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XI - Le cerf-volant
ОглавлениеAprès quelques minutes de marche, M. de Trénilly se retourna, et, voyant l’air malheureux de Blaise, il ne put s’empêcher de sourire et de lui demander s’il croyait aussi devoir être dévoré.
Blaise rougit et balbutia quelques paroles inintelligibles.
«Écoute, Blaise, dit M. de Trénilly, tu sais sans doute que mon pauvre Jules est malade et que j’ai besoin de toi pour le distraire?»
Blaise ne répondit pas; le comte reprit:
«Je sais que tu as fait l’année dernière quelques sottises, mais je veux les oublier en raison des bons sentiments que tu as manifestés depuis, d’après ce que m’a dit Hélène. Je désire que tu viennes tous les jours chez Jules depuis midi jusqu’au soir pour être son compagnon de jeux et de travail, et que tu n’ailles plus à la ferme. Acceptes-tu?
— Monsieur le comte, répondit Blaise en balbutiant, je suis fâché… Je ne peux pas… Papa désire que je travaille, que je gagne…
— Oh! quant à ton gain, je te promets que tu n’y perdras pas; je te donnerai le double de ce que tu reçois à la ferme.
— Monsieur le comte, dit Blaise, reprenant un peu courage, je ne pourrais pas entrer au château avec l’opinion que vous avez de moi. Je n’ai pas mérité les reproches que vous m’adressiez l’année dernière, et je ne puis vous promettre de faire autrement cette année. M. Jules ne m’aime pas; je ne dis pas qu’il ait tort; mais je ne crois pas possible que je reste près de lui dans les sentiments que je lui connais.
LE COMTE. — Jules t’aime, au contraire, puisque c’est lui qui te demande; quant au passé, le mieux est de n’en pas parler. Nous voici bientôt arrivés; viens avec moi chez Jules, il sera bien content de te voir.»
Le pauvre Blaise ne dit plus rien; il se résigna pour ce jour-là, se proposant bien de demander à son père de refuser toutes les propositions du comte.
Ils entrèrent chez Jules, qui attendait le retour de son père avec une vive impatience.
«Eh bien, papa, Blaise vient-il?
— Le voici, mon garçon; j’ai eu de la peine à le trouver. Tu vois, Blaise, que Jules t’attendait.
— Bonjour, Blaise, s’écria Jules; nous allons bien nous amuser. Fais-moi un cerf-volant, que j’enlèverai lorsque je pourrai sortir.
BLAISE. — Bonjour, Monsieur Jules; je suis bien fâché de vous savoir malade.
JULES. — Demande du papier pour un cerf-volant, de l’osier, de la colle, des couleurs.
BLAISE. — Mais je ne sais à qui demander tout cela, Monsieur Jules.
JULES. — Au cuisinier, au valet de chambre.
BLAISE. — Jamais je n’oserai; ils ne m’écouteront pas.
JULES. — Je voudrais bien voir cela! Tu n’as qu’à leur dire: «C’est M. Jules qui m’envoie», et tu verras s’ils t’enverront promener.»
Blaise alla à l’antichambre demander de quoi faire un cerf-volant; mais il oublia de dire qu’il venait de la part de Jules. Tous les domestiques qui se trouvaient dans l’antichambre éclatèrent de rire.
«Un cerf-volant! Je t’en souhaite des cerfs-volants! Il fait des cerfs-volants à Monsieur? Et tu me prends pour ton fournisseur? C’est bien de l’honneur, en vérité! — Servez donc Monsieur, camarades! dépêchez-vous! Monsieur attend, Monsieur est pressé!
— Tenez, Monsieur Blaise, voilà du papier, dit un des domestiques en lui tournant autour de la tête un papier sale et huileux.
— Monsieur Blaise, voilà de la colle, dit un autre en lui versant sur la tête une tasse d’eau sale.
— Monsieur Blaise voici des couleurs», dit un troisième en lui remplissant de cirage le visage et les mains.
Le pauvre Blaise parvint à s’arracher d’entre les mains de ces domestiques méchants et grossiers. Il ne crut pas convenable de rentrer ainsi fait chez Jules, et courut chez lui pour se débarbouiller et changer de vêtements. Son père et sa mère furent effrayés de le voir revenir mouillé, noirci; mais il les rassura en leur expliquant qu’il n’avait d’autre mal que l’humiliation des mauvais traitements dont il leur rendit compte.
«Et quant à cela, papa, dit-il, j’en dois être heureux, puisque Notre-Seigneur s’est laissé bien autrement humilier pour me sauver.
ANFRY. — Cela n’empêche pas, mon pauvre garçon, que tu ne retourneras plus dans cette maison de malheur.
BLAISE. — Je vous demande au contraire, papa, de vouloir bien me permettre d’y retourner, parce que, cette fois, ce n’est pas la faute de M. Jules; il m’attend toujours, et il doit trouver que je mets bien du temps à faire sa commission.
ANFRY. — Il t’arrivera encore des désagréments près de M. Jules, mon garçon, crois-moi. Laisse-moi aller trouver M. le comte, que je lui dise pourquoi je t’empêche d’y retourner.
BLAISE. — Oh non! papa, je vous en prie; on gronderait les domestiques, on les renverrait peut-être.
ANFRY. — Les renvoyer! pour des méchancetés qu’ils t’ont faites à toi, pauvre Blaise?
BLAISE. — Pas à cause de moi, papa, mais parce qu’ils ont fait attendre M. Jules, qui se sera sans doute impatienté.
ANFRY. — Mais pourquoi n’as-tu pas dit que ce que tu demandais était pour M. Jules?
BLAISE. — Ils ne m’en ont pas laissé le temps; aux premières paroles j’ai perdu la tête, et je n’ai plus pensé à m’appuyer de M. Jules. Il y a tout de même de ma faute là-dedans. C’eût été un peu sot si j’avais réellement demandé à ces messieurs de me servir comme si j’étais leur maître.
ANFRY. — Tu es toujours prêt à t’accuser, mon Blaisot, à excuser les autres. C’est bien, mais tous ne font pas comme toi.
BLAISE. — Tant pis pour eux, papa; ce n’est pas une raison pour que je n’avoue pas quand j’ai tort. Au revoir, papa et maman; je tâcherai de ne pas rester trop longtemps.»
Blaise, qui était nettoyé et rhabillé, courut au château et rentra chez Jules sans passer par l’antichambre. Il le trouva maussade et en colère d’avoir attendu si longtemps.
JULES. — D’où viens-tu? Pourquoi n’as-tu pas fait ce que je t’avais commandé? Qu’est-ce que cette belle toilette? Est-ce que j’avais besoin que tu changeasses d’habits? C’était bien la peine de me faire attendre mon cerf-volant depuis une heure!
BLAISE. — Je ne pouvais faire autrement, Monsieur Jules; je m’étais sali dans l’antichambre, et je ne pouvais me présenter plein de cirage devant vous.
JULES. — Est-ce maladroit? Se remplir de cirage quand j’attends de quoi faire un cerf-volant! Et où sont le papier, la colle, l’osier, les couleurs, la ficelle?
BLAISE. — Je ne les ai pas, Monsieur Jules; on n’a pas voulu me les donner.
— On n’a pas voulu te les donner! s’écria Jules, rouge de colère. On n’a pas voulu! quand c’est moi qui les demande! Ils vont voir! Je les ferai tous chasser.
BLAISE. — Pardon, Monsieur Jules, ce n’est pas la faute des domestiques, c’est la mienne, parce que je n’ai pas pensé à dire que c’était pour vous.
JULES. — Imbécile! Tu as été demander pour toi? Comme si tu avais droit à quelque chose ici? Retourne vite à l’antichambre et rapporte tout ce qu’il faut.
BLAISE, avec embarras. — Monsieur Jules, si cela vous était égal, j’irais chercher un des domestiques et vous lui expliqueriez vous-même ce que vous voulez.
JULES. — Non, je ne veux pas; je veux que tu demandes tout. Va tout de suite. Dieu! que c’est ennuyeux d’avoir affaire à un garçon bête et entêté comme toi! Je suis fatigué de te répéter la même chose.»
Blaise ne répondit pas; l’excellent garçon n’avait pas voulu faire gronder les domestiques, dont il avait tant à se plaindre depuis un an, et, malgré sa répugnance, il retourna à l’antichambre répéter sa demande, mais en ayant soin d’ajouter que c’était pour M. Jules.
«Pour M. Jules? Tout de suite, tout de suite! Auguste, donne-moi le papier… Pas celui-ci! Le plus beau, le plus grand… Cours à la cuisine faire de la colle et rapporte une pelote de ficelle. Georges, va vite au jardin demander au jardinier de l’osier pour faire un cerf-volant pour M. Jules. Mais… ajouta-t-il en se retournant précipitamment vers Blaise, quand tu es venu tantôt demander de quoi faire un cerf-volant, est-ce que c’était pour M. Jules?
BLAISE. — Oui, Monsieur, c’était pour M. Jules.
LE DOMESTIQUE. — Et pourquoi ne l’as-tu pas dit, malheureux. Nous voilà dans de beaux draps. M. Jules va nous faire tous partir pour avoir coiffé, arrosé et peint son messager.
BLAISE. — Je n’ai rien dit à M. Jules, Monsieur.
LE DOMESTIQUE. — Rien dit? Tu ne t’es pas plaint de nous?
BLAISE. — Non, Monsieur, pas du tout.
LE DOMESTIQUE. — Comment as-tu expliqué ton absence et ton changement d’habits?
BLAISE. — J’ai dit que je m’étais taché de cirage et que je ne rapportais pas de quoi faire un cerf-volant parce que j’avais oublié de dire que c’était pour M. Jules.
LE DOMESTIQUE. — Eh bien, tu es un brave garçon tout de même; il faut avouer que tu n’as pas de méchanceté. J’ai eu une belle peur! La place est bonne; non pas que les maîtres soient bons; ils sont au contraire détestables, mais ils payent bien et ne regardent à rien; on se fait de beaux bénéfices sans avoir l’air d’y toucher; et toi, Blaise, puisque tu es si bon garçon, nous te régalerons quelquefois d’une bouteille de vin, de liqueur, de café, de gâteaux, d’une moitié de volaille, de toutes sortes de choses.»
Blaise ne comprit pas bien ce que lui offrait le domestique, mais il vit qu’il y avait une intention aimable, et il remercia, tout en emportant les objets qu’on s’était empressé d’apporter.
«Voici, Monsieur Jules, de quoi faire votre cerf-volant, dit-il en posant le tout sur une table.
JULES. — Pourquoi restes-tu là à ne rien faire? Commence donc.
BLAISE. — Je croyais, Monsieur Jules, que vous vouliez vous amuser à le faire vous-même.
JULES. — Moi-même? Tu crois que je vais m’abîmer les mains à couper des bâtons d’osier, me salir les doigts à coller des papiers, me fatiguer et m’ennuyer à arranger tout cela? C’est pour que tu le fasses que je t’ai fait venir; je m’amuserai à te regarder faire.»
Blaise ne fut pas content du ton méprisant de Jules et il eut un instant la pensée de le laisser là et de s’en aller.
«Mais non, se dit-il, ce serait de l’orgueil; je suis le serviteur, c’est certain; je dois faire les volontés des maîtres et souffrir les humiliations. Tant pis pour M. Jules s’il est égoïste et dur; tant mieux pour moi si je le sers avec soumission et patience.»
Tout en faisant ces réflexions, il déployait les feuilles de papier, et préparait l’osier pour l’attacher en forme de coeur. Il passa une grande heure à faire ses préparatifs, à coller les feuilles et à les fixer sur les baguettes d’osier. Quand il eut fini de tout coller, qu’il n’y eut plus qu’à faire la queue et à peindre le cerf-volant, Blaise dit à Jules: «Voudriez-vous, Monsieur Jules, vous amuser à peindre des figures sur le papier blanc du cerf-volant? Je ferai la queue pendant ce temps; je ne saurais pas peindre.»
Jules ne répondit pas; Blaise, levant les yeux sur lui, vit qu’il s’était endormi.
«Je vais peindre comme je pourrai, dit-il. Ce ne sera pas bien, mais j’aurai fait de mon mieux.»
Et Blaise se mit à l’ouvrage, cherchant à figurer des hommes et des animaux sur le cerf-volant. Il n’avait aucune idée de peinture ni de dessin, c’était donc fort laid; ses hommes avaient l’air de poteaux de grande route, montrant le chemin aux passants; ses lapins avaient l’air de moutons; ses vaches ressemblaient à des chats, ses oiseaux pouvaient être pris pour des papillons, ses arbres pour des toits de maisons, ses montagnes pour des niches à chiens, etc. Mais Blaise, dans sa joie de manier des couleurs, trouvait ses peintures superbes et attendait avec impatience le réveil de Jules pour les lui faire admirer. Enfin Jules se réveilla, étendit les bras en bâillant et appela Blaise.
BLAISE. — Me voici, Monsieur Jules; j’ai fini le cerf-volant; il est tout à fait beau et joli. Tenez, Monsieur Jules, voyez comme il est couvert de belles peintures.
JULES. — Qu’est-ce que ces horreurs-là? Qui a peint ces affreuses figures?
— C’est moi, Monsieur Jules; j’ai fait de mon mieux, il me semblait que c’était bien et joli.
— Je te dis que c’est affreux; je n’en veux pas. Donne-moi ce cerf-volant.»
Blaise le lui remit avec quelque inquiétude. Quand Jules le tint entre ses mains, il donna un grand coup de poing dans le papier, qu’il creva, mit le tout en lambeaux, brisa les baguettes d’osier et mit la queue en pièces. Le pauvre Blaise poussa un cri de désolation.
«Hélas! Monsieur Jules, que faites-vous? Tout mon travail perdu! L’ouvrage de trois heures?
— Ne voilà-t-il pas un grand malheur! Recommence, et tâche de faire mieux.
— Je ne peux pas; vrai, je ne peux pas, Monsieur Jules, dit le pauvre Blaise en sanglotant… j’ai fait de mon mieux… Je n’ai plus de courage… Je ne peux pas recommencer; cela m’est tout à fait impossible.
— Paresseux! imbécile! Tu es ici pour m’amuser; je veux un autre cerf-volant.»
Blaise était tombé sur une chaise; il continuait à sangloter, la tête cachée dans ses mains; sa patience et sa résignation étaient vaincues par la dureté et l’égoïsme de Jules; la tristesse de son coeur, longtemps comprimée, se fit jour, et il ne put retenir ses larmes.
«Va-t’en, pleurnicheur, lui dit le méchant Jules; va-t’en chez toi, et reviens demain de bonne heure.»
Blaise ne se le fit pas dire deux fois; il se leva sans pouvoir parler et sortit précipitamment. Il courut jusqu’à un petit bois contre lequel était adossé sa maison; là il s’assit au pied d’un arbre et pleura quelque temps encore.
«Que lui ai-je donc fait, se dit-il, pour qu’il soit si méchant pour moi? J’ai beau m’efforcer à lui faire plaisir, il tourne tout contre moi; jamais je n’entends sortir de sa bouche une parole de bonté, de remerciement! Toujours des reproches, des injures, de l’ingratitude!… Mon Dieu, mon Dieu, ajouta-t-il en redoublant ses sanglots, pardonnez-moi ces murmures; que votre volonté soit faite et non la mienne. Corrigez ce pauvre M. Jules, changez son coeur, rendez-le bon et charitable pour que je puisse l’aimer comme je le voudrais et le servir avec affection comme mon bon petit M. Jacques. Mon bon, mon cher petit Monsieur Jacques, pourquoi êtes-vous parti? J’étais si heureux avec vous, je vous aimais tant!… Mais… dit-il en séchant ses larmes, pourquoi ce chagrin? Ne devrais-je pas me trouver heureux de souffrir pour expier les fautes que je commets et pour ressembler à Notre-Seigneur? Voyons, pas de faiblesse… du courage! Je vais laver mes yeux dans l’eau du fossé et je vais reprendre ma gaieté. C’est que M. Jules a raison! Il est très vrai que je suis un imbécile. S’il a brisé ce cerf-volant, ne voilà-t-il pas un grand malheur! J’en referai un autre demain… L’autre n’était pas joli tout de même, se dit-il en souriant; les peintures étaient toutes drôles… C’est naturel, je ne sais pas peindre. Allons, j’y vois clair maintenant; j’ai été tout bonnement vexé de n’avoir pas été admiré; c’est de l’orgueil tout cela. Ce soir, en me couchant, j’en demanderai pardon au bon Dieu.»
Et le bon petit Blaise reprit toute sa bonne humeur, et rentra en chantant à la maison.
«À la bonne heure, dit Anfry; voilà notre Blaisot qui rentre gaiement. Il n’y a donc pas eu d’orage cette fois-ci, mon garçon?
MADAME ANFRY. — Tiens, comme tes yeux sont rouges, mon ami? On dirait que tu as pleuré… mais oui… bien sûr, tu as pleuré!
BLAISE, riant. — C’est vrai, maman, j’ai pleuré; mais cette fois, c’est ma faute; je suis un nigaud et un orgueilleux.
ANFRY. — Un nigaud, c’est possible; un orgueilleux, non.
BLAISE. — Vous allez voir, papa, que je vaux moins que vous ne pensez.»
Et Blaise raconta bien exactement ce qui s’était passé, supprimant seulement les épithètes injurieuses de Jules.
Anfry examinait attentivement la physionomie expressive de Blaise pendant son récit. Quand il eut fini, il l’attira à lui et l’embrassa à plusieurs reprises, pendant que de grosses larmes roulaient le long de ses joues.
«Tu es la joie et l’honneur de tes parents, mon bon Blaise; je comprends tout… même ce que tu n’as pas dit. Quant aux douceurs que te promettent les domestiques, n’accepte rien; en faisant des générosités aux dépens de leurs maîtres, ils se rendent coupables de vol; ne nous faisons jamais leurs complices.
BLAISE. — Si c’est ainsi, papa, je ne recevrai rien du tout, pas même un morceau de sucre ou de gâteau.
ANFRY. — Tu feras bien, Blaisot; sois honnête dans les petites choses, tu le seras dans les grandes.»