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DIOTIME.

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On a comparé Dante (c'est le philosophe Gioberti, si je ne me trompe) à l'arbre indien açvattha qui, à lui tout seul, par l'infinité de ses rameaux et de ses rejetons, forme une forêt. L'image serait applicable à Gœthe, et j'y voudrais ajouter, pour tout dire, que la vaste cime de l'arbre s'étend au loin dans l'espace éthéré, tandis que ses racines plongent au plus avant de la masse solide. La Divine Comédie et Faust, qui s'élèvent aux plus grandes hauteurs de la spéculation métaphysique, prennent leur ferme appui dans le fond même des croyances populaires. Ni Dante ni Gœthe n'ont inventé leur sujet; l'un et l'autre l'ont reçu d'un poëte plus puissant qu'eux-mêmes, du peuple. Ils ont écouté la voix de cet Adam toujours jeune, que le Créateur a doué du pouvoir de nommer les choses de leur nom véritable et de figurer, dans ses fictions naïves, les grands aspects de l'âme et de la vie humaine.

Le voyage en enfer, la vision surnaturelle des lieux où s'exerce la justice divine, était, vous le savez, une donnée familière aux imaginations du moyen âge. Depuis le VIe siècle, la tradition s'en était accréditée. Sortie des monastères, elle s'était répandue dans tous les rangs de la société laïque. La plus fameuse de ces légendes, celle du purgatoire de saint Patrice, d'origine celtique, avait été écrite en vers et en prose, dans la langue latine d'abord, puis dans les langues vulgaires. Celle du frère Albéric, moine du Mont-Cassin, qui se rapporte à la première moitié du XIIe siècle, et celle de Nicolas de Guidonis, moine de Modène, qui racontait en 1300, l'année même que Dante voulut prendre pour date de sa vision, les merveilles qu'il avait vues dans l'autre monde, étaient devenues populaires en Italie, de telle sorte que la représentation de l'enfer sur le pont alla Carraia, pendant les fêtes de mai 1304, fut l'un des principaux divertissements des Florentins et l'occasion d'une horrible catastrophe.

Quant à la légende qui forme le cadre du poëme de Gœthe, elle remonte, dans sa donnée générale du pacte avec le démon, au commencement du VIe siècle; mais elle ne devient essentiellement germanique, elle ne prend le nom du docteur Faust que vers la fin du XVIe, en se rattachant tout à la fois à l'invention de l'imprimerie, considérée longtemps par le peuple comme une œuvre diabolique, et à la Réformation, que la catholicité tout entière attribuait aux suggestions de Satan.

Le héros de la légende allemande (je laisse de côté celles qui se produisent dans le même temps en Angleterre, en Hollande, en Pologne) est un certain Jean Faust, qui mène avec lui le diable sous apparence de chien, qui procure par magie à l'empereur d'Allemagne ses victoires en Italie, et qui s'entretient longuement à Wittenberg avec son compatriote Mélanchton. C'est à ce docteur nécromant que se rapportent les peintures et les rimes que l'on voit encore aujourd'hui à Leipzig, dans la fameuse cave d'Auerbach. C'est ce Jean Faust qui se signe «philosophus philosophorum,» qui figure dans les Sermons de table (Sermones convivales) des théologiens protestants; qui devient, en empruntant quelques traits au Kobold du foyer domestique, le héros du théâtre des marionnettes, se répand en mille variantes par toute l'Allemagne, et dont l'histoire authentique paraît enfin imprimée à Francfort-sur-le-Mein, pendant la foire d'automne de l'année 1587. Une préface de l'éditeur l'offre en exemple à toute la chrétienté et lui présente, comme un salutaire avertissement, la fin lamentable du téméraire docteur, abominablement trompé par les ruses du diable.

Le sens de ces deux légendes est exactement le même. Malgré le mélange qui s'y introduit, comme dans presque toutes les créations du moyen âge et de la renaissance, d'éléments empruntés à la mythologie païenne, il est parfaitement chrétien. La vision de l'enfer, du purgatoire et du paradis, a pour objet de ramener par la certitude des récompenses et des châtiments éternels, par une salutaire frayeur et par une espérance vive, les âmes qu'ont entraînées au péché l'orgueil de la science et les concupiscences de la chair. La tentation de Faust, permise par Dieu comme la tentation de Job, et le voyage en enfer ne sont, dans la conscience populaire, autre chose qu'une exhortation à bien vivre.

C'est en prenant ces données, telles que les avait conçues le génie du peuple, que Dante et Gœthe ont créé chacun un poëme d'une originalité inimitable, dont on peut prédire, à coup sur, qu'il ne cessera jamais d'intéresser les esprits, à moins que, par impossible, les hommes ne cessent un jour de s'intéresser à ce qu'il y a ici-bas de plus divin tout ensemble et de plus humain: au mystère même de l'art dans ses rapports avec cet insatiable désir de l'infini, qui repose au plus profond de la nature humaine.

Voulez-vous que nous nous arrêtions un moment à considérer ce travail d'appropriation qui s'accomplit de la même manière dans la généreuse intelligence de nos deux poëtes, et que nous nous remettions sous les yeux ce qu'étaient les temps où ils vécurent?

Dante et Goethe: dialogues

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