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IV
ОглавлениеMervil n'avait jamais trompé sa femme. Du moins il ne croyait pas l'avoir trompée lorsque—étant allé faire jouer une de ses opérettes à Madrid—il avait accepté durant trois semaines les faveurs offertes par une dugazon espagnole. Pour se persuader qu'il trompait Simone, Roger Mervil aurait eu besoin de sentir son cœur et sa pensée, comme sa chair, absorbés, possédés, satisfaits par une autre femme; il lui eût fallu concevoir le désir de mettre dans sa vie, pour toujours, à toute heure, une autre compagne que celle qui partageait sa maison, ses affections, ses soucis, ses joies, ses habitudes. Tant qu'il n'imaginait pas une autre femme à la place de la sienne; bien plus, tant qu'il n'imaginait pas même l'avenir possible autrement que traversé côte à côte avec cette chère créature, comment eût-il cru la trahir? Comment eût-il cru seulement lui faire le moindre tort? Ainsi que la plupart des hommes, il n'attachait aucune importance à la passagère réalisation d'un caprice sensuel. Et si quelqu'un, à ce sujet, eût prononcé devant lui les mots d'adultère et de trahison, il n'aurait pu se retenir de hausser les épaules.
Toutefois il avait souvent—dans sa carrière d'homme de théâtre, où les occasions le cherchaient—résisté à des tentations de ce genre. Simplement par la crainte d'un hasard fâcheux, qui pouvait éveiller chez Simone une jalousie, puérile peut-être, mais à coup sûr cruelle. Et aussi par répugnance du mensonge à prononcer, du prétexte à fabriquer, en face de cette limpidité, de cette confiance, qui rendaient si beau le regard de sa jeune femme.
Aujourd'hui, Mervil, moins jeune et plus enfiévré de travail, était plus que jamais à l'abri des aventures de coulisses. Toutefois, moralement, il s'y sentait plus accessible: car des années de vie parisienne et de sécurité conjugale avaient encore amoindri ses scrupules, émoussé sa délicatesse. Vraiment il n'eût convenu avec personne, et encore moins avec lui-même, qu'une heure passée dans l'alcôve d'une actrice pût peser dans ses affections et dans sa vie plus que l'action de savourer un bon cigare ou de humer un sherry-cobbler. Désormais, s'il eût songé aux jalousies possibles de Simone, c'eût été avec une nuance d'impatience, tant elles lui eussent paru factices, conventionnelles, disproportionnées à une semblable cause.
Mervil n'avait donc, à ses propres yeux, jamais trompé sa femme. Et, certes, il eût juré qu'il ne la trompait pas ce soir—même lorsqu'il montait en fiacre à côté de cette Netty Davidson, cette jolie juive rousse aux yeux verts, née dans un effrayant bouge de la Cité, à Londres, et qui, maintenant, non contente d'avoir à Paris un hôtel, des chevaux et des diamants, voulait se lancer dans le grand art, et faire entendre son grêle filet de voix sur la scène des Fantaisies-Lyriques.
Ce qu'elle avait essayé de séductions sur Mervil, pour se faire donner au moins la doublure d'un rôle, est inimaginable! Le compositeur ne mettait plus les pieds au théâtre sans y rencontrer Netty. Elle y avait, de temps à autre, chanté quelques répliques, et elle savait y garder ses libres entrées à force de largesses envers le personnel. Roger Mervil, qui ne voyait en elle qu'une cocotte prétentieuse, la prit en grippe, l'écarta, la rudoya presque. Mais, un beau jour, dans un corridor, comme elle le frôlait en minaudant, se plaignant et le raillant à la fois de cette humeur farouche, l'amollissant d'une prière humble, puis, tout à coup, le cinglant d'une parole moqueuse, il eut la soudaine perception de tout l'attrait sensuel que dégageait cette femme; un furieux désir d'elle s'empara de lui, le bouleversa tout entier, en une seconde, avec tant de brusquerie et de violence qu'il en fut ensuite stupéfait. Il lui saisit les bras, les lui meurtrit, chercha de sa bouche le rire étincelant des lèvres pourprées, des dents blanches...
Et Netty, avec une sourde exclamation de victoire, qui ressemblait à un soupir de passion, l'entraîna dans une loge...
Mervil, très humilié, très vexé de sa défaite, avait dû tourmenter Fournière et d'Espayrac pour qu'on fît étudier en double le rôle d'Ida par Netty Davidson. Il affectait de croire à son talent. Mais, quand il l'entendit chanter, sans nuances, sans âme, presque sans voix, devant les physionomies résignées ou ironiques du directeur et du poète, il se sentit tellement exaspéré contre elle qu'il aurait voulu la battre. Par bonheur, la cantatrice qui tenait effectivement le rôle était d'une si belle santé, d'une si infatigable vaillance, qu'on ne prévoyait pas avoir jamais besoin de la doublure. Puis la beauté de Netty—cette beauté jeune, suggestive, matérielle—la sauverait elle-même et sauverait la représentation du ridicule, s'il fallait qu'elle parût devant le public.
Le coup de désir que Mervil avait éprouvé pour cette femme ne pouvait tenir contre le supplice qu'elle infligeait à son sentiment d'artiste, à sa vanité de compositeur, à ses oreilles de musicien. Il se montra plus rude encore pour Netty après avoir succombé à la tentation de ses frisons roux, de sa peau lactée, de son rouge rire provocateur, de ses câlines façons de chatte. Les répétitions furent de durs moments pour la pauvre fille. Pourtant cette bizarre ambitieuse tint bon. La considération et la clientèle qu'elle acquit ainsi dans le quart-de-monde où elle évoluait la consolèrent. D'ailleurs Mervil eut encore parfois des défaillances... La dernière fut précisément celle dont sa femme eut l'horrible surprise et la foudroyante vision.
C'était Netty Davidson que Simone, par la portière de son coupé, avait vue sortir du théâtre côte à côte avec son mari. C'était l'équipage de Netty Davidson qui avait arrêté le sien, et dans lequel Roger, sous ses yeux, avait refusé de monter. Mervil, pour rien au monde, ne se fût assis dans cette voiture de cocotte. Mais, quand le fiacre où il était monté avec Netty se mit en marche, peu s'en fallut que Simone n'aperçût le baiser dont aussitôt l'actrice dérida la bouche, maussadement fermée, du compositeur.
Et maintenant, il était plus de minuit. Mervil s'était attardé à faire souper Netty, malgré l'irritation et l'ennui mortel qu'il éprouvait près de cette fille, dès après l'extinction de son fugace désir. Il ne voulait pas rentrer chez lui trop tôt. Il préférait trouver Simone endormie.
Simone ne dormait pas. Elle était couchée cependant. Accoudée dans le large lit de milieu de leur jolie chambre, les yeux fixés droit devant elle,—ses yeux d'un bleu-gris si fin et que le demi-jour de la veilleuse faisait paraître noirs,—elle traversait l'heure la plus étrange de sa vie. La plus étrange... mais, à sa grande stupeur, non pas la plus douloureuse. Tout à l'heure, elle avait souffert... oui, atrocement. Oh! ce retour dans la voiture, où elle collait sa bouche contre le satin des accoudoirs, et où elle mordait l'étoffe pour ne pas crier d'angoisse!... Et les lignes de ce télégramme, le mensonge du nom de Fournière, de ce directeur que Roger n'avait pas même rencontré aujourd'hui, qui n'avait pas paru de l'après-midi à son théâtre!... Après avoir lu cela, elle était montée, la tête perdue, droit dans sa chambre. Elle avait remis son chapeau, son manteau... Elle voulait courir, s'en aller... Où?... Qu'importait!... Bien loin, là-bas... quelque part où sa torture prendrait fin... Et, quand il reviendrait, il trouverait la maison vide... Simone ouvrait la porte... Elle était folle. Elle ne savait plus.
Mais soudain, dans l'escalier, des pas vifs, décidés... une voix joyeuse:
—Mère, mère!... Tu ne viens pas dîner? Il y a des bouchées aux crevettes!... Quelle chance, hein? des bouchées aux crevettes!
Et, comme elle avançait la tête, Simone aperçut Paulette qui, à mi-hauteur de l'étage, son buste gamin renversé sur la rampe, tous ses grands cheveux fauves pendant sur le vide, continuait à l'appeler en faisant de la gymnastique.
—Tiens! dit l'enfant, tu as remis ton chapeau? Tu dînes donc en ville?
En deux bonds, la petite accourut. Sa mère la prit dans ses bras. Mais l'étreinte fut si nerveuse et des larmes si précipitées tombèrent sur le visage de Paulette, que celle-ci, presque effrayée, se débattit.
—Qu'est-ce que tu as, dis, mère? Oh! ne pleure pas comme ça!... Ne pleure pas, je t'en prie!... Dis-moi ce qu'on t'a fait?
—Rien, oh! rien... Je n'ai rien.
—Rien?... Alors essuie ça, et puis ça, dit la petite en la caressant avec son mouchoir. Et puis, faut rire maintenant. Allons, riez, mémé... Riez, ma petite mémé chérie.
Simone souriait. Un tel soulagement lui venait, une telle détente, dans l'attendrissement des larmes, sous les caresses de sa fille, que c'était presque du bien-être.
Paulette, devant ce sourire, se mit à sauter, à pieds joints.
—Je savais bien que je te consolerais. Ah! on t'avait fait de la peine. Les méchants!... On t'avait fait de la peine... Eh bien, faut t'en ficher!
Et elle ajouta:
—Descends, mère, maintenant, veux-tu? Les bouchées aux crevettes vont être toutes froides.
Trois heures plus tard, Simone souffrait surtout du souvenir de cette souffrance. Elle ne se l'expliquait plus très bien. Elle avait honte de cette angoisse aveugle, stupide, qui l'aurait jetée à la solitude noire des rues désertes, à la fuite ridicule, à quelque coup de tête affolé. Mais elle en voulait atrocement à son mari de lui avoir infligé cette minute de démence, de déchirement, de torture humiliante, abominable. Une rancune grandissait en elle; la colère parfois lui faisait crisper ses petits poings sur la fine toile de ses draps. Son cœur avait crié le premier: il n'avait crié qu'un instant; maintenant il se taisait. C'était le tour de l'orgueil. Des curiosités lui venaient aussi. Des curiosités singulières qui plissaient amèrement ses lèvres pâles en une ombre de sourire. «Voilà donc la vie... Qu'est-ce qu'ils font ensemble à cette heure?... Et moi, qu'est-ce que je ferai demain?...» Elle se disait aussi: «Mon amour est mort, mort sur le coup.»
Et elle s'étonnait de ne pas sentir plus lourdement le poids de ce cadavre. A force de réfléchir, elle s'avisa que, peut-être, la fin de son amour n'avait pas été si brusque. Ce qu'il en restait au fond d'elle-même, tout à l'heure encore, n'était peut-être qu'un fantôme à peine palpitant, que peu de chose suffisait à faire évanouir, «Peu de chose?...» Alors elle se demanda ce qu'elle aurait éprouvé, dans les mêmes circonstances, quatre ans, six ans plus tôt. Elle comprit qu'elle serait morte ou qu'elle aurait pardonné. Aujourd'hui, elle était sûre qu'elle ne mourrait point... et qu'elle ne pardonnerait point.
Un fiacre roula dans le silence de cette vaste rue Ampère, dépourvue de circulation. Il s'arrêta devant la maison. Simone entendit le bruit à peine perceptible de la porte ouverte et doucement refermée. Puis on monta si légèrement qu'aucun pas ne cria dans l'escalier. Et son cœur eut un grand soubresaut, ses membres tremblèrent, quand Roger souleva la portière et qu'il apparut devant elle.
Entre ses cils presque joints, le sein battant à soulever les draps, Simone regarda son mari.
Il avait sa figure ordinaire.
Ce fut pour elle une surprise. Elle s'attendait à lui voir sur le visage quelque signe nouveau, ou du moins inaperçu jusqu'alors, quelque nuance de remords ou de triomphe, quelque rayonnement de volupté, quelque reflet de ces caresses savantes de courtisane, qui sont la superstition et l'épouvantement des jeunes épouses. Elle faisait semblant de dormir pour mieux l'observer... Il avait simplement l'air de mauvaise humeur. Après un rapide coup d'œil vers le lit pour s'assurer qu'elle dormait,—coup d'œil dépourvu d'une inquiétude ou d'un attendrissement particuliers,—Roger se déshabillait, avec les mouvements à la fois précipités et las d'un homme qui en a fini avec les corvées du jour et qui est pressé de s'étendre.
Devant cette simplicité des choses, Simone sentit ses grands soulèvements d'âme tomber brusquement, comme des vagues affolées sur lesquelles on jette un peu d'huile. Son désespoir et sa furie d'orgueil s'émiettèrent en tout petits sentiments d'une âcreté corrosive et d'une nauséabonde mesquinerie. Elle eût voulu crier à son mari des railleries et des insultes. En elle-même, elle lui disait, les lèvres closes et sous le suave masque rosé de son sommeil, mais avec des ricanements intérieurs: «Ainsi c'est toi, toi que je vois déshabillé, grotesque, avec ta maigreur et ta tête chauve, l'air déjà vieux, qui t'en vas te faire caresser par des créatures... Mais tu ne t'aperçois donc pas qu'elles veulent des rôles dans tes pièces et non pas ta personne? Elles te disent peut-être que tu es beau... Et toi, tu le crois!... Imbécile! Moi, au moins, je t'aimais pour ton cœur, pour ton talent... Maintenant je te méprise, oui, je te méprise!... Et je te déteste!...»
Mervil, cependant, jetait ses vêtements au hasard; il lança, comme d'habitude, ses manchettes au fond de la chaise longue. La familiarité de ses gestes, cette absence de toute recherche et de toute réserve où s'abandonne l'homme qui est seul ou qui est marié depuis un certain temps, n'avait jamais comme ce soir exaspéré Simone.
«Auprès de cette fille, tout à l'heure, il faisait des grâces, je parie...»
Elle se le représentait, avec une autre, plus ému, plus attentif, plus dévot qu'il n'avait jamais été avec elle-même. Elle ne l'eût pas imaginé rudoyant Netty Davidson. En son idée, ce que Mervil avait de sec, de cassant dans le caractère, devait disparaître en les transports d'un amour complet, inouï, du moment que cet amour était, non plus la réalité possédée par elle, mais ce qu'il lui volait pour le donner à une autre.
La fièvre amère qui la dévorait lui fit tant de mal qu'elle poussa un soupir.
Roger venait de laisser tomber une bottine.
—Je t'ai réveillée? dit-il.
Elle ouvrit lentement ses jolis yeux avec une expression d'étonnement et de douceur.
Son mari se pencha pour l'embrasser. Elle sortait d'elle-même, croyait se contempler d'une distance infinie. Elle se disait: «Il m'embrasse!... lui!... en revenant d'en embrasser une autre...» Et il lui semblait que cela n'était pas vrai, qu'elle lisait un roman ou qu'elle assistait à une scène de théâtre, que l'illusion pénible s'effacerait tout à l'heure, et que tout serait de nouveau comme auparavant.
Par instants, elle avait envie de crier: «Assez!... Assez!...» Car les torturantes choses qui s'agitaient en elle passaient, revenaient, se heurtaient, fuyaient pour revenir encore, avec une trépidation atroce. Peut-être n'avait-elle pas beaucoup de chagrin... Cependant toute l'âme lui faisait mal comme elle n'avait jamais eu mal.
Elle dit à Roger:
—Quelle heure est-il? Tu es resté bien tard avec M. Fournière... Il me semble, du moins.
—Nous avions à causer... Un projet de pièce... Un scénario qu'il a... Je ne sais de qui... J'ai oublié le nom de l'auteur... Il voulait savoir si ça me tenterait d'écrire une partition là-dessus.
—C'est du théâtre que tu m'as envoyé le télégramme?
—Oui... Paulette a été sage?
—Oh! je crois bien... Pauvre petite chérie!
—C'est qu'elle ne l'est pas toujours.
—Où t'a-t-il fait dîner, M. Fournière? Chez lui, ou au restaurant?
—Au restaurant.
—Où ça?
—Près du boulevard... Tu ne connais pas... Dormons, veux-tu, mon petit loup?
Mais elle voulait qu'il en dît davantage, qu'il s'enferrât dans son mensonge, qu'il lui donnât l'affreuse certitude de la trahison, cette certitude que jamais on n'accepte complètement, à moins qu'elle ne crève les yeux.
—C'est tout de suite après la répétition qu'il t'a emmené, M. Fournière?
—Mais oui... Qu'est-ce qu'il y a d'extraordinaire? Nous avons vu répéter, puis nous sommes sortis ensemble, voilà tout.
Il y eut un moment de silence et Simone dit encore:
—Comment s'appelle-t-elle, cette actrice qui double le rôle?
Mervil eut un petit rire gêné. Les questions l'irritaient; en même temps le souvenir de Netty le crispa.
—Elle ne s'appelle pas... Ça n'existe pas... C'est une dinde assommante que je voudrais au diable! Dormons, veux-tu?... Je suis éreinté ce soir.
«Oh! comme il sait mentir!» pensa Simone, «Est-ce la première fois seulement? Non, sans doute. Pauvre sotte que je suis! Moi qui n'ai jamais douté d'une seule de ses paroles...»