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I

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–Vous ne connaissez pas l’histoire? dit Maurice Gendron, je vais vous la raconter. M. Voÿs laisse douze cent mille francs.

–Il n’est donc pas ruiné à la Bourse?

–Allons donc! chacun sait qu’il n’aimait qu’une chose au monde. (on ébaucha quelques sourires discrets) son. amie madame Repp. Ils habitaient depuis dix ans deux maisons voisines, à Nice. On les appelait les Inséparables.

–Alors pourquoi les Inséparables se sont-ils séparés? demanda une jolie femme de vingt ans, aux yeux bleus.

La maîtresse de la maison, madame Vernier, mordit ses lèvres pour ne pas rire. Elle se pencha vers Maurice, et, à voix basse:

–Décidément, elle est innocente!

Le jeune homme ne broncha pas:

–Il m’est bien difficile de répondre à madame Kersaint, dit-il en saluant de la tête la jeune femme de vingt ans que madame Vernier trouvait innocente. Il court trop de versions sur cette brouille inattendue pour que je me risque à en choisir une. Ce qu’il y a de positif, c’est que M. Voys a supplié son. amie de se raccommoder avec lui. Madame Repp a refusé. Alors, il a fait un testament qui l’institue sa légataire universelle; ensuite, il s’est tué d’un coup de pistolet.

–Est-ce que M. Repp a accepté l’héritage? demanda un homme grand, maigre et chauve.

–Parfaitement, répliqua Maurice. M. Repp est un garçon pratique. Au surplus, je l’excuse: il lui fallait au moins soixante mille francs de rente pour se consoler d’être raccommodé avec sa femme!

La porte du salon s’ouvrit et une créature admirablement belle, blonde comme une héroïne de Gœthe, entra, l’air calme, le regard assuré, sans paraître remarquer le léger murmure soulevé par sa présence.

–Ah! çà, vous recevez donc madame Trakof, maintenant? demanda Maurice tout bas à madame Vernier.

–Bah! qui ne reçoit-on pas aujourd’hui?

Un silence se faisait comme par enchantement. Chacun dévisageait la nouvelle venue. On voyait aisément, à la moue dédaigneuse de la plupart des femmes, que madame Trakof était fort jalousée. On racontait sur elle des histoires extraordinaires. D’après les uns, elle sortait d’une troupe de bohémiens hongrois; d’après les autres, on l’avait connue à Londres dans un mauvais lieu. Calomnies ou vérités? Paris n’en demande pas tant. Il calomnie tout le monde et il ne méprise personne. M. Trakof était follement riche: l’argent n’a pas d’odeur. Pourvu qu’on soit millionnaire, les gens s’inquiètent fort peu de savoir qui l’on est et d’où l’on vient. D’ailleurs la visite de la jeune Russè ne fut pas longue. Au bout de dix minutes, elle se retira avec son même air calme, avec son même regard assuré, se souciant fort peu des bruits malveillants répandus sur son compte. Elle disparaissait à peine que la conversation devenait bruyante; les interjections pleuvaient sur cette malheureuse madame Vernier, qui ne savait à qui répondre.

En vérité, elle était bien coupable de s’être liée avec une pareille femme! Mais elle n’est reçue nulle part, ma chère! Est-ce qu’on sait d’où viennent ces Trakof? L’ambassade de Russie leur est fermée Les salons de Paris ne seraient plus possibles, bientôt, si l’on se montrait d’une facilité de relations aussi grande!

Jeanne Vernier a trente-quatre ans. Elle est jolie, vive, spirituelle et mordante: juste assez méchante pour n’avoir pas la fâcheuse réputation d’être bonne. Son salon est un des derniers où l’on cause. Elle se plait à recevoir les hommes célèbres et les gens d’esprit; avant tout, elle veut qu’on ne s’ennuie pas chez elle, et elle y arrive. Dieu sait ce qu’on y débite de potins, ce qu’on y invente de racontars invraisemblables! En moyenne, on y déshonore une douzaine de femmes tous les jours, mais sans malveillance, oh! non! Uniquement pour le plaisir de s’amuser une demi-heure. Le dos tourné, on n’y pense plus: Jeanne serait bien étonnée si on lui reprochait ses légèretés de parole. Ce qu’on dit chez elle est généralement bien dit. On effleure la méchanceté sans y appuyer jamais; cela tient le milieu entre la médisance et la calomnie. Un peu plus que celle-là, un peu moins que celle ci. Mais le diable n’y perd rien! Et puis les intimes de la maison se connaissent tous; ils se sont fait un monde à part dans le monde. Aujourd’hui, la société est presque entièrement composée d’une agglomération de petites coteries qui se frôlent les unes les autres sans se fondre jamais. Le monde tel que nos mères l’ont connu n’existe plus, et lorsqu’on n’est pas d’une de ces coteries, on risque fort d’être dépaysé en y allant par hasard.

Cependant l’émotion soulevée par la visite de madame Trakof se calmait peu à peu; on causait maintenant du livre récent ou du scandale à la mode. Jeanne Vernier offrait discrètement à madame Kersaint un verre de malaga, lorsque la porte s’ouvrit de nouveau, et deux femmes, la mère et la fille, parurent dans l’encadrement sombre des draperies. Jeanne s’avança vivement au-devant d’elles:

–Comme vous êtes gentilles d’être venues! s’écria-t-elle en serrant la main de la mère.

Puis, embrassant la jeune fille sur les deux joues:

–Si vous ne vous appeliez pas Diane, ajouta-t-elle, il faudrait changer votre prénom pour vous donner celui-là.

La jeune fille sourit et alla droit à madame Kersaint, en lui disant d’un ton de reproche:

–Tu es donc de retour de Nice? Pourquoi ne m’as-tu pas prévenue, méchante?

–Parce que je voulais te faire une surprise. Je comptais te demander à diner ce soir.

–Anne-Marie et Diane se sont retrouvées, elles sont perdues pour nous, dit Jeanne.

Puis, se tournant vers la mère de la jeune fille:

–M. de Morère se porte bien?

–Fort bien, chère madame, je vous remercie. Il m’a chargée de vous présenter ses respects. Vous savez qu’il travaille beaucoup et sort fort peu.

–Mais, vous-même, vous n’avez guère été dans le monde depuis deux mois?

–Nous étions en deuil d’une de mes cousines. Si j’ai rompu ce deuil, c’est que j’ai une grande nouvelle à annoncer à mes amies, et vous êtes des meilleures, vous le savez.

–Une grande nouvelle? répliqua madame Vernier, étonnée et curieuse à la fois.

–Je tenais, reprit madame de Morère, à vous faire part du prochain mariage de Diane.

–Vraiment, cette chère enfant se marie? Et qui épouse-t-elle?

Madame de Morère rougit, comme si elle hésitait à prononcer le nom attendu. Les hommes et les femmes qui se trouvaient là’se taisaient par un accord tacite. Un mariage que tout le monde ignorait encore, quelle bonne fortune!

–Diane épouse le marquis de Tandray, reprit madame de Morère d’une voix légèrement altérée.

Un profond silence suivit ces paroles. On voyait aisément que chacune des personnes présentes n’en revenait pas. Il fallut à madame Vernier tout son aplomb, toute son habitude du monde pour féliciter madame de Morère. Elle s’embarqua dans un compliment interminable sans savoir comment elle en sortirait, s’embrouillant, se débrouillant, pour finir, par cette banalité:

–Oh! je souhaite à cette chère enfant tout le bonheur qu’elle mérite!

Seule, madame Kersaint gardait le silence. En entendant prononcer le nom du marquis, ella pâlit; puis elle regarda Diane d’un air si triste que la jeune fille en demeura toute surprise. Mais elle n’eut pas le temps de questionner son amie; sa mère se levait et lui faisait signe de l’imiter.

De même qu’après le départ de madame Trakof, la conversation devint bruyante sitôt que madame et mademoiselle de Morère furent sorties. Mais cette fois, on mit plus d’ordre et de convenance dans les questions et les réponses: d’abord à cause d’Anne-Marie, l’amie intime de Diane, ensuite parce qu’on se trouvait en présence d’une actualité très piquante. Ce fut Maurice Gendron qui résuma l’opinion générale en disant:

–Je sais bien que ces aventures-là sont assez répandues; n’importe, cela me surprend toujours quand je vois la fille épouser l’amant de sa mère.

–Comment! Maurice, vous n’êtes que surpris? s’écria Jeanne. Moi je suis indignée!

–M. Gendron et vous, chère madame, allez peut-être un peu loin, hasarda timidement Anne-Marie. En somme, rien ne prouve que le marquis soit l’amant de madame de Morère.

On éclata de rire. Comme si, depuis quinze ans, cette liaison n’était pas de notoriété publique! Bien plus, elle était acceptée, reconnue quasiment légitime, grâce à la facilité touchante des mœurs contemporaines. Mais le marquis et Catherine de Morère ne se cachaient même pas! On les voyait toujours ensemble au Bois, au concert et au théâtre, au point qu’un homme d’esprit disait un jour:

–Si jamais le marquis abandonnait madame de Morère, ce serait un scandale!

Paris a de ces indulgences-là. Il respecte, malgré lui, les amours illégitimes que l’absurdité des lois fait pousser comme, des fleurs à côté du mariage. Il faut si souvent le parfum de celles-là pour consoler des odeurs de celui-ci! Par contre, il est sans pitié quand ces liaisons se rompent par la lassitude de l’un ou la satiété de l’autre. Logique dans son illogisme, il veut au moins qu’on soit fidèle à son infidélité.

Et voilà maintenant qu’après avoir été pendant quinze ans l’amant de la mère, le marquis devenait l’époux de la fille! Certes, comme le disait Maurice, l’aventure n’était pas nouvelle; on voit quelquefois se produire de ces accouplements bizarres que nul ne comprend parce que personne n’ose les expliquer. Mais enfin l’annonce de ce mariage révolterait tout le monde, et même ceux qui-reste-–raient indifférents feindraient au moins de s’en in digner.

Aussi, pour être bien sûre de ne pas manquer son effet, Jeanne Vernier s’empressa d’en faire part à toutes les personnes qui vinrent chez elle. Et il en vint beaucoup, car ses samedis étaient fort courus. On y causait bien, sans préciosité, mais avec une distinction d’esprit particulière les visiteurs savaient qu’ils recueilleraient toujours quelque nouvelle affriolante. Enfin l’on se plaisait dans ce grand salon un peu sombre, un peu sévère d’aspect, mais d’une suprême élégance et d’un parisianisme achevé. Les lourdes tentures en satin noir broché de fleurs vives, les tapis sourds, épaiset moelleux, étouffaient le bruit des pas, comme les hautes fenêtre massives éteignaient le tapage criard de la rue. Quelques objets d’art, peu nombreux, mais d’une valeur artistique de premier ordre; un carton de Puvis de Chavannes digne de la renaissance; un portrait de la maîtresse de la maison, d’une beauté grave, mais saisissante, par Élie Delaunay; çà et là des bibelots de valeur.

Et tout ce monde arrivait et s’en allait, causant, médisant et jasant. C’était des: «Je ne l’aurais jamais cru!» des»: Oh! vous m’en direz tant, ma chère!» entrecoupés de petits rires aigus, vite étouffés, d’éclats de voix bientôt réprimés, de promenades vers le large plateau d’argent où se dressaient le samovar de cuivre fauve et les bouteilles de vin d’Espagne droites dans leurs tuniques d’osier. En un mot, le jour d’une jolie Parisienne: habitude qui tient si fort au cœur des femmes modernes qu elles lui sacrifient tout, même leur bonheur. Ne demandez jamais pourquoi une Parisienne, lorsqu’elle a des aventures, préfère vivre avec son mari (qu’elle n’aime pas) que de se laisser enlever par son amant (qu’elle adore). C’est pour ne pas perdre son jour! Vers le soir, le cercle de madame Vernier s’était plusieurs fois renouvelé: si bien que cinquante personnes, au moins, pouvaient répandre à travers Paris la nouvelle invraisemblable du mariage de Diane. Seul, Maurice Gendron, très intime dans la maison, n’avait pas quitté la place. Vers six heures, cependant, le salon de madame Vernier demeurait presque vide, quand elle vit entrer l’un de ses cousins, M. Fauré, procureur de la république à Marseille. Le magistrat venait rarement à Paris; néanmoins on lui conta également l’histoire du mariage.

–A quoi bon annoncer la nouvelle à votre cousin? observa Maurice en riant. Il habite Marseille, et ne connaît pas les héros du roman.

M. Fauré sourit discrètement.

–C’est ce qui vous trompe, monsieur, répliqua-t-il. Je n’ai jamais entendu parler du marquis de Tandray, mais je connais madame de Morère depuis longtemps.

–Bah! depuis longtemps?

–Mais une vingtaine d’années; cela commence à compter, n’est-il pas vrai?

–Cependant, mon cousin, interrompit Jeanne, vous ne quittez jamais la province.

–Aussi est-ce en province que j’ai rencontré madame de Morère. A cette époque, elle habitait l’Ariège; j’étais substitut à Foix, et c’est en qualité de magistrat que j’ai eu affaire à la belle Catherine Jouve, comme on l’appelait.

Madame Vernier battit des mains. Cette fois il ne s’agissait plus d’un simple racontar, d’une histoire plus ou moins authentique. Non, c’était un magistrat qui avait vu, et qui savait.

–Je vous déclare, mon cher Fauré, dit-elle en riant, que vous ne sortirez pas d’ici avant de nous avoir raconté votre roman. Car c’est un roman, n’est-ce pas?

–Mieux que cela, ma cousine, c’est un drame, et un drame d’autant plus poignant qu’il a été vécu. Vous me pardonnerez si mon récit est un peu long; mais l’habitude des réquisitoires me condamne à être prolixe: je ne sais plus être bref.

–Soyez aussi bavard que vous voudrez, pourvu que vous soyez intéressant.

–J’y tâcherai. D’abord, deux mots sur l’origine de madame de Morère: elle est créole de la Martihique. Elle perdit sa mère étant encore au berceau. Quant à son père, il mourut plus tard, fou furieux, dans une maison d’aliénés. Elle vint alors habiter Foix, chez une vieille tante. Je vous ai dit qu’à cette époque, on l’appelait la belle Catherine Jouve. En effet, je n’ai jamais vu plus admirable créature. Malheureusement pour elle, ses parents ne lui avaient rien laissé, et. les Ariégeois sont trop pratiques pour ne pas tenir à la fortune. N’ayant pas de dot, elle ne pouvait pas se marier aisément: il se présentait beaucoup d’amants, mais pas un seul époux. Peut-être aussi les goûts de luxe de Catherine effrayaient-ils les jeunes gens de son entourage. Bref, elle allait coiffer le chapeau de sa sainte patronne, lorsqu’un officier de la garnison, resté veuf avec un fils, s’éprit follement d’elle. J’ai peu connu le capitaine Sorbier; j’ignore donc comment marchèrent les choses. D’ailleurs, le temps affaiblit mes souvenirs. Après trois mois d’une cour assidue, le capitaine fit sa demande et fut agréé. Le mariage eut lieu en grande pompe, et.

–Comment! madame de Morère a été mariée deux fois! s’écria Maurice. Ma parole, les Parisiens ne sont que des ignorants.

–Vous m’interrompez au moment le plus intéressant, reprit en souriant le magistrat. Je répète ma phrase: faites bien attention, monsieur, et vous aussi, ma cousine. Le mariage eut lieu en grande pompe, et. et le lendemain des noces les deux époux se séparèrent d’un commun accord.

–C’est un vaudeville que vous nous récitez là et vous nous promettiez un drame!

–Un peu de patience, le drame viendra. Vous comprenez que le tapage fut grand. A Paris, on n’eût parlé de l’aventure que pendant vingt-quatre heures; mais, dans nos petites villes on s’ennuie à mourir. Aussi l’on fait durer les scandales plus longtemps! On les économise pour ne pas les user d’un seul coup. Si bien que pendant six semaines on ne s’occupa que de M. et de madame Sorbier. Sans compter les commentaires grivois dont on ne se prive pas. Pensez donc! un mari et une femme se séparant le lendemain de leur première nuit de noces. quelle aubaine!

Madame Vernier et M. Gendron ne pensaient plus à interrompre le procureur de la république. Ce fut M. Fauré qui s’arrêta pour déguster le verre de malaga placé à côté de lui sur un guéridon. Peut-être voyait-il que son récit produisait de l’effet.: avec la coquetterie des conteurs habiles, il se plaisait à se laisser désirer.

–La suite! la suite! mon cousin, dit madame Vernier avec impatience.

–En province, reprit-il, il est impossible de rester neutre. C’est chose commode à Paris, où il est aisé de ne pas se rencontrer: mais à Foix!... Les uns prirent parti pour le mari, pendant que les autres se prononçaient pour la femme. Naturellement tous les jeunes gens se déclarèrent pour celle-ci. La belle Catherine ne disait rien sur les motifs de cette brouille subite, mais elle poussait de petits soupirs qui accusaient terriblement le capitaine. De son côté, M. Sorbier se taisait également. Pourtant deux ou trois faits lui gardèrent l’estime de tous. Ainsi il avait donné sa démission; son colonel, sans doute au courant du secret, courut à Paris, et la démission fut refusée; les officiers du régiment témoignèrent à leur collègue une sympathie d’autant plus remarquée qu’on affectait de la rendre publique. Bref, l’opinion hésitait lorsque éclata un événement terrible qui épaissit encore le mystère.

–Pour le coup, c’est le drame promis?

–Oui. Je vous ai dit que le capitaine avait eu d’un premier mariage un fils nommé Maximilien, je crois. Un matin, cet enfant, en entrant chez son père, le trouva mort dans son lit. Pendant la nuit, le capitaine s’était fait sauter la cervelle.

De nouveau M. Fauré s’arrêta. Mais ce n’était pas le compte de ses auditeurs.

–Et puis? demandèrent en même temps madame Vernier et Maurice Gendron.

–Et puis c’est tout. Le petit garçon alla dans la famille de sa mère: madame veuve Sorbier quitta Foix, et l’on n’entendit plus parler d’elle. Moi seul peut-être sais aujourd’hui que l’ancienne Catherine Jouve est devenue madame de Morère.

–Comment! l’histoire est finie? Mais pas du tout, mon cousin, il nous faut l’explication du mystère. D’autant que vous reconnaissiez tout à l’heure avoir été mêlé à cette affaire et que je ne vous ai pas encore vu paraître.

–Malheureusement, ma cousine, il m’est impossible de vous en dire plus long. Un magistrat est quelquefois un confesseur. Les secrets qu’il découvre doivent rester enfouis dans sa conscience quand l’intérêt de la justice n’est pas en jeu. Contentez-vous de ce que je vous ai appris. C’est bien assez joli déjà! En vérité, je ne m’attendais guère à m’occuper aujourd’hui de la belle Catherine Jouve. Je vois qu’elle continue comme elle a commencé; elle trompe son second mari, comme, sans doute, elle a trompé le premier. Et elle finit par livrer sa fille à son amant. Pouah!

Madame Vernier n’insista plus: elle connaissait son cousin. Cet homme de haute teille, aux cheveux grisonnants, aux yeux clairs et froids, possédait la rigidité de conscience des magistrats du temps passé. Si M. Fauré croyait de son devoir de se taire, aucune puissance humaine ne le ferait parler. Au surplus, la Parisienne en savait assez. Grâce à l’histoire de la belle Catherine Jouve, elle allait se procurer la délicate jouissance d’un succès de salon. Ce n’est pas qu’elle eût envie de dire du mal de madame de Morère. oh! mon Dieu, non. Mais comment eût-elle résisté au plaisir de répandre partout cette aventure qui commençait par un vaudeville et finissait par un suicide?

–Je tombe de mon haut, reprit-elle. Quoi! Madame de Morère est une héroïne de roman? On apprend tous les jours, paraît-il. Enfin, c’est la journée des étonnements, car ce mariage me semble incompréhensible. On disait Catherine fort amoureuse du marquis.

–Bah! répliqua insoucieusement Maurice, ils ont peut-être assez l’un de l’autre.

–Mon cher, répondit Jeanne, passé quarante ans une femme ne rompt jamais volontairement une ancienne liaison. Elle sait trop bien que c’est la dernière; elle s’y attache comme le lierre au chêne.

–Dites qu’elle s’y cramponne!

–Je veux bien. Aussi cemariage est tout à fait inexplicable, je le répète. Quel est votre avis, mon cousin? Un magistrat philosophe tel que vous doit savoir déchiffrer l’énigme de toutes les passions humaines.

–Vous me flattez, ma chère, répondit M. Fauré, avec son sourire fin et sceptique. Je ne connais guère qu’en théorie ces passions humaines dont vous parlez, et il y a loin de la théorie à la pratique. Cependant, je me suis trouvé quelquefois en présence de situations pareilles à celle de madame de Morère, et j’ai réfléchi sur la question. Pour moi, la femme est un être fin, rusé, nerveux à l’excès, impressionnable par tempérament, confondant aisément la sensation avec le sentiment, exagéré dans le bien comme dans le mal, jamais pondéré, capable des plus grandes fautes et des plus sublimes dévoûments. Or plus je vais, plus je suis convaincu qu’il faut s’attendre à tout d’une femme quand elle est jetée dans un certain courant. Prenons le cas de madame de Morère, par exemple, puisque c’est celui qui nous occupe. Eh bien! savons-nous comment les choses se sont passées? Ce qui vous paraît inexplicable est, au contraire, très facile à expliquer. Elle aime son amant, et vous vous étonnez qu’elle lui donne sa fille? Peut-être y est-elle forcée; peut-être M. de Tandray a-t-il préparé ce mariage-là de longue main ou se sert-il de ce moyen pour détourner les soupçons de M. de Morère, qui, lents à venir, se seraient éveillés tout à coup? Vous souriez tous les deux? Votre sourire signifie que M. de Morère sait parfaitement à quoi s’en tenir. Soit, cherchons une explication psychologique. Dans une liaison de quinze ans, ma chère Jeanne, il entre autant d’habitude que d’amour. La belle Catherine s’est accoutumée à voir le. marquis tous les jours; bien souvent, elle a consulté son miroir et s’est dit, à mesure que les années passaient, accusant les traits de son visage ou creusant les rides de ses yeux: «Un jour il m’abandonnera, et je ne le verrai plus!» Peu à peu, même à son insu, elle s’est pliée à l’idée d’un changement qui ne modifierait qu’à moitié l’état des choses. Certes, elle a dû s’indigner, protester, refuser d’abord; le marquis lui a mis le marché à la main brutalement: «Consentez, ou vous ne me verrez plus!» Et elle a consenti, et elle a été conquise de haute lutte. Elle a songé qu’en sacrifiant l’amant, elle gardait le gendre: mieux, vaut perdre la moitié que de perdre le tout! Son amour en souffrirait, mais ses habitudes n’en pâtiraient pas. Maintenant, ne me demandez plus rien: j’ai parlé pendant une demi-heure, c’est assez pour une fois.

Quand son cousin et Maurice eurent pris congé d’elle, madame Vernier demeura toute songeuse. < Elle cherchait à analyser les paroles de M. Fauré, paroles d’un sceptique, mais d’un philosophe habile à scruter le cœur humain. Cette psychologie cruelle la frappait par sa cruauté même et par son apparente brutalité. Les raisonnements du magistrat lui paraissaient terriblement logiques. M. Fauré avec son habitude de la vie, accoutumé à étudier les dessous des passions violentes, à connaître les ressorts qui font mouvoir ce pantin qui est l’homme, devait reconstituer fidèlement ce drame intime. Évidemment il y avait eu lutte entre cet amant et cette maîtresse: la maîtresse vaincue acceptait les conditions de l’amant vainqueur.

Mais Jeanne Vernier était trop intelligente pour ne pas regarder plus haut et plus loin. Elle pensait amèrement que toutes les personnes mises au courant de ce mariage scandaleux,–et elle-même comme les autres,–s’occupaient beaucoup de madame de Morère, et pas du tout de Diane. Celui-ci s’étonnait, celle-là s’indignait, chacun jugeant selon son caractère ou son tempérament; mais nul ne songeait à plaindre la jeune fille. Et madame Vernier restait pensive devant les flammes mourantes de la cheminée qui se tordaient rougeâtres; elle se disait tout bas qu’il fallait expliquer cet oubli par l’égoïsme cruel des individus. Le côté scabreux de l’aventure émoustillait tout le monde: personne ne pensait à la pauvre enfant, vendue moralement, livrée chair et âme. Qu’importait à ces gens-là que Diane de Morère fût ou non malheureuse? Après tout, elle aimait peut-être aussi le marquis! Si elle ne l’aimait pas, on ne cherchait pas à savoir pourquoi elle l’épousait, quelles pressions elle subissait, quelles contraintes elle supportait. Il est bien plus intéressant de ne voir dans les choses que leur côté scandaleux: c’est si fatigant de plaindre les autres! A part madame Kersaint et peut-être M. Fauré, madame Vernier s’avouait que tous ses amis, ce jour-là, n’avaient été que des égoïstes, en effet. Pour ne pas être personnel, il faut être très bon ou avoir beaucoup souffert.

La marquise

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