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CHAPITRE II. DE LA VARIATION À L'ÉTAT DE NATURE
ESPÈCES DOUTEUSES

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Les formes les plus importantes pour nous, sous bien des rapports, sont celles qui, tout en présentant, à un degré très prononcé, le caractère d'espèces, sont assez semblables à d'autres formes ou sont assez parfaitement reliées avec elles par des intermédiaires, pour que les naturalistes répugnent à les considérer comme des espèces distinctes. Nous avons toute raison de croire qu'un grand nombre de ces formes voisines et douteuses ont conservé leurs caractères de façon permanente pendant longtemps, pendant aussi longtemps même, autant que nous pouvons en juger, que les bonnes et vraies espèces. Dans la pratique, quand un naturaliste peut rattacher deux formes l'une à l'autre par des intermédiaires, il considère l'une comme une variété de l'autre; il désigne la plus commune, mais parfois aussi la première décrite, comme l'espèce, et la seconde comme la variété. Il se présente quelquefois, cependant, des cas très difficiles, que je n'énumérerai pas ici, où il s'agit de décider si une forme doit être classée comme une variété d'une autre forme, même quand elles sont intimement reliées par des formes intermédiaires; bien qu'on suppose d'ordinaire que ces formes intermédiaires ont une nature hybride, cela ne suffit pas toujours pour trancher la difficulté. Dans bien des cas, on regarde une forme comme une variété d'une autre forme, non pas parce qu'on a retrouvé les formes intermédiaires, mais parce que l'analogie qui existe entre elles fait supposer à l'observateur que ces intermédiaires existent aujourd'hui, ou qu'ils ont anciennement existé. Or, en agir ainsi, c'est ouvrir la porte au doute et aux conjectures.

Pour déterminer, par conséquent, si l'on doit classer une forme comme une espèce ou comme une variété, il semble que le seul guide à suivre soit l'opinion des naturalistes ayant un excellent jugement et une grande expérience; mais, souvent, il devient nécessaire de décider à la majorité des voix, car il n'est guère de variétés bien connues et bien tranchées que des juges très compétents n'aient considérées comme telles, alors que d'autres juges tout aussi compétents les considèrent comme des espèces.

Il est certain tout au moins que les variétés ayant cette nature douteuse sont très communes. Si l'on compare la flore de la Grande-Bretagne à celle de la France ou à celle des États-Unis, flores décrites par différents botanistes, on voit quel nombre surprenant de formes ont été classées par un botaniste comme espèces, et par un autre comme variétés. M. H. – C. Watson, auquel je suis très reconnaissant du concours qu'il m'a prêté, m'a signalé cent quatre-vingt-deux plantes anglaises, que l'on considère ordinairement comme des variétés, mais que certains botanistes ont toutes mises au rang des espèces; en faisant cette liste, il a omis plusieurs variétés insignifiantes, lesquelles néanmoins ont été rangées comme espèces par certains botanistes, et il a entièrement omis plusieurs genres polymorphes. M. Babington compte, dans les genres qui comprennent le plus de formes polymorphes, deux cent cinquante et une espèces, alors que M. Bentham n'en compte que cent douze, ce qui fait une différence de cent trente-neuf formes douteuses! Chez les animaux qui s'accouplent pour chaque portée et qui jouissent à un haut degré de la faculté de la locomotion, on trouve rarement, dans un même pays, des formes douteuses, mises au rang d'espèces par un zoologiste, et de variétés par un autre; mais ces formes sont communes dans les régions séparées. Combien n'y a-t-il pas d'oiseaux et d'insectes de l'Amérique septentrionale et de l'Europe, ne différant que très peu les uns des autres, qui ont été comptés, par un éminent naturaliste comme des espèces incontestables, et par un autre, comme des variétés, ou bien, comme on les appelle souvent, comme des races géographiques! M. Wallace démontre, dans plusieurs mémoires remarquables, qu'on peut diviser en quatre groupes les différents animaux, principalement les lépidoptères, habitant les îles du grand archipel Malais: les formes variables, les formes locales, les races géographiques ou sous-espèces, et les vraies espèces représentatives. Les premières, ou formes variables, varient beaucoup dans les limites d'une même île. Les formes locales sont assez constantes et sont distinctes dans chaque île séparée; mais, si l'on compare les unes aux autres les formes locales des différentes îles, on voit que les différences qui les séparent sont si légères et offrent tant de gradations, qu'il est impossible de les définir et de les décrire, bien qu'en même temps les formes extrêmes soient suffisamment distinctes. Les races géographiques ou sous-espèces constituent des formes locales complètement fixes et isolées; mais, comme elles ne diffèrent pas les unes des autres par des caractères importants et fortement accusés, «il faut s'en rapporter uniquement à l'opinion individuelle pour déterminer lesquelles il convient de considérer comme espèces, et lesquelles comme variétés». Enfin, les espèces représentatives occupent, dans l'économie naturelle de chaque île, la même place que les formes locales et les sous-espèces; mais elles se distinguent les unes des autres par une somme de différences plus grande que celles qui existent entre les formes locales et les sous-espèces; les naturalistes les regardent presque toutes comme de vraies espèces. Toutefois, il n'est pas possible d'indiquer un criterium certain qui permette de reconnaître les formes variables, les formes locales, les sous- espèces et les espèces représentatives.

Il y a bien des années, alors que je comparais et que je voyais d'autres naturalises comparer les uns avec les autres et avec ceux du continent américain les oiseaux provenant des îles si voisines de l'archipel des Galapagos, j'ai été profondément frappé de la distinction vague et arbitraire qui existe entre les espèces et les variétés. M. Wollaston, dans son admirable ouvrage, considère comme des variétés beaucoup d'insectes habitant les îlots du petit groupe de Madère; or, beaucoup d'entomologistes classeraient la plupart d'entre eux comme des espèces distinctes. Il y a, même en Irlande, quelques animaux que l'on regarde ordinairement aujourd'hui comme des variétés, mais que certains zoologistes ont mis au rang des espèces. Plusieurs savants ornithologistes estiment que notre coq de bruyère rouge n'est qu'une variété très prononcée d'une espèce norwégienne; mais la plupart le considèrent comme une espèce incontestablement particulière à la Grande- Bretagne. Un éloignement considérable entre les habitats de deux formes douteuses conduit beaucoup de naturalistes à classer ces dernières comme des espèces distinctes. Mais n'y a-t-il pas lieu de se demander: quelle est dans ce cas la distance suffisante? Si la distance entre l'Amérique et l'Europe est assez considérable, suffit-il, d'autre part, de la distance entre l'Europe et les Açores, Madère et les Canaries, ou de celle qui existe entre les différents îlots de ces petits archipels?

M. B. – D. Walsh, entomologiste distingué des États-Unis, a décrit ce qu'il appelle les variétés et les espèces phytophages. La plupart des insectes qui se nourrissent de végétaux vivent exclusivement sur une espèce ou sur un groupe de plantes; quelques-uns se nourrissent indistinctement de plusieurs sortes de plantes; mais ce n'est pas pour eux une cause de variations. Dans plusieurs cas, cependant, M. Walsh a observé que les insectes vivant sur différentes plantes présentent, soit à l'état de larve, soit à l'état parfait, soit dans les deux cas, des différences légères, bien que constantes, au point de vue de la couleur, de la taille ou de la nature des sécrétions. Quelquefois les mâles seuls, d'autres fois les mâles et les femelles présentent ces différences à un faible degré. Quand les différences sont un peu plus accusées et que les deux sexes sont affectés à tous les âges, tous les entomologistes considèrent ces formes comme des espèces vraies. Mais aucun observateur ne peut décider pour un autre, en admettant même qu'il puisse le faire pour lui-même, auxquelles de ces formes phytophages il convient de donner le nom d'espèces ou de variété. M. Walsh met au nombre des variétés les formes qui s'entrecroisent facilement; il appelle espèces celles qui paraissent avoir perdu cette faculté d'entrecroisement. Comme les différences proviennent de ce que les insectes se sont nourris, pendant longtemps, de plantes distinctes, on ne peut s'attendre à trouver actuellement les intermédiaires reliant les différentes formes. Le naturaliste perd ainsi son meilleur guide, lorsqu'il s'agit de déterminer s'il doit mettre les formes douteuses au rang des variétés ou des espèces. Il en est nécessairement de même pour les organismes voisins qui habitent des îles ou des continents séparés. Quand, au contraire, un animal ou une plante s'étend sur un même continent, ou habite plusieurs îles d'un même archipel, en présentant diverses formes dans les différents points qu'il occupe, on peut toujours espérer trouver les formes intermédiaires qui, reliant entre elles les formes extrêmes, font descendre celles-ci au rang de simples variétés.

Quelques naturalistes soutiennent que les animaux ne présentent jamais de variétés; aussi attribuent-ils une valeur spécifique à la plus petite différence, et, quand ils rencontrent une même forme identique dans deux pays éloignés ou dans deux formations géologiques, ils affirment que deux espèces distinctes sont cachées sous une même enveloppe. Le terme espèce devient, dans ce cas, une simple abstraction inutile, impliquant et affirmant un acte séparé du pouvoir créateur. Il est certain que beaucoup de formes, considérées comme des variétés par des juges très compétents, ont des caractères qui les font si bien ressembler à des espèces, que d'autres juges, non moins compétents, les ont considérées comme telles. Mais discuter s'il faut les appeler espèces ou variétés, avant d'avoir trouvé une définition de ces termes et que cette définition soit généralement acceptée, c'est s'agiter dans le vide.

Beaucoup de variétés bien accusées ou espèces douteuses mériteraient d'appeler notre attention; on a tiré, en effet, de nombreux et puissants arguments de la distribution géographique, des variations analogues, de l'hybridité, etc., pour essayer de déterminer le rang qu'il convient de leur assigner; mais je ne peux, faute d'espace, discuter ici ces arguments. Des recherches attentives permettront sans doute aux naturalistes de s'entendre pour la classification de ces formes douteuses. Il faut ajouter, cependant, que nous les trouvons en plus grand nombre dans les pays les plus connus. En outre, si un animal ou une plante à l'état sauvage est très utile à l'homme, ou que, pour quelque cause que ce soit, elle attire vivement son attention, on constate immédiatement qu'il en existe plusieurs variétés que beaucoup d'auteurs considèrent comme des espèces. Le chêne commun, par exemple, est un des arbres qui ont été le plus étudiés, et cependant un naturaliste allemand érige en espèces plus d'une douzaine de formes, que les autres botanistes considèrent presque universellement comme des variétés. En Angleterre, on peut invoquer l'opinion des plus éminents botanistes et des hommes pratiques les plus expérimentés; les uns affirment que les chênes sessiles et les chênes pédonculés sont des espèces bien distinctes, les autres que ce sont de simples variétés.

Puisque j'en suis sur ce sujet, je désire citer un remarquable mémoire publié dernièrement par M. A. de Candolle sur les chênes du monde entier. Personne n'a eu à sa disposition des matériaux plus complets relatifs aux caractères distinctifs des espèces, personne n'aurait pu étudier ces matériaux avec plus de soin et de sagacité. Il commence par indiquer en détail les nombreux points de conformation susceptibles de variations chez les différentes espèces, et il estime numériquement la fréquence relative de ces variations. Il indique plus d'une douzaine de caractères qui varient, même sur une seule branche, quelquefois en raison de l'âge ou du développement de l'individu, quelquefois sans qu'on puisse assigner aucune cause à ces variations. Bien entendu, de semblables caractères n'ont aucune valeur spécifique; mais, comme l'a fait remarquer Asa Gray dans son commentaire sur ce mémoire, ces caractères font généralement partie des définitions spécifiques. De Candolle ajoute qu'il donne le rang d'espèces aux formes possédant des caractères qui ne varient jamais sur un même arbre et qui ne sont jamais reliées par des formes intermédiaires. Après cette discussion, résultat de tant de travaux, il appuie sur cette remarque: «Ceux qui prétendent que la plus grande partie de nos espèces sont nettement délimitées, et que les espèces douteuses se trouvent en petite minorité, se trompent certainement. Cela semble vrai aussi longtemps qu'un genre est imparfaitement connu, et que l'on décrit ses espèces d'après quelques spécimens provisoires, si je peux m'exprimer ainsi. À mesure qu'on connaît mieux un genre, on découvre des formes intermédiaires et les doutes augmentent quant aux limites spécifiques.» Il ajoute aussi que ce sont les espèces les mieux connues qui présentent le plus grand nombre de variétés et de sous-variétés spontanées. Ainsi, le Quercus robur a vingt-huit variétés, dont toutes, excepté six, se groupent autour de trois sous-espèces, c'est à-dire Quercus pedunculata, sessiliflora et pubescens. Les formes qui relient ces trois sous-espèces sont comparativement rares; or, Asa Gray remarque avec justesse que si ces formes intermédiaires, rares aujourd'hui, venaient à s'éteindre complètement, les trois sous-espèces se trouveraient entre elles exactement dans le même rapport que le sont les quatre ou cinq espèces provisoirement admises, qui se groupent de très près autour du Quercus robur. Enfin, de Candolle admet que, sur les trois cents espèces qu'il énumère dans son mémoire comme appartenant à la famille des chênes, les deux tiers au moins sont des espèces provisoires, c'est-à-dire qu'elles ne sont pas strictement conformes à la définition donnée plus haut de ce qui constitue une espèce vraie. Il faut ajouter que de Candolle ne croit plus que les espèces sont des créations immuables; il en arrive à la conclusion que la théorie de dérivation est la plus naturelle «et celle qui concorde le mieux avec les faits connus en paléontologie, en botanique, en zoologie géographique, en anatomie et en classification».

Quand un jeune naturaliste aborde l'étude d'un groupe d'organismes qui lui sont parfaitement inconnus, il est d'abord très embarrassé pour déterminer quelles sont les différences qu'il doit considérer comme impliquant une espèce ou simplement une variété; il ne sait pas, en effet, quelles sont la nature et l'étendue des variations dont le groupe dont il s'occupe est susceptible, fait qui prouve au moins combien les variations sont générales. Mais, s'il restreint ses études à une seule classe habitant un seul pays, il saura bientôt quel rang il convient d'assigner à la plupart des formes douteuses. Tout d'abord, il est disposé à reconnaître beaucoup d'espèces, car il est frappé, aussi bien que l'éleveur de pigeons et de volailles dont nous avons déjà parlé, de l'étendue des différences qui existent chez les formes qu'il étudie continuellement; en outre, il sait à peine que des variations analogues, qui se présentent dans d'autres groupes et dans d'autres pays, seraient de nature à corriger ses premières impressions. À mesure que ses observations prennent un développement plus considérable, les difficultés s'accroissent, car il se trouve en présence d'un plus grand nombre de formes très voisines. En supposant que ses observations prennent un caractère général, il finira par pouvoir se décider; mais il n'atteindra ce point qu'en admettant des variations nombreuses, et il ne manquera pas de naturalistes pour contester ses conclusions. Enfin, les difficultés surgiront en foule, et il sera forcé de s'appuyer presque entièrement sur l'analogie, lorsqu'il en arrivera à étudier les formes voisines provenant de pays aujourd'hui séparés, car il ne pourra retrouver les chaînons intermédiaires qui relient ces formes douteuses.

Jusqu'à présent on n'a pu tracer une ligne de démarcation entre les espèces et les sous-espèces, c'est-à-dire entre les formes qui, dans l'opinion de quelques naturalistes, pourraient être presque mises au rang des espèces sans le mériter tout à fait. On n'a pas réussi davantage à tracer une ligne de démarcation entre les sous-espèces et les variétés fortement accusées, ou entre les variétés à peine sensibles et les différences individuelles. Ces différences se fondent l'une dans l'autre par des degrés insensibles, constituant une véritable série; or, la notion de série implique l'idée d'une transformation réelle.

Aussi, bien que les différences individuelles offrent peu d'intérêt aux naturalistes classificateurs, je considère qu'elles ont la plus haute importance en ce qu'elles constituent les premiers degrés vers ces variétés si légères qu'on croit devoir à peine les signaler dans les ouvrages sur l'histoire naturelle. Je crois que les variétés un peu plus prononcées, un peu plus persistantes, conduisent à d'autres variétés plus prononcées et plus persistantes encore; ces dernières amènent la sous-espèce, puis enfin l'espèce. Le passage d'un degré de différence à un autre peut, dans bien des cas, résulter simplement de la nature de l'organisme et des différentes conditions physiques auxquelles il a été longtemps exposé. Mais le passage d'un degré de différence à un autre, quand il s'agit de caractères d'adaptation plus importants, peut s'attribuer sûrement à l'action accumulatrice de la sélection naturelle, que j'expliquerai plus tard, et aux effets de l'augmentation de l'usage ou du non-usage des parties. On peut donc dire qu'une variété fortement accusée est le commencement d'une espèce. Cette assertion est-elle fondée ou non? C'est ce dont on pourra juger quand on aura pesé avec soin les arguments et les différents faits qui font l'objet de ce volume.

Il ne faudrait pas supposer, d'ailleurs, que toutes les variétés ou espèces en voie de formation atteignent le rang d'espèces. Elles peuvent s'éteindre, ou elles peuvent se perpétuer comme variétés pendant de très longues périodes; M. Wollaston a démontré qu'il en était ainsi pour les variétés de certains coquillages terrestres fossiles à Madère, et M. Gaston de Saporta pour certaines plantes. Si une variété prend un développement tel que le nombre de ses individus dépasse celui de l'espèce souche, il est certain qu'on regardera la variété comme l'espèce et l'espèce comme la variété. Ou bien il peut se faire encore que la variété supplante et extermine l'espèce souche; ou bien encore elles peuvent coexister toutes deux et être toutes deux considérées comme des espèces indépendantes. Nous reviendrons, d'ailleurs; un peu plus loin sur ce sujet.

On comprendra, d'après ces remarques, que, selon moi, on a, dans un but de commodité, appliqué arbitrairement le terme espèces à certains individus qui se ressemblent de très près, et que ce terme ne diffère pas essentiellement du terme variété, donné à des formes moins distinctes et plus variables. Il faut ajouter, d'ailleurs, que le terme variété; comparativement à de simples différences individuelles, est aussi appliqué arbitrairement dans un but de commodité.

De l'origine des espèces

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