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SUITE DE LA CHRONOLOGIE D’HÉRODOTE
§ II.
Récits des Parsis sur Zoroastre
ОглавлениеSelon eux, Zerdoust naquit dans l’Aderbidjan (ancienne Médie), et Aboulfeda ajoute, d’après plusieurs auteurs anciens, que ce fut à Ourmi. Sa naissance fut accompagnée de prodiges, dont le moindre fut de rire en respirant pour la première fois. Pline8, qui cite ce trait, nous indique par là que ces traditions existaient, du moins en partie, dès son temps. L’enfance de Zerdust subit de rudes épreuves de la part des magiciens, qui sont dépeints comme étant alors tout-puissants auprès des peuples et des rois: ce règne des magiciens, qui rappelle leurs enchantements devant Pharaon, leurs services auprès de Sémiramis, indique réellement des temps reculés. Les écrivains parsis racontent les plus petits détails de ces enchantements, comme s’ils en eussent été témoins; mais, d’autre part, leur stérilité sur les faits vraiment historiques et géographiques, annonce que ces légendes ont été recueillies après coup, et composées sur des récits populaires, comme tous les faits de ce genre....... A 30 ans, Zoroastre est appelé par le dieu Ormusd, de la même manière qu’Abraham et Moïse le furent par le dieu Iéhou.... Il se retire dans l’antre d’une montagne, pour y recevoir les inspirations; mais les Parses ont oublié les curieuses circonstances de cet antre, décrites par Eubulus, dans Porphyre9. Après une retraite (de 20 ans, selon Pline), Zoroastre met au jour un nouveau système de théologie, qu’il prétend, selon l’usage de ses pareils, être le seul véritable, le seul révélé de Dieu. Pour établir sa religion, il choisit le pays de Balk (l’ancienne Bactra), dont il convertit le roi Kesht-asp, qui, à son tour, veut convertir ses sujets, et même les princes ses voisins, entre autres Zâl et Roustam, princes de la Perse propre: Zoroastre, ainsi appuyé, fait construire des Atesh-gâb ou Temples du feu, plante un cyprès, et institue un grand pèlerinage, suivant l’usage de ces temps....... Un brâhme de l’Inde, entendant parler de ce nouveau culte, vient pour le réfuter, et finit par s’en rendre prosélyte. Au bout de 8 ans10, Kesht-asp, tributaire d’un roi de Tour-ân, nommé Ardjasp11, lequel possédait un grand pays à l’ouest de la Caspienne, lui refuse l’hommage accoutumé. La guerre éclate; Ardjasp vient attaquer Kesht-asp, qui eût été vaincu sans son fils Esfendiar, dont les exploits chevaleresques décident la victoire...... Kesht-asp, pour récompense, le fait enfermer dans un château fort, et se rend lui-même en Perse pour convertir les paladins Zâl et Roustam. Pendant son absence, Ardjasp apprend que la ville de Balk est dégarnie de troupes; que Lohrasp, père de Kesht-asp, y vit dans un couvent, la tête rasée, et pratiquant les mortifications à la manière des Indiens; il accourt avec une armée d’élite, surprend le pays, emporte la ville, tue Lohrasp et les prêtres du feu, c’est-à-dire les mages; Zoroastre périt alors, selon les Musulmans; mais les Parsis gardent le silence sur sa mort quelconque. Kesht-asp arrive, est battu, a recours à son fils, Esfendiar, qui le sauve une seconde fois; et pour seconde récompense, le père l’envoie contre Roustam, qui, après un duel périlleux, le perce d’une flèche. Telle est sommairement la vie de Zoroastre, selon ses sectateurs, qui, comme l’on voit, n’indiquent rien dans leurs récits que l’on puisse appliquer ni au roi Darius, élu successeur de Cambyse, et fils d’Hystaspes, simple particulier perse; ni au roi Xercès, fils de Darius, dont l’histoire nous est si bien connue par les Grecs contemporains. Ce silence de la part des Parsis est d’autant plus remarquable, qu’étant les représentants, les descendants directs des anciens Perses de Darius, ils ont eu plus de motifs et de moyens de connaître ce monarque et son père, que n’en ont eu les Perses musulmans, intrus dans le pays, en grande partie. Comment donc et pourquoi arrive-t-il que les écrivains orientaux, tant musulmans que chrétiens, aient cru Zoroastre contemporain, les uns de Smerdis ou de Cambyse, comme le disent Aboulfarage et Eutychius12; les autres du prophète Élie, ou d’Esdras, ou de Jérémie, comme le disent El-Tabari, Abou Mohammed, etc.13? Déja ces discordances, qui passent 100 et 150 ans, prouvent leur incertitude et leur ignorance; mais avant d’admettre leurs narrations remplies de fables extravagantes et d’anachronismes grossiers, un préliminaire indispensable pour Hyde et pour ses imitateurs, était de remonter aux sources de ces opinions, et, d’auteur en auteur, arriver à connaître le premier qui les avait avancées. Ce qu’ils n’ont point fait, essayons de le faire, et par un exemple intéressant, prouvons combien est utile cette étude chronologique des opinions.
D’abord nous trouvons Agathias, qui, vers l’an 560, a écrit une histoire dans laquelle il s’est occupé spécialement des Perses, et où nous lisons le passage suivant, page 62:
«Les Perses de nos jours ont presque entièrement négligé et quitté leurs anciennes mœurs et coutumes, pour adopter des institutions étrangères, et, pour ainsi dire, bâtardes, dont la doctrine de Zoroastre l’Ormazdéen leur a offert l’attrait. En quel temps ce Zoroastre, ou Zoradas, a-t-il fleuri et publié ses lois? voilà ce qui n’est point clairement établi. Les Perses actuels disent nûment qu’il vécut sous Hystasp, sans y joindre aucun éclaircissement; de sorte qu’il reste équivoque et tout-à-fait incertain si ce fut le père de Darius, ou quelque autre (roi) Hystasp. En quelque temps qu’il ait fleuri, il fut l’auteur et le chef de la religion des mages, en changeant les rites anciens, et en introduisant (un mélange) d’opinions diverses et confuses. En effet, les Perses d’autrefois adoraient Jupiter, Saturne et les autres dieux des Grecs, avec cette seule différence qu’ils ne leur donnaient pas les mêmes noms: car pour eux, Jupiter était Bel-us, Hercule était Sand-és, Vénus était Anaïs, comme l’attestent Bérose et d’autres écrivains qui ont traité des antiquités mèdes et assyriennes.»
Ainsi, jusqu’au temps d’Agathias, les savants perses ne disaient point que l’Hyst-asp de Zoroastre fut notre Darius, fils d’Hystasp, ni l’Hystasp, père de Darius: c’était une chose obscure pour eux, comme pour les savants grecs de Constantinople. Or, si Agathias, né Asiatique, vivant jurisconsulte à Smyrne, homme dont l’ouvrage annonce un esprit méthodique et cultivé; si Agathias, habitué, en sa qualité de jurisconsulte, aux recherches et aux discussions de titres et d’origines, a regardé l’identité de ces deux Hystasp comme une chose très-douteuse; cette identité n’avait donc pas la certitude qu’ont prétendu lui trouver les écrivains postérieurs; et si d’autres avant lui l’avaient déja admise, leur opinion, que sans doute il avait pesée, ne lui présentait donc pas des preuves déterminantes. Ainsi il n’admettait pas l’opinion d’Ammien Marcellin, autre historien du Bas-Empire, qui avait tranché la question dans le passage suivant de son histoire.
«En des temps reculés, dit cet historien14, l’art de la magie prit de grands accroissements par les connaissances que puisa chez les Chaldéens le Bactrien Zoroastre, et après lui (par le soin et le zèle) du très-savant roi Hystaspes, père de Darius.»
Sans doute Ammien Marcellin, par la franchise et par l’amour de la vérité que respire son ouvrage, est un historien digne d’estime; mais ayant vécu dans les camps, et s’étant bien plus occupé de l’histoire des Germains et des Goths que de celle des Perses, il n’a point discuté le fait qu’il avance, et il l’a adopté de confiance de quelque écrivain antérieur. Or, quel est-il cet écrivain antérieur? et quelle est son autorité, quand nous verrons à l’instant que Pline, l’an 70 de notre ère, professait le même doute, et un doute plus étendu qu’Agathias? Suivons néanmoins le passage d’Ammien Marcellin, qui d’ailleurs sera utile à notre but.
«Ce roi (Hystasp) ayant pénétré avec confiance dans certains lieux retirés de l’Inde supérieure, arriva à des bocages solitaires, dont le silence favorise les hautes pensées des brahmanes. Là, il apprit d’eux, autant qu’il lui fut possible, les rites purs des sacrifices, les causes du mouvement des astres et de l’univers, dont ensuite il communiqua une partie aux mages. Ceux-ci se sont transmis ces secrets de père en fils, avec la science de prédire l’avenir; et c’est depuis lui15 (Hystaspes), que par une longue suite de siècles jusqu’à ce jour, cette foule de mages, composant une seule et même (caste), a été consacrée au service des temples et au culte des dieux.»
Ce fait nous sera utile; mais nous demandons à Ammien, de quelle source, de quel auteur a-t-il tiré l’opinion que ce très-savant roi Hystasp, contemporain de Zoroastre, fût l’Hystasp père de Darius? Est-ce des livres parsis? nous les avons, et l’on n’y trouve rien de tel. Est-ce d’Hérodote? nous le possédons, et nous y allons voir la démonstration du contraire. Quelle analogie y a-t-il entre les actions et même les personnes des deux rois? Kestasp est roi, et Hystasp, père de Darius, ne le fut point. L’on ne saurait dire que Darius fût Esfendiar; et si l’on veut qu’il fût lui-même Kestasp, Esfendiar, fils de celui-ci, n’a pas la moindre analogie avec Xercès, fils de Darius. Nous pouvons le dire hardiment: tout est contradictoire, tout est absurde dans cette opinion; et quels que soient ses inventeurs, il est évident qu’ils ont été induits en erreur par deux circonstances:
1° Par la ressemblance d’un nom qui paraît avoir été commun chez les Mèdes et chez les Perses;
2° Par la ressemblance du goût que Darius eut pour les sciences des mages, selon les témoignages d’Hérodote, de Cicéron et de Porphyre, qui nous apprennent l’inscription de son tombeau, gravée par son ordre: Darius, roi, etc., docteur en magisme.
Voilà la double équivoque qui, pour les anciens comme pour les modernes, a été la cause première d’une erreur à laquelle se sont refusés tous ceux qui ont porté plus d’attention et de réflexion.
De ce nombre est Pline le naturaliste, l’un des hommes les plus distingués de toute l’antiquité, par son esprit et par l’immensité de ses lectures. Après des réflexions pleines de sens sur la magie, et sur la folle passion des Romains de son temps pour cet art d’imposture et de fourberie, Pline nous fournit, au début de son livre XXXe, un passage important qui mérite d’être transcrit:
«C’est dans l’Orient (dit-il), c’est dans la Perse, que la magie fut, de l’aveu des historiens, inventée par Zoroastre; mais n’y a-t-il eu qu’un seul Zoroastre, ou bien en a-t-il existé un second? Cela n’est pas clair. Eudoxe, qui veut nous faire regarder la magie comme l’une des sectes philosophiques les plus utiles et les plus brillantes, prétend que Zoroastre vivait 6000 ans avant la mort de Platon (mort l’an 348 avant J.-C.), ce qu’on lit aussi dans Aristote… Hermippe, qui a écrit un savant Traité sur cet art, et qui a traduit deux millions de vers composés par Zoroastre, en indiquant les titres de chaque volume (d’où il les a tirés), rapporte qu’il eut pour maître Azonak, ou Agonak, et qu’il vécut 5000 ans avant la guerre de Troie. Mais il est étonnant que le souvenir (de l’inventeur) et que l’art aient été conservés si long-temps, sans moyens intermédiaires, et sans succession claire et continue (d’enseignement); car à peine se trouve-t-il quelqu’un qui ait ouï parler d’un Apuscorus et d’un Zaratus, Mèdes; de Marmar et d’Arabantiphok, Babyloniens; de Tarmoenda, Assyrien, dont aucun monument n’existe.»
(Après avoir remarqué que dans l’Odyssée d’Homère, la magie est habituellement mise en action, Pline continue):
«Je trouve que le premier qui a écrit sur cet art est le Perse Ostanès, contemporain de Xercès, qui en répandit dans la Grèce, non pas le goût, mais la rage. Ceux qui ont fait des recherches plus profondes placent un peu avant lui un autre Zoroastre de Proconnèse… Il est encore une secte de magiciens, qui a pour chef Mosès et les Juifs Iamné et Iotapé, mais (seulement) plusieurs milliers d’années après Zoroastre (en suivant le calcul des 6000 ans d’Eudoxe)…»
Pesons certaines expressions de ce passage important:
«C’est dans la Perse que la magie fut inventée par Zoroastre, de l’aveu des historiens.»
Selon Platon, Apulée, Porphyre, Hesychius, Suidas, etc., et selon tous les pythagoriciens, qui sans doute tinrent cette tradition de leur maître, le mot asiatique magos, ou plutôt mag, signifiait proprement homme consacré, dévoué au culte de Dieu, précisément comme le mot hébreu nazaréen; par conséquent le mot magie fut d’abord la science ou la pratique de ce culte. C’est dans ce sens que Platon dit16 «que les enfants des rois de Perse, parvenus à l’âge de 14 ans, recevaient quatre instituteurs, dont le premier leur enseignait la magie, qui est, dit-il, le culte des dieux (la religion). Ce même instituteur leur enseignait aussi la politique royale.» Dans ce sens aussi Zoroastre a inventé la théologie des mages, et institué leur caste, qui devint la caste nazaréenne et lévitique du pays. Mais, parce que la science des mages se composait d’astronomie et d’astrologie judiciaire, c’est-à-dire des prédictions, divinations et prophéties attachées à cet art; qu’elle se composait encore de certaines connaissances physiques et chimiques, au moyen desquelles on opérait des phénomènes prodigieux et miraculeux pour la masse du peuple; cette science devint peu à peu un art d’imposture et de charlatanisme, qui reçut en un mauvais sens le nom de magie que nous lui donnons… Sous ce rapport, c’est-à-dire, comme art d’évocations, d’enchantements, de métamorphoses opérées par certaines pratiques, elle est bien plus ancienne que Zoroastre, ainsi que le disent, avec raison, les Perses, puisqu’elle était la base du pouvoir et de l’influence des prêtres égyptiens, chaldéens, brahmes, druides, en un mot de tous les prêtres de l’antiquité. Le nom de Chaldéens, cité dès le temps d’Abram, comme désignant une nation déja ancienne, signifie devin, et fournit une preuve de l’art et de sa pratique chez un peuple qui, comme le dit Ammien Marcellin, ne fut d’abord qu’une secte, et devint ensuite, par accroissement, une nation nombreuse et puissante. Or, si, comme il est vrai, ce genre de magie et de magiciens remonte à des milliers d’années, ce ne peut être qu’en le confondant avec le zoroastérisme, qu’Eudoxe et Hermippe en ont rejeté le fondateur à 5 ou 6,000 ans avant Platon et la guerre de Troie. Diogène Laërce nous fournit une troisième variante:
«Selon Hermodore le platonicien (dit-il in proœmio), depuis les mages, dont on dit que Zoroastre fut le premier chef (princeps), jusqu’à la guerre de Troie, il s’écoula 5,000 ans.»
Voilà mille ans de différence avec Eudoxe: remarquez qu’Hermodore ne dit pas depuis Zoroastre, mais depuis les mages; en sorte qu’il faut que quelque équivoque soit la cause de cette méprise, car il est bien certain que ces 5 ou 6,000 ans sont hors des limites de toute biographie connue, et que Zoroastre, comme nous l’allons voir, n’a pas vécu plus de huit siècles avant Platon. Suidas paraît avoir changé ces 5,000 en 500: mais le témoignage de ce moine du IXe siècle est de peu de poids; il a voulu sauver l’époque juive de la création.
Actuellement, puisque le fondateur des mages est Zoroastre, auteur du système des deux principes ou des deux génies du bien et du mal (Oromaze et Ahriman), si célèbres en Asie, il s’ensuit, 1° que celui-là seul est l’homme dont nous cherchons l’époque; 2° que partout où nous trouverons le nom de ses mages, ou quelqu’un de ses dogmes, cet homme aura déja existé. Or, si au siècle de Pline l’époque de Zoroastre était déja si peu claire ou si obscure, que l’on ne savait plus où le placer, cela seul prouve que le législateur des Perses, des Mèdes et des Bactriens ne vécut point au temps de Darius; qu’il ne fut point ce magicien de Proconnèse, qui vécut un peu avant Ostanès, et qui prit ou porta le nom de Zerdoust, comme l’ont porté depuis et le portent encore beaucoup de mobeds ou prêtres parsis, comme des Juifs célèbres ont porté celui de Mosès17. Les faits contemporains de Darius et de Xercès furent trop bien connus des Grecs pour qu’il pût s’opérer dans l’Asie un schisme religieux, aussi éclatant que celui de Zoroastre, sans qu’ils en eussent ouï parler, et sans qu’Hérodote, qui y voyageait à cette époque, nous en eût dit un seul mot.
Néanmoins, puisqu’au temps de Pline il existait une incertitude, une équivoque sur un second Zoroastre, lequel, selon ceux qui avaient fait des recherches plus profondes; aurait vécu un peu avant Ostanès (et cela peut s’étendre jusqu’à 60 et 80 ans), il faut qu’un fait quelconque ait donné lieu à cette équivoque, et que réellement quelque mage et magicien, du nom de Zardast ou Zoroastre, ait été mêlé à quelque anecdote venue à la connaissance des Grecs. Et en effet Apulée, ce grand panégyriste de la magie, dans son absurde roman de l’Ane d’or, écrit en latin, 80 ans après Pline, nous fournit le passage suivant, tout-à-fait conforme à notre aperçu:
«On dit que Pythagore ayant été amené (à Babylone) parmi les prisonniers égyptiens de Cambyse, eut pour instituteurs les mages des Perses, et surtout Zoroastre, premier ou principal dépositaire de toutes sciences secrètes et divines18.»
Cet on dit annonce une tradition populaire qui peut remonter assez haut, comme tout ce qui concerne Pythagore. Prisonnier de Cambyse est un anachronisme grossier, puisque Pythagore, né en 608, avait 84 ans19 lorsque Cambyse conquit l’Égypte en 525; mais la fausseté de l’accessoire ne détruit pas le fait principal.
Ce fait, c’est-à-dire le voyage de Pythagore en Égypte, et de là à Babylone, se retrouve dans Diogène de Laërte, qui, 20 ans après Apulée, compilant aussi la vie de ce philosophe, nous dit que,
«Dès sa jeunesse, passionné du désir d’apprendre, Pythagore quitta sa patrie, et voyagea en divers pays, où il se fit initier à tous les mystères des Grecs et des Barbares (des étrangers); qu’entre autres il alla en Égypte, au temps du roi Amasis, à qui Polycrates de Samos le recommanda par une lettre, comme le rapporte Antiphon; qu’ensuite il visita les Chaldéens et les Mages, avec qui il eut des entretiens; et qu’enfin il passa en Crète, à Samos et en Italie, où il s’établit et fonda son école, comme le racontent Hermippe dans l’histoire de sa vie, et Alexandre (Polyhistor) dans son livre de la Succession des philosophes.»
Ici le règne d’Amasis peut convenir, parce que ce prince régna dès l’an 570, lorsque Pythagore avait environ 38 ans; mais Polycrates et sa lettre sont inadmissibles, parce que ce tyran de Samos ne commença de régner que vers 532, lorsque Pythagore avait environ 76 ans. Antiphon, en ajoutant que Pythagore, chagrin de voir Polycrates tyran, quitta Samos à 40 ans, pour s’établir en Italie, a sûrement confondu le départ pour l’Égypte, lorsque Pythagore, après avoir déja visité la Grèce, la Thessalie et la Thrace, commença ses voyages pour l’Égypte et l’Orient: la lettre de Polycrates (placée entre les années 532 et 523), apocryphe comme celles de Pisistrate et de Solon, en tombant dans le règne de Cambyse, décèle la même source que le on dit d’Apulée: la seule chose que l’on puisse induire de cette tradition, est que Pythagore, ayant réellement passé d’Égypte en Chaldée, put y converser avec quelque docteur mage du nom de Zerdast (Zoroastre en grec), dont il aura cité le nom à ses disciples, qui, en le conservant, l’ont confondu, ou ont donné lieu de le confondre avec le législateur. Clément d’Alexandrie nous offre un passage à l’appui de cet aperçu:
«Pythagore, dit-il20, alla à Babylone, où il se fit disciple des mages: or Pythagore (nous) y montre Zoroastre, mage persan...... dont les hérétiques prodiciens prétendent posséder les livres.... Alexandre Polyhistor, dans son livre des Symboles pythagoriciens, dit que Pythagore fut disciple de l’Assyrien Nazaret, que quelques-uns prennent pour Ezékiel; mais cela n’est pas exact.»
Moins de 60 ans après Clément, Porphyre puisait aux mêmes sources, lorsqu’il écrivait:
«Que Pythagore fut purifié par Zabratas ou Zaratas des souillures de sa vie précédente, et qu’il apprit de lui ce qui concerne la nature et les principes de l’univers.»
Zaratas est évidemment le nom parsi de Zerdast; mais, 1° en admettant que le maître de Pythagore ait été perse, comme le dit Clément, il n’est plus le législateur, car nous verrons les meilleurs auteurs attester unanimement que celui-ci fut mède. Clément lui-même le dit, lorsque, citant les philosophes qui se sont livrés à la divination, il nomme Zoroastre le Mède avec Abarès, Aristœas, Pythagore, Empédocles, etc.
2° Si le mage Zaratas a été perse, il a dû être postérieur à Kyrus et à la conquête de Babylone par ce prince, en 538..... Or, à cette époque, Pythagore avait déja près de 72 ans, ce qui rend son voyage improbable à cette date tardive, et toujours nous ramène à la tradition fabuleuse du romancier Apulée.... Un soupçon se présente: en considérant que des noms juifs se trouvent mêlés ici; que le mage Zaratas est cru Ezékiel par les uns, Daniel par les autres; que le mot hébreu nazaret est une traduction littérale du mot mag, qui décèle une main juive; et qu’Alexandre Polyhistor, qui cite ce mot, a en général copié Eupolème, qui lui-même a copié les Juifs, qu’il fréquenta beaucoup: ne devons-nous pas croire que ce sont des contes fabriqués à Alexandrie, dans l’intention, de la part des Juifs, de prouver que tout venait de leur source; et de la part des pythagoriciens, que leur maître avait tout connu?
D’autre part, la circonstance des livres montrés par les prodiciens ne prouve pas l’identité du mage avec le législateur; car, outre que les savants Porphyre et Chrysostôme les traitent d’apocryphes, il est encore possible qu’un mage, entrant en fonctions à cette époque, en ait composé qui seraient devenus le rituel dominant; et, ici, nous touchons à un point historique qui est peut-être le nœud de toute cette question......
Après Cambyse, fils de Kyrus, le mage Smerdis, comme l’on sait, usurpa le trône par une supposition de personne et de nom. Darius avec les autres conjurés l’ayant tué, il s’ensuivit une proscription générale des mages, qui furent massacrés dans tout l’empire, et le souvenir de ce massacre resta dans une fête anniversaire appelée Magophonie: il est évident qu’après ce massacre, la caste des mages atterrée, fut à la discrétion de Darius, fils d’Hystasp. Si ensuite ce roi se fit honneur d’être appelé docteur mage, il trouva donc politique de la relever; mais en la relevant, il aura été le maître des personnes et des choses; il aura nommé les fonctionnaires, le grand-prêtre, les mobeds, etc.; il aura même introduit les changements qu’il aura voulu dans les rites; et si c’est lui qui, en s’emparant d’une partie du Haut-Indus, comme le dit Hérodote, eut des entretiens avec les brahmes, comme le dit Ammien Marcellin, il a pu être l’auteur d’une modification qui aura fait époque dans le système zoroastrien: par un procédé semblable à celui d’Ardéchir, il aura changé, subrogé, substitué à son gré; alors si, par un cas très-plausible, le grand-prêtre constitué par lui, a porté ou a pris le nom révéré de Zoroastre, nous aurons à la fois le Zaratus de Pline, le Zabratas de Porphyre, et le Zerdoust, auquel appartiendrait l’oracle cité au temps d’Ardéchir: toujours est-il certain que cet oracle est apocryphe21, plein de contradictions, et qu’il ne peut convenir au législateur, comme nous l’allons voir. Or, puisqu’il est certain que les musulmans, nés seulement après l’an 622 de notre ère, n’ont pu recevoir que des rabbins juifs toutes leurs fables sur la prétendue éducation de Zoroastre par Élie, par Esdras, par Jérémie, par Ézékiel, il devient infiniment probable, comme nous l’avons déja dit, que ces amalgames des noms de Pythagore, de Zaratas-Zoroastre et de Nazaret, cru Ézékiel, ont été faits à Alexandrie, sous le règne des Ptolémées, lorsque les pythagoriciens et les Juifs confrontèrent et mêlèrent leurs traditions, leurs raisonnements et leurs explications sans beaucoup de critique, surtout en chronologie. De tout ceci il restera seulement pour faits historiques:
1° Que Pythagore vint et résida à Babylone entre les années 569 et 550, et qu’il put y converser avec des mages et des Juifs, comme avec des prêtres chaldéens;
2° Que le nom de Zoroastre ou de Zardast, commun chez les Perses22, comme celui de Mohammad chez les Arabes, et celui de Mosès chez les Juifs, a occasioné une confusion de personnes, de temps et d’actions, qui a égaré la foule des écrivains.
Après le débat de toutes ces erreurs, il faut, pour arriver à connaître l’époque réelle de Zoroastre, fils de Pourouchasp, nous adresser aux plus anciens historiens, et à ce titre nous devons d’abord interroger Hérodote.
Dès long-temps l’on a remarqué que son livre n’offrait nulle part le nom de Zoroastre; et ce silence a toujours été une objection très-pénible pour ceux qui ont voulu que ce prophète, plus célèbre en Asie que l’hébreu Moïse, eût été contemporain de Darius, fils d’Hystaspes. En effet, comment concevoir que Zoroastre eût opéré, dans le vaste empire de ce prince, un schisme aussi éclatant que celui de Luther en Europe, sans qu’Hérodote, qui visita l’Asie presque dans le même temps, et qui a décrit la vie de Darius dans le plus grand détail, eût fait la moindre mention d’un homme et d’un événement aussi marquants? Ce premier argument négatif, déja si puissant, est d’ailleurs appuyé d’un second, positif et concluant.... Tous les anciens s’accordent à dire que Zoroastre fut l’auteur et le fondateur du magisme et de la magie, c’est-à-dire de la secte philosophique des mages. Or le nom des mages est cité plusieurs fois par Hérodote, et cela avec des circonstances riches en inductions.
«Les mages (dit cet historien) diffèrent beaucoup des autres hommes, et particulièrement des prêtres d’Égypte: ceux-ci ne souillent point leurs mains du sang des animaux, et ne font périr que ceux qu’ils immolent; les mages, au contraire, égorgent de leurs propres mains tout animal, excepté l’homme et le chien; ils se font même gloire de tuer les fourmis, les serpents et tous les reptiles et volatiles23.»
Voilà bien certainement les mages zoroastriens, définis par leurs rites, et même par leur comparaison, comme ordre sacerdotal, aux prêtres égyptiens… Et déja ils sont très-anciens, ces mages, puisque Hérodote ajoute: «Mais laissons ces usages tels qu’ils ont été originairement établis.» Le mot originairement nous recule lui seul à des siècles: ce n’est pas tout; le roi mède Astyag, ayant eu un premier songe, consulte24 ceux d’entre les mages qui faisaient profession de les expliquer: les mages étaient les devins, les prophètes, par conséquent les prêtres des Mèdes, dès avant Kyrus.
Un second songe épouvante Astyag: il mande les mêmes mages, et leur réponse est encore plus instructive dans notre question25.
«Seigneur (disent-ils au roi mède), la stabilité et la prospérité de votre règne nous importent beaucoup;..... car enfin si la puissance souveraine venait à tomber dans les mains de Kyrus, qui est Perse, elle passerait à une autre nation; et les Perses, qui nous regardent comme des étrangers, n’auraient pour nous, qui sommes Mèdes, aucune considération; ils nous traiteraient en esclaves; au lieu que vous, seigneur, qui êtes notre compatriote, tant que vous occuperez le trône, vous nous comblerez de graces, etc.26»
Donc les mages étaient Mèdes de nation, et non pas Perses. Donc Zoroastre n’était pas né Persan, comme on le croit vulgairement, mais Mède, ainsi que le disent les Parsis.
Cette concordance entre eux et notre auteur, en prouvant la justesse de ses informations, met le fait hors de doute. Ces mots: «Les Perses nous traiteraient comme des étrangers» (et chez les anciens, l’étranger, hostis, était l’ennemi); «s’ils étaient les maîtres, ils nous traiteraient en esclaves;» ces mots indiquent que les Perses avaient une autre religion que celle des Mèdes. En effet, la description très-détaillée qu’en donne Hérodote27, ne convient point au zoroastérisme; le traitement que Kyrus veut faire subir à Krésus, serait le sacrilége le plus impie dans ce culte, qui défend, par-dessus toute chose, de souiller le feu, en y jetant les corps soit morts, soit vivants. Ainsi, de la part d’Hérodote, tout indique, tout prouve que Zoroastre ne fut point Perse; qu’il ne vécut point au temps de Darius, et que sa religion, d’origine mède, ne fut introduite chez les Perses que lorsque, par des vues politiques, Kyrus introduisit chez ses sauvages compatriotes tout le système des usages, des mœurs, des lois et du gouvernement des Mèdes amollis et civilisés.
Après Hérodote, ou plutôt avant lui, le premier écrivain grec connu qui ait articulé le nom de Zoroastre, n’est pas Platon, comme on l’a dit quelquefois, mais Xanthus de Lydie, qui, sous le règne de Darius, publia, en quatre livres, une histoire de son pays, très-estimée et souvent citée par les anciens. Hérodote, qui ne publia la sienne qu’environ 40 ans plus tard, s’en est beaucoup servi, selon Plutarque; et nous devons l’en louer, puisqu’en matière de faits, la meilleure méthode de les narrer est d’emprunter le langage du premier témoin ou narrateur, quand on le sait fidèle. Or l’historien Xanthus, selon Diogène Laërce28, estimait que, depuis Zoroastre, chef des mages, jusqu’à l’arrivée de Xercès en Grèce, il s’était écoulé 600 ans; c’est-à-dire que Zoroastre aurait fleuri 1080 ans avant notre ère, ce qui déja est une antiquité hors de la portée des chronologies grecques. Mais ce passage de Xanthus n’est pas le seul de cet auteur qui nous soit parvenu; Nicolas de Damas, qui vivait au temps d’Auguste, nous a conservé dix pages in-4° de détails curieux sur les rois de Lydie, et il n’a dû les tirer que de Xanthus29. Parmi ces détails se trouve l’anecdote du bûcher de Krésus, qui nous offre encore le nom de Zoroastre. L’historien dit en substance:
«Kyrus fut touché du traitement qui se préparait pour Krésus; mais les (soldats) Perses insistèrent pour que ce prince fût livré au feu, et ils s’empressèrent de lui dresser un vaste bûcher, où ils firent monter avec lui quatorze des principaux seigneurs de sa cour. Kyrus, pour les dissuader, leur fit lire un oracle de la sibylle; ils prétendirent qu’il était controuvé, et ils allumèrent le bûcher.... Alors éclatèrent de toutes parts, les gémissements des Lydiens.... Cependant un orage qui s’était approché (durant les apprêts assez longs) commence de gronder; les nuages s’amoncellent et obscurcissent le ciel. Krésus, voyant ce secours d’Apollon, implore la faveur du dieu auquel il a offert tant de dons; les éclairs redoublent, le tonnerre éclate, la pluie tombe à torrents.... Le désordre se met dans les rangs des soldats; les chevaux, effrayés par la foudre et par les éclairs, augmentent le tumulte..... Alors une terreur (religieuse) s’empare des Perses. Ils se rappellent l’oracle de la sibylle et ceux de Zoroastre: ils crient de toutes parts que l’on sauve Krésus; et c’est à cette occasion que les Perses ont établi en loi, conformément aux oracles de Zoroastre, que les cadavres ne seraient plus brûlés, ni le feu souillé par eux, ce qui ayant déja eu lieu par d’anciennes institutions, fut alors rétabli et confirmé.»
Dans ce récit nous voyons, 1° qu’à cette époque les Perses n’avaient point encore la religion de Zoroastre, et c’est ce qu’indique Hérodote; 2° qu’en appelant ancienne institution le culte du feu qui caractérise cette religion, l’antiquité de Zoroastre est également énoncée. Quant à ce que ces institutions auraient eu lieu jadis chez eux, il est probable que, sous l’empire des Assyriens et des Mèdes, quelques tribus, quelques familles auront imité la religion de leurs voisins et maîtres, comme il arriva aux Juifs, chez lesquels, au temps d’Achab, s’introduisirent les rites assyriens. Mais la masse de la nation ne fut point zoroastrienne; l’obstination des soldats perses à brûler Krésus, c’est-à-dire, à en faire un sacrifice à la manière des Phéniciens, des Indiens et des Keltes, en est une démonstration complète: l’on doit donc regarder comme un fait positif cette remarque de Xanthus, que ce fut l’incident merveilleux de l’orage éteignant le bûcher de Krésus, qui opéra la conversion des Perses au zoroastérisme, comme la victoire de Tolbiac convertit au christianisme les Francs de Clovis30.
De tout ce que nous venons de voir, il résulte que, même au temps de Xanthus et d’Hérodote, c’est-à-dire, près de 500 ans avant notre ère, l’époque de Zoroastre était déja enveloppée des nuages de l’antiquité. Nous n’insistons pas sur les 600 ans donnés par Xanthus, parce que cette date n’est suivie d’aucune preuve, et que le savant Athénée en conteste la citation; mais nous avons le droit d’en conclure que si dès lors les idées n’étaient pas plus claires sur ce fait que sur la guerre de Troie et sur l’époque d’Homère, il ne faut pas s’étonner qu’elles soient devenues plus obscures dans les siècles suivants, et surtout dans les premiers de notre ère, où les écrivains en général furent moins érudits et néanmoins plus tranchants.
Voyons si, en continuant nos recherches, nous ne parviendrons pas à découvrir quelque témoignage positif sur l’époque de Zoroastre.
Nous devions l’attendre de Ktésias; mais ses extraits en Photius et Diodore ne font pas mention de ce nom, et l’on ne sait s’il faut lui attribuer ce qu’en un autre endroit Diodore dit de Zathraustes, inventeur du dogme du bon génie chez les Arimaspes; toujours est-il vrai que le dogme convient, et que ce nom de Zathraustes correspond assez à Zérétastré, qui, selon Anquetil, doit avoir été le nom zend de Zoroastre.
Après Ktésias, le chaldéen Bérose a eu plus de moyens que personne d’éclaircir la question; mais, soit inimitié de secte, soit défaut d’occasions, ses fragments ne nous apprennent rien. Il faut descendre jusqu’au temps de Pompée pour trouver une phrase riche d’instruction, malgré sa brièveté: nous la devons à Justin31, abréviateur de Trogus, qui accompagna en Asie le général romain.
«Ninus (dit-il), ayant subjugué tout l’Orient, eut une dernière guerre avec Zoroastre, roi des Bactriens, que l’on dit avoir le premier inventé les pratiques des mages, et avoir profondément étudié les mouvements des astres et les principes moteurs de l’univers. Ninus, l’ayant mis à mort, mourut lui-même, et laissa son trône à sa femme Sémiramis, et à son fils Ninias, encore jeune32.»
Ce passage est d’autant plus précieux, que son auteur, Trogus, avait voyagé en Médie et en Assyrie à la suite de Pompée, et qu’il put y consulter les monuments et les traditions du pays. Zoroastre, roi de Bactriane, est une circonstance désavouée des Parsis, et contredite par Ktésias, qui dit que le roi de Bactriane attaqué par Ninus se nommait Oxuartès; à la vérité, ce nom paraît être générique, puisque, en le décomposant, on l’explique roi de l’Oxus. Mais, outre l’accord que cette circonstance forme avec le récit des Parsis, en laissant croire que le nom propre de ce roi put être Kestasp, cette guerre elle-même d’un prince étranger contre la Bactriane, le rôle important et presque royal que Zoroastre y joue, sa mort qui y arriva selon la plupart des Orientaux modernes, sont autant d’accessoires qui, par leur ressemblance, constatent le fait fondamental, savoir, que Zoroastre vécut au temps de Ninus: et si l’on remarque qu’aucune chronique grecque n’a pu remonter d’un fil continu jusqu’au temps d’Homère et de Lycurgue; que dès le siècle d’Alexandre, les idées étaient obscures sur Pythagore, sur Thalès, sur Solon, l’on concevra qu’Hérodote et Xanthus ont pu être embarrassés sur le temps infiniment plus reculé de Zoroastre.
Au témoignage de Trogus, vient se joindre celui de Képhalion (vers l’an 115 de notre ère), dont les recherches profondes et variées en chronologie sont fréquemment citées par Eusèbe et par le Syncelle. Ce dernier nous a conservé un trait qui s’encadre très-bien ici:
«Jadis, selon Képhalion, régnèrent les Assyriens, à qui commanda Ninus… Puis cet auteur illustre joint la naissance de Sémiramis et du mage Zoroastre; il parcourt les 52 années du règne de Ninus… etc.33.»
Voilà donc encore Zoroastre contemporain de Ninus, puisqu’il l’est de son épouse Sémiramis: et Képhalion ne se bornait pas là; car l’Arménien Moïse de Chorène, qui eut en main son ouvrage, le censure, pour avoir placé immédiatement après l’avènement de Sémiramis, la guerre que cette reine ne fit à Zoroastre qu’après son retour des Indes, et pour avoir dit que Zoroastre y succomba, tandis que ce fut elle qui y périt.
Le livre de Moïse de Chorène n’ayant été publié qu’en 1736, les chronologistes antérieurs à cette date ont été privés de cette citation importante; et comme tout le fragment contient des détails précieux et décisifs sur la question qui nous occupe, le lecteur les verra avec d’autant plus de plaisir, que ce livre n’est pas très-commun.
Après avoir rapporté, conformément au livre chaldéen d’Alexandre, les guerres mythologiques de Haïk et de Bélus, Moïse de Chorène arrive à des guerres réellement historiques, et sa transition se marque par quelques observations dont la substance mérite d’être citée.
«A l’égard des conquêtes nombreuses, dit-il, qui signalèrent le règne d’Aram, principal fondateur de notre état, si elles ne se trouvent pas dans les archives publiques des temples ou des rois, ce n’est pas une raison d’en douter; car outre qu’elles ont précédé l’époque de Ninus, et qu’elles sont arrivées dans des temps où l’on ne croyait pas nécessaire d’écrire ce qui se passait hors du pays et chez les étrangers, Mar-Ibas nous apprend encore que ces récits ont été faits par des particuliers anonymes, dont les Mémoires furent joints aux archives royales, et il ajoute que si l’on a perdu le souvenir de beaucoup de choses, c’est parce que Ninus, enflé d’orgueil34 et avide de célébrité, fit brûler beaucoup de livres et d’histoires des temps qui l’avaient précédé, afin qu’on ne parlât que de lui et de son règne35.
«Or Aram laissa un fils appelé Araï36, qui, lui ayant succédé peu de temps avant la mort de Ninus, obtint de ce monarque la même faveur qu’avait obtenue son père [c’est-à-dire celle d’être confirmé dans sa principauté à titre de vassal, de porter un bandeau orné de perles, et d’être le second personnage de l’empire37]».
Moïse de Chorène raconte ensuite comment, après la mort de Ninus, Sémiramis, éprise de la beauté d’Araï, voulut en faire son amant et même son époux. Le prince arménien s’y étant refusé, l’Assyrienne lui fit la guerre, et battit son armée dans la plaine qui reçut alors le nom d’Ararat. Le corps d’Araï, tué dans le combat, tomba aux mains de Sémiramis, qui d’abord, pour calmer les Arméniens, fit courir le bruit que ses dieux et ses magiciens (ou prophètes) l’avaient ressuscité pour satisfaire ses désirs; puis elle attaqua tout le pays, et le subjugua. L’historien ajoute que, charmée de la beauté du climat, bien plus tempéré que celui de Ninive, cette reine bâtit une ville, un palais et des jardins délicieux près du lac de Vanck (et en effet les anciens géographes placent dans ce local Semiramo Kerta, la ville de Sémiramis). Mosès décrit l’aspect général du pays, le site particulier du lieu, sa disposition variée en collines, vallons et prairies, etc.; ses ruisseaux d’eaux vives et douces, et la chaussée dispendieuse qui fut construite pour former un lac charmant; il spécifie et le nombre des ouvriers employés à ces travaux, lequel fut de 42,000, et les constructions et les distributions, et les genres d’ornements; tout cela avec des détails qui prouvent que le livre chaldéen d’Alexandre fut composé sur des documents officiels38.
Moïse de Chorène continue:
«Alors que Sémiramis se fut fait cette habitation délicieuse, elle prit l’habitude d’y venir passer l’été. Elle confia le gouvernement de Ninive et de l’Assyrie au mage Zerdust39, prince des Mèdes; elle finit même par lui laisser l’administration de tout l’empire...... La vie dissolue qu’elle menait lui ayant attiré des reproches de la part des enfants de Ninus, elle les fit tous périr, excepté Ninyas; mais par la suite Zerdust manqua à sa confiance, et comme il voulut se rendre indépendant, Sémiramis lui fit une guerre dont les suites, devenues très-graves, la contraignirent à fuir devant lui en Arménie, où son fils Ninyas la fit mettre à mort. Ceci, ajoute Moïse de Chorène, me rappelle le récit de Képhalion, qui, comme bien d’autres, place après l’avénement de Sémiramis au trône, d’abord sa guerre contre Zoroastre, guerre dans laquelle il prétend qu’elle fut victorieuse, puis son expédition aux Indes. Mais je regarde comme bien plus certain ce que Mar-Ibas rapporte, d’après les livres chaldéens; car il explique avec ordre et clarté les événements et les causes de cette guerre; et ce savant Syrien a en sa faveur nos traditions populaires, qui, en récitant la mort de Sémiramis, disent, dans leurs chansons, que cette reine fut obligée de fuir à pied; que, dévorée de soif, elle demanda un peu d’eau dont elle but, et que, se voyant approchée par les soldats, elle jeta son collier dans la mer40, d’où est venu le proverbe: Jeter les joyaux de Sémiramis à l’eau.»
Après des détails aussi précis, provenus d’une source aussi authentique, il ne peut rester de doute sur l’époque de Zoroastre; et si nous comparons les faits divers qui nous sont fournis, tant par les Parsis que par les historiens grecs, et par le livre chaldéen d’Alexandre, nous pouvons tracer de la vie de ce législateur, un tableau plus probable que tout ce que l’on en a écrit jusqu’ici.
8
Plin., lib. VII, chap. 16.
9
De Antro Nympharum.
10
Zend-avesta, tome II, p. 54.
11
Zend-avesta, tom. II, p. 55.
12
Eutychius a écrit vers 930, et Aboulfarage vers 1260.
13
Voyez Hyde, pag. 317 et suivantes.
14
Ammien Marcellin, lib. XXIII. Il à écrit vers 388 à 390.
15
Le texte porte: ab eo (Hystaspe…) Anquetil a traduit: et c’est de ces mages qu’est venue, etc. Mém. Académ. des Inscript., tome XXXVII, pag. 718.
16
Plato, de Legibus, pag. 441, édition de 1602.
17
Témoin Rabbi Mosès, Maimonides.
18
Apulée, lib. II. Iamblique, qui a compilé la vie de Pythagore, d’après une foule d’auteurs, vers l’an 320, répète la même tradition.
19
Voyez Chronologie de Larcher, année 608.
20
Clemens Alexandrinus, p. 131. Il écrivait vers l’an 215.
21
Vers le temps où l’on place cette prophétie, les prêtres chaldéens montraient celle de Nabukodonosor, qui annonçait la ruine de son empire (voyez Mégasthènes): les prêtres juifs présentaient à Kyrus une prophétie d’Isaïe, annonçant son élévation avec son propre nom; malheureusement nous n’avons pas le manuscrit d’Isaïe: encouragé par ces exemples, le grand-prêtre Iaddus montra aussi au conquérant Alexandre sa venue prédite; enfin le livre de Daniel prédisait aussi (après Antiochus) les quatre monarchies, dont celle des Romains fut une. Ces siècles furent ceux des prophéties: les époques des révolutions sont des paroxysmes de superstition. D’ailleurs l’exposé de Masoudi, ou plutôt des Parsis, ses auteurs, est plein de contradictions… Il y a, dit-il, entre Zerdust et Alexandre environ 300 ans, parce que Zerdust a paru du temps de Kai-Bistasp (Darius Hystasp); mais entre Darius, élu roi l’an 520, et Alexandre, roi d’Asie en 327, il n’y a que 193 ans, et un environ de 107 ans ne peut se permettre… D’Alexandre, mort en 324 avant J.-C., jusqu’à Ardéchir, roi en 226 après J.-C., il y a 550 ans, et Masoudi en compte environ 500; autre erreur trop forte. Son calcul de la prophétie est d’ailleurs inintelligible… L’empire périra au bout de 300 ans; la religion avec l’empire, au bout de 1000… Est-ce 1300 en tout, ou bien seulement 1000? Il prend ce dernier parti. Mais, si au temps d’Ardéchir il y avait 800 ans écoulés, les 100 qu’il voulut ajouter aux 200 restants faisaient 1100, et cependant, en retranchant 300 ans (moins 10), comme il fit, il augmenta de près de 500 ans. Or ces 500, ajoutés aux 800 que l’on disait écoulés, font 1300. La prophétie n’était donc pas de 1000 ans en total, comme le dit Masoudi, mais de 1000 plus 300… En outre, si Zerdust parut, comme il le dit encore, 300 ans avant Alexandre, ce fut donc en 630, au temps de Kyaxar, roi des Mèdes, et de Jérémie, chez les Hébreux. Ici Masoudi, en contradiction avec lui-même, se place au nombre de ses compatriotes qui font Zerdust disciple de Jérémie, trompés peut-être par l’équivoque du nom de ce prophète, avec celui d’Urmih, ville natale de Zoroastre. Ce calcul favoriserait l’hypothèse d’un académicien (l’abbé Foucher), qui, dans un savant Mémoire (tome XXVII des Inscript.), a voulu prouver que Zoroastre, législateur, parut au temps de Kyaxarès; mais nous allons voir que ce système est plein d’incohérences. Cette anecdote d’Ardéchir, en nous donnant la mesure de l’ignorance et de l’audace des gouvernants asiatiques, ne pourrait-elle pas nous donner la clef d’une autre énigme du même genre? savoir pourquoi le texte grec compte depuis la création du monde jusqu’à notre ère............ 5508 ans, tandis que le texte hébreu n’en compte que..... 3760– Différence................. 1748.
Si, comme il est vrai, c’était une opinion générale dans la basse Asie, 100 ans avant et après notre ère, que le monde allait finir; si, comme il est vrai, cette opinion prenait sa source dans la théologie de Zoroastre, qui dit que le monde, gouverné par Ormuzd, après avoir duré 6000 ans, est supplanté et détruit par Ahriman, qui règne six autres mille (total, 12000, c’est-à-dire les douze mois du grand cercle de l’année, appelé mundus, le manda sanscrit); ne pourrait-on pas croire que les Juifs, imprégnés des opinions perses, ont pu et dû s’effrayer de voir s’approcher la fin du sixième mille, compté sur la Genèse; qu’alors la prudence de leur synagogue aurait jugé nécessaire de faire une suppression qui, comme celle d’Ardéchir, reculât l’époque du destin; et que cette opération n’ayant eu lieu qu’après la traduction et la divulgation du texte grec, elle n’aurait agi que sur l’hébreu pur, et qu’elle aurait été effectuée spécialement à une époque où elle aurait pu embarrasser la secte naissante des chrétiens, qui n’usait que du texte grec? Tout cela est tellement asiatique et juif, qu’on peut le regarder comme vrai. Ajoutons que ces cinq et six mille de Zoroastre, qui n’étaient que des mois, que des signes du Zodiaque chaldaïquement divisés en mille parties, pris ensuite par méprise pour des années, doivent être le vrai texte sur lequel Hermippe et Eudoxe ont bâti leur cinq et six mille ans? Qu’est-ce que l’histoire ancienne!
22
Clément d’Alexandrie nous en fournit encore une preuve. «Platon, dit-il, fait mention d’un certain Ér (ou Hèr), fils d’Armenius, Pamphilien d’origine, qui est Zoroastre; car il a écrit ces paroles… Voici ce qu’écrit Zoroastre, fils d’Armenius, Pamphilien d’origine: Ayant été tué à la guerre, je suis descendu aux enfers (ou cieux inférieurs), et les dieux m’ont dit ce que je vais raconter.»
Il est évident que ce Hèr a reçu ou pris le nom de Zoroastre, et qu’il a été un de ces charlatans dont l’Asie abonda au temps de Darius et d’Ostanès. Sa vision, racontée par Platon, livre X de sa République, est d’ailleurs curieuse, en ce qu’elle nous montre des idées zoroastriennes sur l’autre monde, qui se trouvent presque littéralement chez les musulmans et chez les chrétiens.
23
Hérodote, lib. I, § CXL.
24
Lib. I, p. 88, § CVII.
25
Lib. I, p. 99, § CXX.
26
En relisant Hérodote, nous trouvons deux autres traits non moins concluants. Liv. III, § LXV, Cambyse mourant conjure les Perses de ne point souffrir que le mage Smerdis s’empare du trône, et que par son imposture l’empire retourne aux Mèdes..... Et ibid., § LXXIII, le Perse Gobrya, haranguant les conjurés, leur dit: «Quelle honte pour des Perses d’obéir à un Mède, à un mage!»
27
§ CXXXI.
28
In Proæmio.
29
Valesii excerpta, pages 460 et suivantes.
30
Xanthus, au début de son article, observe que Kyrus s’était fait instruire de la doctrine des mages: donc il n’y était pas né; il les caressait pour se faire un parti chez les Mèdes.
31
Lib. I, cap. I.
32
Ce qu’Augustin, De civitate Dei, lib. XXI, cap. 14; ce qu’Orose, lib. I, cap. 4, dans le Ve siècle; et ce qu’Arnobe, lib. I, dans le IIIe siècle, disent de Zoroastre et de Ninus, ne sont que la répétition de ce passage.
33
Syncelle, p. 167.
34
Chap. 13, p. 40.
35
Érostrate brûla aussi le temple d’Éphèse pour qu’on parlât de lui: d’Érostrate à Ninus, quelle est la différence?
36
Chap. 14.
37
Ibid. pag. 37.
38
La preuve que Mosès n’a pas fait un roman, est qu’ayant présenté sa description à M. Amédée Jaubert, aujourd’hui auditeur au conseil-d’état, qui a voyagé dans le pays, il nous a assuré, dès la seconde page, qu’il reconnaissait parfaitement les environs du lac de Vanck, et particulièrement le local appelé Arnès, lieu redouté à cause des voleurs qui s’y cachent dans les trous d’une ruine dont la forme retrace une vieille digue.
39
La traduction latine porte Zoroastre à la manière des Grecs; mais le texte porte Zerdust à la manière des Parsis. Les traducteurs ne devraient jamais se permettre ces changements de noms propres: il en résulte quelquefois de graves contre-sens; par exemple, cette même traduction rend à la page 97, le pays de Klesoi par Cœlésyrie, pendant que c’est l’Akilis-ène de Strabon. Avec ces interprétations, on a introduit une foule d’erreurs et de difficultés dans l’histoire ancienne.
40
Les Arméniens, comme les Arabes, nomment d’un même mot tout grand espace d’eau: cette mer est le lac de Vank. En Égypte, le fleuve s’appelle Bahr, comme l’Océan même. Tout ce récit de Mosès a cela de remarquable, qu’en le confrontant à celui de Ktésias, l’on trouve que le Grec nous a donné le commencement de l’histoire de Sémiramis, et l’Arménien, le dénouement; tous les deux sont parfaitement d’accord sur le caractère. Et Mosès paraît n’avoir connu Ktésias que par Diodore.