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VII - La mare aux sangsues

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Jules resta effectivement quelques jours sans faire venir Blaise; mais M. de Trénilly venait de lui donner un âne, et il avait besoin de quelqu’un pour l’accompagner dans ses promenades.

«Papa, dit-il à son père, voulez-vous que j’aille chercher Blaise pour jouer avec moi?

LE COMTE. — Tu sais, Jules, que je n’aime pas à te voir sortir avec Blaise; il t’arrive chaque fois une aventure désagréable.

JULES. — Papa, c’est que je voudrais monter à âne, et j’ai besoin de lui pour m’accompagner.

LE COMTE. — Tu as monté à âne tous ces jours-ci et tu t’es bien passé de Blaise.

JULES. — Oui, papa, parce que je suis resté dans le parc, mais je voudrais aller dans les champs, et maman ne veut pas que j’y aille seul.

LE COMTE. — Va le chercher, mon ami, je le veux bien, mais ne l’écoute pas et ne souffre pas qu’il te fasse quelque sottise.

— Oh! papa, soyez tranquille», dit Jules en s’élançant hors de la chambre pour courir chez Blaise.

Il arriva tout essoufflé chez Anfry.

«Où est Blaise? dit-il, j’ai besoin de lui.

— Blaise n’y est pas, Monsieur, répondit Anfry d’un ton sec.

JULES. — Où est-il? Je veux l’avoir tout de suite.

ANFRY. — Il est dans les champs, Monsieur, à arracher des pommes de terre.

JULES. — Allez le chercher.

ANFRY. — Je ne peux pas, j’ai de l’ouvrage pressé.

JULES. — Alors je vais dire à papa que vous ne voulez pas laisser Blaise venir avec moi, et papa vous grondera, et je serai bien content.

ANFRY. — Vous direz ce que vous voudrez, Monsieur; je ne crains rien, parce que je fais mon devoir.

JULES. — De quel côté est Blaise?

ANFRY. — Du côté de la mare aux sangsues?

JULES. — Pourquoi l’appelle-t-on mare aux sangsues?

ANFRY. — Parce qu’il y a des sangsues dedans, bien probablement.»

Jules forma le projet d’aller seul rejoindre Blaise; il rentra à la maison, fit seller son âne, et partit comme pour se promener dans le parc. Mais il sortit par une petite barrière et fit galoper son âne du côté de la mare aux sangsues; la route était pierreuse, mauvaise et assez longue, et, comme il ne connaissait pas bien le chemin, il mit près d’une heure pour y arriver. Il y trouva effectivement Blaise qui travaillait avec ardeur à arracher les pommes de terre de son père; il les mettait en tas pour les emporter dans des paniers ou dans des sacs qu’il plaçait sur une brouette. Il travaillait si activement qu’il n’entendit ni ne vit arriver Jules et l’âne.

«Blaise! Blaise!» cria Jules.

Blaise se releva, vit Jules et reprit son ouvrage sans répondre.

«Blaise! reprit Jules avec impatience, n’entends-tu pas que je t’appelle?

BLAISE. — Oui, Monsieur Jules; mais vous ne me demandiez rien, alors je n’avais pas à vous répondre.

JULES. — Puisque je t’appelle, c’est que j’ai besoin de toi.

BLAISE. — Pour quoi faire, Monsieur Jules? J’ai de l’ouvrage pressé.

JULES. — Pour m’accompagner dans ma promenade à âne. Maman ne veut pas que j’aille seul dans les champs.

BLAISE. — Alors pourquoi y êtes-vous venu? Et puisque vous êtes venu seul, vous pouvez bien vous en retourner de même.

JULES. — Tu es un méchant, un grossier, un impertinent, je le dirai à papa.

BLAISE. — Ah bah! dites ce que vous voudrez, ce ne sera pas la première fois que vous aurez fait des contes; je ne puis pas vous en empêcher; d’ailleurs, le bon Dieu est là pour me protéger.

JULES. — Je m’en vais, vilain, et jamais, non jamais, entends-tu bien, je ne te laisserai monter mon âne.

BLAISE. — Est-ce que j’ai besoin de votre âne, moi? J’ai deux jambes qui valent mieux que les quatre de votre âne.

— Imbécile! insolent!» lui cria Jules en s’en allant.

Blaise reprit son ouvrage en riant de la colère de Jules, et Jules reprit sa promenade en pestant contre Blaise. Il cherchait, sans le trouver, le moyen de le faire gronder, il ne voulait pas avouer qu’il avait désobéi en allant seul dans les champs, et il ne pouvait pas dire que Blaise l’eût accompagné en partant, puisque les domestiques l’avaient vu sortir seul.

«Voyons, se dit-il, cette mare où il y a des sangsues; je voudrais bien en voir quelques-unes.»

Il approcha tout près de l’eau, mais il eut beau y regarder, il n’en vit pas une seule. La pente qui y descendait était douce; il fit entrer son âne dans l’eau, pensant que les sangsues auraient peur du clapotement produit par les jambes de l’âne et qu’elles se montreraient; mais il ne vit rien encore. Il fit avancer un peu plus son âne, jusqu’à ce qu’il eût de l’eau à mi-jambes; il commença alors à voir des bêtes noires, plates, longues comme le doigt, qui nageaient autour de l’âne, et qui se posaient sur ses jambes. Jules s’amusait à les regarder et à les voir accourir de tous côtés, lorsque l’âne se mit à sauter, à ruer; Jules perdit l’équilibre, tomba dans l’eau, et l’âne sortit de la mare et se dirigea vers le château en courant de toutes ses forces.

Il n’y avait pas beaucoup d’eau dans l’endroit où était tombé Jules; il se releva lentement, et sentit trois ou quatre piqûres au visage; il crut que c’était une guêpe et y porta la main pour la chasser; sa main rencontra quelque chose de froid qu’il ne put enlever, et les piqûres devenaient de plus en plus douloureuses; il en sentit une à la main, et vit avec effroi que c’était une sangsue qui s’y était attachée; il en était de même à la figure. Jules poussa des cris perçants. Blaise, oubliant ses menaces, accourut à son aide; en le voyant sortir de la mare avec trois sangsues au nez et aux joues, il s’approcha vivement de lui et en enleva quatorze autres qui s’étaient posées sur ses vêtements, et grimpaient pour arriver au cou, aux mains, au visage.

«Déshabillez-vous vite, Monsieur Jules; il pourrait y en avoir dans votre pantalon.»

Jules, tremblant de peur, n’aurait pu défaire ses vêtements sans le secours de Blaise, qui en deux secondes, lui enleva tout ce qu’il avait sur le corps; il trouva encore quelques sangsues dans le bas du pantalon et sur la veste. Après avoir bien exprimé l’eau des vêtements mouillés, il se déshabilla lui-même, passa à Jules sa chemise sèche, sa blouse, son pantalon et ses sabots, et revêtit lui-même la chemise glacée et le pantalon trempé de Jules.

BLAISE. — Je vous demande pardon, Monsieur Jules, de vous habiller si grossièrement, mais vous êtes du moins dans des vêtements secs et chauds, et vous ne prendrez pas froid. Maintenant, ce que nous pouvons faire de mieux, c’est de courir, au lieu de marcher, et de rentrer bien vite.

JULES. — Je ne peux pas courir avec tes vilains sabots; les sangsues me piquent.

BLAISE. — Il faut bien pourtant arriver chez vous, Monsieur Jules, pour qu’on vous porte secours et qu’on fasse tomber les sangsues.

JULES. — C’est ta faute, aussi. Tu m’as laissé aller seul, au lieu de venir avec moi.

BLAISE. — Mais, Monsieur Jules, vous étiez bien venu seul, et j’avais mes pommes de terre à rentrer; je ne pouvais pas deviner que vous iriez vous jeter dans la mare aux sangsues.

JULES. — Si tu étais avec moi, tu m’aurais empêché de tomber.

BLAISE. — Et comment vous en aurais-je empêché? Vous ne m’auriez pas écouté.

JULES. — Non; mais quand l’âne s’est mis à sauter dans l’eau, tu l’aurais tenu par la bride, et tu l’aurais doucement fait sortir de la mare.

BLAISE. — Il m’aurait donc fallu entrer dans la mare, pour avoir cinquante sangsues aux jambes? Grand merci!

JULES. — Le grand malheur quand tu aurais eu les jambes piquées! Moi, je n’aurais pas eu de morsures au visage et à la main.

BLAISE. — Ah bien! Monsieur Jules, voilà le merci que vous me donnez pour vous avoir empêché d’avoir encore une quinzaine de sangsues après vous, et pour vous avoir donné des habits secs en place des vôtres qui me glacent le corps!

JULES. — Ils sont jolis, tes habits! Une sale grosse chemise, un mauvais pantalon rapiécé, une vieille blouse et d’affreux sabots qui me gênent. Tu es bien heureux d’avoir mes beaux habits; tu n’as jamais eu de chemise si fine et un si joli pantalon!

— Ah bien! reprenons chacun le nôtre, dit Blaise en s’arrêtant, indigné de tant d’égoïsme, d’orgueil et d’ingratitude; et tirez-vous d’affaire comme vous pourrez.

— Non, je ne veux pas! s’écria Jules, qui craignait de grelotter dans ses beaux habits mouillés. Je me déshabillerai à la maison.»

Blaise aurait pu reprendre de force ses habits; mais il ne voulut pas infliger cette punition à Jules, et, sentant le froid le gagner, il se mit à marcher bon train pour entrer chez lui, sans faire attention aux cris de Jules qui suivait de loin en traînant ses sabots et criant: «Attends-moi, attends-moi, méchant égoïste! Voleur, rends-moi mes habits! je te les ferai reprendre par papa. Tu vas voir ce que je vais lui raconter!»

Blaise rentra chez son père par une petite porte du parc, pendant que Jules revenait chez lui honteux et inquiet. Les sangsues étaient tombées en route, et le sang qui coulait des piqûres lui inondait le visage.

Son père était à la porte quand il le vit entrer dans ce pitoyable état.

LE COMTE. — Qu’as-tu, Jules, mon garçon? Tu es blessé?

JULES. — C’est Blaise, papa; c’est sa faute.

LE COMTE. — Encore ce petit misérable! J’avais raison de ne pas vouloir te laisser aller avec lui. Mon pauvre enfant, dans quel état tu es!

Et, le prenant dans ses bras, il l’emporta dans sa chambre, où la bonne Hélène lui prodigua les premiers soins. En lavant le sang qui couvrait son visage, elle vit avec surprise les piqûres de sangsues.

«Qu’est-ce qui t’a mis des sangsues au visage? s’écria M. de Trénilly étonné.

— C’est Blaise, qui m’a fait aller à la mare aux sangsues, qui m’a jeté dedans après y avoir fait entrer le pauvre âne, et qui m’a forcé de mettre ses vieux habits pour prendre les miens, dont il veut faire ses habits de dimanche.

— Nous verrons bien cela, dit M. de Trénilly, profondément irrité. Je l’obligerai bien vite de tout rendre, et je lui ferai donner le fouet par son père.»

Un domestique frappa à la porte.

«Entrez, dit la bonne.

— Voici un paquet des habits de M. Jules, qu’Anfry vient de rapporter; il demande ceux de Blaise et des nouvelles de M. Jules.

— Tes habits! dit avec quelque émotion M. de Trénilly. Tu disais, Jules, que Blaise voulait les garder!

JULES, avec embarras. — C’est son papa qui l’aura forcé à les rendre, probablement. Il aura eu peur de vous; j’avais dit à Blaise que je vous raconterais tout.

— Dites à Anfry qu’il vienne me parler dans ma chambre», dit M. de Trénilly au domestique.

Le domestique sortit.

La bonne avait arrêté le sang avec de la poudre de colophane et avait rhabillé Jules. Son père voulait l’emmener, mais Jules eut peur de se trouver en présence d’Anfry, et il demanda à rester sur son lit.

«Comment va M. Jules, Monsieur le comte? dit Anfry en entrant. Blaise m’a raconté l’accident qui lui est arrivé, et je craignais qu’il ne fût indisposé.

— Sans être malade, il n’est pas bien, répondit M. de Trénilly; mais je m’étonne que votre fils ait osé vous parler d’un accident dont il a été la seule cause et dans le but ignoble de s’approprier les habits de Jules.

ANFRY. — Je ne comprends pas ce que veut dire Monsieur le comte; Blaise n’a rien fait qui puisse mériter des reproches; au contraire, c’est lui qui est venu au secours de M. Jules.

LE COMTE. — Joli secours, en vérité, que de le pousser dans une mare pleine de sangsues!

ANFRY. — Mais, Monsieur le comte, comment pouvait-il pousser M. Jules, puisqu’il n’était pas avec lui?

LE COMTE. — Pas avec lui! Voilà qui est fort, quand l’échange des habits prouve clairement qu’ils étaient ensemble.

ANFRY. — Pardon, Monsieur le comte; entendons-nous. Blaise a donné ses vêtements à M. Jules, qui grelottait dans les siens tout trempés, lorsque, l’entendant crier, il est venu à son secours; mais ils étaient si peu ensemble, que M. Jules a été du côté de la mare aux sangsues pour le chercher.

M. DE TRENILLY. — C’est votre vaurien de fils qui vous a conté cela, et vous le croyez, en père faible que vous êtes?

ANFRY, avec émotion. — Pardon, Monsieur le comte, vous êtes le maître et je suis le serviteur, et je ne puis répondre comme je le ferais à mon égal, pour justifier mon fils; mais je puis, sans manquer au respect que je dois à Monsieur le comte, protester que Blaise est innocent des accusations fausses que M. Jules à portées contre lui.

M. DE TRENILLY, avec colère. — C’est-à-dire que Jules a menti?…

ANFRY, avec calme. — Je le crains, Monsieur le comte.


M. DE TRENILLY, avec ironie et une colère contenue. — C’est franc, du moins, si ce n’est pas poli. Mais dites-moi donc, Monsieur Anfry, que vous a raconté M. Blaise pour vous donner une si pauvre opinion de la sincérité de mon fils?

ANFRY, avec calme et fermeté. — Voici, Monsieur le comte, ce ne sera pas long.»

Et en peu de mots Anfry raconta ce qui s’était passé, sans oublier la visite que lui avait faite Jules à la recherche de Blaise et le départ de Jules tout seul, monté sur son âne.

Le récit franc et ferme d’Anfry fit impression sur M. de Trénilly, qui commença lui-même à douter de la vérité du récit de Jules, mais sans pouvoir admettre chez son fils une pareille fausseté.

«C’est bien, dit-il lorsque Anfry eut fini de parler; je saurai la vérité; je reparlerai à Jules. Vous pouvez vous retirer. Anfry, ajouta-t-il en le rappelant, si Blaise est coupable, comme je le crois et comme il l’a déjà été plus d’une fois vis-à-vis de mon fils, j’exige, sous peine de quitter mon service, que vous le fouettiez vigoureusement.

ANFRY. — Monsieur le comte n’aurait pas besoin de me le recommander, s’il s’était rendu coupable de méchanceté, de calomnie, de mensonge. Si je voyais mon fils dans une aussi triste voie, je l’en arracherais par la force de mon propre mouvement. Dieu merci, mon fils est franc et honnête, et je n’ai pas à rougir de lui.»

En achevant ces mots, Anfry salua et se retira plein d’indignation et d’irritation contre les mensonges de Jules et la faiblesse du père.

M. de Trénilly retourna près de Jules, le questionna de nouveau et lui redit ce qu’il avait appris d’Anfry. Jules, ne pouvant nier sa visite chez Anfry et son départ en l’absence de Blaise, avoua ces deux circonstances, qu’il n’avait pas osé révéler, dit-il, de peur d’être grondé pour avoir été seul dans les champs; mais il soutint qu’ayant trouvé Blaise à l’endroit indiqué par Anfry, tout s’était passé comme il l’avait d’abord raconté.

M. de Trénilly ne sut plus que croire ni qui croire. Il y avait dans les aveux tardifs de Jules quelque chose qui ébranlait sa confiance pour le reste; mais il ne pouvait, il n’osait admettre tant de fausseté et de méchanceté dans son fils bien-aimé. Dans le doute, il n’en parla plus, ne voulant pas faire punir injustement Blaise et ne pouvant lui donner raison.

Les Oeuvres Complètes de la Comtesse de Ségur

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