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III
ОглавлениеCe même jour, à mesure que l'après-midi s'avançait, Simone découvrait en elle-même des choses attristantes qu'elle n'y avait jamais vues: de pâles perspectives nostalgiques, et des abîmes d'ennui, insondables, enténébrés.
Pourquoi?... Pourquoi?... N'avait-elle pas tout pour être heureuse? N'entendait-elle pas, au cours des visites qu'elle égrenait, vanter sa propre chance, et le talent grandissant de son mari, et le succès mérité de ce délicieux Roman de la Princesse? Ne percevait-elle pas, dans les louanges du monde, l'accent tout nouveau de sincérité qu'imposent le gros succès d'argent et les bousculades des foules devant une œuvre d'artiste? Jusqu'à présent, quand on parlait de Mervil dans les salons, chacun se croyait obligé d'expliquer qui il était, de lui décerner un brevet de compositeur: «Vous savez bien, Roger Mervil, qui a fait de si jolies choses?...» Sans que nul retrouvât le titre d'aucune de ces «jolies choses». Désormais, c'était tout différent; il avait son étiquette: «L'auteur du Roman de la Princesse». Et l'on ajoutait: «Cette pièce qui fait le maximum tous les soirs aux Fantaisies-Lyriques.» Alors tous les visages s'animaient, s'éclairaient de la pensée: «Sapristi, ça doit en représenter de l'argent!...» Les journaux, d'ailleurs, ne faisaient plus suivre le nom de Mervil par la formule «le compositeur bien connu», appliquée à tous ceux qui ne le sont pas encore. Enfin c'était la renommée, la fortune, tout ce que Simone avait impatiemment attendu pour l'homme au génie duquel elle avait foi.
Et puis après?...
Pour tout le monde il était transfiguré, mais pour elle?... Oh! son talent, elle n'en avait jamais douté. Et son acharné travail, elle en avait été témoin. Oui, le talent, le travail... «Mon Dieu!» pensait-elle, «comme je voudrais avoir encore seize ans!... Ah! éprouver encore ce que j'ai éprouvé ce jour de juin où maman est entrée dans ma chambre avec une lettre dépliée:—«Une nouvelle, Simone... Roger Mervil revient d'Italie, et revient pour tout de bon.»—Ah! le bonheur fou, le bonheur dont on croit mourir! L'univers que l'on prend en pitié pour la multitude des êtres qui n'éprouvent pas ce qu'on ressent!... Et le soir où, tous deux seuls près du piano, il m'a chanté tout bas qu'il m'aimait... Cette mélodie passionnée... ce regard... Et l'insomnie bienheureuse ensuite dans mon petit lit de jeune fille, quand, les yeux ouverts dans l'ombre, je revivais sans trêve cet unique instant. Mais comment de pareilles sensations sont-elles possibles? Était-ce Roger? Était-ce moi?...»
La songerie où Simone s'absorbait, dans l'anéantissement de toutes les choses extérieures, se trouva interrompue par l'arrêt de son coupé. La jeune femme tressaillit et regarda dehors, dans le crépuscule de cinq heures, le crépuscule parisien piqué de becs de gaz, traversé par les reflets clairs des vitrines, coupé et recoupé par de hâtives silhouettes. Elle se trouvait devant un très bel hôtel du boulevard Haussmann, à peu de distance du carrefour de Messine. «Tiens! j'ai donc donné l'adresse de Gisèle Chambertier?» C'était une amie d'enfance, qu'elle tutoyait, dont jamais elle n'avait pu se séparer, et contre laquelle, toutefois, son mari nourrissait une prévention. «Bah! Roger ne pourra pas m'en vouloir. Il y a près d'un mois que je ne l'ai vue.»
Quand Simone fit cette réflexion, les deux coups de timbre annonçant sa visite avaient déjà retenti, et le valet de pied lui ouvrait toute grande la porte vitrée de la vérandah. Un second domestique lui fit traverser une galerie où des feuillages luisaient sous des rayons électriques, puis le hall et le grand salon, avant de crier son nom devant une portière olive et vieux rose drapée somptueusement.
Elle entra dans la jolie pièce Louis XVI où Gisèle tenait son five o'clock.
Il n'y avait que trois femmes, et les deux amies s'embrassèrent.
Gisèle avait vingt-huit ans. C'était une brune, qui, artificiellement, donnait à sa chevelure des tons de cuivre. Dans une toute petite tête fine de médaille, elle ouvrait d'immenses yeux sombres, noyés, des yeux dont le lourd et doux regard se posait comme un contact, des yeux de langueur, des yeux de vertige. Grande, avec un corps très souple, elle paraissait presque trop maigre; pourtant ses mains n'étaient pas sèches; au contraire, des fossettes trouaient leur chair blanche, finement pétrie en un moule très pur. Sous les ongles roses, comme dans la pourpre des lèvres, un sang vigoureux et coloré circulait, que n'eût point trahi le teint du visage avec sa délicatesse de camélia. Cette belle créature était vêtue d'un corsage tout en valenciennes sur mousseline de soie couleur paille, et d'une longue jupe en lourd broché noir dont la traîne ondulait derrière elle. Quand elle se leva pour embrasser Simone, sa taille flexible se cambra sur ses minces hanches avec tant de liberté que l'une de ses visiteuses chuchota vers sa voisine:
—Vous voyez bien qu'elle ne porte pas de corset.
Après cette remarque, la dame se leva pour prendre congé. Les deux autres l'imitèrent. Gisèle resta seule avec Simone.
—Ah! dit celle-ci en se laissant tomber au fond d'une bergère, que la vie est bête, ma pauvre mignonne!
—Quand on la prend comme toi, dit Gisèle avec une voix lente, sans timbre, mais d'une pénétrante douceur et qu'on avait envie d'entendre encore.
Elle s'était approchée de la table à thé; maintenant elle préparait une tasse pour son amie.
—Eh! tu ne prends pas l'existence autrement que moi, dit vivement Simone. Au fond tu es la plus honnête femme du monde, bien que tu t'amuses à poser pour le sphinx, et qu'avec tous tes paradoxes tu risques ta réputation.
—Bah! fit Gisèle, tu n'as pas besoin de me défendre à tes propres yeux. Je sais trop qu'un jour ou l'autre, nous serons brouillées à mort.
—Oh! ma chérie, ne dis pas cela.
—Allons!... Tu m'as déjà fait entendre que ton mari n'aime pas que nous nous voyions trop souvent.
—Jamais!... Gisèle!... Jamais je ne t'ai fait la moindre allusion...
—Mettons que je l'aie deviné. Mais je ne t'en veux pas, ma petite Simone, ajouta Mme Chambertier, en poussant un pouf à côté de son amie, pour s'asseoir tout près d'elle et lui passer un bras à la taille.—Nous sommes tellement différentes, vois-tu!
—C'est absurde ce que tu dis là, Gisèle. On croirait que tu répètes cela pour me faire de la peine.
—Eh bien! je ne le dirai plus, reprit Mme Chambertier en se levant, jusqu'à ce que tu t'en aperçoives par toi-même. Comment va ta petite Paulette?
—Très bien. Non... c'est-à-dire, elle est un peu enrhumée. Voyons, pourquoi sommes-nous si différentes?...
Gisèle haussa légèrement ses épaules, si fines, si nerveuses, sous la dentelle et la mousseline.
—Ton mari prétendrait que je te donne de mauvais conseils.
—Encore!...
—Eh bien! s'écria Gisèle, en dressant son buste félin. Moi, je cultive mon MOI (pour employer une expression dont les hommes n'auront pas seuls le privilège). Toi, tu cultives un tas de vieux préjugés; tu cultives des ombres: l'opinion d'autrui, la morale de la portière, le code conjugal tel que ces messieurs l'ont fait à notre usage et à leur plus grand profit. Tu acceptes des devoirs que tu ne discutes même pas. Penser t'effarouche, vivre te fait peur. Tu n'oses t'interroger; tu te défies de ce que ton cœur, de ce que ta raison, de ce que tes sens te répondent. Ton innocente petite personne te fait l'effet d'un monstre qu'il faut sans cesse tenir en bride... Moi, que je sois bonne ou méchante, peu m'importe! Ce qui m'occupe, c'est de satisfaire ma méchanceté ou ma bonté. Je m'étudie pour savoir au juste ce que je veux, et, quand je le sais, je le fais. Qu'est-ce que les autres peuvent m'apprendre là-dessus? Qu'en savent-ils? Cela les touche-t-il? Si je me découvrais un vice, je ne perdrais pas mon temps à savoir d'où il me vient, je m'appliquerais à le satisfaire par tous les moyens possibles.
—Là! dit Simone, te voilà partie... Si je ne te connaissais pas pourtant!... Mais, folle que tu es, puisque tu n'en as pas, des vices!...
—Ils viendront, dit Gisèle en riant. J'approche de la trentaine. On prétend que c'est l'âge où ils poussent.
Sur le seuil, sous les draperies de la portière, la voix du domestique annonça:
—Monsieur d'Espayrac.
Et Jean parut,—grand, les épaules larges, la taille svelte dans la redingote irréprochable, la démarche pleine d'aisance,—un type de force, d'élégance et de masculine beauté.
«Ah!» se dit Simone, «il vient donc souvent ici?» Et elle eut au cœur comme une bizarre crispation d'angoisse, irrésistible, inexplicable comme sa nervosité et sa nostalgie des heures précédentes.
Jean fut heureux de trouver les deux jeunes femmes ensemble, et seules. Il le leur dit, avec cette nuance d'ironie subtile dont le Parisien homme du monde voile toujours aussi bien le vide que la sincérité de ses sentiments. Et toutes deux répondirent en riant, avec la demi-incrédulité qui est la contre-partie féminine de cette demi-franchise.
Elles l'intéressaient l'une et l'autre très diversement.
Il pressentait en Simone une sœur d'âme, et il éprouvait pour Gisèle une violente affinité sensuelle. Il jugeait que son collaborateur Mervil avait une chance unique de posséder cette fine blonde créée pour les bonheurs intimes et qu'on sentait incapable d'une trahison; tandis que, plus il observait Gisèle, plus il plaignait M. Chambertier. Toutefois, lorsque, par l'imagination, il se substituait à l'un des deux maris, c'est dans le rôle du dernier qu'il se complaisait à se voir, et de la façon la plus précise. Près de Gisèle, ses sens lui parlaient un langage clair, qu'il ne voulait pas écouter, mais auquel il ne se trompait pas. Près de Simone, ce qui s'éveillait en lui, c'était la délicieuse et vague chanson de son jeune passé, ses premiers rêves purs, les caresses de sa mère, les sanglots tendres de son adolescence dans le jardin moussu du vieil hôtel d'Espayrac, par les beaux soirs des étés morts. C'étaient aussi des réminiscences plus anciennes; car Simone ressemblait à l'idéal de droiture, de simplicité, de chasteté féminines, qui avait fait battre le cœur de ses aïeux, et, de nouveau, près d'elle, ce cœur-là tressaillait en lui. Dans un vieux château gothique, il y avait des siècles, Jean avait aimé une femme comme elle,—une femme aux longues tresses blondes, aux yeux clairs de source, avec un missel ou une quenouille entre les doigts,—il l'avait aimée lorsque, parcelle de vie inconsciente, existante déjà mais non encore personnifiée, ce qui devait un jour être lui palpitait confusément dans le sein de quelque ancêtre. A peine pourtant se rendait-il compte de cet obscur désir d'âme qui l'entraînait vers Mme Mervil. Au contraire, il s'en voulait de se sentir si brutalement épris de Mme Chambertier.
«Quand on aime une femme du monde comme une fille,» se disait-il, «la seule chose à faire, c'est de la fuir. Car, ou elle mérite mieux, et l'on n'a pas le droit de lui offrir une passion qui serait une offense; ou c'est le contraire... et alors, que d'embarras pour si peu de chose, et quel écœurement après le caprice!»
«D'ailleurs,» pensait-il encore, «ce serait ridicule et triste de prendre sa femme à un brave homme aussi aveugle, aussi bêtement bon que Chambertier.»
Précisément comme M. d'Espayrac pensait au maître du logis, celui-ci pénétra dans le petit salon par une porte donnant sur une salle de billard.
Édouard Chambertier était un homme de trente-cinq à trente-huit ans, grand, lourd, gauche et doux, qui bedonnait un peu, et dont la tête, enfoncée dans les épaules, offrait un commencement de calvitie. La franchise et la bonté empreintes sur sa physionomie éveillaient une sympathie immédiate, mais la banalité qu'on y découvrait aussitôt empêchait cette sympathie de s'accentuer en un sentiment plus vif.
D'intelligence nulle, il ne devait sa haute situation comme président du Conseil d'administration dans une grande Compagnie d'assurances qu'à la masse des capitaux dont il avait enrichi l'affaire. C'était un de ces êtres effacés, sans prestige et sans mystère, qui n'ont ni amis ni ennemis, qui n'inquiètent, n'effraient ni n'attachent,—en un mot, qui ne comptent pas. Il ne comptait pas plus, dans son intérieur, pour sa femme et pour ses domestiques, qu'il ne comptait, dans son Conseil, pour ses co-actionnaires ou ses subordonnés. On le recherchait à cause de sa fortune; et, quoiqu'il fût très liant, on ne se plaisait guère en sa société, parce qu'il ennuyait. Quelques-uns l'avaient cru naïf et pensèrent l'exploiter. Mais une certaine finesse prudente qu'il apportait dans les questions d'argent découragea les tentatives. Il avait épousé Gisèle dans une crise d'amour violent, ne s'était pas ensuite étonné tout d'abord des dédains affichés de cette créature qu'il jugeait supérieure, avait pleinement joui du bonheur d'être son domestique et son banquier. Plus tard, il avait souffert d'une vague souffrance inavouée, qui n'était ni de la révolte, ni de la jalousie: car son indolence de nature excluait des sentiments aussi forts, et ce n'était point un imaginatif, que les soupçons, les pressentiments, les visions du possible pussent aiguillonner et torturer. Il ne s'était jamais dit ce que les familiers de sa maison se murmuraient à l'oreille: qu'un jour ou l'autre sa femme le tromperait, que c'était inévitable. Il ne voyait Gisèle, en effet, que dans les attitudes où il lui plaisait, à elle, de se montrer à lui; de ce que, plusieurs fois, elle avait haussé les épaules en parlant des hommes qui osaient lui faire la cour, M. Chambertier concluait qu'auprès d'elle tous perdraient à jamais leurs peines.
Cette notion, désormais implantée dans son cerveau, aurait pu prévaloir en lui contre l'évidence même. C'est ce qu'on appelle une grâce d'état; mais cela provenait tout simplement de la difficulté—plus grande encore chez cet homme que chez un autre—de concevoir un être objectivement, c'est-à-dire en dehors de tout rapport avec soi-même. La subjectivité du point de vue augmente avec le nombre des liens qui enchevêtrent deux personnalités, deux existences. C'est pourquoi il est radicalement impossible à un mari et à une femme de se connaître jamais l'un l'autre.
Lorsque M. Chambertier parut dans le petit salon, d'autres visites venaient d'arriver. Simone se tenait debout, prête à partir. En l'apercevant, elle regretta de n'être pas déjà loin. Ce gros homme si bon la gênait, et, chose singulière, lui faisait presque peur. Mais une peur spéciale. Il l'avait prise pour confidente, elle, l'amie intime de Gisèle, et, depuis quelque temps, la poursuivait partout, afin de se faire persuader par Mme Mervil que sa femme, au fond, l'aimait, en dépit des duretés qu'elle ne lui ménageait pas. Une compassion délicate, un désir de consoler Chambertier, et les illusions que Simone conservait naguère encore sur un tel sujet, la poussaient tout d'abord, d'elle-même, à assumer ce rôle. Sa façon tendrement légère de toucher aux blessures d'âme avait paru à cet être épais mais sensible quelque chose de nouveau, de suave, de merveilleusement doux. Il avait indiscrètement imposé à Simone la continuation de ce traitement sentimental, et la pauvre jeune femme, incapable d'un procédé cruel, ne savait plus comment se débarrasser de son malade.
Sa position entre les deux époux devenait tous les jours plus fausse. Chambertier la prenait à part, ou venait la voir à l'improviste et en secret, pour l'entretenir de Gisèle, et Gisèle ne lui cachait plus le dédain absolu que lui inspirait Chambertier. Simone, si franche, se trouvait avoir des secrets pour chacun des deux avec l'autre. Sans compter que Chambertier, tout en adorant la femme dont il souffrait, commençait à s'éprendre, inconsciemment peut-être, de sa consolatrice. Tout cela était fait pour inquiéter la scrupuleuse conscience de Mme Mervil, mais aussi pour amuser de charités subtiles, de menus dangers et de vapeurs de passions remuées son cœur qui s'ennuyait.
Aujourd'hui elle fut surtout contrariée de voir le mari de son amie, parce que ses préoccupations personnelles, bien qu'indéfinies, inexprimables, suffisaient à son activité sentimentale. Et aussi parce que, immédiatement, elle songea que ce serait lui, et non pas M. d'Espayrac, qui l'accompagnerait pour quitter le salon. Or, elle voulait demander à Jean l'explication d'un mot prononcé par lui tout à l'heure. Quand elle s'était levée, il avait fait le même mouvement. Et il attendait qu'elle eût dit adieu pour la suivre. Mais lorsqu'il vit entrer Chambertier, d'Espayrac, peu soucieux de s'attarder avec ce mari agaçant de la femme qu'il désirait, salua brièvement et disparut.
Simone, au contraire, se rassit un instant, ne voulant pas avoir l'air de s'élancer à sa suite. Et, tout en répondant aux banalités d'une conversation sans intérêt, elle songeait maintenant à son mari avec une inquiétude toute nouvelle et subitement éveillée. M. d'Espayrac avait dit quelques minutes auparavant—et c'était cette phrase qu'elle aurait bien voulu lui faire éclaircir: «Je ne suis pas resté chez vous, madame, à attendre Mervil, parce que je me suis tout à coup rappelé qu'il devait assister cette après-midi à une répétition. On a distribué en double tous les rôles du Roman de la Princesse, et il était inquiet pour sa «prima donna», celle qui chante le rôle si difficile d'Ida,—vous savez, cette jeune cantatrice qu'il a presque imposée à notre directeur.»
Mme Mervil ne savait pas. Elle ne fit aucune remarque, ne voulant pas paraître ignorer l'existence de cette jeune cantatrice à laquelle s'intéressait son mari. Mais sa petite tête commençait à travailler.
Pourquoi Roger ne lui avait-il point parlé de cette femme? Pourquoi l'imposait-il au directeur, puisqu'il ne comptait pas sur son talent, puisqu'il était inquiet de la façon dont elle doublerait le rôle? Si Mme Mervil avait pu sortir avec Jean d'Espayrac, par une adroite question elle aurait appris quelque chose. Mais cet insigne maladroit de Chambertier avait tout fait manquer en arrivant.
La nervosité dont Simone avait souffert toute la journée s'exaspérait. Malgré la chaleur du salon, ses petits pieds se glaçaient dans ses souliers minces. Une flamme, au contraire, lui montait aux joues; et elle sentait aux yeux des picotements, comme si elle allait pleurer.
—J'ai la migraine, dit-elle.
Des petits cris de pitié s'élevèrent parmi ces dames. Gisèle voulut lui faire prendre un calmant, de l'antipyrine ou une perle d'éther. Mais Simone déclara qu'elle avait hâte de rentrer chez elle. En disant adieu à son amie, elle ne put se tenir, malgré la présence des étrangères, de la serrer en une longue étreinte, de l'embrasser à plusieurs reprises. Un élan de cœur, le regret d'un mouvement de jalousie à l'égard de Gisèle, un besoin de câline sympathie, provoquèrent cette explosion de tendresse.
Comme elle traversait le grand salon, elle aperçut à côté d'elle, inévitablement, le visage coloré de Chambertier, avec son air de bon chien craintif.
—Permettez que je vous accompagne, disait-il.
Puis, quand ils arrivèrent près de la serre, qu'il fallait traverser pour sortir:
—Ne restez pas si longtemps sans venir voir Gisèle, je vous en prie! fit-il, suppliant. Vous avez sur elle une si bonne influence!...
Il ajouta que cela n'avait pas marché du tout ce mois-ci. Mme Chambertier avait eu des colères, des bouderies, des fantaisies absolument déraisonnables.
—Tout ce que je lui dis l'exaspère... Ce n'est pas sa faute... Je sais bien... Ce sont les nerfs... Et puis, je m'y prends mal sans doute... Au fond, je ne connais pas les femmes, moi. Je ne suis pas un don Juan... Je ne sais pas ce qu'il faut leur dire.
Simone lui pressa la main, n'ayant pas la tête à lui répondre.
Et le gros homme baisa cette main, avec un peu trop de reconnaissance peut-être, murmurant:
—Que vous êtes bonne!... Ah! que la vie est mal faite... Si seulement c'était vous que j'avais rencontrée!...
Simone s'échappa, honteuse de se répéter cette exclamation avec une sorte de plaisir. La nullité de ce brave homme rendait son hommage banal et fade jusqu'à l'écœurement. Mais il était le mari de Gisèle, une des femmes les plus belles et les plus intelligentes de Paris...
«Eh quoi! je suis donc un monstre?» pensa Mme Mervil.
Pourtant l'humiliante satisfaction qu'elle éprouvait redoubla sur cette réflexion: «Ah! bien, si Jean d'Espayrac fait la cour à Gisèle, il verra que ce n'est pas tout rose. Avec ce caractère qu'elle a, elle lui en donnera de l'agrément!...»
Alors elle tressaillit à la pensée que si Mme Chambertier s'éprenait de M. d'Espayrac, elle irait jusqu'au bout de cet amour, n'ayant pas de scrupule qui pût l'en empêcher. «Ce serait abominable!» se dit Simone.
Elle était de nouveau enfermée dans sa voiture, livrée à la fièvre de ses impressions, et enveloppée par cette autre fièvre intense qui est le mouvement de Paris, dans la nuit éclaboussée de lumières, un soir de décembre, vers six heures. A chaque instant le coupé s'arrêtait, pris dans un encombrement. On entendait les jurons et les rires des cochers, puis on repartait, d'une secousse lente, pour s'arrêter encore, trois pas plus loin. Les ombres noires des passants pressés filaient entre le nez des chevaux et les roues des véhicules. Les paquets de papier pâle—ces étrennes de vingt-neuf sous ou de vingt-neuf louis dont la plupart avaient les mains encombrées—faisaient des taches claires contre leurs vêtements obscurs. Une charrette à bras, chargée de chevaux mécaniques, en des attitudes cabrées, tous crins au vent, accrocha la voiture de Simone, mais se dégagea tout aussitôt, sans autre accident qu'un léger choc. Et elle regarda ces jouets pimpants, dont les lanternes claires du coupé faisaient briller le bois verni, les roues d'acier, les selles de velours. Elle soupira à la fois de n'avoir pas de fils et de n'être plus elle-même une enfant. Puis elle sourit en songeant à sa petite Paulette, qui, si elle osait, se ferait donner des étrennes de garçon. «Bah! elle aura bientôt un cheval vivant. Roger va lui faire commencer des leçons de manège.»
Roger... Paulette... Toute l'agitation de Simone se fondit en un accès de tendresse éperdue pour ces deux êtres. «Mais oui, je suis heureuse... Je les possède, ils sont à moi... Ils m'aiment... Je les adore!»
Elle siffla dans le tube acoustique et dit à son cocher de la conduire au théâtre des Fantaisies-Lyriques. «Je demanderai au concierge si M. Mervil y est encore et nous reviendrons ensemble. Roger sera content. Je n'ai pas été gentille avec lui tout à l'heure. Et je sais ce que je vais faire... Je l'interrogerai franchement à propos de cette actrice. Il aura oublié de m'en parler... Elle ne doit pas être bien intéressante... Une doublure!...»
Un bien-être singulier inondait maintenant le cœur de Simone. Elle se voyait revenant à côté de son mari, dans l'intimité de cette voiture close, et lui parlant, l'écoutant avec la confiance profonde, mais un peu craintive, qu'il avait su lui inspirer. Les impressions mauvaises de la journée allaient disparaître. Oh! comme elle avait hâte de le revoir! Comme cette course lui paraissait lente à travers les rues encombrées!
On approchait pourtant. La voiture tourna dans une courte rue élégante, où blanchissaient des lumières électriques, à proximité du boulevard. Mais, avant d'atteindre le théâtre, il fallut subir encore un arrêt. Simone abaissa l'une des glaces, et, dans son impatience, pencha un peu la tête. La sensation d'un froid mortel, qui n'était pas celui du dehors, hérissa, sous la chaleur des fourrures, sa chair délicate. Elle apercevait Roger, qui, précisément, sortait par la porte des artistes, et qui ne sortait pas seul. Une femme, enveloppée d'une magnifique pelisse de loutre, et sur la tête rousse de laquelle tremblait une aigrette scintillante, traversa le trottoir à ses côtés. Tous deux s'approchèrent d'un équipage dont un valet de pied ouvrit la portière. Mais Roger Mervil fit un geste de dénégation et appela un fiacre. La femme dit un mot au domestique. L'équipage partit à vide, faisant enfin place au coupé de Mme Mervil. Mais, quand ce coupé arriva devant le théâtre, Simone avait eu le temps de voir son mari monter dans le fiacre avec cette étrangère, et s'éloigner dans une autre direction.
Elle était anéantie. La force lui manquait pour faire un mouvement. Elle avait dans la tête une sensation de vide, et dans le cœur une douleur folle, atroce, une douleur à crier. La première idée nette qui lui revint, ce fut celle de son cocher, qui attendait.
«Pourvu qu'il n'ait rien remarqué!» pensa-t-elle.
Et, pour faire semblant de n'avoir elle-même rien vu, elle eut le courage de descendre, bien que toute chancelante sur ses jambes amollies par l'émotion, de franchir le trottoir, d'entrer s'informer chez la concierge.
Quand elle se trouva dans le corridor bien éclairé, quand elle poussa la porte de la loge, où une vieille figure familière l'accueillit d'un salut empressé, elle eut tout à coup le sentiment qu'elle avait rêvé, ou mal observé, ou mal interprété quelque chose de tout naturel.
Elle demanda:
—M. Mervil est-il encore là? avec presque l'espoir qu'on pouvait lui répondre «oui».
—M. Mervil quitte le théâtre à l'instant, fut la réplique immédiate.
Simone reprit, en tâchant d'arrêter le tremblement de ses lèvres:
—N'est-il pas sorti avec... avec le directeur, M. Fournière?
La concierge, méfiante et subitement sur ses gardes, ne dit pas avec qui M. Mervil était sorti. Mais elle crut pouvoir parler du directeur:
—M. Fournière n'est pas venu au théâtre aujourd'hui, madame.
Un moment après, comme Simone, rentrée chez elle, disait à sa femme de chambre: «Qu'on ne serve pas encore. Dites à la cuisine qu'il faut attendre Monsieur,» on lui apporta un télégramme—un petit bleu—sur lequel elle reconnut l'écriture de son mari.
Elle déchira les bords durcis de gomme, et lut d'emblée toute la phrase:
«Dîne ce soir sans moi, ma chère amie, avec Paulette, qui tiendra gentiment compagnie à sa petite maman. Fournière m'emmène pour toute la soirée, au sortir de la répétition. Excuse-moi, nous avons à causer d'affaires.»
«Ton Roger.»