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XXII - La punition

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Je restai seul jusqu’au soir; personne ne vint me voir. Je m’ennuyais, et je vins dans la soirée me mettre près des domestiques qui prenaient l’air à la porte de l’office et qui causaient.

«Si j’étais à la place de madame, dit le cuisinier, je me déferais de cet âne.»

LA FEMME DE CHAMBRE. – Il devient par trop méchant en vérité. Voyez donc le tour qu’il a joué à ce pauvre Auguste; il aurait pu le tuer ou le noyer tout de même.

LE VALET DE CHAMBRE. – Et c’est qu’après il avait l’air tout joyeux encore! il courait, il sautait, il brayait comme s’il avait fait un beau coup.

LE COCHER. – Il le payera, allez; je lui donnerai une raclée pour son souper…

LE VALET DE CHAMBRE. – Prends garde; si madame s’en aperçoit…

LE COCHER. – Et comment madame le saurait-elle? Crois-tu que je vais lui donner des coups de fouet sous les yeux de madame? J’attendrai qu’il soit à l’écurie.

LE VALET DE CHAMBRE. – Tu pourrais bien attendre longtemps; cet animal, qui fait toutes ses volontés, rentre quelquefois si tard.

LE COCHER. – Ah! mais, s’il m’ennuie trop, je saurai bien le faire rentrer malgré lui, et sans que personne s’en doute.

LA FEMME DE CHAMBRE. – Comment vous y prendrez-vous? Ce maudit âne va braire à sa façon et ameuter toute la maison.

LE COCHER. – Laissez donc! je lui couperai le sifflet; on ne l’entendra seulement pas respirer.

Et tous partirent d’un éclat de rire. Je les trouvais bien méchants, j’étais en colère; je cherchais un moyen de me soustraire à la correction qui me menaçait. J’aurais voulu me jeter sur eux et les mordre tous, mais je n’osai pas, de peur qu’ils n’allassent en corps se plaindre à ma maîtresse, et je sentais vaguement que, fatiguée de mes tours, ma maîtresse pourrait bien me chasser de chez elle. Pendant que je délibérais, la femme de chambre fit remarquer au cocher mes yeux méchants.

Le cocher hocha la tête, se leva, entra dans la cuisine, en ressortit comme pour aller à l’écurie, et, en passant devant moi, me lança au cou un noeud coulant; je tirai en arrière pour le briser, et il tira en avant pour me faire avancer; nous tirions chacun de notre côté, mais, plus nous tirions, plus la corde m’étranglait; dès le premier moment j’avais vainement essayé de braire; je pouvais à peine respirer, et je cédais forcément à la traction du cocher, il m’amena ainsi jusqu’à l’écurie, dont la porte fut obligeamment ouverte par les autres domestiques. Une fois entré dans ma stalle, on me passa promptement mon licou, on lâcha la corde qui m’étranglait, et le cocher, ayant soigneusement fermé la porte, se saisit d’un fouet de charretier, et commença à m’en frapper impitoyablement sans que personne prît ma défense. J’eus beau braire, me démener, mes jeunes maîtres ne m’entendirent pas, et le méchant cocher put me faire expier à son aise les méchancetés dont il m’accusait.

Il me laissa enfin dans un état de douleur et d’abattement impossible à décrire. C’était la première fois, depuis mon entrée dans cette maison, que j’avais été humilié et battu. Depuis j’ai réfléchi, et j’ai reconnu que je m’étais attiré cette punition.

Le lendemain il était déjà tard quand on me fit sortir; j’eus bonne envie de mordre le cocher au visage, mais je fus arrêté, comme la veille, par la crainte d’être chassé. Je me dirigeai vers la maison; je vis les enfants rassemblés devant le perron et causant avec animation.

«Le voilà, ce méchant Cadichon, dit Pierre en me regardant approcher. Chassons-le, il pourrait bien nous mordre ou nous jouer quelque mauvais tour, comme il a fait l’autre jour à ce malheureux Auguste.»

CAMILLE. – Qu’est-ce que le médecin a dit à papa tout à l’heure?

PIERRE. – Il a dit qu’Auguste était très malade; il a la fièvre, le délire…

JACQUES. – Qu’est-ce que c’est que le délire?

PIERRE. – Le délire, c’est quand on a la fièvre si fort qu’on ne sait plus ce qu’on dit; on ne reconnaît personne, on croit voir un tas de choses qui ne sont pas.

LOUIS. – Qu’est-ce que voit donc Auguste?

PIERRE. – Il croit toujours voir Cadichon qui veut se jeter sur lui, qui le mord, le piétine; le médecin est très inquiet. Papa et mes oncles y sont allés.

MADELEINE. – Comme c’est vilain à Cadichon d’avoir jeté le pauvre Auguste dans ce trou dégoûtant!

— Oui, c’est très vilain, monsieur, s’écria Jacques en se retournant vers moi. Allez, vous êtes un méchant! Je ne vous aime plus.

— Ni moi, ni moi, ni moi, répétèrent tous les enfants à l’unisson. Va-t’en; nous ne voulons pas de toi.

J’étais consterné. Tous, jusqu’à mon petit Jacques que j’aimais toujours tendrement, tous me chassaient, me repoussaient.

Je m’éloignai lentement de quelques pas; je me retournai et les regardai d’un air si triste, que Jacques en fut touché; il courut à moi, me prit par la tête, et me dit d’une voix caressante: «Écoute, Cadichon, nous ne t’aimons pas à présent; mais, si tu es bon, je t’assure que nous t’aimerons comme auparavant.

— Non, non, jamais comme avant! s’écrièrent tous les enfants. Il est trop mauvais.

— Vois-tu, Cadichon, voilà ce que c’est que d’être méchant, reprit le petit Jacques en me passant la main sur le cou. Tu vois que personne ne veut t’aimer… Mais…, ajouta-t-il en me parlant à l’oreille, je t’aime encore un peu, et si tu n’es plus méchant, je t’aimerai beaucoup, tout comme avant.»

HENRI. – Prends garde, Jacques, ne l’approche pas de trop près; s’il te donne un coup de dent ou un coup de pied, il te fera bien mal.

JACQUES. – Il n’y a pas de danger; je suis bien sûr qu’il ne nous mordra pas, nous autres.

HENRI. – Tiens, pourquoi pas? Il a bien jeté Auguste deux fois par terre.

JACQUES. – Oh! mais Auguste, c’est autre chose; il ne l’aime pas.

HENRI. – Et pourquoi ne l’aime-t-il pas? Qu’est-ce qu’Auguste lui a fait? Il pourrait bien, un beau jour, nous détester aussi.

Jacques ne répondit pas, car il n’y avait effectivement rien à répondre; mais il secoua la tête, et, se retournant vers moi, il me fit une petite caresse amicale dont je fus touché jusqu’aux larmes. L’abandon de tous les autres me rendit plus précieux encore ces témoignages d’affection de mon cher petit Jacques, et, pour la première fois, une pensée sincère de repentir se glissa dans mon coeur. Je songeai avec inquiétude à la maladie du malheureux Auguste. Dans l’après-midi on sut qu’il était plus mal encore, que le médecin avait des inquiétudes graves pour sa vie. Mes jeunes maîtres y allèrent eux-mêmes vers le soir; les cousines attendaient impatiemment leur retour. «Eh bien? Eh bien? leur crièrent-elles du plus loin qu’elles les aperçurent. Quelles nouvelles? Comment va Auguste?

— Pas bien, répondit Pierre; et pourtant un peu moins mal que tantôt.»

HENRI. – Le pauvre père fait pitié; il pleure, il sanglote, il demande au bon Dieu de lui laisser son fils; il dit des choses si touchantes, que je n’ai pu m’empêcher de pleurer.

ÉLISABETH. – Nous allons tous prier avec lui et pour lui à notre prière du soir; n’est-ce pas, mes amis?

— Certainement, et de grand coeur, dirent tous les enfants en même temps.

MADELEINE. – Pauvre Auguste, s’il allait mourir, pourtant!

CAMILLE. – Le pauvre père deviendrait fou de chagrin, car il n’a pas d’autre enfant.

ÉLISABETH. – Où est donc la mère d’Auguste? On ne la voit jamais.

PIERRE. – Il serait étonnant qu’on la vît, puisqu’elle est morte depuis dix ans.

HENRI. – Et, ce qu’il y a de singulier, c’est que la pauvre femme est morte pour être tombée dans l’eau pendant une promenade en bateau.

ÉLISABETH. – Comment? Elle s’est noyée?

PIERRE. – Non, on l’a retirée immédiatement, mais il faisait chaud, et elle avait été tellement saisie par le froid de l’eau et par la frayeur, qu’elle a été prise de la fièvre et du délire, exactement comme Auguste, et elle est morte huit jours après.

CAMILLE. – Mon Dieu, mon Dieu! pourvu qu’il n’en arrive pas autant à Auguste!

ÉLISABETH. – Voilà pourquoi il faut que nous priions beaucoup, peut-être le bon Dieu nous accordera-t-il ce que nous lui demanderons.

MADELEINE. – Où est donc Jacques?

CAMILLE. – Il était ici tout à l’heure, il sera rentré.

Il n’était pas entré, le pauvre enfant, mais il s’était mis à genoux derrière une caisse, et, la tête cachée dans ses mains, il priait et pleurait. Et c’était moi qui avais causé la maladie d’Auguste, l’affreuse inquiétude du malheureux père, et enfin le chagrin de mon petit Jacques! Cette pensée m’attrista moi-même; je me dis que je n’aurais pas dû venger Médor. «Quel bien lui a fait la chute d’Auguste? me demandai-je. Est-il moins perdu pour moi? La vengeance que j’ai tirée m’a-t-elle servi à autre chose qu’à me faire craindre et détester?»

J’attendis avec impatience le lendemain pour avoir des nouvelles d’Auguste. J’en eus des premiers, car Jacques et Louis me firent atteler à la petite voiture pour y aller. Nous trouvâmes, en arrivant, un domestique qui courait chercher le médecin, et qui nous dit en passant qu’Auguste avait passé une mauvaise nuit, et qu’il venait d’avoir une convulsion qui avait effrayé son père. Jacques et Louis attendirent le médecin, qui ne tarda pas à venir, et qui leur promit de leur donner des nouvelles en s’en allant.

Une demi-heure après il descendit le perron.

«Eh bien? Eh bien? Monsieur Tudoux, comment va Auguste» demandèrent Louis et Jacques.

M. TUDOUX, très lentement. – Pas mal, pas mal, mes enfants! Pas si mal que je le craignais.

LOUIS. – Mais ces convulsions, n’est-ce pas dangereux?

M. TUDOUX, de même. – Non, c’était la suite d’un agacement de nerfs et d’une grande agitation. Je lui ai donné une pilule qui va le calmer; ce ne sera pas grave.

JACQUES. – Alors, monsieur Tudoux, vous n’êtes pas inquiet, vous ne croyez pas qu’il va mourir?

M. TUDOUX, de même. – Non, non, non! ce ne sera pas grave, pas grave du tout.

LOUIS, et JACQUES. – Je suis bien content! Merci, monsieur Tudoux. Adieu; nous repartons bien vite pour rassurer nos cousins et cousines.

M. TUDOUX. – Attendez, attendez une minute. L’âne qui vous mène n’est-il pas Cadichon?

JACQUES. – Oui, c’est Cadichon.

M. TUDOUX, avec calme. – Alors, prenez-y garde; il pourrait bien vous jeter dans un fossé comme il l’a fait pour Auguste. Dites à votre grand-mère qu’elle ferait bien de le vendre; c’est un animal dangereux.

M. Tudoux salua et s’en alla. Je restai tellement étonné et humilié, que je ne songeai à me mettre en route que lorsque mes petits maîtres m’eurent répété trois fois: «Allons, Cadichon, en route!… Allons donc, Cadichon, nous sommes pressés! Vas-tu nous faire coucher ici, Cadichon? Hue! hue donc!»

Je partis enfin, et je courus tout d’un trait jusqu’au perron, où attendaient cousins, cousines, oncles et tantes, papas et mamans.

«Il va mieux!» s’écrièrent Jacques et Louis; et ils se mirent à raconter leur conversation avec M. Tudoux, sans oublier son dernier conseil.

J’attendais avec une vive impatience la décision de la grand-mère. Elle réfléchit un instant.

«Il est certain, mes chers enfants, que Cadichon ne mérite plus notre confiance; j’engage les plus jeunes d’entre vous à ne pas le monter; à la première sottise qu’il fera, je le donnerai au meunier, qui l’emploiera à porter des sacs de farine; mais je veux encore l’essayer avant de le réduire à cet état d’humiliation; peut-être se corrigera-t-il. Nous verrons bien d’ici à quelques mois.»

J’étais de plus en plus triste, humilié et repentant; mais je ne pouvais réparer le mal que je m’étais fait qu’à force de patience, de douceur et de temps. Je commençais à souffrir dans mon orgueil et dans mes affections.

Les nouvelles d’Auguste furent meilleures le lendemain; peu de jours après il entrait en convalescence, et l’on ne s’en occupa plus au château. Mais je ne pus en perdre le souvenir, car j’entendais sans cesse dire autour de moi: «Prends garde à Cadichon! Souviens-toi d’Auguste!»

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