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VIII - Les fleurs

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Quelque temps se passa ainsi; Jules avait reçu la défense expresse de jouer avec Blaise, que les gens du château regardaient d’un air de méfiance. Personne ne lui parlait; on lui tournait le dos quand il venait faire une commission au château; on refusait sèchement ses offres de service. Hélène était la seule qui lui dit un bonjour amical en passant devant la grille. M. de Trénilly le repoussait durement quand Blaise, toujours obligeant, se précipitait pour lui ouvrir la porte.

Le pauvre Blaise s’attristait souvent de la mauvaise opinion qu’on avait de lui; il allait plus souvent que jamais faire sa promenade favorite et solitaire le long de la petite rivière longeant les fours à chaux. Arrivé là, il s’asseyait et il pleurait.

«Le bon Dieu sait, disait-il, que je suis innocent de ce dont on m’accuse; mais j’ai commis bien des fautes dans ma vie, et le bon Dieu me les faits expier… Je dois l’en remercier au lieu de me révolter… Il me donnera le courage de tout supporter, de n’en vouloir à personne, pas même à M. Jules, qui me fait tant de mal… Pauvre M. Jules: il est bien malheureux d’être si mauvais; il doit toujours craindre que la vérité ne se sache!… Pauvre garçon! je vais bien prier le bon Dieu pour qu’il change et devienne bon… Papa me croit, heureusement; j’en dois bien remercier le bon Dieu! C’est là où j’aurais eu du chagrin, si papa et maman m’avaient cru méchant et menteur.

Consolé par ces réflexions, Blaise reprenait sa promenade, mais il était triste malgré lui, et il songeait au temps heureux où il avait le bon petit Jacques pour maître et pour ami.

Jules, pendant ce temps, s’ennuyait beaucoup; il jouait peu avec Hélène, à laquelle il faisait sans cesse des méchancetés, et qui aimait mieux jouer seule ou travailler et causer avec sa mère.

Deux mois au moins après sa dernière aventure avec Blaise, Jules demanda un jour si instamment à son père de faire venir Blaise pour l’aider à bêcher son jardin, que M. de Trénilly y consentit. Jules n’osa pas aller le chercher lui-même, car il avait peur d’Anfry, mais il dit à un domestique de faire venir Blaise de la part de M. de Trénilly et de l’amener dans le petit jardin.

Blaise fut très surpris d’être demandé par M. le comte; son père lui dit qu’il devait obéir, et malgré sa répugnance il se dirigea vers le jardin de Jules et d’Hélène, où il croyait trouver le comte. En apercevant Jules, il voulut se retirer, mais Jules courut à lui et l’entraîna vers un carré de légumes en lui disant: «Papa te fait dire d’arracher ces légumes, de bêcher tout cela et d’y planter des fleurs du potager.

— Je n’ai pas apporté ma bêche, dit Blaise.

— Cela ne fait rien; tu vas prendre celle d’Hélène», dit Jules avec joie et empressement, car il s’était attendu à un refus, sentant bien que Blaise devait se trouver gravement offensé.

Le pauvre Blaise, ne voulant pas désobéir à un ordre qu’on lui donnait de la part de M. de Trénilly, prit la bêche sans mot dire et commença son travail.

JULES. — Pourquoi ne parles-tu pas, Blaise? Tu es toujours si gai et si disposé à causer.

BLAISE. — Je ne le suis plus, Monsieur.

— Pourquoi? dit Jules en rougissant, car il ne devinait que trop la cause du silence et du sérieux de Blaise.

BLAISE. — Depuis que vous m’avez calomnié, Monsieur Jules; mais je ne vous en veux pas pour cela; seulement je prie le bon Dieu de vous corriger, et je n’aime pas à me trouver seul avec vous.

— Est-ce que tu as peur que je te mange? dit Jules en ricanant.

— Non, Monsieur Jules, mais je crains que vous ne disiez encore contre moi quelque chose qui ne soit pas vrai, et cela me fait de la peine par rapport à papa et à maman, et puis…»

Blaise se tut.

«Achève, dit Jules; et puis quoi encore?

— Eh bien, Monsieur Jules, et puis par rapport à vous, parce que vous offensez le bon Dieu en me calomniant, et que le bon Dieu vous punira un jour ou l’autre. Et j’aimerais mieux vous voir demander pardon au bon Dieu et prendre la résolution de ne plus jamais l’offenser.»

Jules rougit; il sentait la générosité des sentiments de Blaise et la vérité de ses paroles; mais son orgueil se révolta.

JULES. — Je te prie de ne pas te donner tant de peine à mon sujet et de ne pas faire le saint en priant pour moi. Je sais bien prier pour moi-même.

BLAISE. — Il faut croire que non, Monsieur Jules, car, si vous saviez prier, le bon Dieu vous écouterait, et vous vous corrigeriez.

JULES. — Voyons, finis tes sottises, et va me chercher des pots de fleurs pour remplir le carré.

BLAISE. — Quelles fleurs faudra-t-il demander?

JULES. — Des hortensias, des dahlias, des géraniums, des reines-marguerites, des pensées.

BLAISE. — Je ne sais si je me souviendrai de tout cela, Monsieur Jules; en tout cas, je ferai de mon mieux.»

Blaise partit et ne tarda pas à revenir avec une brouette pleine de toutes sortes de fleurs.

«Il n’y a pas de pensées, dit Jules; va me chercher des pensées.»

Blaise repartit et revint avec beaucoup de fleurs, mais pas de pensées.

JULES. — Eh bien, je t’avais ordonné d’apporter des pensées! Quelles horreurs m’apportes-tu là?

BLAISE. — Le jardinier n’a plus de pensées. Monsieur Jules; elles sont passées; mais il vous a envoyé en place les plus belles fleurs de son jardin. Il vous demande de les bien soigner pour les remettre dans le jardin quand vous n’en voudrez plus.

— Voilà comme je les soignerai, s’écria Jules en se jetant sur les fleurs, les piétinant et les brisant avec colère.

BLAISE. — Ah! Monsieur Jules! qu’avez-vous fait? Le jardinier m’avait tant dit d’en avoir grand soin, parce que ce sont des fleurs rares, que votre papa lui a bien recommandées!

JULES. — Ça m’est égal; et qu’est-ce que ça te fait, à toi? Le jardinier n’a pas le droit de me refuser les fleurs que mon père paye, et qui sont à moi.

BLAISE. — Oh! quant à moi, Monsieur Jules, ça m’est égal. Comme vous dites, c’est votre papa qui paye les fleurs: c’est tant pis pour lui. Moi, je ne les vois seulement pas. Quant au pauvre jardinier c’est différent; c’est lui qui en est chargé et c’est lui qui va être grondé.

JULES. — Je m’en moque bien du jardinier; tout cela ne me concerne pas; c’est lui qui te les a données, et c’est toi qui les as demandées et emportées.

BLAISE. — Vous savez bien, Monsieur Jules, que c’est pour vous obéir que je les ai demandées, et que je n’en avais que faire, moi; j’ai seulement eu la peine de les brouetter et de décharger la brouette.

JULES. — Je n’en sais rien; arrange-toi comme tu voudras. Si papa gronde, tant pis pour toi.

BLAISE. — Si votre papa gronde, je dirai que c’est vous qui m’avez commandé de vous apporter ces fleurs.

JULES. — Et moi je dirai que tu mens, que ce n’est pas moi.

BLAISE. — Ah! par exemple! ceci est trop fort! Je ne vous croyais pas capable de tant de méchanceté.

JULES. — Est-ce que je ne t’ai pas dit et redit que je voulais des pensées? Entends-tu? des pensées! Et c’est si vrai que, lorsque tu m’as apporté ces autres fleurs, je me suis fâché et j’ai tout écrasé.

BLAISE. — Quant à cela, c’est vrai; mais vous savez bien que le jardinier a cru bien faire de vous les envoyer, et moi aussi j’ai cru que ces jolies fleurs vous plairaient plus que les pensées que vous demandiez.

JULES. — Non, elles ne me plaisent pas. Remporte-les, si tu veux.

BLAISE. — Mais le jardinier n’en voudra pas, dans l’état où elles sont, écrasées et brisées.

JULES. — Alors emporte-les, car je ne les veux pas dans mon jardin. Je te les donne; fais-en ce que tu voudras.

Et il tourna le dos au pauvre Blaise consterné.

«Que vais-je faire de ces fleurs? Les porter au jardinier, je n’oserais; il pourrait croire que c’est moi qui les ai fait tomber et qui les ai écrasées en route. J’ai envie de les emporter pour les planter dans notre jardin; peut-être que papa pourra les faire revenir, et, quand elles auront bien repris, je les redonnerai au jardinier… Je crois que c’est ce qu’il y a de mieux à faire pour épargner une gronderie à ce pauvre homme… Pourvu que M. Jules n’aille pas encore me faire quelque mauvaise histoire avec ces fleurs… C’est qu’il est méchant, en vérité!»

Tout en se parlant à lui-même, Blaise ramassait les fleurs, les enveloppait de terre humide, et les replaçait dans sa brouette. Il les amena près de son jardin, où travaillait son père.

«Papa, dit-il, voici de l’ouvrage pressé que je vous apporte; des fleurs à remettre en état, si c’est possible.

— Les belles fleurs, dit Anfry en les examinant dans la brouette. Mais que leur est-il arrivé? Comme les voilà brisées et abîmées!

— C’est pour cela, papa, que je vous les apporte; c’est encore un tour de M. Jules, que je voudrais déjouer.»

Et Blaise raconta à son père ce qui s’était passé.

«Je crois, mon garçon, dit Anfry, que tu as eu tort d’emporter les fleurs; il eût mieux valu les laisser pourrir là-bas.

— Papa, c’est que, d’après ce que m’avait dit M. Jules, je craignais que le pauvre jardinier ne fût grondé. M. de Trénilly ne regarde pas souvent ses fleurs; si, dans deux ou trois jours, nous pouvons les mettre en bon état et les reporter au jardinier, tout serait bien, et le jardinier ne serait pas grondé.

— Je veux bien, mon garçon, mais j’ai idée que cette affaire tournera mal pour nous. Enfin le bon Dieu est là. Il faut faire pour le mieux et laisser aller les choses.»

Anfry et Blaise préparèrent des trous profonds dans le meilleur terrain de leur jardin; ils y placèrent les fleurs avec précaution, après avoir enveloppé les tiges brisées de bouse de vache. Anfry les arrosa et en laissa ensuite le soin à Blaise.

Au bout de trois jours, les fleurs avaient parfaitement repris, et Blaise résolut de les porter au jardinier dans la soirée.

Ce même jour, M. de Trénilly alla visiter son jardin de fleurs, accompagné du jardinier.

LE COMTE. – Où donc avez-vous mis les dernières fleurs que j’avais fait venir de Paris? Je ne les vois nulle part.

LE JARDINIER. – Elles n’y sont pas, Monsieur le comte; je les ai données à M. Jules pour son jardin.

LE COMTE. – Pourquoi les avez-vous données? Et comment vous êtes-vous permis de donner à un enfant des fleurs fort rares et que je fais venir à grands frais?

LE JARDINIER. – Monsieur le comte, j’avais peur de fâcher M. Jules, qui m’a envoyé deux fois Blaise pour demander de jolies fleurs.

LE COMTE. – C’est une très mauvaise excuse! Que cela ne recommence pas! Quand j’achète des fleurs, j’entends qu’elles soient pour moi seul. Allez les chercher et rapportez-les tout de suite; je vous attends.»

Le jardinier partit immédiatement et revint tout penaud dire à M. de Trénilly que les fleurs étaient disparues, qu’il n’y en avait plus trace. M. de Trénilly, fort mécontent, envoya chercher Jules. Quand il le vit approcher, il lui demanda avec humeur ce qu’il avait fait des fleurs que le jardinier lui avait envoyées il y avait trois jours.

JULES. – Je les ai plantées dans mon jardin, papa, elles y sont.

LE JARDINIER. – Non, Monsieur Jules; j’en viens, et je n’ai vu dans votre jardin que les dahlias, reines-marguerites et autres fleurs communes.

JULES. – Je n’en ai pas eu d’autres; je vous avais fait demander des pensées, que vous n’avez pas voulu me donner; je n’ai pas eu d’autres fleurs.

LE JARDINIER. – Mais, Monsieur Jules, c’est moi-même qui ai chargé la brouette de Blaise.

LE COMTE. – Comment, encore Blaise! Mais c’est un démon, que ce garçon! Je ne sais en vérité d’où cela vient, mais, partout où il est, il y a du mal de fait.

LE JARDINIER. – C’est pourtant un bon et honnête garçon, Monsieur le comte; je le connais depuis qu’il est né, et personne n’a jamais eu à se plaindre de lui.

— Moi, je m’en plains, reprit M. de Trénilly avec hauteur, et ce n’est pas sans raison. Mais, Jules, qu’a-t-il fait de ces fleurs?

JULES. – Je crois, papa, qu’il les a prises pour lui, puisqu’il ne les a pas rapportées au jardinier, et qu’elles ne sont pas dans mon jardin.»

M. de Trénilly dit encore au jardinier quelques paroles de reproche, et sortit précipitamment, se dirigeant vers la maison d’Anfry. Ne le trouvant pas chez lui, il alla au jardin pour voir si Blaise avait réellement osé prendre les fleurs; il y entra au moment où Anfry et Blaise rangeaient les pots de fleurs pour les charger sur la brouette.

«Je te prends donc enfin sur le fait, petit voleur, mauvais polisson, dit M. de Trénilly, s’avançant vers Blaise avec colère.

— Pardon, Monsieur le comte, dit Anfry en se plaçant respectueusement, mais résolument devant Blaise, pour le mettre à l’abri du premier mouvement de colère de M. de Trénilly; Blaise n’est ni un voleur ni un polisson. Monsieur le comte a encore une fois été induit en erreur.

— Erreur, quand la preuve est là sous mes yeux? dit le comte, frémissant de colère.

ANFRY. — Mille excuses, monsieur le comte, si je prends la liberté de vous demander ce que vous supposez!

LE COMTE. – Je suppose que votre fils est un vaurien, et vous un insolent. Ces fleurs sont à moi, volées par votre fils, qui vous a fait je ne sais quel conte pour expliquer leur possession.

ANFRY. — Blaise n’a jamais dit que les fleurs fussent à lui, Monsieur le comte, et la preuve c’est que les voilà prêtes à être placées sur cette brouette, pour les ramener au jardinier de M. le comte; Blaise les a ramassées lorsqu’elles venaient d’être brisées et piétinées par M. Jules, et il me les a apportées pour les mettre en bon état et les rendre à votre jardinier avant que vous vous soyez aperçu de l’accident arrivé à ces fleurs. Voilà toute la vérité, Monsieur le comte; et si vous voulez vous donner la peine d’examiner les tiges, vous verrez encore la place des brisures.»

M. de Trénilly était fort embarrassé de son accusation précipitée; il entrevit quelque chose de défavorable à Jules, et, ne voulant pas approfondir davantage l’affaire, il tourna le dos sans parler, et s’en alla aussi vite qu’il était venu.

«Merci, papa, de m’avoir bien défendu, dit Blaise; sans vous il m’aurait battu avec sa canne.

— S’il t’avait touché, j’aurais à l’heure même quitté son service, répondit Anfry, et je ne dis pas que j’y resterai longtemps; le fils te joue de mauvais tours toutes les fois qu’il te demande pour s’amuser avec toi, et le père…; enfin je ne ferai pas de vieux os ici.»

Cette fois, Blaise se promit de n’accepter aucune invitation de Jules.

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