Читать книгу Voyage en Égypte et en Syrie - Tome 2 - Constantin-François Volney - Страница 1
ÉTAT POLITIQUE DE LA SYRIE CHAPITRE I
ОглавлениеPrécis de l’histoire de Dâher, fils d’Omar, qui a commandé à Acre depuis 1750 jusqu’en 1776
LE chaik Dâher qui, dans ces derniers temps, a causé de si vives inquiétudes à la Porte, était d’origine arabe, de l’une de ces tribus de Bédouins qui se sont habituées sur les bords du Jourdain et dans les environs du lac de Tabarié (ancienne Tibériade). Ses ennemis aiment à rappeler que dans sa jeunesse il conduisait des chameaux; mais ce trait, qui honore son esprit en faisant concevoir l’espace qu’il sut franchir, n’a rien d’incompatible avec une naissance distinguée: il est, et sera toujours dans les mœurs des princes arabes de s’occuper de fonctions qui nous semblent viles. Ainsi que je l’ai déja dit, les chaiks guident eux-mêmes leurs chameaux, et soignent leurs chevaux, pendant que leurs filles et leurs femmes broyent le blé, cuisent le pain, lavent le linge, et vont à la fontaine, comme au temps d’Abraham et d’Homère; et peut-être cette vie simple et laborieuse fait-elle plus pour le bonheur que l’oisiveté ennuyée et le faste rassasié, qui entourent les grands des nations policées. Quant à Dâher, il est constant que sa famille était une des plus puissantes du pays. Après la mort d’Omar son père, arrivée dans les premières années du siécle, il partagea le commandement avec un oncle et deux frères. Son domaine fut Safad, petite ville et lieu fort dans les montagnes au nord-ouest du lac de Tabarié. Peu après, il y ajouta Tabarié même. C’est lui que Pocoke1 y trouva en 1737, occupé à se fortifier contre le pacha de Damas, qui peu auparavant avait fait étrangler un de ses frères. En 1742, un autre pacha, nommé Soliman-el-àdm, l’y assiégea et bombarda la place, au grand étonnement de la Syrie, qui même aujourd’hui connaît peu les bombes2. Malgré son courage, Dâher était aux abois, lorsqu’un incident heureux et, dit-on, prémédité, le tira d’embarras. Une colique violente et subite emporta Soliman en deux jours. Asàd-el-àdm, son frère et son successeur, n’eut pas les mêmes raisons ou les mêmes dispositions pour continuer la guerre, et Dâher fut tranquille du côté des Ottomans. Mais son caractère remuant et les chicanes de ses voisins lui donnèrent d’autres affaires. Des discussions d’intérêt le brouillèrent avec son oncle et son frère. Plus d’une fois on en vint aux armes, et Dâher toujours vainqueur, jugea à propos de terminer ces tracasseries par la mort de ses concurrents. Alors revêtu de toute la puissance de sa maison, et absolument maître de ses forces, il ouvrit une plus grande carrière à son ambition. Le commerce qu’il faisait, selon la coutume de tous les gouverneurs et princes d’Asie, lui avait fait sentir l’avantage qu’il y aurait à communiquer immédiatement avec la mer. Il avait conçu qu’un port entre ses mains serait un marché public, où les étrangers établiraient une concurrence favorable au débit de ses denrées. Acre, situé à sa porte et sous ses yeux, convenait à ses desseins: depuis plusieurs années, il y faisait des affaires avec les comptoirs français. Acre, à la vérité, n’était qu’un monceau de ruines, un misérable village ouvert et sans défense. Le pacha de Saide y tenait un aga et quelques soldats qui n’osaient se montrer en campagne. Les Bédouins y dominaient, et faisaient la loi jusqu’aux portes. La plaine, jadis si fertile, n’était qu’une vaste friche, où les eaux croupissaient, et par leurs vapeurs empestaient les environs. L’ancien port était comblé, mais la rade de Haîfa, qui en dépend, offrait un avantage si précieux, que Dâher se décida à en profiter. Il fallait un prétexte: la conduite de l’aga ne tarda pas de l’offrir. Un jour que l’on avait débarqué des munitions de guerre destinées contre le chaik, il marcha brusquement vers Acre, prévint l’aga par une lettre menaçante qui lui fit prendre la fuite, et entra sans coup férir dans la ville, où il s’établit; cela se passait vers 1749. Il avait alors environ 63 ans. L’on pourra trouver cet âge bien avancé pour de tels coups de main; mais si l’on observe qu’en 1776, à 90 ans, il montait encore hardiment un cheval fougueux, on-jugera qu’il était bien plus jeune que cet âge ne semble le comporter. Cette démarche hardie pouvait avoir des suites; il les avait prévues, et il se hâta de les prévenir: sur-le-champ il écrivit au pacha de Saide; et lui représentant que ce qui s’était passé de lui à l’aga, n’était qu’une affaire personnelle, il protesta qu’il n’en était pas moins le sujet très-soumis du sultan et du pacha; qu’il paierait le tribut du district qu’il avait occupé, comme l’aga même; qu’en outre il s’engageait à contenir les Arabes, et qu’il ferait tout ce qui pourrait convenir pour rétablir ce pays ruiné. Le plaidoyer de Dâher, accompagné de quelques mille sequins, fit son effet dans les divans de Saide et de Constantinople: on reçut ses raisons, et on lui accorda tout ce qu’il voulut.
Ce n’est pas que la Porte fût la dupe des protestations de Dâher: elle est trop accoutumée à ce manége pour s’y méprendre; mais la politique des turcs n’est point de tenir leurs vassaux dans une stricte obéissance; ils ont dès long-temps calculé que s’ils faisaient la guerre à tous les rebelles, ce serait un travail sans relâche, une grande consommation d’hommes et d’argent, sans compter les risques d’échouer souvent, et par-là de les enhardir. Ils ont donc pris le parti de la patience; ils temporisent3; ils suscitent des voisins, des parents, des enfants; et plus tôt ou plus tard, les rebelles qui suivent tous la même marche, subissent le même sort, et finissent par enrichir le sultan de leurs dépouilles.
De son côté, Dâher ne s’en imposa pas sur cette bienveillance apparente. Acre qu’il voulait habiter, n’offrait aucune défense; l’ennemi pouvait le surprendre par terre et par mer: il résolut d’y pourvoir. Dès 1750, sous prétexte de se faire bâtir une maison, il construisit à l’angle du nord sur la mer, un palais qu’il munit de canons. Puis, pour protéger le port, il bâtit quelques tours; enfin, il ferma la ville du côté de terre, par un mur auquel il ne laissa que deux portes. Tout cela passa chez les Turcs pour des ouvrages, mais parmi nous on en rirait. Le palais de Dâher avec ses murs hauts et minces, son fossé étroit et ses tours antiques, est incapable de résistance: quatre pièces de campagne renverseraient en deux volées, et les murs et les mauvais canons que l’on a guindés dessus à 50 pieds de hauteur. Le mur de la ville est encore plus faible; il est sans fossé, sans rempart, et n’a pas 3 pieds de profondeur. Dans toute cette partie de l’Asie, on ne connaît ni bastions, ni lignes de défenses, ni chemins couverts, ni remparts, rien en un mot de la fortification moderne. Une frégate montée de trente canons bombarderait toute la côte sans difficulté; mais comme l’ignorance est commune aux assaillants et aux assaillis, la balance reste égale.
Après ces premiers soins, Dâher s’occupa de donner au pays une amélioration qui devait tourner au profit de sa propre puissance. Les Arabes de Saqr, de Muzainé et d’autres tribus circonvoisines avaient fait déserter les paysans par leurs courses et leurs pillages: il songea à les réprimer; et employant tantôt les prières ou les menaces, tantôt les présents ou les armes, il parvint à rétablir la sûreté dans la campagne. L’on put semer, sans voir son blé dévoré par les chevaux; l’on recueillit, sans voir enlever son grain par les brigands. La bonté du terrain attira des cultivateurs; mais l’opinion de la sécurité, ce bien si précieux à qui a connu les alarmes, fit encore plus. Elle se répandit dans toute la Syrie; et les cultivateurs musulmans et chrétiens, partout vexés et dépouillés, se réfugièrent en foule chez Dâher, où ils trouvaient la tolérance religieuse et civile. Cypre même désolée par les vexations de son gouverneur, par la révolte qui en avait été la suite, et par les atrocités dont Kîor pacha4 l’expiait; Cypre vit déserter une colonie de Grecs à qui Dâher donna, sous les murs d’Acre, des terrains dont ils firent des jardins passables. Des Européens qui trouvèrent un débit de leurs marchandises, et les denrées pour leurs retraits, accoururent faire des établissements; les terres se défrichèrent; les eaux prirent un écoulement; l’air se purifia, et le pays devint salubre et même agréable.
D’autre part, Dâher renouvelait ses alliances avec les grandes tribus du désert, chez lesquelles il avait marié ses enfants. Il y voyait plus d’un avantage; car d’abord il s’assurait, en cas de disgrâce, un refuge inviolable. En second lieu, il contenait, par ce moyen, le pacha de Damas, et il se procurait des chevaux de race, dont il eut toujours la passion au plus haut point. Il caressait donc les chaiks d’Anazé, de Sardié, de Saqr, etc. C’est alors qu’on vit pour la première fois dans Acre ces petits hommes secs et brûles, extraordinaires même aux Syriens. Il leur donnait des armes et des vêtements: pour la première fois aussi le désert vit ses habitants porter des culottes, et au lieu d’arcs et d’arquebuses à mèche, prendre des fusils et des pistolets.
Depuis quelques années, les Motouâlis inquiétaient les pachas de Saide et de Damas, en pillant leurs terres et en refusant le tribut. Dâher, concevant le parti qu’il pouvait tirer de ces alliés, intervint d’abord comme médiateur dans les démêlés: puis, pour accommoder les parties, il offrit d’être caution des Motouâlis, et de payer leur tribut. Les pachas qui assuraient leur fonds, acceptèrent, et Dâher ne crut pas faire un marché de dupe, en s’assurant l’amitié d’un peuple qui pouvait mettre dix mille cavaliers sur pied.
Cependant ce chaik ne jouissait pas tranquillement du fruit de ses travaux. Pendant qu’il avait à redouter au dehors les attaques d’un suzerain jaloux, son pouvoir était ébranlé à l’intérieur par des ennemis domestiques, presque aussi dangereux. Suivant la mauvaise coutume des Orientaux, il avait donné à ses enfants des gouvernements, et les avait placés loin de lui dans des contrées qui fournissaient à leur entretien. De cet arrangement il résulta que ces chaiks se voyant enfants d’un grand prince, voulurent tenir un état proportionné: les dépenses excédèrent les revenus. Eux et leurs agents vexèrent les sujets: ceux-ci se plaignirent à Dâher, qui gronda; les flatteurs envenimèrent les deux partis. L’on se brouilla, et la guerre éclata entre le père et les enfants. Souvent les frères se brouillaient entre eux: autre sujet de guerre. D’ailleurs le chaik devenait vieux; et ses enfants, qui calculaient d’après un terme ordinaire, voulaient anticiper sa succession. Il devait laisser un héritier principal de ses titres et de sa puissance: chacun briguait la préférence, et ces brigues étaient un sujet de jalousie et de dissension. Par une politique rétrécie, Dâher favorisait la discorde: elle pouvait avoir l’avantage de tenir ses milices en haleine, et de les aguerrir; mais outre que ce moyen causait mille désordres, il eut encore l’inconvénient d’entraîner une dissipation de finances qui força de recourir aux expédients: il fallut augmenter les douanes; le commerce surchargé se ralentit. Enfin ces guerres civiles portaient aux récoltes une atteinte toujours sensible dans un état aussi borné.
D’autre part, le divan de Constantinople ne voyait pas sans chagrin les accroissements de Dâher; et les intentions que ce chaik laissait percer, excitaient encore plus ses alarmes. Elles prirent une nouvelle force par une demande qu’il forma. Jusqu’alors il n’avait tenu ses domaines qu’à titre de fermier, et par bail annuel. Sa vanité s’ennuya de cette formule: il avait les réalités de la puissance, il voulut en avoir les titres: il les crut peut-être nécessaires pour en imposer davantage à ses enfants et à ses sujets. Il sollicita donc vers 1768, pour lui et pour son successeur, une investiture durable de son gouvernement, et demanda d’être proclamé chaik d’Acre, prince des princes, commandant de Nazareth, de Tabarié, de Safad, et chaik de toute la Galilée. La Port accorda tout à la crainte et à l’argent; mais cette fumée de vanité éveilla de plus en plus sa jalousie et son animosité.
Elle avait d’ailleurs des griefs trop répétés; et quoique Dâher les palliât, ils avaient toujours l’effet d’entretenir la haine et le désir de la vengeance. Telle fut l’aventure du célèbre pillage de la caravane de la Mekke en 1757. Soixante mille pèlerins dépouillés et dispersés dans le désert, un grand nombre détruits par le fer ou par la faim, des femmes réduites en esclavage, un butin de la plus grande richesse, et surtout la violation sacrilége d’un acte de religion; tout cela fit dans l’empire une sensation dont on se souvient encore. Les Arabes spoliateurs étaient alliés de Dâher; il les reçut à Acre, et leur permit d’y vendre leur butin. La Porte lui en fit des reproches amers; mais il tâcha de se disculper et de l’apaiser, en envoyant le pavillon blanc du prophète.
Telle fut encore l’affaire des corsaires maltais. Depuis quelques années ils infestaient les côtes de Syrie; et, sous le mensonge d’un pavillon neutre, ils étaient reçus dans la rade d’Acre: ils y déposaient leur butin, et y vendaient les prises faites sur les Turks. Quand ces abus se divulguèrent, les musulmans crièrent au sacrilége. La Porte informée tonna. Dâher protesta ignorance du fait; et pour prouver qu’il ne favorisait point un commerce aussi honteux à l’état et à la religion, il arma deux galiotes, et les mit en mer avec l’ordre apparent de chasser les Maltais. Mais le fait est que ces galiotes ne firent point d’hostilités contre les Maltais, et servirent au contraire à communiquer en mer avec eux, loin des témoins. Dâher fit plus: il prétexta que la rade de Haîfa était sans protection, que l’ennemi pouvait s’y loger malgré lui; et il demanda que la Porte bâtît un fort, et le munît aux frais du Sultan; l’on remplit sa demande; et quelque temps après, il fit décider que le fort était inutile; il le rasa, et en transporta les canons de bronze à Acre.
Ces faits entretenaient l’aigreur et les alarmes de la Porte. Si l’âge de Dâher la rassurait, l’esprit remuant de ses enfants, et les talents militaires d’Ali, l’aîné d’entre eux, l’inquiétaient; elle craignait de voir se perpétuer, s’agrandir même, une puissance indépendante. Mais constante dans son plan ordinaire, elle n’éclatait point, elle agissait en dessous; elle envoyait des capidjis; elle stimulait les brouilleries domestiques, et opposait des agens capables du moins d’arrêter les progrès qu’elle redoutait.
Le plus opiniâtre de ces agents fut cet Osman, pacha de Damas, que nous avons vu jouer un rôle principal dans la guerre d’Ali-bek. Il avait mérité la bienveillance du divan, en décelant les trésors de Soliman pacha, dont il était mamlouk. La haine personnelle qu’il portait à Dâher, et l’activité connue de son caractère, déterminèrent la confiance en sa faveur. On le regarda comme un contre-poids propre à balancer Dâher; en conséquence on le nomma pacha de Damas en 1760; et pour lui donner plus de force, on nomma ses deux enfants aux pachalics de Tripoli et de Saide; enfin, en 1765, on ajouta à son apanage Jérusalem et toute la Palestine.
Osman seconda bien les vues de la Porte; dès les premières années il inquiéta Dâher; il augmenta les redevances des terrains qui relevaient de Damas. Le chaik résista; le pacha fit des menaces, et l’on vit que la querelle ne tarderait pas de s’échauffer. Osman épiait le moment de frapper un coup qui terminât tout; il crut l’avoir trouvé, et la guerre éclata.
Tous les ans le pacha de Damas fait dans son gouvernement ce qu’on appelle la tournée5, dont le but est de lever le miri ou impôt des terres. Dans cette occasion, il mène toujours avec lui un corps de troupes capable d’assurer la perception. Il imagina de profiter de cette circonstance pour surprendre Dâher; et se faisant suivre d’un corps nombreux, il prit sa route à l’ordinaire, vers le pays de Nâblous. Dâher était alors au pied d’un château où il assiégeait deux de ses enfants; le danger qu’il courait était d’autant plus grand, qu’il se reposait sur la foi d’une trève avec le pacha. Son étoile le sauva. Un soir, au moment qu’il s’y attendait le moins, un courrier tartare6 lui remet des lettres de Constantinople; Dâher les ouvre, et sur-le-champ il suspend toute hostilité, dépêche un cavalier vers ses enfants, et leur marque qu’ils aient à lui préparer à souper à lui et à trois suivants; qu’il a des affaires de la dernière conséquence pour eux tous à leur communiquer. Dâher avait un caractère connu, on lui obéit. Il arrive à l’heure convenue; l’on mange gaiement; à la fin du repas, il tire ses lettres et les fait lire; elles étaient de l’espion qu’il entretenait à Constantinople, et elles portaient: «Que le sultan l’avait trompé par le dernier pardon qu’il lui avait envoyé; que dans le même temps il avait délivré un kat-chérif7 contre sa tête et contre ses biens; que tout était concerté entre les trois pachas, Osman et ses enfants, pour l’envelopper et le détruire lui et sa famille; que le pacha marcherait en forces vers Nâblous pour le surprendre, etc.» On juge aisément de la surprise des auditeurs; aussitôt de tenir conseil: les opinions se partagent; la plupart veulent qu’on marche en forces vers le pacha; mais l’aîné des enfants de Dâher, Ali, qui a laissé dans la Syrie un souvenir célèbre de ses exploits, Ali représenta qu’un corps d’armée ne pourrait se transporter assez vite pour surprendre le pacha; qu’il aurait le temps de se mettre à couvert; que l’on aurait la honte d’avoir violé la trève; qu’il n’y avait qu’un coup de main qui pût convenir, et qu’il s’en chargeait. Il demanda cinq cents cavaliers; on le connaissait; on les lui donna. Il part sur-le-champ, marche toute la nuit, se repose à couvert pendant le jour; et la nuit suivante il fait tant de diligence, qu’à l’aube du jour il arrive à l’ennemi. Les Turks, selon leur usage, dormaient épars dans leur camp, sans ordre et sans gardes; Ali et ses cavaliers fondent le sabre à la main, taillent à droite et à gauche tout ce qui se présente; les Turks s’éveillent en tumulte; le nom d’Ali répand la terreur, tout s’enfuit en désordre. Le pacha n’eut pas même le temps de passer sa fourrure: à peine était-il hors de sa tente, lorsque Ali y arriva; on saisit sa cassette, ses châles, ses pelisses, son poignard, son nerguil8, et pour comble de succès, le noble-seing du sultan. De ce moment la guerre fut ouverte, et selon les mœurs du pays, on la fit par incursions et par escarmouches, où les Turks eurent rarement l’avantage.
Les frais qu’elle entraîna épuisèrent bientôt les coffres du pacha; pour y subvenir, il eut recours au grand expédient des Turks. Il rançonna les villes, les villages, les corps et les particuliers; quiconque fut soupçonné d’avoir de l’argent, fut appelé, sommé, bâtonné, dépouillé. Ces vexations causèrent une révolte à Ramlé en Palestine, dès la première année qu’il en eut la ferme. Il l’étouffa par d’autres vexations plus odieuses et plus meurtrières. Deux ans après, c’est-à-dire en 1767, les mêmes traitements firent révolter Gaze; il les renouvela à Yâfa, en 1769, et là, entre autres, il viola le droit des gens dans la personne de l’agent de Venise, Jean Damiani, vieillard respectable, à qui il fit donner une torture de 500 coups de bâton sur la plante des pieds, et qui ne conserva un reste de vie qu’en rassemblant de sa fortune et de la bourse de tous ses amis, une somme de près de 60,000 livres qu’il compta au pacha. Ce genre d’avanies est habituel en Turkie; mais comme elles n’y sont pas ordinairement si violentes ni si générales, celles-ci poussèrent à bout les esprits. On murmura de toutes parts; et la Palestine, enhardie par le voisinage de l’Égypte révoltée, menaça d’appeler un protecteur étranger.
Ce fut en ces circonstances qu’Ali-bek, conquérant de la Mekke et du Saïd, tourna ses projets d’agrandissement vers la Syrie. L’alliance de Dâher, la guerre qui occupait les Turks contre les Russes, le mécontentement des peuples, tout favorisa son ambition. Il publia donc en 1770 un manifeste, par lequel il déclara que Dieu ayant accordé à ses armes une bénédiction signalée, il se croyait obligé d’en user pour le soulagement des peuples, et pour réprimer la tyrannie d’Osman dans la Syrie. Incontinent il fit passer à Gaze un corps de Mamlouks qui occupa Ramlé et Loudd. Ce voisinage partagea Yâfa en deux factions, dont l’une voulait se rendre aux Égyptiens; l’autre appela Osman. Osman accourut en diligence, et se campa près de la ville; le surlendemain on annonça Dâher qui accourait de son côté. Yâfa se croyant alors en sûreté, ferma ses portes au pacha; mais dans la nuit, pendant qu’il préparait sa fuite, un parti de ses gens se glissant le long de la mer, entra par le défaut du mur dans la ville, et la saccagea. Le lendemain Dâher parut, et ne trouvant point les Turks, il s’empara sans résistance de Yâfa, de Ramlé et de Loudd, où il établit des garnisons de son parti.
Les choses ainsi préparées, Mohammad-bek arriva en Palestine avec la grande armée au mois de février 1771, et se rendit le long de la mer auprès du chaik à Acre. Là, ayant effectué sa jonction avec douze ou treize cents Motouâlis commandés par Nâsif, et quinze cents Safadiens commandés par Ali, fils de Dâher, il marcha en avril vers Damas. On a vu ci-devant comment cette armée combinée battit les forces réunies des pachas, et comment, maître de Damas et près d’occuper le château, Mohammad-bek changea tout à coup de dessein, et reprit la route du Kaire. Ce fut dans cette occasion que le ministre de Dâher, Ybrahim-Sabbar, n’ayant reçu pour explication, de la part de Mohammad, que des menaces, lui écrivit, au nom du chaik, une lettre de reproches, qui devint par la suite la cause ou le prétexte d’une nouvelle querelle. Cependant Osman, de retour à Damas, recommença ses vexations et ses hostilités. S’imaginant que Dâher, étourdi du coup qui venait de le frapper, n’était pas sur ses gardes, il projeta de le surprendre dans Acre même. Mais à peine était-il en route, que Ali-Dâher et Nâsif, informés de sa marche, se proposèrent de lui rendre le change; en conséquence ils partent des environs d’Acre à la dérobée; et apprenant qu’il est campé sur la rive occidentale du lac de Houlé, ils arrivent sur lui à l’aube du jour, s’emparent du pont de Yaquoub, qu’ils trouvent mal gardé, et fondent le sabre à la main dans son camp, qu’ils remplissent de carnage. Ce fut, comme à l’affaire de Nâblous, une déroute générale; les Turks, pressés du côté de la terre, se jetèrent vers le lac, espérant le traverser à la nage; mais dans l’empressement et la confusion de cette foule, les chevaux et les hommes s’embarrassant mutuellement, l’ennemi eut le temps d’en tuer un grand nombre; une autre partie plus considérable périt dans les eaux et dans les boues du lac. On crut que le pacha avait subi ce dernier sort; mais il eut le bonheur d’échapper sur les épaules de deux noirs qui le passèrent à la nage. Sur ces entrefaites, le pacha de Saide, Darouich, fils d’Osman, avait engagé les Druzes dans sa cause, et quinze cents Oqqâls étaient venus sous la conduite d’Ali-Djambalat, renforcer sa garnison. D’autre part, l’émir Yousef, descendu dans la vallée des Motouâlis avec 25,000 hommes, mettait tout à feu et à sang. Ali-Dâher et Nâsif, ayant appris ces nouvelles, tournèrent sur-le-champ de ce côté. Le 21 octobre 1771, arriva l’affaire où un corps avancé de 500 Motouâlis mit les Druzes en déroute; leur fuite porta la terreur dans Saide, où ils furent suivis de près par les Safadiens. Ali-Djambalat, désespérant de défendre la ville, l’évacua incontinent; ses Oqqâls en se retirant la pillèrent; les Motouâlis la trouvant sans défense, y entrèrent et la pillèrent à leur tour. Enfin, les chefs apaisèrent le pillage, et en prirent possession pour Dâher, qui établit motsallam ou gouverneur, un Barbaresque appelé Degnizlé, renommé pour sa bravoure.
Ce fut alors que la Porte, effrayée des revers qu’elle essuyait et de la part des Russes, et de la part de ses sujets rebelles, fit proposer à Dâher la paix à des conditions très-avantageuses. Pour l’y faire consentir, elle cassa les pachas de Damas, de Saide et de Tripoli; elle désavoua leur conduite, et fit solliciter le chaik de se réconcilier avec elle. Dâher, âgé de 85 à 86 ans, voulait y donner les mains pour terminer en paix sa vieillesse; mais son ministre, Ybrahim, l’en détourna: il espérait qu’Ali-bek viendrait l’hiver suivant conquérir la Syrie, et que ce Mamlouk en céderait une portion considérable à Dâher. Il voyait dans cet agrandissement futur de la puissance de son maître, un moyen d’accroître sa fortune particulière et d’ajouter de nouveaux trésors à ceux que son insatiable avarice avait déja entassés. Séduit par cette brillante perspective, il rejeta les propositions de la Porte, et se prépara à pousser la guerre avec une nouvelle activité.
Tel était l’état des affaires, lorsque l’année suivante éclata, en février, la révolte de Mohammad-bek contre Ali-bek. Ybrahim se flatta d’abord qu’elle n’aurait aucune suite; mais bientôt la nouvelle de l’expulsion d’Ali et de son arrivée à Gaze, en qualité de fugitif et de suppliant, vint le désabuser. Ce coup releva le courage de tous les ennemis de Dâher. La faction des Turks dans Yâfa en profita pour reprendre l’ascendant. Elle s’appropria les effets qu’avait déposés la flottille de Rodoan; et aidée par un chaik de Nâblous, elle fit révolter la ville, et s’opposa au passage des Mamlouks. Les circonstances devinrent d’autant plus critiques, que l’on parlait de l’arrivée prochaine d’une grosse armée turke, assemblée vers Alep. Il semblait que Dâher ne dût pas s’éloigner d’Acre; mais comptant que sa diligence ordinaire pourvoirait à tout, il marcha vers Nâblous, châtia les rebelles en passant: et ayant joint Ali-bek au-dessous de Yâfa, il l’amena sans obstacle à Acre. Après une réception telle que la dicte l’hospitalité arabe, ils marchèrent ensemble contre les Turks, qui sous la conduite de sept pachas, assiégeaient Saide, de concert avec les Druzes. Il se trouvait alors dans la rade de Haifa des vaisseaux russes, qui, profitant de la révolte de Dâher, faisaient des provisions: le chaik négocia avec eux; et moyennant une somme de 600 bourses, il les engagea à seconder par mer ses opérations. Son armée, dans cette circonstance, pouvait consister en 5 ou 6,000 cavaliers safadiens et motouâlis, auxquels se joignirent les huit cents Mamlouks d’Ali et environ 1,000 piétons barbaresques. Les Turks, au contraire, et les Druzes réunis, pouvaient se monter à 10,000 cavaliers et 20,000 paysans. A peine eurent-ils appris l’arrivée de l’ennemi, qu’ils levèrent le siége, et se retirèrent au nord de la ville, non pour fuir, mais pour y attendre Dâher et lui livrer le combat. Il s’engagea en effet le lendemain avec plus de méthode que l’on n’en eût vu jusque-là. L’armée turke, s’étendant de la mer au pied des montagnes, se rangea par pelotons à peu près sur la même ligne. Les Oqqâls à pied étaient sur le rivage dans des haies de nopals et dans des fosses qu’ils avaient faites pour empêcher une sortie de la ville. Les cavaliers occupaient la plaine par groupes assez confus; vers le centre et un peu en avant, étaient huit canons de 12 et de 24, la seule artillerie dont on eût encore usé en rase campagne. Enfin, au pied des montagnes, et sur leur penchant, était la milice druze, armée de fusils, sans retranchemens et sans canons. Du côté de Dâher, les Motouâlis et les Safadiens se rangèrent sur le plus grand front possible, et tâchèrent d’occuper autant de plaine que les Turks. A l’aile droite que commandait Nâsif, étaient les Motouâlis et les 1,000 Barbaresques à pied, pour contenir les paysans druzes. L’aile gauche, sous la conduite d’Ali-Dâher, fut laissée sans appui contre les Oqqâls; mais on se reposait sur les frégates et sur les bateaux russes, qui avançaient parallèlement à l’armée en serrant le rivage. Au centre étaient les 800 Mamlouks, et derrière eux Ali-bek avec le vieux Dâher, qui animait encore les siens par son exemple et ses discours: L’affaire s’engagea par les frégates russes. A peine eurent-elles tiré quelques bordées sur les Oqqâls, qu’ils évacuèrent leur poste en déroute; alors les pelotons de cavaliers marchant à peu près de front, arrivèrent à la portée du canon des Turks. De ce moment, les Mamlouks, jaloux de justifier l’opinion qu’on avait de leur bravoure, se lancèrent bride abattue sur l’ennemi. Leur audace eut l’effet d’intimider les canonniers, qui, se voyant à pied entre deux lignes de chevaux, sans ouvrages et sans infanterie pour les soutenir, tirèrent précipitamment et s’enfuirent. Les Mamlouks, peu maltraités de cette volée, passèrent en un clin d’œil au milieu des canons, et fondirent tête baissée dans les pelotons ennemis. La résistance dura peu, le désordre se répandit de toutes parts; et dans ce désordre, chacun ne sachant ce qu’il avait à faire ni ce qui se passait autour de lui, fut par cette incertitude plus disposé à fuir qu’à combattre. Les pachas donnèrent l’exemple du premier parti, et dans un instant la fuite fut générale. Les Druzes, qui ne servaient la plupart qu’à regret dans la cause des Turks, profitèrent de cette déroute pour tourner le dos, et s’enfoncèrent dans leurs montagnes: en moins d’une heure la plaine fut nettoyée. Les alliés, satisfaits de leur victoire, ne s’engagèrent pas à la poursuite dans un terrain qui devient plus difficile à mesure que l’on marche vers Baîrout; mais les frégates russes, pour punir les Druzes, allèrent canonner cette ville, où elles firent une descente, et brûlèrent trois cents maisons. Ali-bek et Dâher, de retour à Acre, songèrent à tirer vengeance de la révolte et de la mauvaise foi des gens de Nâblous, et des habitants de Yâfa. Dès les premiers jours de juillet 1772, ils parurent devant cette ville. D’abord ils essayèrent les voies d’accommodement; mais la faction des Turks ayant rejeté toute proposition, il fallut employer la force. Ce siége ne fut, à proprement parler, qu’un blocus, et l’on ne doit pas se figurer qu’on y suivît les règles connues en Europe. Pour toute artillerie, l’on n’avait de part et d’autre que quelques gros canons mal montés, mal établis, encore plus mal servis. Les attaques ne se faisaient ni par tranchées, ni par mines; et il faut avouer que ces moyens n’étaient pas nécessaires contre un mur sans fossés, sans remparts et sans épaisseur. On fit d’assez bonne heure une brèche, mais les cavaliers de Dâher et d’Ali-bek mirent peu de zèle à la franchir, parce que les assiégés avaient embarrassé le terrain de l’intérieur, de pierres, de pieux et de trous. Toute l’attaque consistait en fusillades qui ne tuaient pas beaucoup de monde. Huit mois se passèrent ainsi, malgré l’impatience d’Ali-bek, qui était resté seul commandant du siége. Enfin, les assiégés se trouvant épuisés de fatigue, et manquant de provisions, se rendirent par composition. Au mois de février 1773, Ali-bek y plaça un gouverneur pour Dâher, qu’il se hâta d’aller joindre à Acre. Il le trouva occupé des préparatifs nécessaires pour le faire rentrer en Égypte, et il y joignit ses soins pour les accélérer. On n’attendait plus qu’un secours de six cents hommes qu’avaient promis les Russes, quand l’impatience d’Ali-bek le détermina à partir. Dâher employa toute sorte d’instances pour l’arrêter encore quelques jours, et donner aux Russes le temps d’arriver; mais voyant que rien ne pouvait suspendre sa résolution, il le fit accompagner par 1500 cavaliers, sous la conduite d’Otmân, l’un de ses fils. Peu de jours après (en avril 1773), les Russes amenèrent leur renfort, qui, quoique moindre qu’on ne l’avait espéré, causa un vif regret de ne pouvoir l’employer; mais ce regret fut surtout amer, lorsque Dâher vit son fils et ses cavaliers revenir en qualité de fuyards, lui annoncer leur désastre et celui d’Ali-bek. Il en fut d’autant plus affecté, qu’à la place d’un allié puissant par ses ressources, il acquérait un ennemi redoutable par sa haine et son activité. A son âge, cette perspective était affligeante; et il est sans doute honorable à son caractère de n’en avoir pas été plus abattu. Un événement heureux vint se joindre à sa fermeté pour le consoler ou le distraire. L’émir Yousef, contrarié par une faction puissante, avait été obligé d’invoquer le secours du pacha de Damas, pour se maintenir dans la possession de Bairout. Il y avait placé une créature des Turks, le ci-devant bek Ahmed-el-Djezzâr. A peine cet homme fut-il revêtu du commandement de la ville, qu’il résolut de s’en faire un nouveau moyen de fortune. Il commença par s’emparer de 50,000 piastres appartenantes au prince, et il déclara ouvertement ne reconnaître de maître que le sultan: l’émir, étonné de cette perfidie, demanda en vain justice au pacha de Damas. On désavoua Djezzâr sans lui faire restituer sa ville. Piqué de ce refus, l’émir consentit enfin à ce qui faisait le vœu général des Druzes, et il fit alliance avec Dâher. Le traité en fut conclu près de Sour. Le chaik, charmé d’acquérir des amis aussi puissants, vint sur-le-champ avec eux assiéger le rebelle. Les frégates russes, qui ne quittaient pas ces parages depuis quelque temps, se joignirent aux Druzes, et convinrent, pour une seconde somme de six cents bourses, de canonner Baîrout. Cette double attaque eut le succès que l’on pouvait désirer. Djezzâr, malgré la vigueur de sa résistance, fut obligé de capituler: il se rendit à Dâher seul, et il le suivit à Acre, d’où il s’évada peu après. La défection des Druzes ne découragea pas les Turks: la Porte, comptant sur les intrigues qu’elle tramait en Égypte, reprit l’espoir de venir à bout de tous ses ennemis: elle replaça Osman à Damas, et lui confia un pouvoir illimité sur toute la Syrie. Le premier usage qu’il en fit, fut de rassembler sous ses ordres six pachas; il les conduisit par la vallée de Beqaa, au village de Zahlé, dans l’intention de pénétrer au sein même des montagnes. La force de cette armée et la rapidité de sa marche, y répandirent en effet la consternation, et l’émir Yousef, toujours timide et irrésolu, se repentait déja d’avoir trop tôt passé du côté de Dâher; mais ce vieillard veillant à la sûreté de ses alliés, pourvut à leur défense. A peine les Turks étaient-ils campés depuis six jours au pied des montagnes, qu’ils apprirent qu’Ali, fils de Dâher, accourait pour les combattre. Il n’en fallut pas davantage pour les intimider. En vain leur observa-t-on qu’il n’avait pas cinq cents chevaux, et qu’ils en avaient plus de cinq mille; le nom d’Ali-Dâher en imposait tellement par l’idée de son courage indomptable, que dans une nuit toute cette armée prit la fuite, et laissa aux habitants de Zahlé son camp plein de dépouilles et de bagages.
Après ce dernier triomphe, il semblait que Dâher dût respirer, et vaquer sans distraction aux préparatifs d’une défense qui chaque jour devenait plus pressante; mais la fortune avait décidé qu’il ne jouirait plus d’aucun repos jusqu’à la fin de sa carrière. Depuis plusieurs années des troubles domestiques se joignaient à ceux de l’extérieur; ce n’était même que par la distraction de ceux-ci qu’il parvenait à calmer ceux-là. Ses enfants, qui étaient déja des vieillards, s’ennuyaient d’attendre si long-temps son héritage. Outre cette disposition qu’ils avaient eue de tout temps à la révolte, il leur était survenu des griefs qui l’avaient rendue plus dangereuse en la rendant plus légitime. Depuis plusieurs années, le chrétien Ybrahim, ministre du chaik, avait envahi toute sa confiance, et il en faisait un abus criant pour assouvir son avarice. Il n’osait pas exercer ouvertement les tyrannies des Turks; mais il ne négligeait aucun moyen, même malhonnête, d’amasser de l’argent. Il s’emparait de tous les objets de commerce; lui seul vendait le blé, le coton et les autres denrées de sortie; lui seul achetait les draps, les indigos, les sucres et les autres marchandises d’entrée. Avec une pareille avidité, il avait souvent choqué les prétentions et même les droits des chaiks; ils ne lui pardonnaient pas cet abus de puissance, et chaque jour, en amenant de nouveaux sujets de plaintes, portait à de nouveaux troubles. Dâher, dont la tête commençait à se ressentir de son extrême vieillesse, n’usait pas des moyens propres à le calmer. Il appelait ses enfants des ingrats et des rebelles; il ne trouvait de serviteur fidèle et désintéressé qu’Ybrahim; cet aveuglement ne servit qu’à détruire le respect pour sa personne, et à justifier leurs mécontentemens. L’année 1774 développa les fâcheux effets de cette conduite. Depuis la mort d’Ali-bek, Ybrahim trouvant que la balance des craintes devenait plus forte que celle des espérances, avait rabattu de sa hauteur. Il ne voyait plus autant de certitude à amasser de l’argent par la guerre. Ses alliés, les Russes, sur lesquels il fondait sa confiance, commençaient eux-mêmes à parler de paix. Ces motifs le déterminèrent à la conclure; il en traita avec un capidji que la Porte entretenait à Acre. L’on convint que Dâher et ses enfans mettraient bas les armes; qu’ils conserveraient le gouvernement de leur pays; qu’ils recevraient les queues, qui en sont le symbole. Mais en même temps, on stipula que Saide serait restituée, et que le chaik paierait le miri comme par le passé. Ces conditions mecontentèrent d’autant plus les enfants de Dâher, qu’elles furent accordées sans leur avis. Ils trouvèrent honteux de redevenir tributaires. Ils furent encore plus choqués de voir que l’on n’eût passé à aucun d’eux le titre de leur père; en conséquence, ils se révoltèrent tous. Ali s’en alla dans la Palestine, et se cantonna à Habroun; Ahmad et Seïd se retirèrent à Nâblous; Otman, chez les Arabes de Saqr; et le reste de l’année se passa dans ces dissensions. Les choses étaient à ce point, lorsqu’au commencement de 1775, Mohammad-bek parut en Palestine avec toutes les forces dont il pouvait disposer. Gaze se trouvant dépourvue de munitions n’osa résister. Yâfa, fière d’avoir joué un rôle dans tous les événements précédents, fut plus hardie; ses habitants s’armèrent, et peu s’en fallut que leur résistance ne fît échouer la vengeance du Mamlouk; mais tout conspira à la perte de Dâher. Les Druzes n’osèrent remuer; les Motouâlis étaient mécontents. Ybrahim appelait tout le monde, mais comme il n’offrait d’argent à personne, personne ne remuait: il n’eut pas même la prudence d’envoyer des provisions aux assiégés. Ils furent contraints de se rendre, et la route d’Acre resta ouverte. Aussitôt que l’on y apprit le désastre d’Yâfa, Ybrahim prit la fuite avec Dâher dans les montagnes du Safad. Ali-Dâher, qui comptait sur des conventions passées entre lui et Mohammad-bek, prit la place de son père; mais bientôt reconnaissant qu’il était trompé, il prit la fuite à son tour, et les Mamlouks furent maîtres d’Acre. Il était difficile de prévoir les bornes de cette révolution, lorsque la mort inopinée de son auteur vint tout à coup la rendre nulle et sans effet. La fuite des Égyptiens ayant laissé libres à Dâher sa ville et son pays, il ne tarda pas d’y reparaître; mais il s’en fallait beaucoup que l’orage fût apaisé. Bientôt on apprit qu’une flotte turke assiégeait Saide sous les ordres de Hasan, capitan pacha. Alors on reconnut trop tard la perfidie de la Porte, qui avait endormi la vigilance du chaik par des démonstrations d’amitié, dans le même temps qu’elle combinait avec Mohammad-bek les moyens de le perdre. Depuis un an qu’elle s’était débarrassée des Russes, il avait été facile de prévoir ses intentions par ses mouvements. Ne l’ayant pas fait, il restait encore à tenter d’en prévenir les effets; et l’on négligea cette dernière ressource. Degnizlé, bombardé dans Saide, sans espoir de secours, se vit contraint d’évacuer la ville; le capitan pacha se porta sur-le-champ devant Acre. A la vue de l’ennemi, l’on délibéra sur les moyens d’échapper au danger; et il arriva à ce sujet une querelle dont l’issue décida du sort de Dâher. Dans un conseil général qui se tint, l’avis d’Ybrahim fut de repousser la force par la force; il allégua pour ses raisons que le capitan pacha n’avait que trois grosses voiles; qu’il ne pouvait attaquer par terre, ni rester sans danger à l’ancre en face du château; que l’on avait assez de cavaliers et de Barbaresques pour empêcher une descente, et qu’il était presque certain que les Turks s’en iraient sans rien tenter. Contre cet avis, Degnizlé opina qu’il fallait faire la paix, parce qu’en résistant, l’on ne ferait que prolonger la guerre; il soutint qu’il n’était pas raisonnable d’exposer la vie de beaucoup de braves gens, quand on pouvait y suppléer par un moyen moins précieux; que ce moyen était l’argent; qu’il connaissait assez l’avidité du capitan pacha, pour assurer qu’il se laisserait séduire; qu’il était certain de le renvoyer, et même de s’en faire un ami, en lui comptant deux mille bourses. C’était là précisément ce que craignait Ybrahim; aussi se récria-t-il contre cet avis, en protestant qu’il n’y avait pas un médin dans les coffres. Dâher vint à l’appui de son assertion: «Le chaik a raison,» reprit Degnizlé; «il y a long-temps que ses serviteurs savent que sa générosité ne laisse point son argent croupir dans ses coffres; mais l’argent qu’ils tiennent de lui n’est-il pas à lui-même? et croira-t-on qu’à ce titre nous ne sachions pas trouver deux mille bourses?» A ce mot, Ybrahim interrompant encore, s’écria que pour lui il était le plus pauvre des hommes. «Dites le plus lâche,» reprit Degnizlé transporté de colère. «Qui ne sait, parmi les Arabes, que depuis quatorze ans vous entassez des trésors énormes? Qui ne sait que vous avez envahi tout le commerce; que vous vendez tous les terrains, que vous retenez les soldes; que dans la guerre de Mohammad-bek, vous avez dépouillé tout le pays de Gaze de ses blés, et que les habitants de Yâfa ont manqué du nécessaire?» Il allait continuer, quand le chaik lui imposant silence, protesta de l’innocence de son ministre, et l’accusa, lui, Degnizlé, d’envie et de trahison. Outré de ce reproche, Degnizlé sortit à l’instant du conseil, et rassemblant ses compatriotes les Barbaresques, qui faisaient la principale force de la place, il leur défendit de tirer sur le capitan. Dâher, décidé à soutenir l’attaque, fit tout préparer en conséquence. Le lendemain, le capitan s’étant approché du château, commença de le canonner. Dâher lui fit répondre par les pièces qui étaient sous ses yeux; mais malgré ses ordres réitérés, les autres ne tirèrent point. Alors se voyant trahi, il monta à cheval, et sortant par la porte qui donne sur ses jardins dans la partie du nord, il voulut gagner la campagne; mais pendant qu’il marchait le long des murs de ses jardins, un Barbaresque lui tira un coup de fusil dans les reins; à ce coup, il tomba de cheval, et sur-le-champ les Barbaresques environnant son corps, lui coupèrent la tête; elle fut portée au capitan pacha, qui, selon l’odieuse coutume des Turks, la contempla en l’accablant d’insultes, et la fit saler pour l’emporter à Constantinople, et en donner le spectacle au sultan et au peuple.
Telle fut la fin tragique d’un homme digne, à bien des égards, d’un meilleur sort. Depuis long-temps la Syrie n’a point vu de commandants montrer un aussi grand caractère. Dans les affaires militaires, personne n’avait plus de courage, d’activité, de sang-froid, de ressources. Dans les affaires politiques, sa franchise n’était pas altérée même par son ambition. Il n’aimait que les moyens hardis et découverts; il préférait les dangers des combats aux ruses des intrigues. Ce ne fut que depuis qu’il eut prit Ybrahim pour ministre, que l’on vit dans sa conduite une duplicité que ce chrétien appelait prudence. L’opinion de sa justice avait établi dans ses états une sécurité inconnue en Turkie; elle n’était point troublée par la diversité des religions; il avait pour cet article la tolérance, ou, si l’on veut, l’indifférence des Arabes-Bedouins. Il avait aussi conservé leur simplicité, leurs préjugés, leurs goûts. Sa table ne différait pas de celle d’un riche fermier; le luxe de ses vêtements ne s’étendait pas au delà de quelques pelisses, et jamais il ne porta de bijoux. Toute sa dépense consistait en juments de race, et il en a payé quelques-unes jusqu’à 20,000 livres. Il aimait aussi beaucoup les femmes; mais en même temps il était si jaloux de la décence des mœurs, qu’il avait décerné peine de mort contre toute personne surprise en délit de galanterie, et contre quiconque insulterait une femme; enfin, il avait saisi un milieu difficile à tenir, entre la prodigalité et l’avarice; et il était tout à la fois généreux et économe. Comment avec de si grandes qualités n’a-t-il pas plus étendu ou affermi sa puissance? C’est ce que la connaissance détaillée de son administration rendrait facile à expliquer; mais il suffira d’en indiquer trois causes principales.
1º Cette administration manquait d’ordre intérieur et de principes: par cette raison, les améliorations ne se firent que lentement et confusément.
2º Les concessions qu’il fit de bonne heure à ses enfants, introduisirent une foule de désordres qui arrêtèrent les progrès des cultures, énervèrent les finances, divisèrent les forces et préparèrent sa ruine.
3º Enfin une dernière cause, plus active que les autres, fut l’avarice d’Ybrahim Sabbâr. Cet homme, abusant de la confiance de son maître et de la faiblesse qu’amenait l’âge, aliéna de lui, par son esprit de rapine, et ses enfants, et ses serviteurs, et ses alliés. Ses concussions même pesèrent assez sur le peuple dans les derniers temps, pour lui rendre indifférent de rentrer sous le joug des Turks. Sa passion pour l’argent était si sordide, qu’au milieu des trésors qu’il entassait, il ne vivait que de fromage et d’olives; et pour épargner encore davantage, il s’arrêtait souvent à la boutique des marchands les plus pauvres, et partageait leur frugal repas. Jamais il ne portait que des habits sales et déchirés. A voir ce petit homme maigre et borgne, on l’eût plutôt pris pour un mendiant que pour le ministre d’un état considérable. Le succès de ces viles pratiques fut d’entasser environ vingt millions de France, dont les Turks ont profité. A peine sut-on dans Acre la mort de Dâher, que l’indignation publique éclatant contre Ybrahim, on le saisit et on le livra au capitan pacha. Nulle proie ne pouvait lui être plus agréable. La réputation des trésors de cet homme était répandue dans toute la Turkie; elle avait contribué à animer le ressentiment de Mohammad-bek; elle était le principal motif des démarches du capitan. Il ne vit pas plus tôt son prisonnier, qu’il se hâta d’en exiger la déclaration du lieu et de la quantité des sommes qu’il recélait. Ybrahim se montra ferme à en nier l’existence. Le pacha employa en vain les caresses, puis les menaces puis les tortures: tout fut inutile; ce ne fut que par d’autres renseignements, qu’il parvint à découvrir chez les pères de Terre-Sainte, et chez deux négociants français, plusieurs caisses, si grandes et si chargées d’or, qu’il fallut huit hommes pour porter la principale. Parmi cet or, on trouva aussi divers bijoux, tels que des perles, des diamants, et entre autres, le kandjar d’Ali-bek, dont la poignée était estimée plus de 200,000 livres. Tout cela fut transporté à Constantinople avec Ybrahim, que l’on chargea de chaînes. Les Turks, féroces et insatiables, espérant toujours découvrir de nouvelles sommes, lui firent souffrir les tortures les plus cruelles pour en obtenir l’aveu; mais on assure qu’il maintint constamment la fermeté de son caractère, et qu’il périt avec un courage qui méritait une meilleure cause. Après la mort de Dâher, le capitan pacha établit Djezzâr pacha d’Acre et de Saide, et lui confia le soin d’achever la ruine des rebelles. Fidèle à ses instructions, Djezzâr les attaqua par la ruse et par la force, et réussit au point d’amener Otmân, Seïd et Ahmad à se rendre en ses mains. Ali seul résista; et c’était lui qu’on désirait davantage. L’année suivante (1776), Hasan revint; et de concert avec Djezzâr, il assiégea Ali dans Daîr-Hanna, lieu fort, à une journée d’Acre; mais il leur échappa. Pour terminer leurs inquiétudes, ils employèrent un moyen digne de leur caractère. Ils apostèrent des Barbaresques, qui, prétextant d’avoir été congédiés de Damas, vinrent dans le canton où Ali se tenait campé. Après avoir raconté leur histoire à ses gens, ils lui demandèrent l’hospitalité. Ali, à titre d’Arabe et d’homme qui n’avait jamais connu la lâcheté, les accueillit; mais ces misérables fondant sur lui pendant la nuit, le massacrèrent, et vinrent demander leur récompense, sans cependant avoir pu s’emparer de sa tête. Le capitan se voyant délivré d’Ali, fit égorger ses frères, Seïd, Ahmad et leurs enfants. Le seul Otmân fut conservé en faveur de son rare talent pour la poésie, et on l’emmena à Constantinople. Le Barbaresque Degnizlé, que l’on renvoya de cette capitale à Gaze avec le titre de gouverneur, périt en route avec soupçon de poison. L’émir Yousef effrayé, fit sa paix avec Djezzâr; et depuis ce moment la Galilée, rentrée aux mains des Turks, n’a conservé de la puissance de Dâher qu’un inutile souvenir.
1
Tome III, page 204.
2
J’ai vu des lettres de Jean-Joseph Blanc, négociant d’Acre qui se trouvait au camp de Soliman à cette époque, et qui en donnait des détails.
3
Les Arabes ont à ce sujet un proverbe singulier qui peint bien cette conduite: l’Osmanli, disent-ils, atteint les lièvres avec des charrettes.
4
’Quand Kîor pacha vint en Cypre, il prit nombre de rebelles, et les fit précipiter du haut des murs sur des crampons de fer où ils restaient accrochés jusqu’à ce qu’ils expirassent dans les tourments qu’on peut imaginer.
5
Cela se pratique dans la plupart des grands pachalics dont les vassaux sont peu soumis.
6
Ce sont des Tartares qui font l’office de courriers en Turkie.
7
Ce mot, qui signifie noble-seing, est une lettre de proscription conçue en ces termes: Un tel, qui es l’esclave de ma sublime Porte, va vers un tel, mon esclave, et rapporte sa tête à mes pieds, au péril de la tienne.
8
Pipe à la persane, composée d’un grand flacon plein d’eau, où la fumée se purge avant d’arriver à la bouche.