Читать книгу Voyage en Égypte et en Syrie - Tome 2 - Constantin-François Volney - Страница 3
ÉTAT POLITIQUE DE LA SYRIE CHAPITRE III
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LE pachalic d’Alep comprend le terrain qui s’étend de l’Euphrate à la Méditerranée, entre deux lignes tirées, l’une de Skandaroun à Bir, par les montagnes, l’autre de Bèles à la mer, par Marra et le pont de Chogr. Cet espace est en grande partie formé de deux plaines; l’une, celle d’Antioche, à l’ouest, et l’autre, celle d’Alep, à l’est: le nord et le rivage de la mer sont occupés par d’assez hautes montagnes, que les anciens ont désignées sous les noms d’Amanus et de Rhosus. En général, le sol de ce gouvernement est gras et argileux. Les herbes hautes et vigoureuses qui croissent partout après les pluies, en attestent la fécondité; mais elle y est presque sans fruit. La majeure partie des terres est en friche; à peine trouve-t-on des cultures aux environs des villes et des villages. Les produits principaux sont le froment, l’orge et le coton, qui appartiennent spécialement au pays plat. Dans les montagnes l’on préfère la vigne, les mûriers, les olives et les figues. Les coteaux maritimes sont consacrés aux tabacs à pipe, et le territoire d’Alep aux pistaches. Il ne faut pas compter les pâturages, qui sont abandonnés aux hordes errantes des Turkmans et des Kourdes.
Dans la plupart des pachalics, le pacha est, selon la valeur de son titre, vice-roi et fermier-général du pays. Dans celui d’Alep, ce second emploi lui manque. La Porte l’a confié à un mehassel ou collecteur, avec qui elle compte immédiatement. Elle ne lui donne de bail que pour l’année seulement. Le prix actuel de la ferme est de 800 bourses, qui font un million de notre monnaie; mais il faut y joindre un prix de babouche10 ou pot-de-vin, de 80 à 100,000 francs, dont on achète la faveur du vizir et des gens en crédit. Moyennant ces deux sommes, le fermier est substitué à tous les droits du gouvernement, qui sont, 1º les douanes ou droits d’entrée et de sortie sur les marchandises venant de l’Europe, de l’Inde ou de Constantinople, et sur celles que le pays rend en échange; 2º les droits de passage sur les troupeaux que les Turkmans et les Kourdes amènent chaque année de l’Arménie et du Diarbekr, pour vendre en Syrie; 3º le cinquième de la saline de Djeboul; enfin le miri ou impôt établi sur les terres. Ces objets réunis peuvent rendre 15 à 1,600,000 fr.
Le pacha, privé de cette régie lucrative, reçoit un traitement fixe de 80,000 piastres (c’est-à-dire de 200,000 livres) seulement. L’on a de tout temps reconnu ce fonds insuffisant à ses dépenses; car outre les troupes qu’il doit entretenir, et les réparations des chemins et des forteresses qui sont à sa charge, il est obligé de faire de grands présents aux ministres, pour obtenir ou garder sa place; mais la Porte fait entrer en compte les contributions qu’il tirera des Kourdes et des Turkmans, les avanies qu’il fera aux villages et aux particuliers; et les pachas ne restent pas en arrière de leurs intentions. Abdi, pacha, qui commandait il y a 12 ou 13 ans, enleva dans 15 mois plus de 4,000,000 de livres, en rançonnant tous les corps de métiers, jusqu’aux nettoyeurs de pipes. Récemment un autre du même nom vient de se faire chasser pour les mêmes extorsions. Le divan récompensa le premier d’un commandement d’armée contre les Russes; mais si celui-ci est resté pauvre, il sera étranglé comme concussionnaire. Telle est la marche ordinaire des affaires.
Selon un usage général, la commission du pacha n’est que pour 3 mois; mais souvent on le proroge jusqu’à 6 mois, et même un an. Il est chargé de maintenir les sujets dans l’obéissance, et de veiller à la sûreté du pays contre tout ennemi domestique ou étranger. Pour cet effet, il entretient cinq à six cents cavaliers, et à peu près autant de gens de pied. En outre, il a le droit de disposer des janissaires, qui sont une espèce de milice nationale classée. Comme nous retrouverons le même état militaire dans toute la Syrie, il est à propos de dire deux mots de sa constitution.
Les janissaires dont je viens de parler, sont, dans chaque pachalic, un certain nombre d’hommes classés, qui doivent se tenir prêts à marcher toutes les fois qu’on les appelle. Comme il y a des priviléges et des exemptions attachés à ce titre, il y a concurrence à l’obtenir. Jadis cette troupe était astreinte à une discipline et à des exercices réglés; mais depuis 60 à 80 ans, l’état militaire est tombé dans une telle décadence, qu’il ne reste aucune trace de l’ancien ordre. Ces prétendus soldats ne sont plus que des artisans et des paysans aussi ignorans que les autres, mais beaucoup moins dociles. Lorsqu’un pacha commet des abus d’autorité, ils sont toujours les premiers à lever l’étendard de la sédition. Récemment ils ont déposé et chassé d’Alep Abdi pacha, et il a fallu que la Porte en envoyât un autre. Elle s’en venge en faisant étrangler les plus mutins des opposans; mais à la première occasion, les janissaires se font d’autres chefs, et les affaires suivent toujours la même route. Les pachas se voyant contrariés par cette milice nationale, ont eu recours à l’expédient usité en pareil cas; ils ont pris pour soldats des étrangers, qui n’ont dans le pays ni famille ni amis. Ces soldats sont de deux espèces, cavaliers et piétons.
Les cavaliers, les seuls que l’on répute gens de guerre, s’appellent à ce titre Daoulé ou Deleti, et encore Delibaches et Laouend, dont nous avons fait Leventi. Leurs armes sont le sabre court, le pistolet, le fusil et la lance. Leur coiffure est un long cylindre de feutre noir, sans bords, élevé de 9 à 10 pouces, très-incommode, en ce qu’il n’ombrage point les yeux, et qu’il tombe aisément de dessus ces têtes rasées. Leurs selles sont formées à la manière anglaise, et d’un cuir tendu sur un châssis de bois; elles sont rases, mais elles n’en sont pas moins incommodes, en ce qu’elles écartent le cavalier, au point de lui ôter l’usage des aides; pour le reste de l’équipage et du vêtement, ces cavaliers ressemblent aux Mamlouks, à cela près qu’ils sont moins bien tenus. Avec leurs habits déchirés, leurs armes rouillées, et leurs chevaux de toute taille et de toute couleur, on les prendrait plutôt pour des bandits que pour des soldats. La plupart ont commencé par le premier métier, et n’ont pas changé en prenant le second. Presque tous les cavaliers en Syrie sont des Turkmans, des Kourdes ou des Caramanes, qui, après avoir fait le métier de voleurs dans leur pays, viennent chercher auprès des pachas un asile et du service. Dans tout l’empire, ces troupes sont ainsi formées de brigands qui passent d’un lieu à l’autre. Faute de discipline, ils gardent partout leurs premières mœurs, et sont le fléau des campagnes qu’ils dévastent, et des paysans qu’ils pillent souvent à force ouverte.
Les gens de pied sont une troupe encore inférieure en tout genre. Jadis on les tirait des habitants même du pays par des enrôlements forcés; mais depuis 50 à 60 ans, les paysans des royaumes de Tunis, d’Alger et de Maroc, se sont avisés de venir chercher en Égypte et en Syrie une considération qui leur est refusée dans leur patrie. Eux seuls, sous le nom de Magarbé, c’est-à-dire, hommes du couchant, composent l’infanterie des pachas; en sorte qu’il arrive, par un échange bizarre, que la milice des Barbaresques est formée de Turks, et la milice des Turks formée de Barbaresques. L’on ne peut être plus leste que ces piétons; car tout leur équipage et leur bagage se bornent à un fusil rouillé, un grand couteau, un sac de cuir, une chemise de coton, un caleçon, une toque rouge, et quelquefois des pantoufles. Chaque mois ils reçoivent une paye de 5 piastres (12 liv. 10 s.), sur laquelle ils sont obligés de s’entretenir d’armes et de vêtements. Ils sont d’ailleurs nourris aux dépens du pacha; ce qui ne laisse pas de former un traitement assez avantageux; la paye est double pour les cavaliers, à qui l’on fournit en outre le cheval et sa ration, qui est d’une mesure de paille hachée, et d’une mesure d’orge, que j’ai trouvée de six pouces et demi de diamètre intérieur, sur quatre pouces et demi de profondeur, valant environ sept livres deux ou trois onces d’orge. Ces troupes sont divisées à l’ancienne manière tartare, par bairâqs ou drapeaux; chaque drapeau est compté pour dix hommes, mais rarement s’en trouve-t-il six effectifs; la raison en est que les agas ou commandants de drapeau étant chargés du paiement des soldats, en entretiennent le moins qu’ils peuvent, afin de profiter des payes vides. Les agas supérieurs tolèrent ces abus, parce qu’ils en partagent les fruits; enfin les pachas eux-mêmes entrent en connivence, et pour se dispenser de payer les soldes entières, ils ferment les yeux sur les pillages et l’indiscipline de leurs troupes.
C’est par les désordres d’un tel régime, que la plupart des pachalics de l’empire se trouvent ruinés et dévastés. Celui d’Alep en particulier est dans ce cas; sur les anciens deftar ou registres d’impôts, on lui comptait plus de 3200 villages; aujourd’hui le collecteur en réalise à peine 400. Ceux de nos négocians qui ont 20 ans de résidence, ont vu la majeure partie des environs d’Alep se dépeupler. Le voyageur n’y rencontre de toutes parts que maisons écroulées, citernes enfoncées, champs abandonnés. Les cultivateurs ont fui dans les villes, où leur population s’absorbe, mais où du moins l’individu échappe à la main rapace du despotisme qui s’égare sur la foule.
Les lieux de ce pachalic qui méritent quelque attention, sont, 1º la ville d’Alep, que les Arabes appellent Halab11. Cette ville est la capitale de la province, et la résidence ordinaire du pacha. Elle est située dans la vaste plaine qui s’étend de l’Oronte à l’Euphrate, et qui se confond au midi avec le désert. Le local d’Alep, outre l’avantage d’un sol gras et fertile, possède encore celui d’un ruisseau d’eau douce qui ne tarit jamais; ce ruisseau, assez semblable pour la largeur à la rivière des Gobelins, vient des montagnes d’Aêntâb, et se termine à six lieues au-dessous d’Alep, en un marécage peuplé de sangliers et de pélicans. Près d’Alep, ses bords, au lieu des roches nues qui emprisonnent son cours supérieur, se couvrent d’une terre rougeâtre excellente, où l’on a pratiqué des jardins, ou plutôt des vergers, qui dans un pays chaud, et surtout en Turkie, peuvent passer pour délicieux. La ville elle-même est une des plus agréables de la Syrie, et est peut-être la plus propre et la mieux bâtie de tout l’empire. De quelque côté que l’on y arrive, la foule de ses minarets et de ses dômes blanchâtres flatte l’œil ennuyé de l’aspect brun et monotone de la plaine. Au centre est une montagne factice, environnée d’un fossé sec, et couronnée d’une forteresse en ruines. De là l’on domine à vue d’oiseau sur la ville, et l’on découvre au nord les montagnes neigeuses du Bailan; à l’ouest, la chaîne qui sépare l’Oronte de la mer, pendant qu’au sud et à l’orient, la vue s’égare jusqu’à l’Euphrate. Jadis ce château arrêta plusieurs mois les Arabes d’Omar, et ne fut pris que par trahison; mais aujourd’hui, il ne résisterait pas au moindre coup de main. Sa muraille mince, basse et sans appui, est écroulée. Ses petites tours à l’antique ne sont pas en meilleur état. Il n’a pas quatre canons de service, sans en excepter une couleuvrine de neuf pieds de long, que l’on a prise sur les Persans au siége de Basra. Trois cent cinquante janissaires qui devraient le garder, sont à leurs boutiques, et l’aga trouve à peine de quoi loger ses gens. Il est remarquable que cet aga est nommé par la Porte qui, toujours soupçonneuse, divise le plus qu’elle peut les commandements. Dans l’enceinte du château, est un puits qui, au moyen d’un canal souterrain, tire son eau d’une source distante de cinq quarts de lieue. Les environs de la ville sont semés de grandes pierres carrées, surmontées d’un turban de pierre, qui sont la marque d’autant de tombeaux. Le terrain a des élévations qui, dans un siége, rendraient les approches très-faciles: telle est, entre autres, la maison des derviches, d’où l’on commande au canal et au ruisseau. Alep ne mérite donc, comme ville de guerre, aucune considération, quoiqu’elle soit la clef de la Syrie du côté du nord; mais comme ville de commerce, elle a un aspect imposant; elle est l’entrepôt de toute l’Arménie et du Diarbekr; elle envoie des caravanes à Bagdad et en Perse; elle communique au golfe Persique et à l’Inde par Basra, à l’Égypte et à la Mekke, par Damas, et à l’Europe, par Skandaroun (Alexandrette) et Lataqîé. Le commerce s’y fait presque tout par échange. Les objets principaux sont les cotons en laine ou filés du pays; les étoffes grossières qu’en fabriquent les villages; les étoffes de soie ouvrées dans la ville; les cuivres; les bourres; les poils de chèvre qui viennent de la Natolie; les noix de galle du Kourdestan; les marchandises de l’Inde, telles que les châles12 et les mousselines; enfin les pistaches du territoire. Les marchandises que fournit l’Europe, sont les draps de Languedoc, les cochenilles, l’indigo, le sucre et quelques épiceries. Le café d’Amérique, quoique prohibé, s’y glisse, et sert à mélanger celui de Moka. Les Français ont à Alep un consul et sept comptoirs; les Anglais et les Vénitiens en ont deux; les Livournais et les Hollandais, un; l’empereur y a établi un consulat en 1784, et il y a nommé un riche négociant juif, qui a rasé sa barbe pour prendre l’uniforme et l’épée. La Russie vient aussi récemment d’y en établir un. Alep ne le cède pour l’étendue qu’à Constantinople et au Kaire, et peut-être encore à Smyrne. On veut y compter 200,000 ames, et sur cet article de la population on ne sera jamais d’accord. Cependant, si l’on observe que cette ville n’est pas plus grande que Nantes ou Marseille, et que les maisons n’y ont qu’un étage, l’on trouvera peut-être suffisant d’y compter cent mille têtes. Les habitants musulmans ou chrétiens passent avec raison pour les plus civilisés de toute la Turkie: les négociants européens ne jouissent dans aucun autre lieu d’autant de liberté et de considération de la part du peuple.
L’air d’Alep est très-sec et très-vif, mais en même-temps très-salubre pour quiconque n’a pas la poitrine affectée; cependant la ville et son territoire sont sujets à une endémie singulière, que l’on appelle dartre ou bouton d’Alep; c’est en effet un bouton qui, d’abord inflammatoire, devient ensuite un ulcère de la largeur de l’ongle. La durée fixe de cet ulcère est d’un an; il se place ordinairement au visage, et laisse une cicatrice qui défigure la plupart des habitants d’Alep. On prétend même que tout étranger qui fait une résidence de trois mois, en est attaqué: l’expérience a enseigné que le meilleur remède est de n’en point faire. On ne connaît aucune cause à ce mal; mais je soupçonne qu’il vient de la qualité des eaux, en ce qu’on le retrouve dans les villages voisins, dans quelques lieux du Diarbekr, et même en certains cantons près de Damas, où le sol et les eaux ont les mêmes apparences.
Tout le monde a entendu parler des pigeons d’Alep, qui servent de courriers pour Alexandrette et Bagdad. Ce fait, qui n’est point une fable, a cessé d’avoir lieu depuis 30 à 40 ans, parce que les voleurs Kourdes se sont avisés de tuer les pigeons. Pour faire usage de cette espèce de poste, l’on prenait des couples qui eussent des petits, et on les portait à cheval au lieu d’où l’on voulait qu’ils revinssent, avec l’attention de leur laisser la vue libre. Lorsque les nouvelles arrivaient, le correspondant attachait un billet à la patte des pigeons, et il les lâchait. L’oiseau, impatient de revoir ses petits, partait comme un éclair, et arrivait en six heures d’Alexandrette, et en deux jours de Bagdad. Le retour lui était d’autant plus facile, que sa vue pouvait découvrir Alep à une distance infinie. Du reste, cette espèce de pigeons n’a rien de particulier dans la forme, si ce n’est les narines qui, au lieu d’être lisses et unies, sont renflées et raboteuses.
Cette facilité d’être vue de loin, attire à Alep des oiseaux de mer qui y donnent un spectacle assez singulier: si l’on monte après dîner sur les terrasses des maisons, et que l’on y fasse le geste de jeter du pain en l’air, bientôt l’on se trouve assailli d’oiseaux, quoique d’abord l’on n’en pût voir aucun; mais ils planaient dans le ciel, d’où ils descendent tout à coup pour saisir à la volée les morceaux de pain que l’on s’amuse à leur lancer.
Après Alep, il faut distinguer Antioche, appelée par les Arabes Antakié. Cette ville, jadis célèbre par le luxe de ses habitants, n’est plus qu’un bourg ruiné, dont les maisons de boue et de chaume, les rues étroites et fangeuses, offrent le spectacle de la misère et du désordre. Ces maisons sont placées sur la rive méridionale de l’Oronte, au bout d’un vieux pont qui se ruine: elles sont couvertes au sud par une montagne sur laquelle grimpe une muraille qui fut l’enceinte des Croisés. L’espace entre la ville actuelle et cette montagne, peut avoir deux cents toises; il est occupé par des jardins et des décombres qui n’ont rien d’intéressant.
Malgré la rudesse de ses habitants, Antioche était plus propre qu’Alep à servir d’entrepôt aux Européens. En dégorgeant l’embouchure de l’Oronte, qui se trouve six lieues plus bas, l’on eût pu remonter cette rivière avec des bateaux à la traîne, mais non avec des voiles, comme l’a prétendu Pocoke: son cours est trop rapide. Les naturels, qui ne connaissent point le nom d’Oronte, l’appellent, à raison de sa rapidité, El à âsi13, c’est-à-dire le rebelle. Sa largeur à Antioche est d’environ 40 pas; 7 lieues plus haut, il passe par un lac très-riche en poissons, et surtout en anguilles. Chaque année on en sale une grande quantité, qui cependant ne suffit point aux carêmes multipliés des Grecs. Du reste, il n’est plus question à Antioche, ni du bois de Daphné, ni des scènes voluptueuses dont il était le théâtre.
La plaine d’Antioche, quoique formée d’un sol excellent, est inerte et abandonnée aux Turkmans; mais les montagnes qui bordent l’Oronte, surtout en face de Serkin, sont couvertes de plantations de figuiers, d’oliviers, de vignes et de mûriers, qui, par un cas rare en Turkie, sont alignées en quinconces, et forment un tableau digne de nos plus belles provinces.
Le roi macédonien Seleucus Nicanor, qui fonda Antioche, avait aussi bâti à l’embouchure de l’Oronte, sur la rive du nord, une ville très-forte qui portait son nom. Aujourd’hui il n’y reste pas une habitation: seulement l’on y voit des décombres et des travaux dans le rocher adjacent, qui prouvent que ce lieu fut jadis très-soigné. L’on aperçoit aussi dans la mer des traces de deux jetées, qui dessinent un ancien port désormais comblé. Les gens du pays y viennent faire la pêche, et appellent ce lieu Souaîdié. De là, en remontant au nord, le rivage de la mer est serré par une chaîne de hautes montagnes que les anciens géographes désignent sous le nom de Rhosus: ce nom, qui a dû être emprunté du syriaque, subsiste encore dans celui de Râs-el-Kansir, ou cap du Sanglier, qui forme l’angle de ce rivage.
Le golfe, qui s’enfonce dans le nord-est, n’est remarquable que par la ville d’Alexandrette ou Skandaroun, dont il porte le nom. Cette ville, située au bord de la mer, n’est, à proprement parler, qu’un hameau sans murailles, peuplé de plus de tombeaux que de maisons, et qui ne doit sa faible existence qu’à la rade qu’il commande. Cette rade est la seule de toute la Syrie dont le fond tienne solidement l’ancre des vaisseaux, sans couper les câbles: d’ailleurs elle a une foule d’inconvénients si graves, qu’il faut être bien maîtrisé par la nécessité, pour ne pas en abandonner l’usage.
1º Elle est infectée pendant l’hiver d’un vent local, appelé par nos marins le Raguier, qui, tombant comme un torrent des sommets neigeux des montagnes, chasse les vaisseaux sur leur ancre pendant des lieues entières.
2º Lorsque les neiges ont commencé de couvrir la chaîne qui enceint le golfe, il en émane des vents opiniâtres, qui en repoussent pendant des trois et quatre mois, sans que l’on puisse y pénétrer.
3º La route d’Alexandrette à Alep par la plaine est infestée de voleurs kourdes, qui sont cantonnés dans les rochers voisins14, et qui dépouillent à main armée les plus fortes caravanes.
4º Enfin une raison supérieure à toutes les autres, est l’insalubrité de l’air d’Alexandrette, portée à un point extraordinaire. On peut assurer qu’elle moissonnait chaque année le tiers des équipages qui y estivent: l’on y a vu quelquefois des vaisseaux complètement démontés en deux mois de séjour. La saison de l’épidémie est surtout depuis mai jusqu’à la fin de septembre: sa nature est une fièvre intermittente du plus fâcheux caractère; elle est accompagnée d’obstructions au foie, qui se terminent par l’hydropisie. Les villes de Tripoli, d’Acre et de Larneca en Cypre, y sont aussi sujettes, quoiqu’à un moindre degré. Dans tous ces endroits, les mêmes circonstances locales décèlent un même principe de cette contagion; partout ce sont des marais voisins, des eaux croupissantes, et par conséquent des vapeurs et des exhalaisons méphitiques auxquelles on doit en rapporter la cause; pour en compléter l’indication, l’épidémie n’a point lieu dans les années où il n’a pas plu. Malheureusement Alexandrette est condamnée, par son local, à n’en être jamais bien exempte. En effet, la plaine où est située cette ville est d’un niveau si bas et si égal15, que les ruisseaux n’y ont point de cours, et ne peuvent arriver jusqu’à la mer. Lorsque les pluies d’hiver les gonflent, la mer, grossie de son côté par les tempêtes, les empêche de se dégorger: de là leurs eaux, forcées de se répandre sur la plaine, y forment des lacs. L’été vient; l’eau se corrompt par la chaleur, et il s’en élève des vapeurs corrompues comme leur source. Elles ne peuvent se dissiper, parce que les montagnes qui ceignent le golfe comme un rempart, s’y opposent, et que l’embouchure est ouverte à l’ouest, la plus malsaine des expositions, quand elle répond à la mer. Les travaux à faire seraient immenses, insuffisans, et ils sont impossibles avec un gouvernement comme la Porte. Il y a quelques années que les négociants d’Alep, dégoûtés par tant d’inconvénients, voulurent abandonner Alexandrette, et porter leur entrepôt à Lataqîé. Ils proposèrent au pacha de Tripoli de rétablir le port à leurs frais, s’il voulait leur accorder une franchise de tous droits pendant dix ans. Pour l’y engager, leur envoyé fit beaucoup valoir l’avantage qui en résulterait pour tout le pays par la suite du temps: Hé que m’importe la suite du temps? répondit le pacha. J’étais hier à Marach, je serai peut-être demain à Djeddâ; pourquoi me priverais-je du présent qui est certain, pour un avenir sans espérance? Il a donc fallu que les facteurs francs restassent à Skandaroun. Ils sont au nombre de trois; savoir, deux pour les Français, et un pour les Anglais et les Vénitiens. La seule curiosité dont ils puissent régaler les étrangers, consiste en six ou sept mausolées de marbre venus d’Angleterre, où on lit: Ici repose un tel, enlevé à la fleur de son âge par les effets funestes d’un air contagieux. Ce spectacle est d’autant plus affligeant, que l’air languissant, le teint jaune, les yeux cernés et le ventre hydropique de ceux qui le montrent, font craindre pour eux le même sort. Il est vrai qu’ils ont la ressource du village de Baïlan, dont l’air pur et les eaux vives rétablissent les malades. Ce village, situé dans les montagnes à trois lieues d’Alexandrette, sur la route d’Alep, a l’aspect le plus pittoresque. Il est assis parmi des précipices, dans une vallée étroite et profonde, d’où l’on voit le golfe comme par un tuyau. Les maisons appuyées sur les pentes rapides des deux montagnes, sont disposées de manière que la terrasse des unes sert de rue et de cour aux autres. En hiver, il se forme de tous côtés des cascades, dont le bruit étourdit, et dont la violence arrache quelquefois des roches et précipite des maisons. Cette saison y est très-froide; mais l’été y est charmant. Les habitants, qui ne parlent que le turk, vivent du produit de leurs chèvres, de leurs buffles, et de quelques jardins qu’ils cultivent. L’aga, depuis quelques années, s’est emparé de la douane d’Alexandrette, et vit presque indépendant du pacha d’Alep: l’empire est plein de semblables rebelles, qui souvent meurent tranquilles possesseurs de leurs usurpations.
Sur la route d’Alexandrette à Alep, à la dernière couchée avant cette ville, est le village de Martaouân, célèbre chez les Turks et les Francs, par l’usage où sont les habitants de prêter leurs femmes et leurs filles pour quelques pièces d’argent. Cette prostitution, abhorrée chez tous les peuples arabes, me paraît venir primitivement de quelque pratique religieuse, soit qu’elle remonte à l’ancien culte de Vénus, soit qu’elle dérive de la communauté des femmes admise par les Ansârié, dont les gens de Martaouân font partie. Nos Francs prétendent que leurs femmes sont jolies. Mais il est probable que l’abstinence de la mer et la vanité d’une bonne fortune font tout leur mérite; car leur extérieur n’annonce que la dégoûtante malpropreté de la misère.
Dans les montagnes qui terminent le pachalic d’Alep au nord, on fait mention de Klés et d’Aèntâb comme de deux villages considérables. Ils sont habités par des chrétiens arméniens, des Kourdes et des Musulmans, qui, malgré la différence des cultes, vivent en bonne intelligence. Ils en retirent l’avantage de résister aux pachas qu’ils ont souvent bravés, et de vivre assez tranquillement du produit de leurs troupeaux, de leurs abeilles et de quelques cultures de grains et de tabacs.
A deux journées au nord-est d’Alep, est le bourg de Mambedj, jadis célèbre sous le nom de Bambyce et d’Hiérapolis16. Il n’y reste pas de trace du temple de cette grande déesse, dont Lucien nous fait connaître le culte. Le seul monument remarquable est un canal souterrain qui amène l’eau des montagnes du nord dans un espace de quatre lieues. Toute cette contrée était jadis remplie de pareils aqueducs; les Assyriens, les Mèdes et les Perses s’étaient fait un devoir religieux de conduire des eaux dans le désert, pour y multiplier, selon les préceptes de Zoroastre, les principes de la vie et de l’abondance; aussi rencontre-t-on à chaque pas de grandes traces d’une ancienne population. Sur toute la route d’Alep à Hama, ce ne sont que ruines d’anciens villages, que citernes enfoncées, que débris de forteresses et même de temples. J’ai surtout remarqué une foule de monticules ovales et ronds, que leur terre rapportée et leur saillie brusque sur cette plaine rase, prouvent avoir été faits de main d’homme. L’on pourra prendre une idée du travail qu’ils ont dû coûter, par la mesure de celui de Kân-Chaikoun, auquel j’ai trouvé sept cent vingt pas, c’est-à-dire, quatorze cents pieds de tour, sur près de cent pieds d’élévation. Ces monticules, parsemés presque de lieue en lieue, portent tous des ruines qui furent des citadelles, et sans doute aussi des lieux d’adoration, selon l’ancienne pratique si connue d’adorer sur les hauts lieux. Aussi la tradition des habitants attribue-t-elle tous ces ouvrages aux infidèles. Maintenant, au lieu des cultures que suppose un pareil état, l’on ne rencontre que des terres en friche et abandonnées; le sol néanmoins est de bonne qualité; et le peu de grains, de coton et de sésame que l’on y sème, réussit à souhait. Mais toute cette frontière du désert est privée de sources et d’eaux courantes. Les puits n’en ont que de saumâtre; et les pluies d’hiver, sur lesquelles se fonde toute l’espérance, manquent quelquefois. Par cette raison, rien de si triste que ces campagnes brûlées et poudreuses, sans arbres et sans verdure; rien de si misérable que l’aspect de ces huttes de terre et de paille qui composent les villages; rien de si pauvre que leurs paysans, exposés au double inconvénient des vexations des Turks et des pillages des Bedouins. Les tribus qui campent dans ces cantons se nomment les Maouâlis; ce sont les plus puissants et les plus riches des Arabes, parce qu’ils font quelques cultures et qu’ils participent avec les Arabes Najd aux transports des caravanes qui vont d’Alep, soit à Basra, soit à Damas, soit à Tripoli par Hama.
10
Pantoufles turkes.
11
C’est le nom dont les anciens géographes ont fait Xalibon; l’x représente ici le jota espagnol; et il est remarquable que les Grecs modernes rendent encore le hâ arabe par ce même son de jota; ce qui cause mille équivoques dans leur discours, attendu que les Arabes ont le jota dans une autre lettre.
12
Les châles sont des mouchoirs de laine, larges d’une aune, et longs de près de deux. La laine en est si fine et si soyeuse, que tout le mouchoir pourrait être contenu dans les deux mains jointes: l’on n’y emploie que celle des chevreaux, ou plus exactement que le duvet des chevreaux naissants. Les plus beaux châles viennent du Cachemire: il y en a depuis cinquante écus jusqu’à 1200 et même 2400 livres.
13
C’est le terme que les géographes grecs ont rendu par Axios.
14
Le local qu’ils occupent répond exactement au château de Gyndarus, qui, dès le temps de Strabon, était un repaire de voleurs.
15
Cette plaine, qui règne au pied des montagnes sur une largeur d’une lieue, a été formée des terres que les torrents et les pluies ont arrachées par le laps des temps à ces mêmes montagnes.
16
Le nom d’Hiérapolis subsiste aussi dans un autre village appelé Yérabolos, sur l’Euphrate.