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II

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Jeanne disait vrai: jamais, mieux que mademoiselle de Morère, femme ne mérita ce nom charmant de Diane. La jeune fille ressemblait à une statue de la Chasteté. Petite, mais d’une élégance rare et d’une exquise finesse de formes; modelée comme une vierge de la sculpture antique, avec des mains et des pieds incomparablement beaux; très brune, comme une fille de Velasquez, de ce brun éclatant qui devient bleu sous le jeu capricieux des lumières, elle frappait à première vue, et l’attention ne se détournait plus d’elle après s’y être fixée. Elle tenait de sa mère ce magnifique teint des créoles d’une pâleur mate éblouissante. Pâleur que ni lesveilles, ni la fatigue, ni la chaleur n’altèrent jamais: une nacre perlée, un étincellement de jeunesse et de fraîcheur. Les yeux, noirs, brillants, profonds, regardaient bien en face. On aurait dit des yeux d’Indienne, à les voir à demi noyés, avec une sereine expression de fierté calme. L’ensemble était bien celui de Diane, la Diane élancée des poètes grecs, la rêveuse d’idéal, l’amante passionnée des hautes cimes et des horizons lointains.

Mademoiselle de Morère avait dix-neuf ans; elle n’habitait dans sa famille que depuis dix-huit mois. Sa mère ne s’était jamais occupée d’elle. Aussi loin qu’elle reportait son souvenir, elle se trouvait seule laissée dans l’abandon. Jusqu’à huit ans, elle vivait en Bretagne, aux environs de Nantes, chez des parents pauvres pour qui sa présence devenait une petite fortune. Ce fut l’époque heureuse de son existence. Elle se revit souvent depuis lors, par la pensée fidèle de son cœur, libre, insouciante, courant les champs, errant sur les falaises, avec un jeune garçon du voisinage devenu son ami. Le temps coulait. Un jour, une femme de chambre venait la chercher,–sa mère ne se dérangeait pas pour si peu de chose,–et elle passait quinze jours dans sa famille, absolument perdue dans le tourbillon des visites, des fêtes, des dîners qui se succédaient à l’hôtel de Morère.

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Les enfants observent beaucoup sans qu’on s’en doute ou qu’on s’en aperçoive. Diane se souvenait fort bien que, pendant ces quinze jours, sa mère ne l’avait embrassée que deux fois: à l’arrivée et au départ. Elle se rappelait aussi deux figures qui la frappaient: M. de Morère, son beau-père, et dont elle portait le nom, lui disait-on, parce qu’il l’avait adoptée: un homme de taille moyenne, silencieux, glacial d’aspect, avec ses cheveux gris de bonne heure. Il avait le visage pâle, des yeux froids, interrogateurs, animés parfois d’une flamme vive, éteinte presque aussitôt. Il lui témoignait d’abord une certaine affection, mais malgré elle, Diane ne pouvait s’accoutumer à lui. Il lui inspirait une sorte de terreur vague, inconsciente, qu’elle ne raisonnait pas, terreur aussi vivante chez la jeune fillle que chez l’enfant. Elle préférait beaucoup le marquis de Tandray, qui venait souvent chez sa mère. Il parlait au moins, ce qui faisait ressortir davantage l’éternel silence de M. de Morère: il était gai, riait et jouait quelquefois avec «la bambine,» comme il l’appelait. Et puis, il plaisait par sa beauté mâle, par son esprit en éveil, toujours alerte et vif, par l’élégance innée de ses manières et de sa taille élancée.

Au bout de ces quinze jours, on la confiait à la même femme de chambre, et Diane s’en allait dans son nouvel exil: un couvent triste et glacé de province, où elle restait plus de neuf ans. Pendant ces neuf ans, elle vit sa mère cinq fois, car elle ne vint dans sa famille qu’à cinq reprises différentes. Elle usait ses vacances avec les religieuses, dont la rudesse austère l’intimidait. Sans la tendresse de son amie Anne-Marie, elle serait morte de chagrin. Seul, M. de Morère la visita plusieurs fois, mais seulement pendant la première et la seconde année. Ensuite, il ne reparut plus. Sans doute il se lassait d’être reçu par une enfant, muette, terrifiée, et pour qui son départ était une délivrance.

Enfin, dix-huit mois auparavant, la supérieure du couvent, qui l’aimait peu à cause de sa piété trop calme, lui annonçait qu’une sœur converse allait la conduire à Paris. Diane quitta le couvent avec joie; Anne-Marie seule aurait pu le lui faire regretter, et elle était partie, elle aussi, depuis six semaines, pour épouser M. Kersaint. Elle retrouva l’hôtel de Morère tel qu’il était neuf ans auparavant: sa mère et son beau-père avaient vieilli, voilà tout. On la reçut mal: lui, avec sa froideur habituelle; elle, avec une sécheresse mêlée de dépit. La mère en voulait à sa fille de sa jeunesse triomphante et de son éblouissante beauté. Diane remarqua que tous les deux l’examinaient longuement. mais d’une façon différente. Elle s’aperçut aussi que le marquis de Tandray devenait beaucoup plus rare. Il avait également vieilli, mais ses quarante ans le laissaient toujours beau et distingué.

Pendant les dix-huit mois qui s’écoulèrent depuis, Diane prit l’habitude d’observer et de se taire. Elle avait peu parlé chez madame Vernier: sans la présence d’Anne-Marie elle n’eût point parlé du tout.

En sortant de chez Jeanne, madame de Morère et sa fille montèrent dans leur coupé et rentrèrent à l’hôtel sans échanger une parole, selon leur coutume. Au logis seulement, Catherine dit:

–Madame Kersaint ne vous a-t-elle pas annoncé qu’elle viendrait dîner ce soir?

–Oui, en effet.

Et ce fut tout. Diane se réfugia dans sa petite chambre, fraîche et virginale comme elle, pendant que sa mère regagnait son appartement. La belle Catherine se sentait affreusement lasse. Elle s’étendit sur une chaise longue et resta là, dans ce boudoir obscur, sans lumières, ne s’apercevant pas que la nuit grandissait dans le jardin de l’hôtel. Les seules ombres qu’elle vît étaient celles de sa pensée. Elle avait consommé le sacrifice. Le lendemain, tout Paris saurait qu’on l’abandonnait et que son amant devenait son gendre. C’était Diane qui le lui volait, et un frisson de colère l’agitait. Les heures coulaient sans qu’elle les comptât quand sa femme de chambre entra, apportant une de ces lampes anciennes, à la mode depuis quelques années: une lueur douce éclaira la pièce. Étrange boudoir qui faisait douter si l’on se trouvait chez une dévote ou chez une mondaine. A la muraille, un grand crucifix d’ivoire, et sur les pieds du Sauveur, un chapelet de Lourdes en bois jaune grossièrement taillé et dont les grains s’attachaient les uns aux autres par des fils de laiton; en face, une belle gravure avant la lettre représentant la voluptueuse Antiope du Corrège, nue sur la mousse, et surprise en son sommeil par le Faune aux yeux luisants. Les murs étaient épais, capitonnés; les meubles profonds et moelleux; de larges coussins s’étalaient sur les tapis de haute lice; une petite bibliothèque en chêne sculpté, à rayons ouverts, contenait, les uns à côté des autres et faisant bon ménage ensemble, l’Imitation de Jésus-Christ et les Contes de la reine de Navarre, Boccace près des Confessions de saint Augustin, pendant que l’Introduction à à la rie dévote, dans un cartonnage de quinze sous, frôlait les quatre volumes des Liaisons dangereuses, enchâssés dans une fine reliure en maroquin gris, à coins d’argent. Dans l’air flottait, insaisissable, un parfum doux et séduisant, imprégné dans les meubles, les capitonnages et les tentures Ce contraste expliquait tout le caractère de cette femme: dévote et corrompue, superstitieuse et sensuelle, absolument dénuée de sens moral et craignant des châtiments futurs.

., Catherine se replongeait dans ses pensées pleines de fiel et d’amertume. Tous les souvenirs de son passé d’amour s’épandaient à travers ce boudoir: et il fallait rompre à jamais avec cet amour-là! De nouveau, la camériste parut et demanda si madame pouvait recevoir M. le marquis de Tandray. Lui!.. Catherine se leva, et, rapidement, d’une voix brève:

–Oui, dit-elle. Allez prier M. le marquis de m’attendre, et revenez m’habiller.

Pendant ce temps. Catherine s’accoudait à la cheminée et se regardait longuement dans la glace. Elle examinait sa figure, jolie, malgré son âge; le temps y marquait à peine sa trace par quelques rides au coin des yeux et une fine couperose sur les joues. La taille gardait sa sveltesse harmonieuse d’autrefois, la gorge ses splendeurs pleines de fermeté. Un sourire amer plissa les lèvres de madame de Morère:

–Je suis encore belle, pourtant! murmura-t-elle les yeux fixés sur ce miroir, où se contemplait naguère la maîtresse victorieuse et qui reflétait maintenant le pâle fantôme de la maîtresse vaincue.

La camériste rentra, et Catherine s’habilla vite, revêtant une robe de satin noir à longue traîne, qui moulait ses formes superbes et faisait ressortir la pâleur nacrée de son teint. Elle jeta un voile de poudre de riz sur ses joues, et, lentement, comme si elle s’écoutait parler;

–Introduisez M. de Tandray, dit-elle.

Elle restait debout, appuyée à la cheminée, immobile, l’œil fixe. Conservait-elle donc un dernier espoir et voulait-elle en effet jouer une partie suprême? Le marquis parut, souriant, superbe, impudent.

–Vous allez bien, chère madame? dit-il de sa voix un peu grasseyante.

–Pourquoi ne m’appelez-vous pas Catherine, puisque nous sommes seuls?

Il eut un geste d’ennui, comme un homme qui se voit menacé d’une scène et qui regrette de s’y être exposé. Elle eut peur qu’il ne restât pas; elle redevint souple, humble, presque suppliante.

–J’ai fait ce que vous vouliez, Fabien, reprit-elle; j’ai rendu plusieurs visites aujourd’hui et, partout, j’ai annoncé votre mariage avec Diane. puisque j’y ai consenti. puisque vous y êtes décidé. Car vous êtes bien décidé, n’est-ce pas?

Il sourit, s’avança vers elle et lui baisa la main d’une façon singulière, baiser à demi tendre comme celui d’un amant, à demi galant comme celui d’un ami.

–Je vous ai tant aimée, Fabien, et. (elle baissa la voix) je vous aime tant!

Il reprit posément, lentement, avec l’air résigné d’un homme qui répète une chose pour la vingtième fois:

–Et moi aussi, je vous ai beaucoup aimée, Catherine. Je vous serai toujours reconnaissant des années de bonheur que vous m’avez données. Mais tout doit finir, et vous savez mieux que personne. vous savez, seule, ce que j’ai recherché dans cette alliance.

Il lui prit la main, la força de s’asseoir auprès de lui, et, très doucement:

–Est-ce par amour que je désire ce mariage, ma chère Catherine? Nullement. Je n’aime point Diane, vous ne l’ignorez pas. Quand un homme a eu le bonheur de rencontrer dans sa vie une femme telle que vous, sa passion peut décroître à une heure donnée, parce que, hélas rien n’est éternel, mais son cœur est à jamais éteint. Non, c’est un mariage de convenance, pas autre chose. Nous ne sommes plus jeunes, tous les deux, permettez-moi de vous le dire: vous avez quarante-cinq ans, moi quarante. Nous avons passé l’âge des folies; ce qui doit subsister entre vous et moi, c’est un sentiment durable, profond, si bien que nous soyons sûrs de pouvoir toujours compter l’un sur l’autre.

Il parlait avec onction, mettant un accent amoureux dans ces paroles amicales, essayant de bercer la douleur de Catherine, d’étendre un baume sur sa plaie.

–Vous me connaissez, reprit-il; je suis un homme d’intérieur. J’arrive à l’âge où il faut un foyer, une famille, et c’est précisément là que je vous ai donné une preuve de tendresse en désirant épouser votre fille. Avec mon nom et ma fortune, je pouvais aisément me marier. Mais notre liaison a été connue de tous. Ma future famille aurait évidemment exigé que toutes relations cessassent entre vous et moi. Pas un instant je n’ai voulu accepter cette idée odieuse. C’eût été-de ma part une lâcheté et une ingratitude. Plus même, je n’en aurais pas eu le courage. Ne plus vous voir, vous, mon amie la meilleure et la confidente de toutes mes pensées! Séparer ma vie d’avec la vôtre, au point que vous devinssiez une étrangère pour moi de même que je serais un étranger pour vous! Mieux valait chercher à concilier nos tendresses communes avec les lois du monde où nous vivons, avec mon secret désir de me créer un intérieur,–je vais plus loin,–avec votre désir à vous-même de rentrer dans une existence régulière.

Catherine eut un mouvement brusque; le marquis feignit de ne pas s’en apercevoir. Il continua sur ce même ton tranquille et tendre, jouant jusqu’au bout son audacieuse comédie, débitant ses petites infamies comme des maximes de morale bourgeoise.

–Vous êtes la plus honnête femme que je connaisse, dit-il gravement. J’ai bien vite deviné, mon amie, le combat qui se livre chez vous, entre vos idées religieuses d’autrefois et votre passion d’aujourd’hui. Je n’ai eu qu’à jeter les yeux sur les livres de votre bibliothèque. La première fois que le révérend père Brémond est entré ici, j’ai compris que je n’étais plus seul dans votre cœur.

Il se rapprochait d’elle tout doucement, accentuant la langueur de ses paroles:

–Ah! j’ai beaucoup souffert, Catherine, lorsque j’ai vu qu’il me fallait prendre un parti. J’ai vite écarté l’idée d’un mariage étranger qui m’éloignait de vous. C’est alors que j’ai résolu d’épouser Diane. Certes elle est belle, mais d’une beauté froide qui ne me plaît guère et qu’on ne peut pas admirer à côté de la vôtre. Ah! vous nuisez bien à votre fille, mon amie! Puis je l’ai connue enfant, et elle restera toujours une enfant pour moi. Enfin, rien ne nous séparera plus; nous mènerons la vie la plus charmante qu’on puisse rêver; car nous ne nous quitterons jamais, n’est-ce pas, et nous nous verrons toujours?

Sans doute M. de Tandray avait réfléchi longtemps au rôle qu’il jouait. Jamais comédien n’eut des inflexions de voix plus habiles, des gestes plus calculés que cet homme. Peu lui importait vraiment de guérir la blessure faite au cœur et à la vanité de Catherine; il se contentait de l’endormir lentement afin d’éviter jusqu’au mariage au moins un éclat qui eût bouleversé ses projets. Un observateur tel que M. Fauré, par exemple, eût remarqué le soin qu’il mettait à ménager, pour l’instant, ce cœur et cette vanité. Il se vieillissait, il se disait fatigué de la vie, même blasé, pour que madame de Morère ne crût pas une minute qu’un nouvel amour existait en lui. Et tous ces mensonges devaient porter, car il les lui répétait pour la vingtième fois peut-être. Puis où serait la morale humaine si les coquins n’en arrivaient pas à se tromper les uns les autres?

–Madame Rochez est au salon, dit la femme de chambre en entr’ouvrant discrètement la porte du boudoir.

Catherine jeta les yeux sur le cartel du vieux style appendu à la muraille; il marquait sept heures. Madame de Morère prit le bras du marquis et se dirigea vers le salon afin de recevoir ses convives: de même que madame Rochez, ils ne tarderaient point à paraître.

–J’avais peur que vous ne vinssiez pas, dit Catherine en embrassant son amie. Ma lettre a dû vous arriver ce matin seulement?

–Par bonheur, je ne dînais nulle part, puis je me serais rendue libre si je ne l’avais pas été. Ce n’est pas la peine d’être veuve si l’on n’agit pas selon son caprice. Or mon caprice est toujours de venir chez vous.

Henriette Rochez porte son veuvage très orné. Après avoir eu le bonheur de l’épouser, son mari, le plus galant homme du monde, a pris le parti de mourir! C’est le seul moyen qu’il ait trouvé de ne pas vivre avec sa femme: un monstre charmant, mais un monstre. Grande, très mince, jolie, grâce à des traits d’une pureté exquise, Henriette est la créature la plus naïvement, mais la plus absolument méchante qu’on puisse voir. Elle a pour spécialité de dire du mal de tout le monde, de ses parents, de ses amies et d’elle-même. Pas une fierté qu’elle ne cherche à flétrir, pas un honneur qu’elle ne tente de souiller. Pourquoi cet acharnement contre les autres? «Parce qu’elle est trop diaphane!» affirmait un homme d’esprit. Et il ajoutait: «Avec les deux bras d’Henriette, on en ferait un maigre!» Elle déguisait sous un rire éternellement poétique sa méchanceté et sa rage froide qui ne s’exhalait que par éclairs. On lui a prêté des amants. Mais généralement les mieux épris s’éloignent d’elle à une heure donnée. Elle rit d’un lire qui fait mal: c’est une espèce de sifflement de vipère qui précède et suit généralement chacune des petites calomnies que sa lèvre rose débite dans un sourire.

Deux femmes aussi perverties devaient se plaire tout naturellement malgré leur différence d’âge: madame Rochez avait vingt-sept ans. Henriette et Catherine étaient donc fort liées. Une sorte de pacte tacite .existait entre elles: elles se prêtaient assistance et se défendaient mutuellement. Mais Henriette, possédée du démon de mal dire, manquait souvent au traité.

Deux ou trois intimes de la maison parurent encore les uns après les autres, suivis bientôt de madame Kersaint, qui chercha aussitôt Diane des yeux; comme si la jeune fille eût deviné la présence de son amie, elle ne tarda pas à arriver, elle aussi. Quant à M. de Morère, on ne le prévenait, de coutume, qu’au moment de se mettre à table: il entra juste au moment où le valet de pied ouvrait à deux battants la porte du salon pour annoncer que «madame était servie.» Il offrit silencieusement son bras à madame Kersaint, pendant que Catherine, appuyée à celui de M. de Tandray, restait en arrière.

Le commencement d’un dîner est presque toujours froid, soit que la communauté de magnétisme ne se soit pas encore établie entre les convives, soit que ceux-ci songent à briller par leur fourchette avant debrilller par leur esprit. Mais, à l’hôtel de Morère, c’était plus froid que partout ailleurs. Tant que la douce quiétude, amenée par des mets exquis et des vins de premier ordre, ne déliait pas les langues, on restait sous l’impression glaciale causée par la présence de M. de Morère. Il se tenait, au milieu de la table, en face de Catherine, qu’il n’appelait jamais que «madame.» Il mangeait peu, ne buvait que de l’eau, et ne parlait jamais, excepté pour répondre quelques mots à ses voisins. Quand un de ses hôtes lui adressait la parole, M. de Morère répliquait par des phrases brèves, ou par un signe de tête. On le disait très occupé de ses travaux de tous genres, surtout de ses études géographiques. Il était l’un des plus assidus aux réunions de la société célèbre qui compte, parmi ses membres, les plus illustres géographes et voyageurs du monde. Souvent il s’y départait de son mutisme accoutumé et prononçait un discours net, précis et substantiel. Le monde le traitait de braque et d’original, ce qui l’aidait à excuser Catherine et lui épargnait la peine d’étudier plus avant ce caractère concentré. Nul ne remarquait la douceur rayonnante qu’avaient, par moments, les yeux froids de cet homme et l’expression de sereine bonté, que prenaient soudain ses lèvres fermées: il est vrai que ce rayonnement de douceur durait peu, que cette sérénité de bonté s’effaçait bien vite. Tel un éclat de soleil luisant dans un paysage d’automne et qu’a bientôt chassé la tristesse d’un ciel gris.

Cependant, peu à peu, la conversation s’animait. Henriette étant là, on ne pouvait manquer de médire souvent et de calomnier beaucoup. En une demi-heure, on effleura tous les scandales, on étala toutes les hontes, on fouilla toutes les plaies, mais discrètement, et comme il convenait en présence d’une jeune fille: les uns et les autres ne voyaient guère dans la pourriture du monde parisien qu’un prétexte à mots d’esprit ou à comparaisons grivoises. Seules, Anne-Marie et Diane ne disaient rien; quant à M. de Morère, le regard perdu dans le vide, il semblait aussi loin de chez lui que s’il eût été au Kamtchatka. Un jeune homme, tiré à quatre épingles, frais comme la devanture d’un chemisier du boulevard, eut cependant le mérite de l’enlever à ses rêves et d’arracher de lui quelques paroles.

–J’ai une grande nouvelle à vous annoncer, dit-il. Qui de vous se rappelle l’aventure de Maximilien Danglars, qui fit tant de bruit dans la presse le mois dernier?

A ce nom, M. de Morère tourna vivement la tête vers le jeune homme qui le prononçait; évidemment le géographe s’étonnait qu’une tête vide comme celle de ce Louis Maréchal pût connaître Maximilien Danglars. Celui-ci devina sans doute la pensée de M. de Morère, car il ajouta en riant:

–J’étais bien sûr de ramener notre amphitryon sur la terre en parlant de Max, comme nous l’appelions au lycée. Quant à vous, mesdames et messieurs, vous avez déjà oublié l’aventure dont je parle. C’est l’histoire de ce voyageur intrépide qui a été seul à Tombouctou, la ville mystérieuse. Au retour, il a livré un grand combat à coups de fusil pour délivrer une petite Arabe qu’on emmenait en esclavage.

–C’est un héros, répliqua M. de Morère.

Il dit ces quatre mots d’une voix si vibrante, d’un accent si chaud, que. Diane, qui, observant beaucoup, , se taisait, le regarda stupéfaite.

–Il paraît que vous comptez recevoir le grand voyageur d’une façon pompeuse? poursuivit Louis Maréchal en s’adressant toujours à M. de Morère.

Celui-ci eut un signe de tête affirmatif.

–Oh! acheva le jeune homme, la société de géographie lui réserve, dit-on, une réception comparable à celle de Nordensjkiold. Le président de la république et un couple de ministres viendront. Max a été décoré il y a deux ans; on le nommera officier, et on lui ouvrira l’Institut. Je ne l’envie point, parce que c’est un garçon de cœur que nous aimons beaucoup. Le voilà illustre! C’est beau la gloire, .. oui, mais. c’est bien fatigant à gagner!

On se mit à rire; la conversation changea. On parla courses, pendant que M. de Morère rentrait dans son rêve et que Diane se demandait tout bas quel pouvait bien être ce jeune homme dont les actions fondaient la glace de son beau-père-Quant à madame Kersaint, revenue seulement la veille de Nice, inopinément mise au courant du mariage inattendu de son amie, elle observait tour à tour Diane, Catherine et le marquis. Elle remarqua que M. de Tandray, contre sa coutume, était placé, non à côté de sa fiancée, mais de sa future belle-mère; enfin qu’il affectait de négliger Diane. Et cependant, lorsque le marquis regardait par hasard la jeune fille, une lueur flambait dans ses yeux, comme si un flot de passion montait à son cœur. Mais l’éclair s’éteignait vite, et M. de Tandray redevenait indifférent en apparence.

Le dîner s’achevait.. On rentrait au salon, quand Anne-Marie se pencha vers Diane et lui dit tout bas:

–Emmène-moi dans ta chambre; il faut que je te parle.

Presque aussitôt, mademoiselle de Morère souleva une tenture, et, faisant signe à madame Kersaint, elles disparurent; puis, arrivées dans la petite chambre:

–Je suis bien heureuse que tu m’aies enlevée, s’écria Diane en se jetant au cou de son amie. J’ai tant de choses à te dire!

–Et moi donc! Assieds-toi là, en face de moi. Depuis combien de temps ton mariage avec M. de Tandray est-il décidé?

–Depuis huit jours.

–Pourquoi ne m’en avais-tu point parlé, naguère, avant mon départ pour Nice?

–Parce qu’il n’en était pas encore question.

–Bien; mais depuis huit jours, pourquoi ne m’as-tu pas écrit?

–Ma mère m’a fait appeler un matin; elle m’a dit que M. de Tandray sollicitait ma main et qu’elle désirait connaître ma réponse, attendu que j’étais absolument libre de mon choix. J’ai demandé à réfléchir jusqu’au soir, et, le soir, j’ai déclaré que je consentais à épouser M. de Tandray. Tu allais revenir, j’ai jugé inutile de t’écrire.

Anne-Marie semblait fort embarrassée. Évidemment, elle se sentait dans une situation gênante, mais, guidée par sa conscience, elle ne voulait pas fuir l’explication qu’elle provoquait. Elle reprit, en affectant une grande tranquillité:

–Ta mère n’a soulevé aucune observation?

–Aucune. Tu sais que nous ne causons jamais bien longuement ensemble. Puis, ce soir-là, ma mère avait une migraine si forte, que son boudoir était resté sans lumière. D’ailleurs elle me renvoya tout de suite.

Anne-Marie éprouvait une pitié profonde. Comme elle plaignait cette malheureuse enfant!

–Alors, reprit-elle, tu aimes M. de Tandray?

Un sourire navré plissait les lèvres de la jeune fille.

–Non, dit-elle.

Anne-Marie jeta ce cri:

–Tu ne l’aimes pas et tu l’épouses!

Et comme Diane baissait la tête, madame Kersaint lui prit les mains, et ardemment:

–Puisqu’il en est ainsi, tout peut être sauvé. Tu ne l’épouseras pas, c’est bien simple. Tu diras que tu as changé d’avis, que tu as réfléchi au dernier moment. Il est impossible que tu épouses le marquis!

Diane la regarda une minute avec des yeux où remuait une pensée profonde. Elle dit, très simplement:

–Pourquoi?

Madame Kersaint était de plus en plus gênée. Elle répliqua, après un silence:

–Parce que. lorsqu’on est jeune, jolie et riche comme toi. ou on ne se marie pas, ou on se marie avec un homme qu’on aime.

Le même sourire navré revint sur les lèvres de la jeune fille:

–As-tu quelque chose à reprocher au marquis de Tandray? demanda-t-elle.

–Moi!

–Oui, toi.

Madame Kersaint rougit un peu.

–Que veux-tu que j’aie à lui reprocher?

–Alors, quand tu dis qu’il est impossible que je l’épouse, il n’est pas question d’un fait que j’ignorerais et qui serait de nature à me détourner –de lui?

Anne-Marie frissonna. Est-ce que Diane aurait un soupçon? Mais non, c’était impossible: la vierge ne se doutait de rien. Comment l’idée du mal viendrait-elle à celle qui ignore le mal?

–Je sais seulement, dit-elle, que c’est un homme de plaisir, très mondain, joueur enragé, et que, par conséquent, tu ne seras pas heureuse avec lui.

–Je me doute bien que je ne serai pas heureuse, mais j’y suis accoutumée. Tout ce que je désire, c’est de ne pas être malheureuse avec lui,– et je crois qu’il en sera ainsi. C’est un galant homme, d’abord. Car c’est un galant homme, n’est-ce pas? et je ne vois pas quel reproche grave on peut lui adresser. Si je ne l’aime pas d’amour, du moins il m’inspire une certaine amitié. Je le connais depuis mon enfance. Jadis, quand nul ne s’occupait de moi, il me témoignait assez d’affection pour que je lui en aie été reconnaissante plus tard. Enfin je suis sûre qu’il ne contrariera en rien mes goûts, et que j’aurai la vie que je désire.

–Pourquoi en es-tu sûre?

–Parce qu’il m’aime passionnément.

–C’est vrai, murmura madame Kersaint, il t’aime passionnément; je m’en suis aperçue pendant le dîner.

–Alors, tu t’es aperçue aussi, sans doute, qu’il évitait de me témoigner ouvertement cet amour? Je t’avoue que je lui en sais gré.

Anne-Marie se leva pour cacher la rougeur qui montait à son front. Elle fit quelques pas à travers la chambre; puis, revenant à Diane, elle reprit avec violence:

–Eh bien1non. Toutes ces raisons que tu me donnes ne sont pas des raisons. Une fille telle que toi n’épouse pas un homme uniquement parce que cet homme l’aime et qu’elle a de l’amitié pour lui! On ne se marie pas pour ne pas être malheureuse: on se marie pour être heureuse, et je veux que tu le sois, car tu mérites de l’être. Je t’en supplie encore, reviens sur ta décision, renonce à ce parti; fais ce que tu voudras, mais n’épouse pas le marquis de Tandray.

Les yeux de Diane flamboyaient:

–Écoute, Anne-Marie, tu me forces à te dire des choses que je n’ai jamais dites à personne. Tu ne connais pas tout ce que ma vie a d’affreux. Ma mère ne m’aime pas, et,–c’est terrible de l’avouer,–je n’aime pas ma mère. Excepté toi et un jeune garçon que j’ai connu en Bretagne quand j’étais toute petite, personne ne m’a jamais témoigné de tendresse. Mon existence ressemble à une grande steppe déserte: va, c’est à peine si quelques fleurs y ont poussé! J’ai tout tenté pour que ma mère pût m’aimer; je me suis heurtée à je ne sais quel mur de glace. Et je l’aurais tant chérie, moi, si elle avait voulu! Enfin, je me consolais avec l’espoir de me créer une famille plus tard. Tous les enfants que je voyais avaient un père, une mère, des frères ou des sœurs; ils ne se préoccupaient pas de l’avenir puisqu’ils avaient le présent. Moi, au contraire, il me fallait rêver au bonheur que j’aurais pour ne point souffrir du bonheur que je n’avais pas. Puis, je suis rentrée ici, j’ai vu, j’ai observé.

Elle s’arrêta: une sourde émotion la poignait.

–Je vis dans une atmosphère de glace. Ma mère me hait, te dis-je Pourquoi? J’ai longtemps cherché. Peut-être en souvenir de mon père; car tu sais, ou tu ne sais pas, que M. de Morère est seulement mon beau-père, et que si je porte son nom, c’est par une complaisance légale que l’on n’a pas daigné m’expliquer. Et, à côté de cette première haine, j’en devine une seconde: celle que ma mère et son mari ont l’un pour l’autre. Je sens qu’il y a autour de moi des choses qui ne devraient pas être; je sens qu’on nous regarde, au théâtre et au bal, avec cette curiosité particulière qui s’attache aux gens dont on parle. Je suis sûre qu’il existe de cruelles fautes dans la vie de l’un des êtres qui me touchent. Non pas dans celle de ma mère, grand Dieu Elle est froide, hautaine, mais sans tache: sa piété l’a préservée de tout. Mais, mon père! ce père, déjà mort quand je suis née, peut-être a-t-il commis* un crime dont je porte le poids Bref, l’aversion qu’on me témoigne en cette maison me pèse comme des haillons que je jette loin de moi!.. J’en veux sortir!.. Attendre l’amour? Je n’aime aucun de ceux que j’ai rencontrés, et j’ai hâte d’en finir avec une existence qui me tue!. Le marquis s’est présenté; il a été bon pour moi quand j’étais enfant; il m’aime, et je suis si peu blasée sur la tendresse des autres que cela me touche profondément. Tu reconnais comme moi que c’est un galant homme. Eh bien! je l’épouse, et il me conduira loin d’ici, et il m’emmènera, et ma vie sera libre et honorée! J’aurai des enfants, si je n’ai pas eu de mère, et je les chérirai doublement, pour moi qu’on n’aura pas aimée, et pour eux qui mériteront de l’être.

Elle parlait avec une ardeur, avec une violence qui coloraient son visage pâle. Ses yeux étincelaient.

–Si tu savais, Anne-Marie, acheva-t-elle, comme j’ai hâte de m’en aller, hâte de fuir cet hôtel où tout m’est étranger: les cœurs, les habitudes, les murailles elles-mêmes! Attendre que j’aime quelqu’un? Mais s’il ne m’aime pas, celui-là que je choisirais? Non, le marquis est libre, il est sincèrement épris de moi: je l’accepte. Va, j’en suis à me dire que le bonheur consiste moins à être heureuse qu’à ne pas souffrir, et qu’on n’est plus à plaindre du moment qu’on à le repos. Voilà ma philosophie. Elle est cruelle. et j’ai dix-neuf ans!

Rien ne peut rendre l’amertume que Diane mit en ces dernières paroles. Tout ce qu’elle avait souffert s’épanchait à la fin. Comme il fallait qu’elle eût été martyrisée pour en arriver à une aussi dure conclusion! Anne-Marie sentit qu’elle n’avait plus rien à ajouter. Pour empêcher ce maiage, elle aurait dû crier à la jeune fille: «Cet homme est l’amant de ta mère!» En avait-elle le droit et n’eût-elle pas commis un crime en agissant ainsi? Diane n’avait déjà que trop de soupçons, soupçons que sa prescience de femme faisait naître, mais que son ignorance de vierge l’empêchait de préciser. Madame Kersaint poussa un profond soupir, embrassa Diane et se tut.

–Maintenant, dit-elle, rentrons au salon, où notre absence pourrait être remarquée. A propos, veux-tu te promener avec moi, demain?

–Oui; où cela?

–Tu verras. Je t’emmènerai à la campagne, et la campagne est charmante par ces premiers jours de printemps.

–Tant mieux! quand je suis avec toi, j’oublie.

–Tu ne viens pas au salon? acheva-t-elle, en voyant que son amie ne la suivait pas.

–Non; tu m’excuseras en disant que je suis fatiguée. Oh! ne crains rien, on ne s’étonnera pas; je suis une sauvage, moi. Tout le monde le sait.

Madame Kersaint sortit. Diane demeurait seule, immobile, enfoncée en ses réflexions amères. Elle pensait à la conversation qui venait d’avoir lieu et ne se repentait pas d’avoir soulagé son cœur. C’était vrai: que pouvait-elle faire, sinon épouser le marquis? Entrer au couvent? Elle y songeait souvent; mais elle était croyante, non dévote; sa raison droite la portait à douter de bien des choses. Elle eût menti au Dieu qu’elle adorait dans son cœur en servant les dieux que les hommes ont inventés.

Le lendemain, Anne-Marie vint la prendre de bonne heure.

–J’enlève votre fille, dit madame Kersaint à Catherine, et je vous préviens que je la garde toute la journée.

Madame de Morère ne se plaignait jamais de ne point voir Diane. Elle ne souleva aucune opposition, et les jeunes femmes disparurent comme deux oiselets effarouchés qui s’envolent. La victoria de madame Kersaint attendait devant l’hôtel; elles s’enveloppèrent de fourrures, et les chevaux partirent au grand trot. Diane ne savait pas où son amie la conduisait; elle se laissait aller, grisée par la volupté de la vitesse. Bientôt, elles eurent franchi l’avenue du bois de Boulogne; autour d’elles montaient des senteurs printanières, des parfums de bois mouilles, ces caresses de la terre qu’avril envoie dans les baisers de la brise. Un joyeux soleil riait sous les feuillées bleuâtres, étalant ses plaques dorées sur les mousses nouvelles. La nature revêtait son manteau d’azur et d’émeraude pour se fiancer au printemps qui naissait. L’air, encore vif, mais déjà fleurant bon, fouettait doucement le visage des deux amies qui fermaient les yeux, s’abandonnant à leurs rêves.

Quand la victoria arriva le long de la Seine, Anne-Marie étendit la main et joyeusement:

–Vois donc comme c’est joli! dit-elle.

Et, en effet, ce paysage que tous les Parisiens connaissent, prenait, ce matin-là, un aspect ravissant. La Seine était bleue et verte, selon les caprices de la lumière; des poules d’eau caquetaient et voletaient dans les longues herbes jaunâtres qui bordent la berge. Un remorqueur traînait, en suant et en soufflant, un lourd chaland où se tenait debout un marinierau visage bruni; plus loin, les villas s’étageaient les unes au-dessus des autres. Il n’était pas jusqu’à ces maisonnettes ridicules qu’affectionne le bourgeois parisien, où une boule d’acier trône au milieu d’un jardin poussif, qui, vues à distance, n’eussent un air coquet et déluré.

–Maintenant, m’apprendras-tu où nous allons? demanda Diane en souriant.

–Nous allons d’abord déjeuner.

–Et où cela, mon Dieu?

–A Chatou, chez un traiteur campagnard. C’est très peu comme il faut, mais cela nous amusera. J’y ai dîné l’été dernier, en cachette, avec mon mari. Oh! ne crains rien. Un jour de semaine, il n’y aura personne, et nous serons seules. Une petite débauche à nous deux: est-ce que cela n’est pas charmant?

Anne-Marie riait comme une folle à cette idée que deux Parisiennes élégantes et fines déjeuneraient chez un traiteur. Bientôt les sabots durs des chevaux claquèrent sur le pavé de Chatou, et la victoria s’arrêta devant une hôtellerie, au bord du fleuve.

Anne-Marie ordonna au valet de pied d’apporter le panier de provisions caché dans le coffre de la voiture; elle se méfiait de l’insuffisance du repas. Les deux femmes s’engagèrent dans l’escalier étroit qui conduisait au premier étage, toutes deux gaies, même Diane, que celte promenade au grand air arrachait à ses tristesses. Elles semblaient plus jolies que jamais avec leur teint avivé par la course, avec la joyeuseté de leurs yeux brillants.

On les introduisit dans un fameux cabinet vert; madame Kersaint fut un peu décontenancée. Deux étrangers déjeunaient frugalement devant une petite table. Mais, après les avoir examinés tous les deux, elle se rassura, en reconnaissant des gens comme il faut. L’un, âgé d’une soixantaine d’années, magnifique vieillard de haute taille, portait fièrement une tête couverte de cheveux blancs comme la neige. C’était un homme de race; ses vêtements noirs, d’une coupe sévère, ses yeux noirs empreints d’une gravité douce, ses gestes rares et sobres, indiquaient une vie calme, de même qu’à son allure générale, on distinguait aisément en lui quelque chose des puritains d’autrefois. Son compagnon était un jeune homme d’une trentaine d’années, au regard fier, au visage pâle. Ses yeux bleus éclairaient une tête fine et intelligente, d’une expression mobile, comme si chacune des expressions du cœur s’y reflétait fidèlement. Les cheveux et la barbe fine étaient blonds. Son front haut, légèrement bombé aux tempes comme celui des penseurs se ridait déjà: par moments on voyait des plis s’y creuser; lui aussi portait des vêtements noirs, très simples, qui décelaient l’élégante minceur de sa taille.

Ils saluèrent respectueusement en voyant entrer les deux femmes; mais ils baissèrent un peu la voix pour ne pas gêner leurs voisines.

–Et tu crois, mon cher Max, disait le vieillard, qu’il ne nous faudra pas plus de vingt minutes?

–Non, père, répliqua le jeune homme. C’est le temps que j’ai mis à ma dernière visite. Nous irons à pied, si vous le voulez bien, et nous retrouverons la voiture ici.

Ils ne causèrent plus que de choses banales ou indifférentes. Diane et Anne-Marie les observaient du coin de l’œil; de leur côté, elles ne prononçaient aussi que des paroles vagues. Les deux couples achevèrent de déjeuner presque en même temps; mais, quoique arrivées les dernières, les deux jeunes femmes furent les premières à se lever. Elles reçurent au départ un second salut respectueux; elles descendirent l’escalier, traversèrent la salle du bas et se trouvèrent le long de la Seine.

–Voyons, dit madame Kersaint, il ne faut pas que je me trompe.

Et, comme répétant une leçon apprise par cœur:

–Tourner à gauche, suivre la route tout droit jusqu’à ce qu’on rencontre un petit bois: la maison est au bout. Vite, Diane, prends mon bras et partons.

–N’admires-tu pas ma confiance? répliqua mademoiselle de Morère. Je ne sais même pas où nous allons.

–Tu te souviens de Jeanne Borel, qui était avec nous au couvent? Elle est ruinée, ma chère. Son père, un agent de change, a sauté; alors elle est entrée comme institutrice dans un grand pensionnat. Ivais cela lui pèse. Elle m’a écrit à Nice pour me prier de lui chercher une place de dame de compagnie. J’ai ce qu’il lui faut: une vieille comtesse qui s’ennuie. Je vais le lui annoncer. Puisqu’elle est pauvre et que je suis riche, c’est à moi de me déranger. A nous deux, nous lui fournirons un trousseau, et tu me seras reconnaissante de t’avoir associée à une bonne action.

Pour toute réponse, Diane embrassa son amie, et elles poursuivirent leur course, toujours gaies sous l’influence de cette première journée de printemps.

–Comment as-tu trouvé les voisins que nous avions à déjeuner? demanda Anne-Marie.

–Mais très distingués.

–N’est-ce pas?

Elles touchaient au petit bois indiqué. Alors elles quittèrent la route, qui continuait à filer le long de la Seine, et se dirigèrent vers le bois, en prenant un sentier montueux, bordé à droite et à gauc par des pommiers souffreteux et maigres. Elles mirent cinq minutes à le gravir; puis un peu lasses et voyant un banc de bois sous la verdure, elles se reposèrent un moment. Quelques instants après, elles entraient dans le pensionnat et demandaient mademoiselle Jeanne Borel.

Elles causaient depuis un quart d’heure, dans un coin du parloir, avec leur ancienne amie, et celle-ci les remerciait avec effusion, lorsque deux hommes se présentèrent à leur tour; c’étaient les étrangers rencontrés à Chatou. Près d’eux marchait une enfant d’une douzaine d’années, à l’aspect très étrange. On eût dit une sauvagesse jetée en pleine civilisation et tout effarouchée encore de cette vie nouvelle pour ses instincts et pour ses goûts. Elle était de taille moyenne, avec une forêt de cheveux noirs, épais, lourds, luisants, qui pendaient le long de ses joues hâlées, tombant par derrière au-dessous de la taille. Elle avait l’air grave, réfléchi, méditatif, semblant regarder plus loin que ces murs gris qui bornaient sa vue, plus haut que ce plafond qui écrasait sa tête. Son visage, d’une teinte brune uniforme, gardait une mélancolie songeuse. Mais ce qui frappait le plus en elle, c’étaient les yeux, énormes, d’une profondeur calme des yeux qui brillaient par leur fixité comme des diamants noirs.

Jeanne Borel se pencha vers ses amies et, tout bas:

–Examinez bien cette enfantet ce jeune homme, dit-elle. Elle, est une petite Arabe qui arrive du fond du désert; lui, est une célébrité. C’est Maximilien Danglars, le voyageur.

–Lui! s’écrièrent en même temps Diane et Anne-Marie.

Aussitôt elles se rappelèrent la conversation de la veille, pendant le dîner, à l’hôtel de Morère. C’était donc là ce hardi pionnier qui s’en allait tout seul à travers les déserts et les chemins inextricables de la mystérieuse Afrique; ce héros, comme le nommait M. de Morère, qui défendait une pauvre esclave à coups de fusil; ce grand homme de trente ans, à qui des personnages illustres réservaient une réception digne d’un roi. Par les hautes fenêtres du parloir, le soleil entrait à flots, et ses rayons enveloppaient d’une auréole lumineuse le front pensif du jeune homme. Il apparaissait à Diane en pleine gloire, avec l’éclat d’un nom déjà célèbre et de nobles actions simplement accomplies. Malgré elles, les trois femmes subissaient le prestige: elles se taisaient instinctivement, comme pour écouter cet étranger presque passé à l’état de légende.

–Alors tu es contente, Gemma? disait-il.

–Oui, puisque je serai près de toi.

Pendant leur long voyage, Maximilien lui avait appris un peu de français; et, le pensionnat continuant l’éducation commencée, elle le parlait déjà bien, mais avec une intonation gutturale et chantante:

–Ce vieillard est mon père, il viendra te chercher dans quelques jours, et nous irons dans mon pays, du côté de la mer.

–Je l’aimerai, puisque c’est ton pays, et je serai heureuse de vivre auprès de ce vieillard, puisque c’est ton père.

La jeune Arabe avait courbé le front; elle murmurait quelques paroles tout bas.

–Que dis-tu, Gemma? demanda Maximilien.

Elle fixa sur lui des yeux noirs et profonds comme la nuit:

–Je dis:–Louange à Dieu, à qui retournent toutes choses. Sortons, je veux te montrer le jardin.

Elle prit le jeune homme par la main, et, se tournant vers le vieillard:

–Viens-tu, mon père?

Et tous les trois se dirigèrent vers le parc.

Cette scène étrange, si poétique, colorée d’un reflet d’Afrique, frappa tellement les trois femmes qu’elles se turent encore pendant quelques instants. Enfin Jeanne reprit la parole et convint avec Anne-Marie de ce qu’elle devait faire. Quant à Diane, elle demeurait distraite et songeuse. Il y avait en elle un trouble inexprimable, quelque chose d’inconnu l’agitait, si bien que madame Kersaint s’en aperçut.

–Qu’as-tu donc? demanda-t-elle à son amie.

–Je cherche à me rappeler, répliqua Diane, où j’ai vu M. Danglars et où j’ai entendu sa voix.

Pendant le retour, en dépit des efforts d’Anne-Marie, Diane resta muette, comme si elle évoquait dans sa pensée ce jeune homme, aux actions chevaleresques, et cette petite Arabe au parler doux et sentencieux des habitants du désert.

La marquise

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