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TABLEAU DU CLIMAT ET DU SOL DES ÉTATS-UNIS
CHAPITRE V. Des lacs anciens qui ont disparu

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IL existe encore dans la construction des montagnes des États-Unis une autre circonstance plus caractérisée que partout ailleurs, qui a dû singulièrement augmenter l’action et varier les mouvements des eaux: lorsqu’on examine avec attention le terrain et même les cartes qui le représentent, l’on remarque que les chaînes principales ou sillons d’Alleghany, de Blue-ridge, etc., se trouvent tous dirigés en sens transverse au cours des grands fleuves, et que pour se faire jour du sein des vallées vers la mer, ces fleuves ont été contraints de percer les sillons et d’en renverser la barrière. Ce travail se montre avec évidence dans la James, le Potômac, la Susquehannah, la Delaware, etc., lorsque ces fleuves sortent de l’enceinte des montagnes pour entrer dans le pays inférieur; mais l’exemple qui m’a le plus frappé sur les lieux est celui du Potômac, 3 milles au-dessous de l’embouchure de la Shenandoa. Je venais de Frederick-town, distant d’environ 20 milles, et je marchais du sud-est vers le sud-ouest par un pays boisé et ondulé; après avoir traversé un premier sillon assez bien marqué, quoique de pente aisée, je commençai à voir devant moi, à 11 ou 12 milles vers l’ouest, le chaînon de Blue-ridge, semblable à un haut rempart couvert de forêts et percé d’une brèche du haut en bas. Je redescendis dans un pays ondulé et boisé qui m’en séparait encore, et enfin m’étant rapproché, je me trouvai au pied de ce rempart qu’il fallait franchir, et qui me parut haut d’environ 350 mètres55. En me dégageant des bois, je vis dans son entier une large brèche que bientôt je jugeai être de 12 à 13 cents mètres de largeur. Au fond de cette brèche coulait le Potômac, laissant de mon côté sur sa gauche une rive ou pente praticable, large comme lui-même, et sur sa droite serrant immédiatement le pied de la brèche: sur les deux parois de cette brèche, et du haut en bas, beaucoup d’arbres sont implantés parmi les rocs, et masquent en partie le local du déchirement; mais vers les deux tiers de la hauteur du flanc droit du fleuve, un grand espace à pic qui a refusé de les recevoir, montre à nu les traces et les caricatures de l’ancienne attache ou muraille naturelle, formée de quartz gris, que le fleuve vainqueur a renversée, en roulant ses débris plus loin dans son cours; quelques blocs considérables qui lui ont résisté demeurent encore comme témoins à peu de distance. Le fond de son lit à l’endroit même est hérissé de roches fixes qu’il ne brise que peu à peu. Ses eaux rapides tournoient et bouillonnent à travers ces obstacles, qui dans un espace de 2 milles forment des falls ou rapides très-dangereux. Je les vis couverts des débris de bateaux naufragés peu de jours auparavant56, qui avaient perdu 60 barils de farine.

A mesure que l’on s’avance dans ce défilé, il se resserre au point que le fleuve ne laisse plus libre qu’une voie de charrette, qui même est inondée dans ses hautes crues. Les flancs de la montagne donnent jour à une foule de sources qui dégradent encore cette voie en plusieurs endroits; et comme sa majeure partie est de pur roc, de quartz gris et de grès, et même de granit, je tiens pour impossible le canal que l’on y projette: au bout de 3 milles on arrive au confluent de la rivière Shenandoa: elle sort brusquement à main gauche du revers escarpé de Blue-ridge, qu’elle serre et ronge dans son cours. J’estime sa largeur, à cet endroit, environ le tiers de celle du Potômac, qui m’a paru avoir 200 mètres. Un peu plus haut, on traverse ce dernier fleuve au bac de Harper (Harper’s Ferry), et par un coteau rapide on monte à l’auberge du lieu. De ce point saillant, le défilé se présente comme un grand tuyau où la vue resserrée ne rencontre que des rocs et la verdure des arbres, sans pouvoir pénétrer jusqu’à l’extrémité, vers la brèche. Quand on vient de Frederick-town, l’on ne voit pas non plus la riche perspective dont les notes de M. Jefferson font mention; sur l’observation que je lui en fis peu de jours après, il m’expliqua qu’il tenait sa description d’un ingénieur français qui, pendant la guerre de l’indépendance, s’était porté sur le haut de la montagne; et je conçois qu’à cette élévation la perspective doit être aussi imposante que le comporte un pays sauvage dont l’horizon n’a pas d’obstacles.

Plus j’ai considéré ce local et ses circonstances, plus je me suis persuadé que jadis le sillon de Blue-ridge, dans son intégrité, fermait absolument tout passage au Potômac, et qu’alors toutes les eaux du cours supérieur de ce fleuve privées d’issue, et accumulées au sein des montagnes, formaient plusieurs lacs considérables. Les nombreuses chaînes transverses qui se succèdent depuis le fort Cumberland n’ont pu manquer d’en établir à l’ouest de North-mountain. D’autre part, toute la vallée de Shenandoa et de Conegocheague dut n’en former qu’un seul depuis Staunton jusqu’à Chambersburg; et parce que le niveau des collines, même d’où ces deux rivières tirent leurs sources, est de beaucoup inférieur aux chaînes Blue-ridge et North-mountain, il est évident que ce lac dut n’avoir d’abord pour limites que la ligne générale du sommet de ces deux grands sillons; en sorte qu’aux premières époques il dut s’étendre et s’appuyer comme eux jusqu’au grand arc de l’Alleghany vers le sud. Alors les deux branches supérieures du fleuve James, également barrées par Blue-ridge, devaient l’augmenter de toutes leurs eaux; tandis que, vers le nord, le niveau général du lac ne trouvant point d’obstacles, dut se prolonger entre Blue-ridge et le sillon de Kittatini, non-seulement jusqu’à la Susquehannah et au Schuylkill, mais encore par-delà le Schuylkill et même la Delaware. Alors tout le pays inférieur, celui qui sépare Blue-ridge de la mer, n’avait que de moindres rivières fournies par les pentes orientales de Blue-ridge, et par le trop plein du grand lac, versé du haut de ses sommets. Par suite de cet état les rivières devaient y être moindres, le sol généralement plus plat; le sillon de granit talkeux ou isinglass, devait arrêter les eaux et former des lagunes marécageuses. La mer devait venir jusqu’à son voisinage, et y occasioner d’autres marais de l’espèce de Dismal Swamp, près de Norfolk; et si le lecteur se rappelle la couche de vase noire mêlée de roseaux et d’arbres que la sonde trouve partout enfouie sous la côte, il y verra la preuve de toute cette hypothèse. Avec le secours des tremblements de terre très-fréquents sur toute la côte atlantique, ainsi que je l’expliquerai, les eaux, qui ne cessèrent d’attaquer et de miner les sommets qui leur servaient de digues, s’y formèrent des issues; du moment que des volumes plus considérables purent s’échapper, les brèches s’accrurent davantage et plus rapidement; et l’action puissante des cascades, démolissant le sillon du haut en bas, finit par livrer passage à la plus forte masse du lac: cette opération a dû être d’autant plus facile, que Blue-ridge, en général, n’est pas une masse homogène cristallisée par de vastes bancs, mais un amas de blocs séparés, plus ou moins gros, entremêlés d’une terre végétale qui se délaie facilement: c’est une véritable digue maçonnée de terre grasse; et, comme ses pentes sont très-escarpées, il arrive fréquemment que les dégels et les grandes pluies, enlevant cette terre, privent les blocs de leur appui, et alors la chute d’une ou de plusieurs masses y cause des éboulements et des espèces d’avalanches de pierres très-considérables, et qui durent pendant plusieurs heures; par cette circonstance les cascades du lac dûrent exercer cette action d’autant plus rapide et plus efficace. Leurs premières tentatives ont laissé des traces dans ces gaps ou cols qui, d’espace en espace, font des dentelures à la ligne des sommets; l’on voit clairement sur les lieux que ce furent de premiers versoirs du trop-plein, abandonnés ensuite pour d’autres versoirs qui se démolirent plus aisément. L’on conçoit que l’écoulement des lacs dut changer tout le système du pays inférieur: alors furent roulées toutes ces terres de seconde formation qui composent la plaine actuelle. Le banc d’Isinglass, forcé par des débordements plus fréquents et plus volumineux, creva sur plusieurs points, et ses marécages, mis à sec, écoulèrent leurs vases et les joignirent à ces vases noires du littoral, qu’aujourd’hui nous trouvons enfouies sous les terres d’alluvions, apportées depuis par les fleuves agrandis.

Dans la vallée entre Blue-ridge et North-mountain, les changements furent relatifs à la manière dont se fit l’écoulement. Plusieurs brèches, ayant à la fois ou successivement livré passage aux cours d’eaux appelés maintenant James, Potômac, Susquehannah, Schuylkill, Delaware, leur lac général et commun se partagea en autant de lacs particuliers séparés par les ondulations de terrain qui excédèrent leurs niveaux; chacun de ces lacs eut son versoir particulier, jusqu’à ce qu’enfin ce versoir se trouvant miné au plus bas niveau, les terres furent totalement découvertes. Cet événement a dû être plus ancien pour les rivières James, Susquehannah et Delaware, parce que leurs bassins sont plus élevés. Il a dû arriver plus récemment au fleuve Potômac, par la raison inverse que son bassin est le plus profond de tous: il serait à désirer que quelque jour le gouvernement des États-Unis, ou quelque société savante du pays voulût charger d’habiles ingénieurs de faire des recherches sur cet intéressant sujet; il en résulterait infailliblement, à l’appui de ce que je viens de dire, des preuves de détail et des vues nouvelles du plus grand avantage pour la connaissance des révolutions qu’a subies notre globe.

Je ne puis déterminer jusqu’où la Delaware étendit alors, vers l’orient, le reflux de ses eaux. Il paraît que son bassin fut borné par le sillon qui côtoie sa rive gauche, et qui est le prolongement apparent de Blue-ridge et de North-mountain. Il est probable que son bassin a toujours été séparé de celui de l’Hudson, comme il est certain que l’Hudson en a eu un particulier dont la limite et la digue furent au-dessus de West-Point, à l’endroit appelé Highs-lands (Terres-hautes). Pour tout spectateur de ce local, il semble incontestable que le chaînon transverse qui porte ce nom a autrefois barré le fleuve et contenu ses eaux à une hauteur considérable; et lorsque j’observe que la marée remonte jusqu’à 10 milles au-delà d’Albany, ce niveau si bas dans une si grande étendue, comparé à l’élévation des montagnes qui enveloppent ce bassin, me fait penser que le lac dut se prolonger jusqu’aux rapides du fort Édouard, peut-être même communiquer avec les lacs George et Champlain, et dans cet état rendre insensible la chute de la Mohawk (le Cohoes) dont il dépassait le niveau: cette chute ne put se former qu’après l’écoulement du lac par la brèche de West-point: et l’existence de ce lac, en expliquant les traces d’alluvions, de coquilles pétrifiées, de bancs de schistes et d’argiles cités par le docteur Mitchill, prouve la justesse des inductions de cet observateur judicieux sur la présence stationnaire d’anciennes eaux.

Ce sont aussi ces lacs anciens, maintenant à sec par la rupture de leurs digues, qui expliquent les banquettes correspondantes à 1 ou 2 étages, que l’on observe sur les rives de la plupart des rivières d’Amériques; elles sont surtout remarquables dans celles du pays d’Ouest, telles que la Tennessee, la Kentucky, le Mississipi, le Kanhawa et l’Ohio: je vais développer ce fait par la figure du lit de ce dernier fleuve, à l’endroit appelé Cincinnati, ou fort Washington, quartier-général de Northwest-territory.

aa est le du lit fleuve dans les plus basses eaux, tel que je l’ai vu au mois d’août 1796.

bb est son écore, presque verticale, formée de couches de gravier, de sable et de terreau, et minée par les grandes eaux de chaque printemps; cette écore a presque 50 pieds de hauteur.

cc est une première banquette large de 400 pas ou 900 pieds, aussi formée de gravier et de cailloux roulés: les hautes crues arrivent sur cette banquette, et lavent de plus en plus le gravier et les cailloux57.

dd est un talus à rampe douce d’environ 30 pieds de hauteur, composé de diverses couches de gravier et de terreau pleins de coquilles fossiles et de substances fluviatiles que l’on observe également dans l’écore: les hautes eaux ne dépassent jamais ce talus.

ee est une seconde banquette qui s’étend jusqu’au pied des collines latérales, et sur laquelle est assise la ville récente de Cincinnati58: telle est la rive droite du fleuve.

Sa rive gauche répète à l’opposite les mêmes banquettes, les mêmes talus, par niveaux correspondants: en d’autres endroits ces banquettes ne se montrent que d’un côté; mais alors la rive opposée est tantôt une côte escarpée sur laquelle le fleuve n’a pu marquer de traces fixes, tantôt une plaine si large, que l’œil ne va pas chercher au pied des collines lointaines les traces qu’il y trouverait.

Lorsque l’on examine la disposition de ces banquettes, de leurs couches, de leurs talus, et la nature de leurs substances, l’on demeure convaincu que même la partie la plus élevée de la plaine, celle qui s’étend de la ville aux collines, a été le siége des eaux, et même le lit primitif du fleuve, qui paraît en avoir eu 3 à des époques différentes.

La première de ces époques fut le temps où les sillons transverses des collines, encore entiers, comme je l’ai expliqué plus haut, barrèrent le fleuve, et, lui servant de digues, tinrent ses eaux au niveau de leurs sommets. Alors tout le pays soumis à ce niveau était un grand lac ou marécage d’eaux stagnantes. Par le laps des temps, et par l’effet annuel et périodique des fontes de neiges et de leurs débordements, les eaux rongèrent quelques endroits faibles de la digue: l’une des brèches ayant cédé au courant, tout l’effort des eaux s’y rassembla, la creusa plus profondément, et abaissa ainsi le niveau du lac de plusieurs mètres. Cette première opération dégagea la plaine ou banquette supérieure ee, et les eaux du fleuve, encore lac, eurent pour lit la banquette cc, et pour rivage le talus dd.

Le temps où les eaux demeurèrent dans ce lit fut la seconde époque.

La troisième eut lieu lorsque la cascade ayant encore été surbaissée par le courant plus concentré et plus actif, le fleuve se creusa un lit plus étroit et plus profond, qui est l’actuel, et laissa la banquette cc habituellement à sec.

Il est probable que l’Ohio a été barré en plus d’un endroit, depuis Pittsburg jusqu’aux rapides de Louisville: lorsque je le descendis depuis le Kanhawa, n’étant pas prévenu de ces idées qu’un ensemble postérieur de faits m’a suggérées, je ne dirigeai pas une attention spéciale sur les chaînons transverses que je rencontrai; mais je me suis rappelé en avoir remarqué plusieurs assez considérables, particulièrement vers Gallipolis et jusqu’au Sciotah, très-capables de remplir cet objet; ce ne fut qu’à mon retour de Poste-Vincennes sur Wabash, que je fus frappé de la disposition d’un chaînon situé au-dessous de Silver-creek59, à environ 5 milles des rapides d’Ohio: ce sillon, désigné vaguement par les voyageurs canadiens, sous le nom des côtes, traverse du nord au sud le bassin de l’Ohio: il a forcé le fleuve de changer sa direction d’est vers ouest, pour aller chercher une issue qu’en effet il trouve au confluent de Salt-river; et même l’on dirait qu’il a eu besoin des eaux abondantes et rapides de cette rivière, et de ses nombreux affluents pour percer la digue qui le barrait. La pente assez rapide de ces côtes, quoique par un sentier commode, exige environ un quart d’heure pour être descendue; et par comparaison à d’autres élévations, elle m’a paru donner une élévation perpendiculaire d’environ 400 pieds. Le sommet est trop couvert de bois pour que l’on puisse voir le cours latéral de la chaîne; mais l’on aperçoit qu’elle se prolonge fort loin au nord et au sud, et qu’elle ferme le bassin d’Ohio dans toute sa largeur. Vu du sommet, ce bassin présente tellement l’aspect et les apparences d’un lac que l’idée de son ancienne existence, déja préparée par tous les faits que j’ai exposés, prit pour moi tous les caractères de la probabilité et de la vraisemblance: d’autres circonstances locales viennent à l’appui de cette vraisemblance; car j’ai remarqué que depuis ce chaînon jusqu’au delà de White-river (la rivière blanche), à huit milles de Poste-Vincennes, le pays est entrecoupé d’une foule de sillons souvent élevés et rapides, qui rendent la route âpre et pénible: ils sont tels, surtout après Blue-river et sur les deux rives de White-river; ils tiennent partout une direction qui les fait tomber sur l’Ohio en sens transverse. D’autre part, j’ai su à Louisville que la rive Kentukoise ou méridionale de ce fleuve qui leur correspond, avait des sillons semblables; en sorte que dans cette partie, il existe un faisceau de chaînons propres à opposer aux eaux de puissants obstacles. Ce n’est que plus bas sur le fleuve, que le pays devient plat, et que commencent les immenses savanes de Wabash et de Green-river, qui s’étendant jusqu’au Mississipi, excluent de ce côté l’idée de toute autre digue60.

Un autre fait général favorise encore mon hypothèse. L’on remarque en Kentucky comme une bizarrerie, que toutes les rivières de ce pays coulent plus lentement près de leurs sources, et plus rapidement près de leur embouchure; ce qui en effet est l’inverse de la plupart des rivières des autres pays; d’où il faut conclure que le lit supérieur des rivières de Kentucky est un pays plat, et que leur lit inférieur aux approches de la vallée d’Ohio est une rampe déclive. Or, ceci coïncide parfaitement à mon idée d’un ancien lac; car, à l’époque où ce lac occupa jusqu’au pied des Alleghany, son fond, surtout vers ses bords, dut être assez uni et plane, aucun travail des eaux n’en déchirant la superficie; mais lorsque la digue qui retenait cette masse d’eaux paisibles se fut abaissée, le sol découvert commença d’être sillonné par les écoulements; et lorsqu’enfin le courant concentré dans la vallée d’Ohio démolit plus rapidement sa chaussée, alors les terres de cette vallée, brusquement enlevées, laissèrent comme un vaste fossé, dont les escarpements sollicitèrent toutes les eaux de la plaine d’arriver plus vite, et de là ce cours, qui malgré leurs travaux subséquents, s’est conservé plus rapide jusqu’à ce jour.

Admettant donc que l’Ohio ait été barré, soit par le chaînon de Silver-creek, soit par tout autre contigu, il dut en résulter un lac d’une très-vaste étendue: car depuis Pittsburg, la pente du terrain est si douce que le fleuve en eaux basses ne court pas 2 milles à l’heure: ce que l’on estime donner une pente d’environ 12 pouces par lieue; or la distance de Pittsburg aux rapides de Louisville, en suivant les détours du fleuve, ne s’évalue pas actuellement à 590 milles, que l’on peut réduire à environ 180 lieues61.

Il en résulte par aperçu une différence de niveau d’environ 180, ou si l’on veut, 200 pieds: à défaut de mesures précises pour la hauteur du sillon des côtes, supposons-lui-en 200: il sera encore vrai qu’une telle digue a pu contenir les eaux, et les refouler jusque vers Pittsburg: et le lecteur trouvera une telle hypothèse encore plus probable, quand il se rappellera ce que j’ai déja dit (pag. 26), que tout l’espace compris entre l’Ohio et le lac Érié, est un grand plateau d’un niveau presque insensible: assertion qui se démontre par plusieurs faits hydrauliques incontestables.

1º L’Ohio dans ses débordements annuels, même avant de sortir de son lit sur la première banquette, c’est-à-dire avant d’atteindre à 50 pieds de son fond, refoule le grand Miami jusqu’à Grenville, lieu situé à 72 milles au nord dans les terres; il y a causé stagnation, et même inondation, ainsi que me l’assurèrent les officiers que je trouvai à ce poste, quartier-général de l’expédition du général Wayne en 1794.

2º Dans les inondations du printemps, la branche nord du grand Miami se confond avec la branche sud du Miami du lac Érié (ou rivière Sainte-Marie)62: alors le portage63 d’une lieue qui sépare leurs têtes, disparaît sous l’eau, et l’on passe en canot du fort Loremier à Guertys-town, c’est-à-dire, d’un affluent d’Ohio dans un affluent d’Érié, comme je l’ai vu sur les lieux, en 1796.

3º A ce même lieu de Loremier, vient aboutir une branche orientale de la Wabash, qu’un simple fossé joindrait aux deux rivières précédentes; et cette même Wabash par une branche nord, communique au-dessus du fort Wayne, toujours dans la saison des grandes eaux, au Miami du lac Érié.

4º Pendant l’hiver de 1792 à 1793, deux pirogues furent expédiées du fort Détroit sur le Saint-Laurent, par une maison de commerce, de qui je tiens le fait, et elles passèrent immédiatement et sans portage de la rivière Huron, qui verse au lac Érié, dans la rivière Grande, qui verse au lac Michigan, par les eaux débordées des têtes de ces deux rivières.

5º La rivière Moskingom, qui coule dans l’Ohio, communique également par ses sources et par de petits lacs aux eaux de la rivière Cayahoga, qui verse dans l’Érié.

De tous ces faits, il résulte que le sol dominant du plateau entre l’Érié et l’Ohio, ne saurait excéder de plus de 100 pieds le niveau de la première banquette de ce fleuve, ni de plus de 70 celui de la seconde, qui est la surface générale du pays: par conséquent une digue de 200 pieds seulement, placée à Silver-creek, a suffit non-seulement à refouler les eaux jusqu’au lac Érié, mais encore à les étendre depuis les dernières rampes de l’Alleghany jusqu’au nord du lac supérieur.

Au reste, quelque élévation que l’on admette à cette digue naturelle, soit même que l’on suppose en divers lieux plusieurs digues qui auraient versé successivement les unes sur les autres, l’existence d’eaux sédentaires dans cette contrée de l’Ouest, et de lacs anciens tels que je les ai démontrés entre Blue-ridge et North-mountain, n’en est pas moins un fait incontestable pour tout observateur du terrain; et ce fait explique, d’une manière satisfaisante et simple, une foule d’accidents locaux qui, par contre-coup, lui servent de preuve: par exemple, ces anciens lacs expliquent pourquoi dans la totalité du bassin d’Ohio, les terres sont toujours nivelées par couches horizontales; pourquoi ces couches descendent par ordre graduel de pesanteur spécifique; pourquoi l’on trouve en divers lieux des débris d’arbres, de roseaux, de plantes et même d’animaux, tels que les ossements des mâmouts entassés entre autres au lieu appelé Bigbones, 36 milles au-dessus de l’embouchure de la rivière Kentucky, et qui n’ont pu être ainsi rassemblés que par l’action des eaux: enfin ils donnent une solution aussi heureuse que naturelle de la formation des couches de charbon fossile qui se trouvent de préférence dans certains cantons et dans certaines situations du pays.

En effet, d’après les fouilles que l’industrie des habitants multiplie depuis 20 ans, il paraît que c’est spécialement au-dessus de Pittsburg, dans l’espace compris entre le chaînon de Laurel et les hautes branches des rivières Alleghany et Monongahéla, qu’il existe une couche presque universelle de charbon de terre à la profondeur moyenne de 12 à 16 pieds: cette couche est appuyée sur le banc horizontal de pierres calcaires, et recouverte de couches de schistes et d’ardoises; elle ondule avec le banc et avec ces couches sur les coteaux et dans les vallons; elle est plus épaisse dans ceux-ci, plus mince sur ceux-là, et en général elle a 6 à 7 pieds d’épaisseur: par sa situation topographique, l’on voit qu’elle affecte le bassin inférieur des 2 rivières dont j’ai parlé, et de leurs affluentes, Yohogany et Kiskéménitas, qui versent toutes par un terrain assez plane dans l’Ohio sous Pittsbourg: or, dans l’hypothèse du grand lac dont j’ai parlé, cette partie se serait trouvée primitivement être la queue de ce lac, et le point des eaux mortes causées par son refoulement: il est reconnu par les naturalistes que les charbons fossiles ne sont que des amas d’arbres entraînés, puis recouverts de terres par les rivières et les torrents: ces amas ne se font point dans le courant, mais dans les lieux de remous où ils sont abandonnés à leur propre poids: ce mécanisme se montre encore aujourd’hui dans beaucoup de rivières des États-Unis, mais surtout dans le Mississipi qui, comme je l’ai dit, entraîne annuellement une immense quantité d’arbres: quelques portions de ces arbres se déposent dans les anses ou baies de ses rivages où les eaux tournoient et reposent; mais la plus grande masse arrive aux bords de la mer; et parce que là il y a équilibre entre le cours du fleuve et les marées de l’océan, les arbres, s’y fixent par un mouvement stationnaire, et ils y sont enfouis par la double action du reflux de la mer et du courant du fleuve, sous les vases et les sables. De même, dans les temps anciens, les rivières qui versent des Alleghanys et du chaînon de Laurel dans le bassin d’Ohio, trouvant vers Pittsburg les eaux mortes et la queue du grand lac, y déposèrent les arbres que chaque année elles entraînent encore par milliers dans les fontes de neiges et les grands dégels du printemps; ces arbres y furent entassés par couches nivelées comme le liquide qui les portait: et parce que la digue du lac se surbaissa successivement, ainsi que je l’ai expliqué, sa queue descendit aussi de proche en proche; et par ce mécanisme le local des dépôts se prolongeant à sa suite, forma cette vaste nappe qui, par le laps des temps postérieurs, s’est recouverte de terre, de graviers, et a pris l’état que nous lui voyons. Si nous pouvions connaître la durée nécessaire à convertir en charbon fossile les arbres enfouis avec de telles circonstances, ces opérations de la nature deviendraient pour nous des échelles chronologiques d’une autorité bien différente de celle des chronologies rêvées par des visionnaires chez des peuples barbares et superstitieux.

Les charbons fossiles se retrouvent en plusieurs autres lieux des États-Unis, et toujours dans des circonstances, analogues à celles que je viens d’exposer.

Évans parle d’une mine située près du Moskingom, vis-à-vis de l’embouchure du ruisseau Laminski-cola, laquelle prit feu en 1748, et brûla pendant une année entière. Cette mine appartient au même système dont je viens de parler, et les grandes rivières qui versent dans l’Ohio, doivent presque toutes avoir des dépôts de ce genre dans leurs parties plates et dans leurs cantons de remous.

La branche supérieure du Potômac, au-dessus et à la gauche du fort Cumberland, est devenue célèbre depuis quelques années pour des couches de charbon fossile disposées en dunes sur ses rives, de telle manière que les bateaux se mettent au pied de la berge et font un chargement immédiat: or ce local porte toutes les apparences d’un lac qui aurait été formé par un ou plusieurs des nombreux sillons transverses qui barrent le Potômac au-dessus et au-dessous du fort Cumberland.

En Virginie, le lit du fleuve James, dix milles au-dessus des rapides de Richmond, s’appuie sur une couche de charbon fossile très-considérable: aux deux ou trois endroits où on l’a fouillé sur sa rive gauche, l’on a trouvé, sous environ 120 pieds anglais d’argile rouge, un banc de charbon d’environ 24 pieds d’épaisseur assis sur un banc de granit incliné: il est évident que les rapides qui se trouvent plus bas et qui font encore obstacle au fleuve, l’ont autrefois totalement barré; alors il y eut dans ce local une eau stagnante, et très-probablement un lac; le lecteur observera que partout où il y a rapide, il y a stagnation dans la nappe d’eau qui le précède, comme il arrive aux vannes des moulins: les arbres durent donc s’entasser dans ce lieu: lorsque le fleuve eut creusé sa brèche et abaissé son niveau, les crues de chaque année y vinrent déposer cette argile rouge que l’on y trouve; et elle y décèle avec évidence une origine étrangère, en ce que cette qualité de terre appartient au cours supérieur du fleuve, et spécialement au sillon dit de sud-ouest.

Il serait néanmoins possible que l’on citât ou que l’on découvrît sur la côte atlantique des veines ou des mines de charbon fossile qui se refusassent à cette théorie; mais un ou plusieurs exemples ne suffiraient pas à la renverser, parce que toute la côte atlantique, c’est-à-dire tout le pays situé entre l’Océan et l’Alleghany, depuis l’embouchure du Saint-Laurent jusqu’aux Antilles, a été bouleversé par des tremblements de terre dont les traces se rencontrent partout, et ces tremblements ont altéré et presque détruit, dans toute cette étendue, l’ordre horizontal régulier des couches de terres et des bancs de pierres qui les supportaient.

Désormais j’ai assez développé l’état et les circonstances du sol des États-Unis: il me reste à dire un mot sur l’une des singularités physiques les plus remarquables de cette contrée, celle-même qui la caractérise le plus particulièrement, puisque le reste du globe n’a pas encore offert son pendant; je veux parler de la chute du fleuve Saint-Laurent à Niagara.

55

Faute d’instruments et de temps, mon moyen de mesurage fut de choisir, vers le pied du sillon, plusieurs arbres d’une hauteur à peu près connue de 25 mètres, et d’en répéter, d’échelon en échelon, la mesure comparative, ayant égard à la réduction de perspective.

56

La témérité des navigateurs américains rend ces accidents fréquents dans leurs fleuves comme sur l’Océan.

57

Cette banquette et les talus sur tout le cours de l’Ohio, sont couverts de l’odieuse plante stramonium, que l’on m’a dit y avoir été importée de Virginie, mêlée par accident à d’autres graines; elle s’est tellement multipliée, que l’on ne peut se promener sur les banquettes sans être infecté de son odeur narcotique et nauséabonde.

58

Elle est composée d’environ 400 maisons de bois, en planches et en troncs, que l’on a commencée d’y construire à l’époque de la guerre des Sauvages, vers 1791: ce n’était qu’un camp de réserve et parc d’artillerie.

59

Ruisseau d’argent.

60

Un colon du Tennessee m’a fait observer que toutes les rivières de ce pays, qui versent immédiatement dans le Mississipi, ont également des banquettes; ce qu’on attribue, a-t-il ajouté, à ce que chaque année, dans le cours du mois de mai, le Mississipi a une crue d’environ 25 pieds anglais, laquelle force tous ses affluens de déborder et de se faire un plus large lit. Mais cette crue fait pour ces rivières office de digue temporaire, et confirme, en ce point, la théorie que j’ai présentée pour d’autres cas. Au reste, je ferai observer à mon tour, que sur sa rive gauche, du côté d’est, le Mississipi est constamment restreint par une chaîne de hauteurs qui lui laissent rarement quatre ou cinq milles de terrain plat pour se déployer, tandis que sur la rive droite, du côté d’ouest, lorsqu’il a franchi sa berge, il perd ses eaux sur un sol plat de plus de 20 lieues de largeur.

61

Hutchins suppose près de 700 milles; mais il faut remarquer que ce géographe n’eut aucun moyen exact et géométrique de mesurer l’Ohio: il le descendit en bateau, dans un temps de guerre avec les sauvages, calculant sa marche par le courant, sans faire de relevé à terre, dans la crainte de surprises toujours menaçantes: depuis quelques années, la navigation plus libre du fleuve a établi des calculs plus justes, et prouvé que ceux de Hutchins pèchent tous par excès; ainsi, du petit Miami aux rapides, l’on compte 145 milles, au lieu de 184 qu’il portait. Du grand Kanhawa au petit Miami, 207, au lieu de 231; en général, on le réduit d’un septième.

62

Il y a trois Miamis, le petit, au-dessus de Cincinnati; le second ou grand Miami, au-dessous de ce même poste, tous deux versant dans l’Ohio, et le troisième versant dans le lac Érié.

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Portage est l’espace de terre qui se trouve entre deux eaux navigables, parce que l’on est obligé de porter le canot pour passer de l’une à l’autre; c’est ce que les anglais appellent carrying place.

Tableau du climat et du sol des États-Unis d'Amérique

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