. – Mais, moi, je te connais bien. Tu es Finot, échappé du bagne, condamné aux galères pour vol et blessures.

FINOT. – Vous vous trompez, monsieur; je ne suis pas ce que vous prétendez si bien savoir.

LE BRIGADIER. – Et qui êtes-vous donc? D’où venez-vous? Où alliez-vous?

FINOT. – Je suis marchand de moutons; j’allais à une foire, à Moulins, acheter des agneaux.

LE BRIGADIER. – En vérité? Et votre camarade? Est-il aussi un marchand de moutons et d’agneaux?

FINOT. – Je n’en sais rien; nous nous étions rencontrés peu d’instants avant d’avoir été attaqués et assommés par une bande de voleurs.

LE BRIGADIER. – Et ces papiers que vous aviez dans vos poches?

FINOT. – Je ne sais seulement pas ce que c’est; nous les avons trouvés pas loin d’ici, et nous n’avons pas eu le temps d’y regarder.

LE BRIGADIER. – Et les couteaux?

FINOT. – Les couteaux étaient avec les papiers.

LE BRIGADIER. – Tiens! c’est de la chance d’avoir trouvé et ramassé tout cela sans y voir; la nuit était bien sombre.

FINOT. – Aussi est-ce le hasard. Mon camarade a marché dessus, cela lui a semblé drôle; il s’est baissé, je l’ai aidé; et, en tâtonnant, nous avons trouvé les papiers et les couteaux, nous avons partagé.

LE BRIGADIER. – C’est malheureux pour vous d’avoir partagé. Ça fait que chacun avait de quoi se faire fourrer en prison.

FINOT. – Vous n’avez pas le droit de nous mettre en prison: nous sommes d’honnêtes gens…

LE BRIGADIER. – C’est ce que nous verrons, et ce ne sera pas long. Au revoir, Finot. Ne vous dérangez pas, ajouta-t-il, voyant que Finot cherchait à se lever de dessus son banc. Gendarmes, veillez bien sur monsieur, afin qu’il ne manque de rien. Et ne le quittez pas des yeux, c’est un Finot qui nous a échappé déjà plus d’une fois.

Le brigadier sortit, laissant Finot abattu et inquiet.

«Pourvu que Passe-Partout dise comme moi, pensa-t-il. Ce serait bien de la chance qu’il dît de même.»

En voyant entrer le brigadier, Passe-Partout se sentit perdu; pourtant il rassembla tout son courage, et parvint à cacher son inquiétude. Il regarda d’un air indifférent le brigadier, qui l’examinait attentivement.

«Comment vous trouvez-vous ici, blessé et garrotté? dit le brigadier.

— Je n’en sais rien», répondit Passe-Partout.

LE BRIGADIER. – Vous savez toujours bien qui vous êtes? Où vous alliez? Par qui vous avez été blessé?

PASSE-PARTOUT. – Je sais bien qui je suis et où j’allais, mais je ne sais pas qui m’a si brutalement attaqué.

LE BRIGADIER. – Alors, procédons par ordre. Qui êtes-vous?

PASSE-PARTOUT. – Est-ce que cela vous regarde? Vous n’avez pas le droit de demander aux gens qui passent qui ils sont.

LE BRIGADIER. – J’en ai si bien le droit, que je mets les poucettes à ceux qui ne me répondent pas, et que je les fais mener à la prison de la ville. Je recommence. Qui êtes-vous?

PASSE-PARTOUT. – Je suis un marchand de cidre.

LE BRIGADIER. – Votre nom, s’il vous plaît?

PASSE-PARTOUT. – Robert Partout.

LE BRIGADIER. – Où alliez-vous?

PASSE-PARTOUT. – Un peu partout, acheter du cidre là où on en vend.

LE BRIGADIER. – Vous n’étiez pas seul? Vous aviez un camarade?

PASSE-PARTOUT. – Oui, c’est mon associé; nous faisions des affaires ensemble.

LE BRIGADIER. – Vous aviez des papiers dans vos poches? Savez-vous ce que c’était que ces papiers?

Passe-Partout regarda le brigadier.

«Il a lu les papiers, se dit-il; il veut me mettre dedans, mais je serai plus fin que lui.»

Et il dit tout haut:

«Si je le sais? Je crois bien que je le sais! Des papiers perdus par des brigands, sans doute et que j’allais porter à la gendarmerie de la ville.»

LE BRIGADIER. – Comment avez-vous eu ces papiers?

PASSE-PARTOUT. – Nous les avons trouvés sur la route, mon camarade et moi; nous les avons regardés, et nous étions pressés de nous en débarrasser; c’est pourquoi nous marchions la nuit.

LE BRIGADIER. – Et les couteaux qu’on a trouvés sur vous?

PASSE-PARTOUT. – Les couteaux? Nous les avions achetés pour nous défendre; on nous disait qu’il y avait des voleurs dans le pays.

LE BRIGADIER. – Et comment et par qui vous êtes-vous trouvés blessés, votre camarade et vous?

PASSE-PARTOUT. – Précisément par des voleurs qui nous ont attaqués sans que nous les ayons vus.

LE BRIGADIER. – Tiens? Finot n’a pas dit comme vous.

PASSE-PARTOUT. – Finot a eu si peur qu’il a perdu la mémoire; il ne faut pas croire ce qu’il dit.

LE BRIGADIER. – Je ne l’ai pas cru non plus, pas davantage que je ne crois à ce que vous me dites vous-même, l’ami Passe-Partout, car je vous reconnais bien à présent; vous vous êtes trahi.

Passe-Partout s’aperçut de la bêtise qu’il avait faite en reconnaissant que son camarade s’appelait Finot. C’était un sobriquet qui lui avait été donné au bagne pour se moquer de son peu de finesse.

Quant à Passe-Partout, son vrai nom était Partout; et un jour qu’on se pressait pour passer au réfectoire, Finot s’écria: «Passe, Partout»; le nom lui en resta. Il n’y avait plus moyen de nier; il ne voulait pourtant pas avouer; il prit le parti de hausser les épaules, en disant: «Est-ce que je connais Finot, moi? C’était pas malin de deviner que vous parliez de mon camarade; je croyais que vous l’appeliez Finot pour vous moquer.

— C’est bon! tournez cela comme vous voudrez, dit le brigadier, il n’en est pas moins vrai que vous voyagez pour acheter du cidre avec votre camarade; que vous avez trouvé vos papiers sur la route; que vous les portiez, après les avoir lus, à la ville, chez les gendarmes; que vous avez acheté vos couteaux pour vous défendre contre des voleurs, que vous avez été attaqués et blessés par ces mêmes voleurs. N’est-ce pas ça?

PASSE-PARTOUT. – Oui, oui, c’est bien mon histoire.

LE BRIGADIER. – Dites donc votre conte, car votre camarade a dit tout le contraire.

— Que vous a-t-il dit? demanda Passe-Partout avec inquiétude.

— Il est inutile que vous le sachiez pour le moment. Quand on vous aura ramenés au bagne, il vous le dira.

Et le brigadier sortit, laissant Passe-Partout dans un état de rage et d’inquiétude facile à concevoir.

«Pensez-vous, docteur, que ces hommes soient en état de marcher jusqu’à la ville? demanda le brigadier à M. Tudoux.

— Je pense qu’ils y arriveront en ne les poussant pas trop, répondit M. Tudoux avec lenteur. D’ailleurs, lors même qu’ils tomberaient en route, on pourrait toujours les ramasser et les étendre dans une voiture qu’on irait chercher. Mais la tête est endommagée par le coup de pied de l’âne; ils pourront bien en mourir dans trois ou quatre jours.»

Le brigadier était embarrassé; quoique les prisonniers ne lui fissent éprouver aucune pitié, il était bon, et il ne voulait pas les faire souffrir sans nécessité. M. de Ponchat, le papa de Pierre et de Henri, voyant son embarras, lui proposa de faire atteler une carriole. Le brigadier remercia et accepta. Quand la carriole fut amenée devant la porte, on fit entrer Finot et Passe-Partout, chacun d’eux se trouvant entre deux gendarmes. De plus, on avait eu la précaution de leur attacher les pieds afin qu’ils ne pussent sauter de la carriole et s’enfuir. Le brigadier, à cheval, marchait à côté de la carriole, et ne perdait pas de vue ses prisonniers. Ils ne tardèrent pas à disparaître, et je restai seul devant la maison, mangeant de l’herbe, et attendant avec impatience la promenade de mes petits maîtres, et surtout de mon petit Jacques que je désirais revoir; le service que je venais de rendre devait m’avoir fait pardonner ma méchanceté passée.

Quand le jour fut venu tout à fait, que tout le monde fut levé, habillé, eut déjeuné, un groupe se précipita sur le perron. C’étaient les enfants. Tous coururent à moi et me caressèrent à l’envi. Mais, entre toutes les caresses, celles de mon petit Jacques furent les plus affectueuses.

«Mon bon Cadichon, disait-il, te voilà revenu! J’étais si triste que tu fusses parti! Mon cher Cadichon, tu vois que nous t’aimons toujours.»

CAMILLE. – Il est vrai qu’il est redevenu très bon.

MADELEINE. – Et qu’il n’a plus cet air insolent qu’il avait pris depuis quelque temps.

ÉLISABETH. – Et qu’il ne mord plus son camarade ni les chiens de garde.

LOUIS. – Et qu’il se laisse seller et brider très sagement.

HENRIETTE. – Et qu’il ne mange plus les bouquets que je tiens dans la main.

JEANNE. – Et qu’il ne rue plus quand on le monte.

PIERRE. – Et qu’il ne court plus après mon poney pour lui mordre la queue.

JACQUES. – Et qu’il a sauvé tous les légumes et les fruits du potager en faisant attraper les deux voleurs.

HENRI. – Et qu’il leur a cassé la tête avec ses pieds.

ÉLISABETH. – Mais comment a-t-il pu faire prendre les voleurs?

PIERRE. – On ne sait pas du tout comment il a pu faire; mais on a été averti par ses braiments. Papa, mes oncles et quelques domestiques sont sortis et ont vu Cadichon allant et venant, galopant avec inquiétude de la maison au jardin; ils l’ont suivi avec des lanternes, et il les a menés au bout du mur extérieur du potager; ils ont trouvé là deux hommes évanouis et ils ont vu que c’étaient des voleurs.

JACQUES. – Comment ont-ils pu voir que c’étaient des voleurs? Est-ce que les voleurs ont des figures et des habits extraordinaires qui ne ressemblent pas aux nôtres?

ÉLISABETH. – Ah! je crois bien que ce n’est pas comme nous! J’ai vu toute une bande de voleurs; ils avaient des chapeaux pointus, des manteaux marron, et des visages méchants avec d’énormes moustaches.

— Où les as-tu vus? Quand cela? demandèrent tous les enfants à la fois.

ÉLISABETH. – Je les ai vus, l’hiver dernier, au théâtre de Franconi.

HENRI. – Ah! ah! ah! quelle bêtise! Je croyais que c’étaient de vrais voleurs que tu avais rencontrés dans un de tes voyages, et je m’étonnais que mon oncle et ma tante n’en eussent pas parlé.

ÉLISABETH, piquée. – Certainement, monsieur, ce sont de vrais voleurs, et les gendarmes se sont battus contre eux et les ont tués ou faits prisonniers. Et ce n’est pas drôle du tout; j’avais très peur, et il y a eu de pauvres gendarmes blessés.

PIERRE. – Ah! ah! ah! que tu es sotte! ce que tu as vu, c’est ce qu’on appelle une comédie, qui est jouée par des hommes qu’on paye et qui recommencent tous les soirs.

ÉLISABETH. – Comment veux-tu qu’ils recommencent, puisqu’ils sont tués?

PIERRE. – Mais tu ne vois donc pas qu’ils font semblant d’être tués ou blessés, et qu’ils se portent aussi bien que toi et moi.

ÉLISABETH. – Alors, comment papa et mes oncles ont-ils reconnu que ces hommes étaient des voleurs?

PIERRE. – Parce qu’on a trouvé dans leurs poches des couteaux à tuer des hommes, et…

JACQUES, interrompant. – Comment est-ce fait des couteaux à tuer des hommes?

PIERRE. – Mais… mais… comme tous les couteaux.

JACQUES. – Alors, comment sais-tu que c’est pour tuer des hommes? C’est peut-être pour couper leur pain.

PIERRE. – Tu m’ennuies, Jacques; tu veux toujours tout comprendre, et tu m’as interrompu quand j’allais dire qu’on a trouvé des papiers sur lesquels ils avaient écrit qu’ils voleraient nos légumes, qu’ils tueraient le curé et beaucoup d’autres personnes.

JACQUES. – Et pourquoi ne voulaient-ils pas nous tuer, nous autres?

ÉLISABETH. – Parce qu’ils savaient que papa et mes oncles sont très courageux, qu’ils ont des pistolets ou des fusils, et que nous les aurions tous aidés.

HENRI. – Tu serais d’un fameux secours, en vérité, si on venait nous attaquer.

ÉLISABETH. – Je serais tout aussi courageuse que vous, monsieur, et je saurais bien tirer les voleurs par les jambes pour les empêcher de tuer papa.

CAMILLE. – Voyons, voyons, ne vous disputez pas, et laissez Pierre nous raconter ce qu’il a entendu dire.

ÉLISABETH. – Nous n’avons pas besoin de Pierre pour savoir ce que nous savons déjà.

PIERRE. – Alors, pourquoi me demandez-vous comment papa a reconnu les voleurs?

— Monsieur Pierre, monsieur Henri, M. Auguste vous cherche, dit le jardinier, qui venait apporter la provision de légumes pour la cuisine.

— Où est-il? demandèrent Pierre et Henri.

— Dans le jardin, messieurs, répondit le jardinier; il n’a pas osé approcher du château, de peur de se rencontrer avec Cadichon.

Je soupirais et je pensais que le pauvre Auguste avait raison de me craindre depuis le triste jour où j’avais manqué de le noyer dans un fossé de boue, après l’avoir fait égratigner dans les ronces et les épines, et l’avoir fait rudement tomber en mordant son poney.

«Je lui dois une réparation, me dis-je; comment faire pour lui rendre un service et lui montrer qu’il n’a plus de motifs pour me craindre?»

Les Oeuvres Complètes de la Comtesse de Ségur

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