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V - Vengeance de Rose

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À la fin de la semaine, l’ouvrage était terminé. Caroline, escortée de Gribouille, qui portait le paquet, alla le remettre à Mme Delmis. Le premier visage qu’ils aperçurent fut celui de Mlle Rose; elle leur adressa la parole d’un ton sec et impertinent. «Que voulez-vous? Que demandez-vous? Mme Delmis ne se charge plus de nouveaux pauvres: elle en a assez sans vous.»

CAROLINE, avec douceur. – Ce n’est pas la charité que nous venons demander, mademoiselle Rose; mon frère m’aide à rapporter à Mme Delmis les robes qu’elle a commandées. Ayez la bonté, mademoiselle, de la prévenir que je les lui apporte et que je voudrais bien les lui essayer pour voir comment elles vont.

MADEMOISELLE ROSE, brusquement. – Laissez ça là; on verra bien sans vous; Mme Delmis est occupée.

CAROLINE. – Quand pourrai-je revenir pour le payement, mademoiselle?

MADEMOISELLE ROSE. – Vous êtes bien pressée! Est-ce qu’il n’y a que vous à payer?

CAROLINE. – Pardon, c’est qu’après la mort de maman j’ai eu des frais d’enterrement à acquitter, qui ont mangé tout ce qui me restait d’argent.

MADEMOISELLE ROSE. – Voici ce que rapporte l’orgueil! Mademoiselle a voulu faire comme si elle était riche; il a fallu un beau luminaire, une grand-messe, comme pour les grands seigneurs; et ensuite mademoiselle n’a pas de pain et vient tourmenter les maîtres sans leur donner seulement le temps de voir un ouvrage!

Caroline ne répondit pas; elle appela son frère, ouvrit précipitamment la porte et s’éloigna à grands pas, se croyant suivie de Gribouille.

Mais Gribouille, que les airs insolents de Mlle Rose avaient agacé, vit bien, au visage contracté de Caroline, qu’elle avait été gravement insultée; au lieu de suivre sa soeur, il saisit à terre un pot plein d’eau grasse, et, s’approchant de Mlle Rose qui leur avait tourné le dos avec mépris, il la coiffa du pot, l’eau sale se répandant sur elle depuis les cheveux jusqu’aux pieds; après quoi il ouvrit vivement, mais sans bruit, la porte de la cuisine, et rejoignit sa soeur en courant.

Mlle Rose, d’abord suffoquée par l’eau, se débarrassa de sa coiffure et, regardant autour d’elle avec rage et surprise, se trouva seule; elle courut ouvrir la porte, ne vit personne, et crut que son bourreau s’était caché dans la maison; elle commença immédiatement ses recherches, courant de chambre en chambre, jusqu’à ce qu’elle arrive au salon, où s’étaient réunis M. et Mme Delmis et quelques amis. À la vue de Rose effarée, inondée, ruisselante d’eau grasse et infecte, chacun se leva; tous demandèrent avec une certaine frayeur: «Qu’y a-t-il? qu’est-il arrivé?»

ROSE. – Le scélérat! le misérable! Je cherche le gueux, le gredin qui m’a trempée. Où est-il? L’avez-vous vu? Qu’est-il devenu? J’ai cherché partout.

MONSIEUR DELMIS. – Vous êtes folle, Rose! Comment vous êtes-vous mise dans cet état? De quel scélérat parlez-vous?

ROSE. – Le scélérat qui m’a coiffée! Si je le trouve, je lui casserai les dents! je lui ferai prendre un bain dans la marmite!…

MONSIEUR DELMIS. – Taisez-vous! en voilà assez! Sortez et allez changer de vêtements: vous salissez mes meubles et mon parquet.

Rose, qui commençait à reprendre son sang-froid, vit à l’air sec de M. Delmis qu’il était sérieusement mécontent, ne comprenant rien à cette incartade qu’elle avait fort mal expliquée. Elle se retira donc sans mot dire, alla se débarbouiller et changer de vêtements, et resta d’autant plus irritée qu’elle ne savait à qui attribuer son accident; elle en soupçonna Gribouille un instant, mais, ne l’ayant pas vu près d’elle, le sachant très borné et ne supposant pas qu’il eût rien compris aux impertinences qu’elle avait débitées à Caroline, elle crut qu’il était parti avec sa soeur, et que d’ailleurs il n’aurait jamais eu l’ingénieuse et infernale pensée de se venger d’une façon aussi habile, ni l’adresse de s’esquiver assez promptement pour qu’elle ne le vît pas. Elle supposa que quelqu’un s’était glissé dans la cuisine à la suite de Caroline, qu’il s’était caché dans la maison, peut-être dans la cuisine même, et qu’il s’était échappé pendant qu’elle courait de chambre en chambre à sa recherche. Elle rejeta toute sa colère sur l’innocente Caroline, et résolut de commencer le cours de ses vengeances; à cet effet, elle passa la soirée à repincer et arranger les robes de Mme Delmis, afin qu’elles fussent trop étroites et ne pussent pas être mises.

Le lendemain, Mme Delmis lui reparla de son aventure de la veille, que Mlle Rose expliqua avec calme et douceur. Mme Delmis ne put s’empêcher de sourire au récit de la colère de Mlle Rose, et, pour faire diversion, elle lui demanda si Caroline n’avait pas apporté ses robes.

ROSE. – Elle les apporte à l’instant, madame. Si madame veut, je vais les lui monter.

MADAME DELMIS. – Oui, apportez-les; je veux les essayer, quoique avec Caroline ce soit une précaution inutile: elles vont toujours à merveille.

Mlle Rose sourit méchamment en répondant: «Oh! quant à cela, madame a raison! c’est une ouvrière incomparable.»

Quand les robes furent montées, Mme Delmis en essaya une: les manches n’entraient pas; l’entournure était étroite.

MADAME DELMIS. – Rose, mais voyez donc: je ne peux pas passer le bras dans la manche, elle est trop étroite.

ROSE. – Madame croit? C’est peut-être l’étoffe qui ne prête pas. Si madame tirait un peu.

MADAME DELMIS. – Je tire tant que je peux, ça ne passe pas. Je ferais craquer la couture si je tirais plus fort.

ROSE. – C’est pourtant vrai! Madame a raison. Comment ça se fait-il? Caroline qui travaille si bien, qui n’a jamais manqué une robe à madame!

MADAME DELMIS. – Donnez-moi l’autre, que je l’essaye. Pourvu qu’elle aille bien!

ROSE. – Madame pense bien que si Caroline a manqué une robe, elle ne peut en avoir manqué deux.

Mme Delmis essaya sa robe.

MADAME DELMIS. – À la bonne heure! les manches entrent bien à celle-ci… Ah! mon Dieu! le corsage ne joint pas par-devant! Impossible de le boutonner.

ROSE. – C’est-il drôle que Caroline se soit trompée de mesure… Est-ce que, par hasard, ce ne serait pas elle qui les faisait avant?

MADAME DELMIS. – Comment, pas elle! Qui voulez-vous qui les lui fasse?

ROSE. – On m’avait déjà dit que c’était sa mère qui taillait et bâtissait les robes, et que Caroline ne faisait que les coudre. J’avais toujours traité ces propos de mensonges; mais,… d’après ce qui arrive aux robes de madame, je croirais assez qu’on a dit vrai.

MADAME DELMIS. – Pourquoi ne m’avez-vous pas avertie? je n’aurais donné à faire qu’une seule robe, pour voir ce qui en était. Je parie que les autres ne vont pas aller non plus. Ce sera bien votre faute, Rose; je ne suis pas contente de votre sotte réserve.

ROSE. – Madame sait qu’on dit tant de choses qui ne sont pas vraies! Si on croyait tout ce qui se dit, et qu’on allait le répéter partout, on ferait du tort à de bien braves gens qui ont besoin de gagner leur vie. Je n’aime pas Gribouille, qui est brutal et grossier; mais je ne déteste pas Caroline, et je n’aurais pas choisi le moment de son malheur pour lui faire perdre les bontés de madame et son gagne-pain. Madame a été si bonne pour elle! C’est à Madame qu’elle doit toutes ses pratiques.

MADAME DELMIS. – Elle reconnaît régulièrement mes bontés en me gâchant deux robes.

ROSE. – Les autres iront peut-être bien. Madame ne les a pas essayées, puisque Caroline les a encore.

MADAME DELMIS. – Mais celles-ci! comment refaire des choses trop étroites?

ROSE. – Madame a encore de l’étoffe de reste; on pourrait faire de nouveaux corsages et de nouvelles manches.

MADAME DELMIS, avec colère. – Et acheter de nouvelles robes aussi! Taisez-vous, Rose: vous m’impatientez en voulant justifier une petite sotte qui m’a trompée en me faisant croire qu’elle savait travailler, tandis que c’était sa mère qui faisait tout l’ouvrage difficile! Allez me chercher Caroline.

«Ma maîtresse vous demande, dit-elle d’un air triomphant et moqueur.

– C’est sans doute pour me payer, pensa Caroline, qui se leva sans mot dire.

– Mademoiselle a perdu sa langue!» reprit Mlle Rose d’un air moqueur.

Caroline la regarda d’un air triste et digne, et lui répondit doucement: «Ce que vous me disiez ne demandait pas de réponse, mademoiselle.»

Mlle Rose n’osa pas répliquer; le calme et la tristesse de Caroline lui causèrent un certain remords, et les regards terribles que lui lançait Gribouille lui faisaient redouter une attaque à main armée.

Caroline sortit la première. Mlle Rose la suivit de loin, préférant ne pas assister à la scène qu’elle prévoyait devoir se passer entre Mme Delmis et Caroline.

«Madame m’a demandée?» dit Caroline en entrant chez Mme Delmis.

MADAME DELMIS, avec une colère contenue. – Oui, mademoiselle, je vous ai demandée; devinez-vous pourquoi?

CAROLINE. – J’ai pensé que madame voulait bien me payer ce qu’elle me devait, comme je l’en avais priée par l’entremise de Mlle Rose. Je suis bien fâchée d’importuner madame, mais la mort de ma pauvre mère m’a obligée à des dépenses qui ont épuisé ma petite bourse, et je compte sur madame, qui a toujours été si bonne pour moi.

MADAME DELMIS. – Et vous, mademoiselle, vous vous comportez comme une fille malhonnête et ingrate. Vous avez raison de venir chercher votre argent; c’est le dernier que vous aurez de moi… Tenez; voici les soixante francs que je vous devais avant ces dernières robes, que je ne vous payerai certainement pas, et je vous prie de me rapporter celles qui sont restées à faire.

Caroline écoutait Mme Delmis avec une surprise toujours croissante. Elle restait muette et interdite, cherchant à expliquer ce qui pouvait avoir causé le mécontentement de Mme Delmis. Les soixante francs étaient étalés sur la table sans qu’elle eût fait un mouvement pour les prendre ni pour parler.

Mme Delmis leva les yeux et fut touchée de l’expression douloureuse qui se répandait sur le visage de la pauvre fille.

«Prenez votre argent, reprit-elle avec plus de douceur; je ne dis pas que je ne vous payerai jamais la façon de vos quatre dernières robes, mais il faut pour cela que vous me les arrangiez, car je ne peux pas les mettre telles qu’elles sont… Parlez donc, Caroline; vous restez comme une statue sans dire un mot.»

CAROLINE. – Pardon, madame;… c’est que… je suis étonnée,… je ne comprends pas ce que madame me reproche… Comment, en quoi ai-je pu mécontenter madame?…

MADAME DELMIS. – En vous faisant passer pour ce que vous n’étiez pas, et en continuant à recevoir mes commandes après la mort de votre mère.

La surprise de Caroline redoubla.

CAROLINE. – Mais… madame m’a elle-même apporté ses robes à faire… Depuis la mort de maman, j’ai plus que jamais besoin de travailler… Je ne comprends pas davantage, ce que madame me reproche.

– Je vous reproche de m’avoir gâché mes robes, qui vont horriblement, s’écria Mme Delmis avec impatience, et de ne m’avoir pas prévenue que c’était votre mère qui les taillait et bâtissait, et que vous ne savez que coudre l’ouvrage déjà préparé.

CAROLINE. – On a dit cela à madame! et madame l’a cru! Et depuis trois ans que madame me connaît, elle a pu croire à cette calomnie!… Je ne demande pas à madame de qui elle la tient, je ne le devine que trop; mais tout ce que je puis dire, c’est que jamais ma mère n’a touché à mon ouvrage, qu’elle n’avait pas la force de tenir des ciseaux, et que l’ouvrage que j’ai livré à madame, et dont elle a été contente, était de moi et de moi seule… Madame pense bien que je ne réclamerai pas l’argent qu’elle me refuse et que j’avais pourtant bien gagné… J’ai l’honneur de présenter mon respect à madame en la quittant pour ne plus revenir, et de la remercier une dernière fois de ses bontés passées pour moi et ma pauvre mère.

Ce fut au tour de Mme Delmis d’être surprise des paroles calmes et dignes de Caroline, qui sortit avant que Mme Delmis pût la retenir.

Les Oeuvres Complètes de la Comtesse de Ségur

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