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XXIII - La conversion

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Depuis le jour où j’avais déchiré le visage d’Auguste en galopant dans les épines, et où je l’avais jeté dans la boue, le changement dans les manières de mes petits maîtres, de leurs parents, des gens de la maison était visible. Les animaux même ne me traitaient pas comme auparavant. Ils semblaient m’éviter; quand j’arrivais, ils s’éloignaient. Ils se taisaient en ma présence; car j’ai déjà dit, à propos de mon ami Médor, que nous autres animaux nous nous comprenons sans parler comme les hommes; que les mouvements des yeux, des oreilles, de la queue remplacent chez nous les paroles. Je ne savais que trop ce qui avait causé ce changement, et je m’en irritais plus encore que je ne m’en affligeais, lorsqu’un jour, étant seul comme d’habitude, et couché au pied d’un sapin, je vis approcher Henri et Élisabeth; ils s’assirent et ils continuèrent à causer.

«Je crois, Henri, que tu as raison, dit Élisabeth, et je partage tes sentiments; moi aussi, je n’aime presque plus Cadichon depuis qu’il a été si méchant pour Auguste.»

HENRI. – Et ce n’est pas seulement Auguste; te souviens-tu de la foire de Laigle quand il a été si mauvais pour le maître de l’âne savant?

ÉLISABETH. – Ah! ah! ah! Oui, je me le rappelle très bien. Il était drôle. Tout le monde riait, mais, tout de même, nous avons tous trouvé qu’il avait montré beaucoup d’esprit, mais pas de coeur.

HENRI. – C’est vrai! il a humilié ce pauvre âne et son maître le faiseur de tours; on m’a dit que le malheureux avait été obligé de partir sans avoir rien gagné, parce que tout le monde se moquait de lui. En s’en allant, sa femme et ses enfants pleuraient: ils n’avaient pas de quoi manger.

ÉLISABETH. – Et c’était la faute de Cadichon.

HENRI. – Certainement! Sans lui, le pauvre homme aurait gagné de quoi vivre pendant quelques semaines.

ÉLISABETH. – Et puis, te rappelles-tu ce qu’on nous a raconté des méchancetés qu’il a faites chez son ancien maître? Il mangeait les légumes, il cassait les oeufs, il salissait le linge… Décidément, je fais comme toi, je ne l’aime plus.

Élisabeth et Henri se levèrent et continuèrent leur promenade. Je restai triste et humilié. D’abord je voulus me fâcher et chercher une petite vengeance à exercer; mais je pensai qu’ils avaient raison. Je m’étais toujours vengé; à quoi m’avaient servi mes vengeances? A me rendre malheureux. D’abord j’avais cassé les dents, les bras et l’estomac à une de mes maîtresses. Si je n’avais pas eu le bonheur de m’échapper, j’aurais été battu à me faire presque mourir.

J’avais fait mille méchancetés à mon autre maître, qui avait été bon pour moi tant que je n’avais pas été paresseux et méchant; depuis il m’avait très maltraité, et j’avais été très malheureux.

Quand Auguste avait tué mon ami Médor, je n’avais pas réfléchi qu’il l’avait fait par maladresse et non par méchanceté. S’il était bête, ce n’était pas de sa faute; j’avais persécuté ce malheureux Auguste, et j’avais fini par le rendre très malade en le jetant dans une mare de boue.

Et puis, que de petites méchancetés j’avais faites que je n’ai pas racontées!

J’avais donc fini par ne plus être aimé de personne. J’étais seul; personne ne venait près de moi me consoler, me caresser; les animaux même me fuyaient. «Que faire me demandai-je tristement. Si je pouvais parler, j’irais leur dire à tous que je me repens, que je demande pardon à tous ceux auxquels j’ai fait du mal, que je serai bon et doux à l’avenir; mais… je ne peux pas me faire comprendre…, je ne parle pas.»

Je me jetai sur l’herbe et je pleurai, non pas comme les hommes qui versent des larmes, mais dans le fond de mon coeur; je pleurai, je gémis sur mon malheur, et, pour la première fois, je me repentis sincèrement.

«Ah! si j’avais été bon! si, au lieu de vouloir montrer mon esprit, j’avais montré de la bonté, de la douceur, de la patience! si j’avais été pour tous ce que j’avais été pour Pauline! comme on m’aimerait! comme je serais heureux!»

Je réfléchis longtemps, bien longtemps; je formai tantôt de bons projets, tantôt de méchants.

Enfin, je me décidai à devenir bon, de manière à regagner l’amitié de tous mes maîtres et de mes camarades. Je fis immédiatement l’essai de mes bonnes résolutions.

J’avais depuis quelque temps un camarade que je traitais fort mal. C’était un âne qu’on avait acheté pour faire monter ceux de mes plus jeunes maîtres qui avaient peur de moi, depuis que j’avais manqué noyer Auguste; les grands seuls ne me craignaient pas; et même, lorsqu’on faisait une partie d’ânes, le petit Jacques était le seul qui me demandât toujours, au lieu que jadis on se disputait pour m’avoir.

Je méprisais ce camarade; je passais toujours devant lui, je ruais et je le mordais s’il cherchait à me dépasser. Le pauvre animal avait fini par me céder toujours la première place, et se soumettre à toutes mes volontés.

Le soir, quand l’heure fut venue de rentrer à l’écurie, je me trouvai près de la porte presque en même temps que mon camarade; il se rangea avec empressement pour me laisser entrer le premier; mais, comme il était arrivé quelques pas en avant de moi, je m’arrêtai à mon tour et je lui fis signe de passer. Le pauvre âne m’obéit en tremblant, inquiet de ma politesse, et craignant que je ne le fisse marcher le premier pour lui jouer quelque tour, par exemple pour lui donner un coup de dent ou un coup de pied. Il fut très étonné de se trouver sain et sauf dans sa stalle, et de me voir placer paisiblement dans la mienne.

Voyant son étonnement, je lui dis:

«Mon frère, j’ai été méchant pour vous, je ne le serai plus; j’ai été fier, je ne le serai jamais; je vous ai méprisé, humilié, maltraité, je ne recommencerai pas. Pardonnez-moi, frère, et à l’avenir voyez en moi un camarade, un ami.

— Merci, frère, me répondit le pauvre âne tout joyeux, j’étais malheureux, je serai heureux, j’étais triste, je serai gai; je me trouvais seul, je me sentirai aimé et protégé. Merci encore une fois, frère; aimez-moi, car je vous aime déjà.

— À mon tour, frère, à vous dire merci, car j’ai été méchant, et vous me pardonnez; je reviens à de meilleurs sentiments, et vous me recevez; je veux vous aimer, et vous me donnez votre amitié. Oui, à mon tour, merci, frère.»

Et, tout en mangeant notre souper, nous continuâmes à causer. C’était la première fois, car jamais je n’avais daigné lui parler. Je le trouvai bien meilleur, bien plus sage que je ne l’étais moi-même, et je lui demandai de me soutenir dans ma nouvelle voie; il me le promit avec autant d’affection que de modestie.

Les chevaux, témoins de notre conversation et de ma douceur inaccoutumée, se regardaient et me regardaient avec surprise. Quoiqu’ils parlassent bas, je les entendais dire: «C’est une farce de Cadichon, dit le premier cheval; il veut jouer quelque méchant tour à son camarade.

— Pauvre âne, j’ai pitié de lui, dit le second cheval. Si nous lui disions de se méfier de son ennemi?

— Pas tout de suite, répondit le premier cheval. Silence! Cadichon est méchant! S’il nous entend, il se vengera.»

Je fus blessé de la mauvaise opinion qu’avaient de moi ces deux chevaux. Le troisième n’avait pas parlé; il avait passé la tête sur la stalle, et il m’observait attentivement. Je le regardai tristement et humblement. Il parut surpris, mais il ne bougea pas, et resta silencieux, m’observant toujours.

Fatigué de ma journée, abattu par la tristesse et le regret de ma vie passée, je me couchai sur la paille, et je remarquai que mon lit était moins bon, moins épais que celui de mon camarade. Au lieu de m’en fâcher, comme j’aurais fait jadis, je me dis que c’était juste et bien.

«J’ai été méchant, me dis-je, on m’en punit; je me suis fait détester, on me le fait sentir. Je dois encore me trouver heureux de n’avoir pas été envoyé au moulin, où j’aurais été battu, éreinté, mal couché.» Je gémis pendant quelque temps et je m’endormis. À mon réveil, je vis entrer le cocher, qui me fit lever d’un coup de pied, détacha mon licou et me laissa en liberté. Je restai à la porte, et je le vis avec surprise étriller, brosser soigneusement mon camarade, lui passer ma belle bride pomponnée, attacher sur son dos ma selle anglaise, et le diriger devant le perron. Inquiet, tremblant d’émotion, je le suivis; quels ne furent pas mon chagrin, ma désolation quand je vis Jacques, mon petit maître bien-aimé, approcher de mon camarade, et le monter après quelque hésitation! Je restai immobile, anéanti. Le bon petit Jacques s’aperçut de ma peine, car il s’approcha de moi, me caressa la tête, et me dit tristement: «Pauvre Cadichon! Tu vois ce que tu as fait! Je ne peux plus te monter; papa et maman ont peur que tu ne me jettes par terre. Adieu, pauvre Cadichon; sois tranquille, je t’aime toujours.»

Et il partit lentement, suivi du cocher, qui lui criait:

«Prenez donc garde, monsieur Jacques, ne restez pas auprès de Cadichon: il vous mordra, il mordra le bourri; il est méchant, vous savez bien.

— Il n’a jamais été méchant avec moi, et il ne le sera jamais», répondit Jacques.

Le cocher frappa l’âne, qui prit le trot, et je les perdis bientôt de vue. Je restai à la même place, abîmé dans mon chagrin. Ce qui en redoublait la violence, c’était l’impossibilité de faire connaître mon repentir et mes bonnes résolutions. Ne pouvant plus supporter le poids affreux qui oppressait mon coeur, je partis en courant sans savoir où j’allais. Je courus longtemps, brisant des haies, sautant des fossés, franchissant des barrières, traversant des rivières; je ne m’arrêtai qu’en face d’un mur que je ne pus ni briser ni franchir.

Je regardais autour de moi. Où étais-je? Je croyais reconnaître le pays, mais sans toutefois pouvoir me dire où je me trouvais. Je longeai le mur au pas, car j’étais en nage; j’avais couru pendant plusieurs heures, à en juger par la marche du soleil. Le mur finissait à quelques pas; je le tournai, et je reculai avec surprise et terreur. Je me trouvais à deux pas de la tombe de Pauline.

Ma douleur n’en devint que plus amère.

«Pauline! ma chère petite maîtresse! m’écriai-je, vous m’aimiez parce que j’étais bon; je vous aimais parce que vous étiez bonne et malheureuse. Après vous avoir perdue, j’avais trouvé d’autres maîtres qui étaient bons comme vous, qui m’ont traité avec amitié. J’étais heureux. Mais tout est changé: mon mauvais caractère, le désir de faire briller mon esprit, de satisfaire mes vengeances, ont détruit tout mon bonheur: personne ne m’aime à présent; si je meurs, personne ne me regrettera.»

Je pleurai amèrement au-dedans de moi-même et je me reprochai pour la centième fois mes défauts. Une pensée consolante vint tout à coup me rendre du courage. «Si je deviens bon, me dis-je, si je fais autant de bien que j’ai fait de mal, mes jeunes maîtres m’aimeront peut-être de nouveau; mon cher petit Jacques surtout, qui m’aime encore un peu, me rendra toute son amitié… Mais comment faire pour leur montrer que je suis changé et repentant?» Pendant que je réfléchissais à mon avenir, j’entendis des pas lourds approcher du mur, et une voix d’homme parler avec humeur.

«À quoi bon pleurer, nigaud? Les larmes ne te donneront pas de pain, n’est-il pas vrai? Puisque je n’ai rien à vous donner, que voulez-vous que j’y fasse? Crois-tu que j’ai l’estomac bien rempli, moi qui n’ai avalé depuis hier matin que de l’air et de la poussière?

— Je suis bien fatigué, père.

— Eh bien! reposons-nous un quart d’heure à l’ombre de ce mur, je le veux bien.»

Ils tournèrent le mur et vinrent s’asseoir près de la tombe où j’étais. Je reconnus avec surprise le pauvre maître de Mirliflore, sa femme et son fils. Tous étaient maigres et semblaient exténués.

Le père me regarda: il parut surpris et dit, après quelque hésitation:

«Si je vois clair, c’est bien l’âne, le gredin d’âne qui m’a fait perdre à la foire de Laigle plus de cinquante francs… Coquin! continuat-il en s’adressant à moi, tu as été cause que mon Mirliflore a été mis en pièces par la foule, tu m’as empêché de gagner une somme d’argent qui m’aurait fait vivre pendant plus d’un mois; tu me le payeras, va!» Il se leva, s’approcha de moi; je ne cherchai pas à m’éloigner, sentant bien que j’avais mérité la colère de cet homme. Il parut étonné.

«Ce n’est donc pas lui, dit-il, car il ne bouge pas plus qu’une bûche… Le bel âne, ajouta-t-il en me tâtant les membres. Si je pouvais l’avoir seulement un mois, tu ne manquerais pas de pain, mon garçon, ni ta mère non plus, et j’aurais l’estomac moins creux.»

Mon parti fut pris à l’instant; je résolus de suivre cet homme pendant quelques jours, de tout souffrir pour réparer le mal que je lui avais fait, et de l’aider à gagner quelque argent pour lui et sa famille.

Quand ils se remirent en marche, je les suivis; ils ne s’en aperçurent pas d’abord; mais le père, s’étant retourné plusieurs fois, et me voyant toujours sur leurs talons, voulut me faire partir. Je refusai, et je revins constamment reprendre ma place près ou derrière eux.

«Est-ce drôle, dit l’homme, cet âne qui s’obstine à nous suivre! Ma foi, puisque cela lui plaît il faut le laisser faire.»

En arrivant au village, il se présenta à un aubergiste, et lui demanda à dîner et à coucher, tout en disant fort honnêtement qu’il n’avait pas un sou dans la poche.

«J’ai assez de mendiants du pays, sans y ajouter ceux qui n’en sont pas, mon bonhomme, répondit l’aubergiste; allez chercher un gîte ailleurs.»

Je m’élançai de suite près de l’aubergiste que je saluai à plusieurs reprises de façon à le faire rire.

«Vous avez là un animal qui ne paraît pas bête, dit l’aubergiste en riant. Si vous voulez nous régaler de ses tours, je veux bien vous donner à manger et à coucher.

— Ce n’est pas de refus, aubergiste, répondit l’homme; nous vous donnerons une représentation, mais quand nous aurons quelque chose dans l’estomac; à jeun, on n’a pas la voix propre au commandement.

— Entrez, entrez, on va vous servir de suite, reprit l’aubergiste; Madelon, ma vieille, donne à dîner à trois, sans compter le bourri.»

Madelon leur servit une bonne soupe, qu’ils avalèrent en un clin d’oeil, puis un bon bouilli aux choux qui disparut également, enfin une salade et du fromage, qu’ils savourèrent avec moins d’avidité, leur faim se trouvant apaisée.

On me donna une botte de foin, j’en mangeai à peine; j’avais le coeur gros, et je n’avais pas faim. L’aubergiste alla convoquer tout le village pour me voir saluer; la cour se remplit de monde, et j’entrai dans le cercle, où m’amena mon nouveau maître, qui se trouvait fort embarrassé, ne sachant pas ce que je savais faire, et si j’avais reçu une éducation d’âne savant. À tout hasard il me dit: «Saluez la société.»

Je saluai à droite, à gauche, en avant, en arrière, et tout le monde d’applaudir.

«Que vas-tu lui faire faire? lui dit tout bas sa femme; il ne saura pas ce que tu lui veux.

— Peut-être l’aura-t-il appris. Les ânes savants sont intelligents; je vais toujours essayer.

— Allons, Mirliflore (ce nom me fit soupirer), va embrasser la plus jolie dame de la société.»

Je regardai à droite, à gauche; j’aperçus la fille de l’aubergiste, jolie brune de quinze à seize ans, qui se tenait derrière tout le monde. J’allai à elle, j’écartai avec ma tête ceux qui gênaient le passage et je posai mon nez sur le front de la petite, qui se mit à rire et qui parut contente.

«Dites donc, père Hutfer, vous lui avez fait la leçon, pas vrai?» dirent quelques personnes en riant.

— Non, d’honneur, répondit Hutfer; je ne m’y attendais seulement pas.

— À présent, Mirliflore, dit l’homme, va chercher quelque chose, n’importe quoi, ce que tu pourras trouver, et donne-le à l’homme le plus pauvre de la société.»

Je me dirigeai vers la salle où l’on venait de dîner, je saisis un pain, et, le rapportant en triomphe, je le remis entre les mains de mon nouveau maître. Rire général, tout le monde applaudit, un ami s’écria: «Ceci ne vient pas de vous, père Hutfer; cet âne a réellement du savoir; il a bien profité des leçons de son maître.

— Allez-vous lui laisser son pain tout de même? dit quelqu’un dans la foule.

— Pour ça, non, dit Hutfer; rendez-moi cela, l’homme à l’âne; ce n’est dans nos conventions.

— C’est vrai, l’aubergiste, répondit l’homme; et pourtant mon âne a dit vrai en faisant de moi l’homme le plus pauvre de la société, car nous n’avions pas mangé depuis hier matin, ma femme, mon fils et moi, faute de deux sous pour acheter un morceau de pain.

— Laissez-leur ce pain, mon père, dit Henriette Hutfer; nous n’en manquons pas dans la huche, et le bon Dieu nous fera regagner celui-ci.

— Tu es toujours comme ça, toi, Henriette, dit Hutfer. Si on t’écoutait, on donnerait tout ce qu’on a.

— Nous n’en sommes pas plus pauvres, mon père: le bon Dieu a toujours béni nos récoltes et notre maison.

— Allons…, puisque tu le veux…, qu’il garde son pain, je le veux bien.»

À ces mots, j’allai à lui et je le saluai profondément, puis j’allai prendre dans mes dents une petite terrine vide, et je la présentai à chacun pour qu’il y mît son aumône. Quand j’eus fini ma tournée, la terrine était pleine; j’allai la vider dans les mains de mon maître, je la reportai où je l’avais prise, je saluai et je me retirai gravement aux applaudissements de la société. J’avais le coeur content; je me sentais consolé et affermi dans mes bonnes résolutions. Mon nouveau maître paraissait enchanté; il allait se retirer, lorsque tout le monde l’entoura et le pria de donner une seconde représentation le lendemain; il le promit avec empressement, et alla se reposer dans la salle avec sa femme et son fils.

Quand ils se trouvèrent seuls, la femme regarda de tous côtés, et, ne voyant que moi, la tête posée sur l’appui de fenêtre, elle dit à son mari à voix basse: «Dis donc, mon homme, c’est tout de même fort drôle; est-ce singulier, cet âne qui nous arrive sortant d’un cimetière, qui nous prend en gré, et qui nous fait gagner de l’argent! Combien en as-tu dans tes mains?

— Je n’ai pas encore compté, répondit l’homme. Aide-moi; tiens, voici une poignée; à moi l’autre.

— J’ai huit francs quatre sous», dit la femme après avoir compté.

L’HOMME. – Et moi j’en ai sept cinquante. Cela fait… Combien cela fait-il, ma femme?

LA FEMME. – Combien cela fait? Huit et quatre font treize, puis sept, font vingt-quatre, puis cinquante, ça fait…, ça fait… quelque chose comme soixante.

L’HOMME. – Que tu es bête, va! J’aurais soixante francs dans les mains? Pas possible! Voyons, mon garçon, toi qui as étudié, tu dois savoir ça.

LE GARÇON. – Vous dites, papa?

L’HOMME. – Je dis huit francs quatre sous d’une part, et sept francs cinquante de l’autre.

LE GARÇON, d’un air décidé. – Huit et quatre font douze, retiens un; plus sept, font vingt, retiens deux; plus cinquante, font…, font… cinquante…, cinquante-deux, retiens cinq.

L’HOMME. – Imbécile! comment cela ferait-il cinquante, puisque j’ai huit dans une main et sept dans l’autre?

LE GARÇON. – Et puis cinquante, papa?

L’HOMME, le contrefaisant. – Et puis cinquante, papa? Tu ne vois pas, grand nigaud, que c’est cinquante centimes que je dis et les centimes ne sont pas des francs.

LE GARÇON. – Non, papa, mais ça fait toujours cinquante.

L’HOMME. – Cinquante quoi? Est-il bête! est-il bête! Si je te donnais cinquante taloches, ça te feraity cinquante francs?

LE GARÇON. – Non, papa, mais ça ferait toujours cinquante.

L’HOMME. – En voilà une à compte, grand animal!

Et il lui donna un soufflet qui retentit dans toute la maison. Le garçon se mit à pleurer; j’étais en colère. Si ce pauvre garçon était bête, ce n’était pas sa faute. «Cet homme ne mérite pas ma pitié, me dis-je; il a, grâce à moi, de quoi vivre pendant huit jours. Je veux bien encore lui faire gagner sa représentation de demain; après quoi je retournerai chez mes maîtres; peut-être m’y recevra-t-on avec amitié.»

Je me retirais de la fenêtre, et j’allai manger des chardons tout frais qui poussaient au bord d’un fossé; j’entrai ensuite dans l’écurie de l’auberge, où je trouvai déjà plusieurs chevaux occupant les meilleures places; je me rangeai modestement dans un coin dont personne n’avait voulu: j’y pus réfléchir à mon aise, car personne ne me connaissait, et personne ne s’occupait de moi. À la fin de la journée, Henriette Hutfer entra à l’écurie, regarda si chacun avait ce qu’il fallait, et, m’apercevant dans mon coin humide et obscur, sans litière, sans foin ni avoine, elle appela un des garçons d’écurie.

«Ferdinand, dit-elle, donnez de la paille à ce pauvre âne pour qu’il ne couche pas sur la terre humide, mettez devant lui un picotin d’avoine et une botte de foin, et voyez s’il ne veut pas boire.

FERDINAND. – Mam’zelle Henriette, vous ruinerez votre papa, vous êtes trop soigneuse pour le monde. Que vous importe que cette bête couche sur la dure ou sur une bonne litière? C’est de la paille gâchée, ça!

HENRIETTE. – Vous ne trouvez pas que je suis trop bonne quand c’est vous que je soigne, Ferdinand; je veux que tout le monde soit bien traité ici, les bêtes comme les hommes.

FERDINAND, d’un air malin. – Sans compter qu’il n’y a pas mal d’hommes qu’on prendrait volontiers pour des bêtes, quoiqu’ils marchent sur deux pieds.

HENRIETTE, souriant. – Voilà pourquoi on dit: Bête à manger du foin.

FERDINAND. – Ce ne sera toujours pas à vous, mam’zelle, que je servirai une botte de foin. Vous avez de l’esprit…, de l’esprit… et de la malice comme un singe!

HENRIETTE, riant. – Merci du compliment, Ferdinand! Qu’êtes-vous donc, si je suis un singe?

FERDINAND. – Ah! mam’zelle je n’ai point dit que vous étiez un singe: et si je me suis mal exprimé pour cela, mettez que je suis un âne, un cornichon, une oie.

HENRIETTE. – Non, non, pas tant que cela, Ferdinand, mais seulement un babillard qui parle quand il devrait travailler. Faites la litière de l’âne, ajouta-t-elle d’un ton sérieux, et donnez-lui à boire et à manger.

Elle sortit; Ferdinand fit en grommelant ce que lui avait ordonné sa jeune maîtresse. En faisant ma litière, il me donna quelques coups de fourche, me jeta avec humeur une botte de foin, une poignée d’avoine, et posa près de moi un seau d’eau. Je n’étais pas attaché, j’aurais pu m’en aller, mais j’aimai mieux souffrir encore un peu, et donner le lendemain, pour achever ma bonne oeuvre, ma seconde et dernière représentation.

En effet, quand la tournée du lendemain fut avancée, on vint me prendre; mon maître m’amena sur une grande place qui était pleine de monde; on m’avait tambouriné le matin, c’est-à-dire que le tambour du village s’était promené partout de grand matin en criant: «Ce soir, grande représentation de l’âne savant dit Mirliflore; on se réunira à huit heures sur la place en face la mairie et l’école.»

Je recommençai les tours de la veille et j’y ajoutai des danses exécutées avec grâce; je valsai, je polkai, et je jouai à Ferdinand le tour innocent de l’engager à valser en brayant devant lui, et en lui présentant le pied de devant comme pour l’inviter. Il refusa d’abord; mais comme on criait: «Oui, oui, une valse avec l’âne!» il s’élança dans le cercle en riant, et il se mit à faire mille sauts et gambades que j’imitai de mon mieux.

Enfin, me sentant fatigué, je laissai Ferdinand gambader tout seul, j’allai comme la veille chercher une terrine; n’en trouvant pas, je pris dans mes dents un panier sans couvercle, et je fis le tour, comme la veille, présentant mon panier à chacun. Il fut bientôt si plein, que je dus le vider dans la blouse de celui qu’on croyait mon maître; je continuai la quête. Quand tout le monde m’eut donné, je saluai la société et j’attendis que mon maître eût compté l’argent que je lui avais fait gagner ce soir-là, et qui se montait à plus de trente-quatre francs. Trouvant que j’avais assez fait pour lui, que mon ancienne faute était réparée, et que je pouvais retourner chez moi, je saluai mon maître, et, fendant la foule, je partis au trot.

«Tiens! v’là votre bourri qui s’en va, dit Hutfer l’aubergiste.

— C’est qu’il file joliment», dit Ferdinand.

Mon prétendu maître se retourna, me regarda d’un air inquiet, m’appela: «Mirliflore, Mirliflore!» et, me voyant continuer mon trot, je l’entendis crier d’un ton piteux: «Arrêtez-le, arrêtez-le, de grâce! C’est mon pain, ma vie qu’il m’emporte; courez, attrapez-le; je vous promets encore une représentation si vous me le ramenez.

— D’où l’avez-vous donc, cet âne? dit un des hommes, nommé Clouet; et depuis quand l’avez-vous?

— Je l’ai… depuis qu’il est à moi, répondit mon faux maître avec un peu d’embarras.

— J’entends bien, reprit Clouet; mais depuis quand est-il à vous?»

L’homme ne répondit pas.

«C’est qu’il me semble bien le reconnaître, ajouta Clouet; il ressemble à Cadichon, l’âne du château de la Herpinière; je serais bien trompé si ce n’est pas là Cadichon.»

Je m’étais arrêté; j’entendais des murmures; je voyais l’embarras de mon maître, lorsque, au moment où l’on s’y attendait le moins, il s’élança au travers de la foule et courut du côté opposé à celui que j’avais pris, suivi de sa femme et de son garçon.

Quelques-uns voulurent courir après lui, d’autres dirent que c’était bien inutile puisque je m’étais sauvé, et que l’homme n’emportait que l’argent qui était à lui, et que je lui avais fait gagner honnêtement.

«Et quant à Cadichon, ajouta-t-on, il ne sera pas embarrassé pour retrouver son chemin, et il ne se laissera prendre que s’il le veut bien.»

La foule se dispersa, et chacun rentra chez soi; je repris ma course, espérant arriver chez mes vrais maîtres avant la nuit; mais il y avait beaucoup de chemin à faire, j’étais fatigué et je fus obligé de me reposer à une lieue du château. La nuit était venue, les écuries devaient être fermées; je me décidai à coucher dans un petit bois de sapin qui bordait un ruisseau. J’étais à peine établi sur mon lit de mousse, que j’entendis marcher avec précaution et parler bas. Je regardai, mais je ne vis rien; la nuit était trop noire. J’écoutai de toutes mes oreilles, et j’entendis la conversation suivante:

Les Oeuvres Complètes de la Comtesse de Ségur

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