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XXI - Le poney
ОглавлениеMa vengeance aurait dû être assouvie, mais elle ne l’était pas, je conservais contre le malheureux Auguste un sentiment de haine qui me fit commettre à son égard une nouvelle méchanceté, dont je me suis bien repenti depuis. Après l’histoire de la grenouille, nous fûmes débarrassés de lui pendant près d’un mois. Mais son père le ramena un jour, ce qui ne fit plaisir à personne.
«Que ferons-nous pour amuser ce garçon?» demanda Pierre à Camille.
CAMILLE. – Propose-lui d’aller faire une partie d’ânes dans les bois; Henri montera Cadichon, Auguste prendra l’âne de la ferme, et toi tu monteras ton poney.
PIERRE. – C’est une bonne idée que tu as là, pourvu qu’il veuille bien, encore!
CAMILLE. – Il faudra bien qu’il veuille; fais seller le poney et les ânes; quand ils seront prêts, vous le ferez monter sur le sien.
Pierre alla trouver Auguste, qui faisait enrager Louis et Jacques, en prétendant les aider de ses conseils pour embellir leur petit jardin; il bouleversait tout, arrachait les légumes, replantait les fleurs, coupait les fraisiers, et mettait le désordre partout; les pauvres petits cherchaient à l’en empêcher, mais il les repoussait d’un coup de pied, d’un coup de bêche, et lorsque Pierre arriva, il les trouva pleurant sur les débris de leurs fleurs et de leurs légumes.
«Pourquoi tourmentes-tu mes pauvres petits cousins?» lui demanda Pierre d’un air mécontent.
AUGUSTE. – Je ne les tourmente pas; je les aide, au contraire.
PIERRE. – Mais puisqu’ils ne veulent pas être aidés?
AUGUSTE. – Il faut leur faire du bien malgré eux.
LOUIS. – C’est parce qu’il est deux fois plus grand que nous, qu’il nous tourmente; avec toi et Henri il n’oserait pas.
AUGUSTE. – Je n’oserais pas? Ne répète pas ce mot, petit.
JACQUES. – Non, tu n’oserais pas? Pierre et Henri sont plus forts qu’un gresset, je pense.
À ce mot de gresset, Auguste rougit, leva les épaules d’un air de dédain, et, s’adressant à Pierre: «Que me voulais-tu, cher ami? Tu avais l’air de me chercher quand tu es venu ici.
— Oui, je venais te proposer une partie d’ânes, répondit Pierre d’un air froid; ils seront prêts dans un quart d’heure, si tu veux venir faire, avec Henri et moi, une promenade dans les bois.
— Certainement; je ne demande pas mieux», répliqua avec empressement Auguste, enchanté d’arrêter par la fuite les sarcasmes de Jacques et de Louis.
Pierre et Auguste allèrent à l’écurie, où ils demandèrent au cocher de seller le poney, mon camarade de la ferme et moi.
AUGUSTE. – Ah! vous avez un poney! J’aime beaucoup les poneys.
PIERRE. – C’est grand-mère qui me l’a donné.
AUGUSTE. – Tu sais donc monter à cheval?
PIERRE. – Oui; je monte au manège depuis deux ans.
AUGUSTE. – Je voudrais bien monter ton poney.
PIERRE. – Je ne te le conseille pas, si tu n’as pas appris à monter à cheval.
AUGUSTE. – Je n’ai pas appris, mais je monte aussi bien qu’un autre.
PIERRE. – As-tu jamais essayé?
AUGUSTE. – Bien des fois. Qui est-ce qui ne sait pas monter à cheval?
PIERRE. – Quand donc as-tu monté? Ton père n’a pas de chevaux de selle.
AUGUSTE. – Je n’ai pas monté de chevaux, mais j’ai monté des ânes: c’est la même chose.
PIERRE, retenant un sourire. – Je te répète, mon cher Auguste, que si tu n’as jamais monté à cheval, je ne te conseille pas de monter mon poney.
AUGUSTE, piqué. – Et pourquoi donc? Tu peux bien me le céder une fois en passant.
PIERRE. – Oh! ce n’est pas pour te refuser; c’est parce que le poney est un peu vif, et…
AUGUSTE, de même. – Et alors?…
PIERRE. – Eh bien, alors…, il pourrait te jeter par terre.
AUGUSTE, très piqué. – Sois tranquille, je suis plus adroit que tu ne le penses. Si tu veux bien t’en priver pour moi, sois sûr que je saurai le mener tout aussi bien que toi-même.
PIERRE. – Comme tu voudras, mon cher. Prends le poney, je prendrai l’âne de la ferme, et Henri montera Cadichon.
Henri les vint rejoindre; nous étions tout prêts à partir. Auguste approcha du poney, qui s’agita un peu et fit deux ou trois petits sauts. Auguste le regarda d’un air inquiet.
«Tenez-le bien jusqu’à ce que je sois dessus», dit-il.
LE COCHER. – Il n’y a pas de danger, monsieur; l’animal n’est pas méchant; vous n’avez pas besoin d’avoir peur.
AUGUSTE, piqué. – Je n’ai pas peur du tout; est-ce que j’ai l’air d’avoir peur, moi qui n’ai peur de rien!
HENRI, tout bas à Pierre. – Excepté des gressets.
AUGUSTE. – Que dis-tu, Henri? Qu’as-tu dit à l’oreille de Pierre?
HENRI, avec malice. – Oh! rien d’intéressant; je croyais voir un gresset là-bas sur l’herbe.
Auguste se mordit les lèvres, devint rouge, mais ne répondit pas. Il finit par se hisser sur le poney, et il se mit à tirer sur la bride; le poney recula; Auguste se cramponna à la selle.
«Ne tirez pas, monsieur, ne tirez pas; un cheval ne se mène pas comme un âne», dit le cocher en riant.
Auguste lâcha la bride. Je partis en avant avec Henri. Pierre suivit sur l’âne de la ferme. J’eus la malice de prendre le galop; le poney cherchait à me devancer; je n’en courais que plus vite. Pierre et Henri riaient. Auguste criait et se tenait à la crinière; nous courions tous, et j’étais décidé à n’arrêter que lorsque Auguste serait par terre. Le poney, excité par les rires et les cris, ne tarda pas à me devancer; je le suivis de près, lui mordillant la queue lorsqu’il semblait vouloir se ralentir. Nous galopâmes ainsi pendant un grand quart d’heure, Auguste manquant tomber à chaque pas, et se retenant toujours au cou du cheval. Pour hâter sa chute, je donnai un coup de dent plus fort à la queue du poney, qui se mit à lancer des ruades avec une telle force, qu’à la première Auguste se trouva sur son cou, à la seconde il passa pardessus la tête de sa monture, tomba sur le gazon, et resta étendu sans mouvement. Pierre et Henri, le croyant blessé, sautèrent à terre, et accoururent à lui pour le relever.
«Auguste, Auguste, es-tu blessé? lui demandèrent-ils avec inquiétude.
— Je crois que non, je ne sais pas», répondit Auguste, qui se releva tremblant encore de la peur qu’il avait eue.
Quand il fut debout, ses jambes fléchissaient, ses dents claquaient; Pierre et Henri l’examinèrent, et, ne trouvant ni écorchure ni blessure d’aucune sorte, ils le regardèrent avec pitié et dégoût.
«C’est triste d’être poltron à ce point, dit Pierre.
— Je… ne… suis pas… poltron…, seulement… j’ai… eu… peur…, répondit Auguste, claquant toujours des dents.
— J’espère que tu ne tiens plus à monter mon poney, ajouta Pierre. Prends mon âne, je vais reprendre mon cheval.
— J’aimerais mieux Cadichon, dit piteusement Auguste.
— Comme tu voudras, répondit Henri. Prends Cadichon; je prendrai Grison, l’âne de la ferme.
Mon premier mouvement fut d’empêcher ce méchant Auguste de me monter; mais je formai un autre projet, qui complétait sa journée et qui servait mieux mon aversion et ma méchanceté. Je me laissai donc tranquillement enfourcher par mon ennemi, et je suivis de loin le poney. Si Auguste avait osé me battre pour me faire marcher plus vite, je l’aurais jeté par terre, mais il connaissait l’amitié qu’avaient pour moi tous mes jeunes maîtres, et il me laissa aller comme je voulais. J’eus soin, tout le long du bois, de passer tout près des broussailles et surtout des grandes épines, des houx, des ronces, afin que le visage de mon cavalier fût balayé par les branches piquantes de ces arbustes. Il s’en plaignit à Henri, qui lui répondit froidement: «Cadichon ne mène mal que les gens qu’il n’aime pas: il est probable que tu n’es pas dans ses bonnes grâces.»
Nous reprîmes bientôt le chemin de la maison; cette promenade n’amusait pas Henri et Pierre, qui entendaient sans cesse geindre Auguste, que de nouvelles branches venaient cingler au travers du visage; il était griffé à faire plaisir; j’avais tout lieu de croire qu’il ne s’amusait guère plus que ses camarades. Mon affreux projet allait s’effectuer. En revenant par la ferme, nous longions un trou ou plutôt un fossé dans lequel venait aboutir le conduit qui recevait les eaux grasses et sales de la cuisine; on y jetait toutes sortes d’immondices, qui, pourrissant dans l’eau de vaisselle, formaient une boue noire et puante. J’avais laissé passer Pierre et Henri devant; arrivé près de ce fossé, je fis un bond vers le bord et une ruade qui lança Auguste au beau milieu de la bourbe. Je restai tranquillement à le voir patauger dans cette boue noire et infecte qui l’aveuglait.
Il voulut crier, mais l’eau sale lui entrait dans la bouche; il en avait jusqu’aux oreilles, et il ne pouvait parvenir à retrouver le bord. Je riais intérieurement. «Médor, me dis-je, Médor, tu es vengé!» Je ne réfléchissais pas au mal que je pouvais faire à ce pauvre garçon, qui, en tuant Médor, avait fait une maladresse et non une méchanceté; je ne songeais pas que c’était moi qui étais le plus mauvais des deux. Enfin, Pierre et Henri, qui étaient descendus de cheval et d’âne, ne voyant ni moi ni Auguste, s’étonnèrent de ce retard; ils revinrent sur leurs pas et m’aperçurent au bord du fossé contemplant d’un air satisfait mon ennemi qui barbotait. Ils s’approchèrent, et ne purent s’empêcher de pousser un cri en voyant qu’Auguste, dans cette cruelle position, courait un danger sérieux d’être suffoqué par la boue. Ils appelèrent les garçons de ferme, qui lui tendirent une perche, à laquelle il s’accrocha et qu’on retira avec Auguste au bout. Quand il fut sur la terre ferme, personne ne voulait l’approcher; il était couvert de boue, et sentait trop mauvais.
«Il faut aller prévenir son père, dit Pierre.
— Et puis papa et mes oncles, dit Henri, qu’ils nous disent ce qu’il faut faire pour le nettoyer.
— Allons, viens, Auguste; suis-nous, mais de loin, dit Pierre; cette boue exhale une odeur insupportable.»
Auguste, tout penaud, noir de boue, y voyant à peine pour se conduire, les suivit de loin; on entendait les exclamations des gens de la ferme. Je formais l’avant-garde, caracolant, courant et brayant de toutes mes forces. Pierre et Henri parurent mécontents de ma gaieté; ils criaient après moi pour me faire taire. Ce bruit inaccoutumé attira l’attention de toute la maison; chacun reconnaissant ma voix, et sachant que je ne brayais ainsi que dans les grandes occasions, se mit à la fenêtre, de sorte que, lorsque nous arrivâmes en vue du château, nous vîmes les croisées garnies de visages curieux, nous entendîmes des cris et un mouvement extraordinaire. Peu d’instants après, tout le monde, grands et petits, vieux et jeunes, était descendu et faisait cercle autour de nous. Auguste était au milieu, chacun demandant ce qu’il y avait, et s’enfuyant à son approche. La grand-mère fut la première à dire: «Il faut laver ce pauvre garçon, et voir s’il n’a pas quelque blessure.
— Mais comment le laver? dit le papa de Pierre. Il faut apprêter un bain.
— Je m’en charge, moi, dit le père d’Auguste. Suis-moi, Auguste; je vois à ta démarche que tu n’as ni blessure ni contusion. Viens à la mare, tu vas te plonger dedans, et, quand tu auras fait partir la boue, tu te savonneras et tu achèveras de te nettoyer. L’eau n’est pas froide dans cette saison. Pierre voudra bien te prêter du linge et des habits.»
Et il se dirigea vers la mare. Auguste avait peur de son père, il fut bien obligé de le suivre. J’y courus pour assister à l’opération qui fut longue et pénible; cette boue, collante et grasse, tenait à la peau, aux cheveux. Les domestiques s’étaient empressés d’apporter du linge, du savon, des habits, des chaussures. Les papas aidèrent à lessiver Auguste, qui sortit de là au bout d’une demi-heure, presque propre, mais grelottant et si honteux, qu’il ne voulut pas se faire voir, et qu’il obtint de son père de l’emmener tout de suite chez lui. Pendant ce temps, chacun désirait savoir comment cet accident avait pu arriver. Pierre et Henri leur racontèrent les deux chutes.
«Je crois, dit Pierre, que les deux ont été amenées par Cadichon, qui n’aime pas Auguste. Cadichon a mordu la queue de mon poney, ce qu’il ne fait jamais quand l’un de nous est dessus; il l’a forcé à aller ainsi au grand galop; le cheval a rué, et c’est ce qui a fait tomber Auguste. Je n’étais pas là à la seconde chute; mais, à l’air triomphant de Cadichon, à ses braiments joyeux et à l’attitude qu’il a encore maintenant, il est facile de deviner qu’il a jeté exprès dans la boue cet Auguste qu’il déteste.
— Comment sais-tu qu’il le déteste? demanda Madeleine.
— Il le montre de mille manières, répondit Pierre. Te souviens-tu comme, le jour du gresset, Cadichon poursuivait Auguste, comme il l’a attrapé par le fond de son pantalon, comme il le tenait pendant que nous lui passions son habit? J’ai bien regardé sa physionomie pendant ce temps: il avait, en regardant Auguste, un air méchant que je ne lui vois qu’avec les gens qu’il déteste. Nous autres, il ne nous regarde pas de même. Avec Auguste, ses yeux brillent comme des charbons; il a, en vérité, le regard d’un diable. N’est-ce pas, Cadichon, ajouta-t-il en me regardant fixement, n’est-ce pas, Cadichon, que j’ai bien deviné, que tu détestes Auguste, et que c’est exprès que tu as été si méchant pour lui?»
Je répondis en brayant et puis en passant ma langue sur sa main.
«Sais-tu, dit Camille, que Cadichon est un âne vraiment extraordinaire? Je suis sûre qu’il nous entend et qu’il nous comprend.»
Je la regardai avec douceur, et, m’approchant d’elle, je mis ma tête sur son épaule.
«Quel dommage, mon Cadichon, dit Camille, que tu deviennes de plus en plus colère et méchant, et que tu nous obliges à t’aimer de moins en moins; et quel dommage que tu ne puisses pas écrire! Tu as dû voir beaucoup de choses intéressantes, continuat-elle en passant sa main sur ma tête et sur mon cou. Si tu pouvais écrire tes Mémoires, je suis sûre qu’ils seraient bien amusants!»
HENRI. – Ma pauvre Camille, quelle bêtise tu dis! Comment veux-tu que Cadichon, qui est un âne, puisse écrire des Mémoires?
CAMILLE. – Un âne comme Cadichon est un âne à part.
HENRI. – Bah! tous les ânes se ressemblent et ont beau faire, ils ne sont jamais que des ânes.
CAMILLE. – Il y a âne et âne.
HENRI. – Ce qui n’empêche pas que, pour dire qu’un homme est bête, ignorant et entêté, on dit: «Bête comme un âne, ignorant comme un âne, têtu comme un âne», et que si tu me disais: «Henri, tu es un âne», je me fâcherais, parce qu’il est bien certain que je prendrais cela pour une injure.
CAMILLE. – Tu as raison, et pourtant je sens et je vois, d’abord que Cadichon comprend beaucoup de choses, qu’il nous aime, et qu’il a un esprit extraordinaire, et puis que les ânes ne sont ânes que parce qu’on les traite comme des ânes, c’est-à-dire avec dureté et même avec cruauté, et qu’ils ne peuvent pas aimer leurs maîtres ni les bien servir.
HENRI. – Alors, d’après toi, c’est par habileté que Cadichon a fait découvrir les voleurs, et qu’il a fait tant de choses qui semblent extraordinaires?
CAMILLE. – Certainement, c’est par son esprit, et c’est parce qu’il le voulait, que Cadichon a fait prendre les voleurs. Pourquoi l’aurait-il fait, selon toi?
HENRI. – Parce qu’il avait vu le matin ses camarades entrer dans le souterrain, et qu’il voulait les rejoindre.
CAMILLE. – Et les tours de l’âne savant?
HENRI. – C’est par jalousie et par méchanceté.
CAMILLE. – Et la course des ânes?
HENRI. – C’est par orgueil d’âne.
CAMILLE. – Et l’incendie, quand il a sauvé Pauline?
HENRI. – C’est par instinct.
CAMILLE. – Tais-toi, Henri, tu m’impatientes.
HENRI. – Mais j’aime beaucoup Cadichon, je t’assure; seulement, je le prends pour ce qu’il est, un âne, et toi, tu en fais un génie. Remarque bien que, s’il a l’esprit et la volonté que tu lui supposes, il est méchant et détestable.
CAMILLE. – Comment cela?
HENRI. – En tournant en ridicule le pauvre âne savant et son maître, et en les empêchant de gagner l’argent qui leur était nécessaire pour se nourrir. Ensuite, en faisant mille méchancetés à Auguste, qui ne lui a jamais rien fait, et enfin en se faisant craindre et détester de tous les animaux, qu’il mord et qu’il chasse à coups de pied.
CAMILLE. – C’est vrai, cela; tu as raison, Henri. J’aime mieux croire, pour l’honneur de Cadichon, qu’il ne sait pas ce qu’il fait, ni le mal qu’il fait.
Et Camille s’éloigna en courant avec Henri, me laissant seul et mécontent de ce que je venais d’entendre. Je sentais très bien que Henri avait raison, mais je ne voulais pas me l’avouer, et surtout je ne voulais pas changer et réprimer les sentiments d’orgueil, de colère et de vengeance auxquels je m’étais toujours laissé aller.