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ÉTAT POLITIQUE DE LA SYRIE CHAPITRE IV

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Du pachalic de Tripoli

LE pachalic de Tripoli comprend le pays qui s’étend le long de la Méditerranée, depuis Lataqîé jusqu’à Narh-el-Kelb, en lui donnant pour limites à l’ouest, le cours de ce torrent et la chaîne des montagnes qui dominent l’Oronte.

La majeure partie de ce gouvernement est montueuse; la côte seule de la mer entre Tripoli et Lataqîé, est un terrain de plaine. Les ruisseaux nombreux qui y coulent lui donnent de grands moyens de fertilité; mais malgré cet avantage, cette plaine est bien moins cultivée que les montagnes, sans en excepter le Liban, tout hérissé qu’il est de rocs et de sapins. Les productions principales sont le blé, l’orge et le coton. Le territoire de Lataqîé est employé de préférence à la culture du tabac à fumer et des oliviers, pendant que le pays du Liban et le Kesraouân le sont à celle des mûriers blancs et des vignes.

La population est variée pour les races et pour les religions. Depuis le Liban jusqu’au-dessus de Lataqîé, les montagnes sont habitées par les Ansârié, dont j’ai parlé; le Liban et le Kesraouân sont peuplés exclusivement de Maronites; enfin la côte et les villes ont pour habitants des Grecs schismatiques et latins, des Turks et les descendants des Arabes.

Le pacha de Tripoli jouit de tous les droits de sa place. Le militaire et les finances sont en ses mains; il tient son gouvernement à titre de ferme, dont la Porte lui passe un bail pour l’année seulement. Le prix est de 750 bourses, c’est-à-dire, 937,500 livres; mais il est en outre obligé de fournir le ravitaillement de la caravane de la Mekke, qui consiste en blé, en orge, en riz et autres provisions, dont les frais sont évalués 750 autres bourses. Lui-même en personne doit conduire ce convoi dans le désert, à la rencontre des pèlerins. Il se rembourse de ses dépenses sur le miri, sur les douanes, sur les sous-fermes des Ansârié et du Kesraouân; enfin, il y joint les extorsions casuelles, ou avanies; et ce dernier article fût-il seul son bénéfice, il serait encore considérable. Il entretient environ cinq cents hommes à cheval aussi mal conditionnés que ceux d’Alep, et quelques fusiliers barbaresques.

Le pacha de Tripoli a de tout temps désiré de régir par lui-même le pays des Ansârié et des Maronites; mais ces peuples s’étant toujours opposés par la force à l’entrée des Turks dans leurs montagnes, il a été contraint de remettre la perception du tribut à des sous-fermiers qui fussent agréables aux habitants. Leur bail n’est, comme le sien, que pour une année. Il l’établit par enchère, et de là une concurrence de gens riches, qui lui donne sans cesse le moyen d’exciter ou d’entretenir des troubles chez la nation tributaire. C’est le même genre d’administration que l’histoire offre chez les anciens Perses et Assyriens, et il paraît avoir subsisté de tout temps dans l’Orient.

La ferme des Ansârié est aujourd’hui divisée entre trois chefs ou moqaddamin: celle des Maronites est réunie dans les mains de l’émir Yousef, qui en rend trente bourses, c’est-à-dire, 37,500 livres. Les lieux remarquables de ce pachalic sont: 1º Tripoli17 (en arabe Tarâbolos) résidence du pacha, et située sur la rivière Qadicha, à un petit quart de lieue de son embouchure. La ville est assise précisément au pied du Liban, qui la domine et l’enceint de ses branches à l’est, au sud, et même un peu au nord du côté de l’ouest. Elle est séparée de la mer par une petite plaine triangulaire d’une demi-lieue, à la pointe de laquelle est le village où abordent les vaisseaux. Les Francs appellent ce village la Marine18, du nom général et commun à ces lieux dans le Levant. Il n’y a point de port, mais seulement une rade qui s’étend entre le rivage et les écueils appelés îles des lapins et des pigeons. Le fond en est de roche; les vaisseaux craignent d’y séjourner, parce que les câbles des ancres s’y coupent promptement, et que l’on y est d’ailleurs exposé au nord-ouest, qui est habituel et violent sur toute cette côte. Du temps des Francs, cette rade était défendue par des tours, dont on compte encore sept subsistantes, depuis l’embouchure de la rivière jusqu’à la Marine. La construction en est solide; mais elles ne servent plus qu’à nicher des oiseaux de proie.

Tous les environs de Tripoli sont en vergers, où le nopal abonde sans art, et où l’on cultive le mûrier blanc pour la soie, et le grenadier, l’oranger et le limonier pour leurs fruits, qui sont de la plus grande beauté. Mais l’habitation de ces lieux, quoique flatteuse à l’œil, est malsaine. Chaque année, depuis juillet jusqu’en septembre, il y règne des fièvres épidémiques comme à Skandaroun et en Cypre: elles sont dues aux inondations que l’on pratique dans les jardins pour arroser les mûriers, et leur rendre la vigueur nécessaire à la seconde feuillaison. D’ailleurs, la ville n’étant ouverte qu’au couchant, l’air n’y circule pas, et l’on y éprouve un état habituel d’accablement, qui fait que la santé n’y est qu’une convalescence19. L’air, quoique plus humide à la Marine, y est plus salubre, sans doute parce qu’il y est libre et renouvelé par des courans: il l’est encore davantage dans les îles; et si le lieu était aux mains d’un gouvernement vigilant, c’est là qu’il faudrait appeler toute la population. Il n’en coûterait pour l’y fixer, que d’établir jusqu’au village des conduites d’eau qui paraissent avoir subsisté jadis. Il est d’ailleurs bon de remarquer que le rivage méridional de la petite plaine est plein de vestiges d’habitations et de colonnes brisées et enfoncées dans la terre ou ensablées dans la mer. Les Francs en employèrent beaucoup dans la construction de leurs murs, où on les voit encore posées sur le travers.

Le commerce de Tripoli consiste presque tout en soies assez rudes, dont on se sert pour les galons. On observe que de jour en jour elles perdent de leur qualité. La raison qu’en donnent des personnes sensées, est que les mûriers sont dépéris au point qu’il n’y a plus que des souches creuses. Un étranger réplique sur-le-champ: Que n’en plante-t-on de nouveaux? Mais on lui répond: C’est là un propos d’Europe. Ici l’on ne plante jamais, parce que si quelqu’un bâtit ou plante, le pacha dit: Cet homme a de l’argent. Il le fait venir; il lui en demande: s’il nie, il a la bastonnade; et s’il accorde, on la lui donne encore pour en obtenir davantage. Ce n’est pas que les Tripolitains soient endurants: on les regarde au contraire comme une nation mutine. Leur titre de janissaires, et le turban vert qu’ils portent en se qualifiant de chérifs, leur en inspirent l’esprit. Il y a 10 à 12 ans que les vexations d’un pacha les poussèrent à bout: ils le chassèrent, et se maintinrent 8 mois indépendants; mais la Porte envoya un homme nourri à son école, qui, par des promesses, des serments, des pardons, etc., les adoucit, les dispersa, et finit par en égorger 800 en un jour: on voit encore leurs têtes dans un caveau près de Qadicha. Voilà comme les Turks gouvernent! Le commerce de Tripoli est aux mains des Français seuls. Ils y ont un consul et trois comptoirs. Ils exportent les soies et quelques éponges que l’on pêche dans la rade; il les payent avec des draps, de la cochenille, du sucre et du café d’Amérique; mais, en retours comme en entrées, cette échelle est inférieure à sa vassale, Lataqîé.

La ville moderne de Lataqîé, fondée jadis par Seleucus Nicator, sous le nom de Laodikea, est située à la base et sur la rive méridionale d’une langue de terre qui saille en mer d’une demi-lieue. Son port, comme tous les autres de cette côte, est une espèce de parc enceint d’un môle dont l’entrée est fort étroite. Il pourrait contenir 25 ou 30 vaisseaux; mais les Turks l’ont laissé combler au point que quatre y sont mal à l’aise; il n’y peut même flotter que des bâtimens au-dessous de 400 tonneaux, et rarement se passe-t-il une année sans qu’il en échoue quelqu’un à l’entrée. Malgré cet inconvénient, Lataqîé fait un très-gros commerce: il consiste surtout en tabacs à fumer, dont elle envoie chaque année plus de 20 chargements à Damiette. Elle en reçoit du riz, qu’elle distribue dans la Haute-Syrie pour du coton et des huiles. Du temps de Strabon, au lieu de tabac, elle exportait en abondance des vins vantés que produisaient ses coteaux. C’était encore l’Égypte qui les consommait par la voie d’Alexandrie. Lesquels des anciens ou des modernes ont gagné à ce changement de jouissance? Il ne faut pas parler de Lataqîé ni de Tripoli comme villes de guerre. L’une et l’autre sont sans canons, sans murailles, sans soldats: un corsaire en ferait la conquête. On estime que la population de chacune d’elles peut aller de 4 à 5,000 âmes.

Sur la côte, entre ces deux villes, on trouve divers villages habités, qui jadis étaient des villes fortes: tels sont Djebilé, le lieu escarpé de Merkab, Tartosa, etc.; mais l’on trouve encore plus d’emplacements qui n’ont que des vestiges à demi effacés d’une habitation ancienne. Parmi ceux-là, l’on doit distinguer le Rocher, ou si l’on veut, l’île de Rouad, jadis ville et république puissante, sous le nom d’Aradus. Il ne reste pas un mur de cette foule de maisons qui, selon le récit de Strabon, étaient bâties à plus d’étages qu’à Rome même. La liberté dont ses habitans jouissaient, y avait entassé une population immense, qui subsistait par le commerce naval, par les manufactures et les arts. Aujourd’hui l’île est rase et déserte, et la tradition n’a pas même conservé aux environs le souvenir d’une source d’eau douce, que les Aradiens avaient découverte au fond de la mer, et qu’ils exploitaient en temps de guerre, au moyen d’une cloche de plomb et d’un tuyau de cuir adapté à son fond. Au sud de Tripoli, est le pays de Kesraouân, lequel s’étend de Nahr-el-kelb par le Liban, jusqu’à Tripoli même. Djebail, jadis Boublos, est la ville la plus considérable de ce canton; cependant elle n’a pas plus de 6,000 habitans: son ancien port, construit comme celui de Lataqîé, est encore plus maltraité; à peine en reste-t-il des traces. La rivière d’Ybrahim, jadis Adonis, qui est à deux lieues au midi, a le seul pont que l’on trouve depuis Antioche, celui de Tripoli excepté. Il est d’une seule arche de 50 pas de large, de plus de 30 pieds d’élévation au-dessus du rivage, et d’une structure très-légère: il paraît être un ouvrage des Arabes.

Dans l’intérieur des montagnes, les lieux les plus fréquentés des Européens, sont les villages d’Éden et de Becharrai, où les missionnaires ont une maison. Pendant l’hiver, plusieurs des habitants descendent sur la côte, et laissent leurs maisons sous les neiges, avec quelques personnes pour les garder. De Becharrai, l’on se rend aux cèdres, qui en sont à 7 heures de marche, quoiqu’il n’y ait que 3 lieues de distance. Ces cèdres si réputés, ressemblent à bien d’autres merveilles; ils soutiennent mal de près leur réputation: quatre ou cinq gros arbres, les seuls qui restent, et qui n’ont rien de particulier, ne valent pas la peine que l’on prend à franchir les précipices qui y mènent.

Sur la frontière du Kesraouân, à une lieue au nord de Nahr-el-kelb, est le petit village d’Antoura, où les ci-devant jésuites avaient établi une maison qui n’a point la splendeur de celles d’Europe; mais dans sa simplicité, cette maison est propre; et sa situation à mi-côte, les eaux qui arrosent ses vignes et ses mûriers, sa vue sur le vallon qu’elle domine, et l’échappée qu’elle a sur la mer, en font un ermitage agréable. Les jésuites y avaient voulu annexer un couvent de filles, situé à un quart de lieue en face; mais les Grecs les en ayant dépossédés, ils en bâtirent un à leur porte, sous le nom de la Visitation. Ils avaient aussi bâti à 200 pas au-dessus de leur maison, un séminaire qu’ils voulaient peupler d’étudiants maronites et grecs-latins; mais il est resté désert. Les lazaristes qui les ont remplacés, entretiennent à Antoura un supérieur curé et un frère lai, qui desservent la mission avec autant de charité que d’honnêteté et de décence.

17

Nom grec qui signifie trois villes, parce que ce lieu fut la réunion de trois colonies fournies par Sidon, Tyr et Arad, qui formèrent chacune un établissement si près l’un de l’autre, qu’ils n’en composèrent bientôt qu’un.

18

Ces abords maritimes sont ce que les anciens appelaient maïoumas.

19

Depuis mon retour en France, l’on m’a mandé qu’il a régné pendant le printemps de 1785, une épidémie qui a désolé Tripoli et le Kesraouân: son caractère était une fièvre violente accompagnée de taches bleuâtres; ce qui l’a fait soupçonner d’être un peu mêlée de peste. Par une remarque singulière, l’on a observé qu’elle n’attaquait que peu les musulmans, mais qu’elle s’adressait surtout aux chrétiens; d’où l’on doit conclure qu’elle a été un effet des mauvais aliments et du mauvais régime dont ils usent pendant leur carême.

Voyage en Égypte et en Syrie - Tome 2

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