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II

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Table des matières


Comme Simone descendait l'escalier étroit, tapissé de brocatelle et capitonné de moquette, qui réunissait les deux étages de son minuscule hôtel, du bruit la fit s'arrêter, l'oreille tendue, sur le palier du premier.

Une voix hachée de larmes gémissait:

—Lâchez-moi, miss!... Laissez-moi au moins aller demander à maman.

Puis un grêle organe de moineau en colère pépiait avec autorité:

You shall not go, you naughty child! I know your mamma will not take you.

—Eh bien, Paulette, eh bien! s'écria Mme Mervil, la main encore posée sur la rampe de chêne ciré. Est-ce que tu n'es pas sage?

Une porte s'ouvrit comme sous une poussée de courant d'air.

—Oh! petite mère, tu m'avais promis de m'emmener dans ta voiture neuve!

C'était une grande fillette, qui paraissait bien huit ans. A peine eût-on cru qu'elle pouvait être la fille de Simone. D'abord parce que celle-ci ne portait même pas trois fois cet âge; ensuite parce que cette impétueuse gamine aux longues mèches fauves qui se tordaient en désordre, aux yeux noirs brillants de hardiesse et de volonté, aux joues de fleur vivace, aux mouvements de garçon, contrastait absolument avec la créature pétrie de finesse et de suavité qui l'avait mise au monde. C'était comme si l'on avait attribué la maternité d'un Jean-Baptiste de Murillo à quelque liliale petite vierge de Memling. Car Simone offrait le type de ces délicieuses créatures féminines—tendres âmes à peine vêtues de chair—qui enchantent du mystère de leur sourire tous les rêves des Primitifs. Mais elle avait en plus la complication de nature, à la fois si frivole et si profonde, qu'enchevêtrèrent des siècles de raffinement, de scepticisme et de luxe. C'était une madone de Quentin Metsys, et c'était une Parisienne... Elle aurait eu, pour une chimère de tendresse divine ou humaine, s'il l'eût fallu, l'âme déchirée des Sept Douleurs, ou le corps stigmatisé par le martyre; mais aussi elle pouvait passer des nuits de fièvre pour une robe de bal manquée, et, rigoureusement honnête, n'avoir pas de plus vif plaisir que de réunir ou de voir réunis à la même table, avec ses amies, les hommes qu'elle croyait leurs amants. Elle, dont la jeunesse n'avait encore été qu'un long rêve d'amour permis, elle éprouvait, en face de l'amour coupable, une indulgence que la femme, en général, n'acquiert qu'à travers ses propres fautes, indulgence dont l'apparente candeur cache le plus souvent une complicité. Chez Simone, c'était plutôt une inquiétude curieuse des passions défendues. Et même cette curiosité sans conséquence aurait pu surprendre, chez une femme de vie tellement ouverte et droite, de réputation tellement inattaquable que les bonnes langues mondaines en étaient réduites, pour la critiquer, aux épithètes de «poseuse» et de «petit glaçon.»

«Moi,» se disait-elle en roulant dans son joli coupé neuf, «je ne pourrais pas me conduire comme tant d'autres. Je n'ai ni le désir de tromper Roger ni aucune raison pour le faire... Puis la trahison est trop horriblement vulgaire dans ses détails...»

Elle songeait au mépris de l'homme à qui l'on se donne, aux dégoûts des mensonges... Et ce qu'elle voyait sans indignation chez les autres lui semblait, pensant à elle-même, une chose énorme, répugnante, impossible...

Mais pourquoi ses préoccupations du moment se tournaient-elles vers l'adultère?...

Elle n'avait pas emmené sa fille. Paulette, consolée par quelque promesse, était retournée vers miss Mary, sa gouvernante. Et, toutes deux, l'Anglaise et la petite, elles avaient regardé, à travers les étroits carreaux quadrillant la fenêtre de la salle d'étude, Mme Mervil monter en voiture. Le beau coupé, avec son cheval bai-cerise et son cocher en livrée mastic, attendait au ras du trottoir. Car le petit hôtel des Mervil—situé dans une large rue neuve, la rue Ampère—ne possédait ni porte cochère ni remise, et le compositeur avait dû louer dans une grande maison de rapport voisine le local nécessaire pour loger l'équipage qu'il donnait à sa femme.

Maintenant, Simone s'en allait de visite en visite. Elle avait vingt fois regardé l'heure à la petite pendule incrustée en face d'elle entre les deux glaces de devant. Elle avait dressé hors de sa gaîne le miroir biseauté, fait jouer le ressort de la niche à la poudre de riz et aux épingles, donné dix contre-ordres à son cocher, pour avoir l'amusement de parler dans le tube acoustique. Enfin, elle avait regardé au dehors, trouvant que les grises rues, dans cette sèche après-midi de décembre, prenaient à travers les vitres claires, entre le cadre de cuir bleu, un aspect tout différent de celui qu'on leur voit par les ternes carreaux éclaboussés d'un fiacre.

Mais cette joie d'enfant, cette félicité que procure le bibelot neuf, cette fierté du luxe accru, semblait à Simone bien moins vive que lorsque, à l'avance, elle la savourait. Hélas! pourquoi son imagination prenait-elle sans cesse les devants? Tout ce qu'elle rêvait de posséder s'usait pour elle avant qu'elle en eût joui, tant elle en grossissait la valeur aussi longtemps que le destin lui défendait d'y toucher. Elle devait être si contente, et elle se sentait tout énervée! Aussi, c'était la faute de M. d'Espayrac. Avait-il besoin de lui dire qu'il avait choisi ce coupé? Son mari s'était ridiculisé en se déclarant incapable d'acheter une voiture. Et elle-même, Simone, la voilà transformée en petite bourgeoise parvenue aux yeux de ce garçon dont la famille roulait carrosse depuis des siècles. L'immense talent de Roger, dont elle était si fière, disparaissait momentanément devant les renseignements de carrossier qui lui manquaient et que Jean d'Espayrac avait dû lui fournir.

Mais encore, était-ce bien cela? Était-ce de cette futile circonstance que venait le malaise de Simone? Non. Car un autre ami de son mari eût surveillé l'achat de cette voiture qu'elle eût trouvé la chose toute simple et n'y eût pas accordé une minute de réflexion. Mais, à l'avenir, la pensée de M. d'Espayrac monterait avec elle dans ce coupé, s'assoirait à ses côtés sur les coussins... Et n'avait-elle pas compté sur ce cadeau de son mari pour s'exalter la bonté de Roger, pour donner un aliment à la tendresse conjugale qu'elle sentait, au fond d'elle-même, devenir languissante, faiblir au niveau d'une monotone habitude? N'avait-elle pas, précisément, espéré que cette distraction éloignerait l'image du beau Jean, dont la hantise, depuis quelque temps déjà, ne laissait pas que d'inquiéter un peu sa conscience d'honnête femme?... Toutefois Simone ne s'en disait pas aussi long. La seule analyse de pareils sentiments lui eût paru dangereuse... presque coupable. Puis, l'eût-elle essayée, qu'elle n'eût pas su peut-être—cette petite créature aux sensations si fines mais purement instinctives—démêler la cause véritable de son imperceptible souffrance.

Tout à coup, sur le trottoir du boulevard Haussmann, près de la rue Taitbout, elle aperçut son mari.

Le compositeur marchait à grands pas, les yeux à terre, l'air absorbé.

«Comme il se voûte!» pensa Simone. «Et comme il a tort de porter des chapeaux hauts de forme à bords plats!»

Elle siffla dans le tube acoustique et dit au cocher d'aborder le trottoir.

—Roger!... Psst!... Roger!

Elle eut beau appeler très bas, par convenance, deux ou trois messieurs se retournèrent. Mervil fut le seul qui ne s'aperçut de rien. Mais un passant lui fit remarquer la voiture.

—Oh! c'est toi!... s'écria-t-il. Et voilà le coupé. Mon Dieu, que tu es jolie là dedans!

—D'Espayrac est venu, dit-elle—sans un mot sur l'équipage dont elle avait tant parlé depuis six semaines.—Il doit être encore chez nous. Est-ce que tu ne rentres pas?

—Non... A moins que tu ne me ramènes.

Il ajouta plaisamment:

—Vous ne donneriez pas, madame, à un pauvre musicien, l'hospitalité dans votre belle voiture?

—Je n'ai pas le temps, j'ai encore six visites à faire.

—Ah! répliqua-t-il d'un ton naturel, sans s'apercevoir qu'elle le boudait. Alors, adieu, à tout à l'heure. Si Jean est encore là, retiens-le à dîner.

Simone n'était pas plus méchante que toute autre petite créature de vingt-cinq ans, sujette à changer de caprice comme un canari de perchoir. Elle était seulement de mauvaise humeur et s'irritait qu'on n'y attachât nulle importance. Elle retint donc son mari pour lui dire:

—Elle est beaucoup trop lourde, cette voiture... Ou c'est le cheval qui n'est pas fait, qui est trop mou... Enfin, ça ne marche pas.

—Vraiment?

Et Mervil, inquiet, recula d'un pas, jeta un coup d'œil sur l'ensemble. Mais le tableau de sobre élégance, la tenue du cocher, celle du cheval, les tons de métal et de cuir neuf, puis, surtout, la fine tête si jolie sur le fond bleu sombre, tout cela l'enchanta. Avec une bonne expression joyeuse, il se rapprocha, et, la voix baissée:

—Tu es difficile, tu sais, Simone. C'est ravissant.

—Avec cela que tu t'y connais! lui jeta-t-elle.

Vivement elle releva la glace, donna une adresse au cocher.

Mais elle n'avait pas fait cent mètres que son cœur se serra. Elle eut un remords.

Mon Dieu! qu'avait-elle donc à s'irriter maintenant ainsi contre Roger, pour la moindre chose? Est-ce qu'elle allait ne plus l'aimer?... L'aimer... Elle s'arrêtait sur ce mot. L'aimer... Et le son de ces deux syllabes, mentalement murmurées, évoquait des choses très lointaines, très douces, avec des sentiments très lointains aussi, qui lui semblaient n'avoir plus rien à faire avec elle-même; des sentiments qui la stupéfiaient, tant ils lui paraissaient invraisemblables.

Quel âge avait-elle quand elle commença d'aimer Roger Mervil? Douze ans!... moins peut-être. Dans l'ombre du coupé, un sourire mélancoliquement attendri flotta sur les délicates lèvres de Simone en songeant à la petite fille qu'elle était alors, et à la passion pleine d'ignorance, d'adoration, de soumission, de pureté, qui gonflait son cœur d'enfant, tandis qu'elle écoutait le jeune compositeur jouer doucement, en chantant d'une voix ardente et basse, sur le piano droit où elle-même, le matin, tapotait ses gammes, dans l'angle du salon sévère de ses parents.

Personne ne pénétra son secret de fillette, et elle fût morte plutôt que de le laisser deviner, surtout à Roger Mervil.

Elle avait treize ans quand il eut son prix de Rome. Le soir où il leur dit adieu, à la veille de partir pour l'Italie, on la trouva étendue raide sur le parquet de sa chambre. Elle fit une maladie grave. On crut que c'était le seul fait de l'évolution physique. La petite Simone se rétablit d'ailleurs. Mais elle ne vivait que d'une seule pensée. Pendant quatre ans, le souvenir de Roger l'accompagna partout, à ses promenades, à ses leçons, à ses premiers bals. C'était un rêve infiniment chaste et tendre, que rien ne troublait, car Simone avait la patience de l'extrême jeunesse: elle savait qu'elle épouserait Roger ou bien qu'elle se laisserait mourir. Ses parents lui donnaient une belle dot, et lui n'avait que son talent; mais, dans la famille de la jeune fille, les questions d'intérêt ne passaient pas pour les plus importantes.

Et le dénouement heureux arriva, sans lutte ni complications. Roger Mervil aima celle qui l'aimait, et, bien qu'il eût plus de trente ans et elle moins de dix-huit, on la lui donna sans beaucoup de difficultés.

Il y avait neuf ans de cela. Pendant neuf ans, le ménage Mervil avait pu passer pour un modèle de bonheur et de fidélité réciproque. Roger aimait toujours Simone, et Simone aimait encore Roger. Seulement le musicien de quarante ans, chez qui dominait le fanatisme de son art, et le musicien de trente et un, chez qui, au seuil du mariage, ce même fanatisme avait déjà remplacé toutes les autres illusions de la jeunesse, restaient un seul et même individu, ou du moins deux très identiques personnalités morales. Tandis qu'un abîme s'était creusé entre la jeune fille de dix-sept ans, élevée loin du monde, en un milieu austère, et la Parisienne de vingt-six. Un abîme surtout au point de vue du sentiment. La Simone d'aujourd'hui n'avait pas moins que l'autre la faculté d'aimer; toutefois le mot AMOUR prenait pour elle un autre sens. Elle avait maintenant autre chose à donner que la naïve exaltation d'une pensée chaste; autre chose à demander qu'une affection tranquille, supérieure et bienveillante. Et ce nouvel échange de sentiments ne pouvait se produire entre elle et son mari, parce qu'on ne s'aime pas deux fois de deux façons différentes, surtout à neuf ans de distance, et surtout quand on est marié. Il y avait tout un côté de la passion qu'elle ne devait jamais connaître si elle voulait rester fidèle. Un jour ou l'autre, son devoir, facile jusque-là, lui apparaîtrait comme un renoncement.

Lorsque Simone s'interrogeait sur l'état de son cœur—ce qu'elle n'eût pas songé à faire autrefois, ce qu'elle faisait maintenant à propos de tout—elle se répondait encore à elle-même: «J'aime mon mari.» Mais, à l'heure des songeries indistinctes, et quand elle rêvait d'amour, ce n'était plus l'image et le nom de Roger qui surgissaient spontanément dans le mystère de ses évocations intérieures.

Justice de femme

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