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PREMIÈRE PARTIE
III

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Les murs blancs du château que Françoise avait aperçu, avant de fermer les yeux, jaillissaient maintenant dans les gaietés frissonnantes et mouillées du réveil. Une matinée délicieuse commençait; une exquise matinée de printemps pleine de parfums et de chants d'oiseaux. Le soleil rieur et familier illuminait les allées et les taillis du parc. A la cime des arbres flottait encore un léger brouillard qui ressemblait à une gaze très fine, étendue sur les feuilles vertes.

– Ah! le beau temps, dit une voix claire. Dépêche-toi, Faustine. Mon Dieu! comme tu es paresseuse!

– Un peu de patience, Nelly.

Un superbe lévrier russe, au poil d'argent, aux yeux pleins de flammes, franchit d'un bond le large perron de pierre et se coucha aux pieds de Nelly qui se penchait pour le caresser.

– Ta maîtresse est en retard, Odin, reprit la jeune fille. Enfin, la voilà!

Odin tournait sa tête fine vers le château; quittant Nelly, il courut vers la nouvelle venue, bondissant autour d'elle, cherchant à deviner sa volonté, s'élançant au milieu des allées et s'arrêtant bientôt comme s'il craignait de n'être pas suivi. Les jeunes filles s'embrassèrent tendrement. Toutes deux étaient brunes, à peu près du même âge. Faustine de Bressier avait dix-sept ans: c'était l'aînée. Tout Paris a connu son père, le général de Bressier, le héros de Solférino, nimbé d'une gloire nouvelle, après sa campagne dans l'armée de Chanzy. Resté veuf de bonne heure avec deux enfants, un fils et une fille, il recueillait dans sa maison une parente éloignée, riche et de bonne naissance. Nelly Forestier et Faustine, les deux inséparables, avaient grandi ensemble, s'aimant comme des sœurs, de cette fraternité d'élection souvent plus durable et plus sûre que la fraternité selon la nature. On subit ses parents; le cœur choisit ses alliés. Nelly et Faustine entraient dans la vie, unies par ces liens solides que nouent les souvenirs d'une enfance commune. Elles se chérissaient d'une tendresse égale, mais différemment exprimée.

Nelly, volontaire, toujours gaie, avec des emportements et des jalousies d'enfant gâtée; Faustine sérieuse, d'une gravité douce et réfléchie; la première, nerveuse et ardente d'allures, la seconde, calme en apparence, mais froidement passionnée, avec des éclairs de mysticisme. Elles étaient également belles, et leurs beautés mêmes ne se ressemblaient pas. Nelly, souple et fine comme un cheval de race, impatiente du joug, rappelait par ses yeux noirs et sa peau orangée les femmes arabes de Fromentin. Petite, bien prise dans sa taille fine, aux ondulations souples, elle trahissait vite la Méridionale exubérante et vive. Faustine était la femme du Nord. Mince et gracieuse, avec son regard énergique, elle semblait mieux faite pour conduire sa destinée que pour la subir. Son visage, d'une pâleur nacrée, allongé comme un camée antique, s'illuminait par instants à la lueur chaude de ses yeux pers. Ces deux jeunes filles se complétaient l'une par l'autre. Accoutumées à penser ensemble, liées surtout par ces affinités secrètes que créaient leurs natures dissemblables, elles considéraient la vie comme une étape qu'elles franchiraient sans jamais se quitter.

– Décidément, tu n'es pas plus gaie ce matin qu'hier soir! s'écria Nelly après un silence.

– Comment veux-tu que je sois gaie? répliqua doucement Faustine. Depuis deux jours, je n'ai pas eu de nouvelles de mon père et de mon frère. La division du général est à Courbevoie; il ne peut pas quitter son commandement, et je trouve naturel qu'il ne vienne pas. Mais Étienne est sous Versailles, son régiment n'a pas donné tous ces jours-ci. Vraiment, en un temps de galop, il pouvait bien pousser jusqu'ici.

Nelly haussa les épaules et se mettant à rire:

– Tu es incroyable! Alors tu t'imagines qu'un beau capitaine de hussards comme Étienne se dérangera pour voir deux petites filles… Eh bien, qu'est-ce que tu as, Odin?

Le chien s'arrêtait court, l'oreille droite; puis il bondissait, pour s'arrêter bientôt, et japper bruyamment. L'allée où se promenaient les deux amies tournait sur elle-même et s'enfonçait sous de larges platanes, dans l'épaisseur du parc. Odin s'y précipita, tête baissée, comme s'il eût cherché à retrouver une piste.

– Regarde-le donc, reprit Nelly.

Mais Faustine suivait son rêve intérieur, songeant à ses chers absents, peu soucieuse de s'occuper du lévrier russe. Ils ne finiraient donc jamais, ces longs jours d'inquiétude et d'angoisses? Pendant quatre mois elle avait tremblé chaque jour pour son père, qui se battait sur la Loire, pour son frère prisonnier à Hambourg. Elle les revoyait enfin, sains et saufs, après l'armistice, et voilà que recommençait la même vie d'épouvantes quotidiennes! La guerre civile, après la guerre étrangère, renouvelait les tourments passés.

– A propos, as-tu trouvé le sujet de ton tableau? demanda Nelly.

Faustine eut un geste de lassitude découragée.

– A quoi bon? murmura-t-elle.

– Comment! à quoi bon? Je ne l'entends pas ainsi. Voilà cinq jours que tu n'as travaillé. Je ne veux pas que ta paresse continue. Tu te mettras à la besogne aujourd'hui. Oh! fais cela pour moi, ma petite Faustine!

Au lieu de répondre à son amie, la jeune fille s'arrêta brusquement.

– Qu'as-tu donc? demanda Nelly étonnée.

– N'as-tu pas entendu?

– Quoi?

– Un gémissement. Peut-être me suis-je trompée. Et cependant, il me semblait… Non, je ne m'abusais pas. Vois Odin.

En effet, le chien se tenait immobile, la tête en avant, comme s'il fût tombé subitement en arrêt.

– Il y a quelque chose, reprit Faustine. Cherche, Odin, cherche!

Le chien gratta le sol, hésitant: puis il enfila un petit sentier qui s'enfonçait dans l'épaisseur verte des taillis. Sa maîtresse le suivait; et Nelly venait la dernière, riant et se dépitant contre les branches qui s'accrochaient à sa jupe ou se faisaient enrouler par ses cheveux.

– Tu es folle, mon amie! Quelle idée de te prêter aux caprices de cette bête! Tu vois bien que ce sentier-là ne mène nulle part, et qu'il aboutit à l'un des sauts de loup qui entourent le château.

Au bout de cinq minutes, Odin s'arrêta devant le fossé qui fermait le parc. De nouveau il cherchait, il quêtait, le poil hérissé. Enfin, brusquement, il se jeta dans le fossé, poussant un aboiement prolongé. Les deux jeunes filles eurent un cri d'effroi: elles venaient d'apercevoir le corps de Françoise qui gisait inanimé entre les hautes herbes. Mais Faustine ne s'épeurait pas longtemps.

– La maison de garde est à côté, dit-elle. Va chercher Marius, ma bonne Nelly. Il nous aidera à transporter cette pauvre femme au château.

– Comment tu… tu vas rester… seule? balbutia Nelly.

– Tu es une enfant. De quoi veux-tu que j'aie peur?

Nelly s'éloignait, tournant timidement la tête comme si elle eût craint de perdre son amie des yeux; et Faustine, descendant le long du fossé, s'approchait de Françoise qui demeurait immobile.

– Elle est bien pâle! murmura-t-elle.

Elle prit la main de l'inconnue: le pouls battait à peine. Doucement, Faustine essayait de soulever la tête de la malade, et l'appuyait sur ses genoux. Françoise soupira profondément, ouvrit un moment les yeux, et les referma comme aveuglée par ce grand soleil qui succédait pour elle aux noires terreurs de la nuit. Que faire? La jeune fille attendait avec angoisse le retour de Nelly. Pourvu qu'elle eût rencontré Marius! A elles deux, elles n'exécuteraient qu'une médiocre besogne, et l'on ne pouvait pas laisser là, abandonnée et sans secours, cette malheureuse créature, vaincue sans doute par le besoin et la fatigue. Nelly avait trouvé Marius. Ce solide gaillard souleva Françoise dans ses bras, sans effort, et comme Faustine lui demandait s'il désirait qu'on l'aidât, il répondit par un sourire orgueilleux. Dix minutes après, la femme de Pierre revenait à elle, étendue sur une chaise longue dans le salon du château. Elle ne souffrait pas, elle ne se plaignait pas. Ses yeux étonnés regardaient autour d'elle. Lentement, son cerveau affaibli reconstruisait les événements qui s'étaient succédé depuis deux jours. Elle revoyait la chambre de la rue Jean-Baussire, où Jacques restait seul; puis son départ lugubre et ce rude chemin de croix jusqu'à Versailles; enfin son retour, quand épuisée, n'en pouvant plus, elle regagnait Paris désespérée. Et avec le souvenir, renaissait aussi la souffrance. Pierre! que devenait Pierre! Non, elle ne voulait pas s'oublier chez les êtres généreux qui la recueillaient. Il fallait qu'elle remplît son devoir jusqu'au bout.

– Comment vous sentez-vous, Madame? lui demanda doucement Faustine, qui se penchait vers elle, épiant le retour de la vie sur ce visage blême.

– Mieux… je vous remercie, Mademoiselle. Vous êtes bonne. Tenez, voyez, je peux me remettre en route…

– Vous voulez?..

– Il le faut.

Elle essayait de se tenir debout: mais son énergie la trahissait. Est-ce que la fatigue serait plus forte que sa volonté?

– Pourquoi repartir déjà? reprit Mlle de Bressier. Attendez au moins que vos forces soient revenues. Craignez-vous que votre absence prolongée n'inquiète quelqu'un des vôtres? Il m'est aisé d'écrire pour donner de vos nouvelles.

– Je vous remercie, Mademoiselle. Mais mon fils est malade. Il est seul. C'est moi qui le soigne. J'ai hâte d'être auprès de lui, vous comprenez.

– Une maladie… grave? ajouta la jeune fille, après une courte hésitation, comme si elle craignait d'aviver une douleur qu'elle sentait profonde.

– Une blessure.

– Sérieuse?

– Oui. Il l'a reçue à Montretout. Oh! c'est un brave enfant… A seize ans, il s'est engagé comme les autres.

– Voilà qui vous fera du bien, Madame, s'écria Nelly gaiement.

Elle rentrait dans le salon, précédant le valet de chambre qui apportait une petite table toute servie. Françoise, confuse de tant de soins, essayait de se débattre et de refuser. Avec sa brusquerie d'enfant gâtée, Nelly la força d'obéir. Elle but lentement quelques gorgées de vin, et mangea non sans appétit: les couleurs remontaient à son visage pâle, et ses yeux brillaient d'un éclat plus vif. Mais aux lèvres douloureusement contractées, au pli qui se creusait sur son front blanc, les amies comprenaient que l'étrangère taisait son secret. Ce n'était pas seulement une pauvre femme atteinte d'un mal physique, mais une victime torturée par une souffrance cachée. Françoise était mise simplement, avec l'élégance innée des Parisiennes qui, en dépit du rang qu'elles occupent, ont toujours plus de finesse et de distinction que les autres femmes. Assises auprès d'elle, Nelly et Faustine s'ingéniaient à la servir. Rien de plus gracieux que ce groupe: l'ouvrière soutenue et consolée par ces deux fraîches et charmantes créatures. Mme Rosny se sentait profondément touchée, surprise surtout. Elle avait été élevée dans la haine de cette bourgeoisie qui venait à son aide, à l'heure la plus douloureuse de sa vie. N'était-ce pas contre ces mêmes classes riches et heureuses que la Commune, en qui elle croyait, s'insurgeait désespérément?

– Maintenant que vous avez repris des forces, continua Faustine, je vous permets de poursuivre votre route. Seulement, vous ne vous en irez pas à pied. Oh! ne vous défendez pas! Vous êtes obligée de nous obéir. Si moi j'étais assez faible pour vous céder, voici mon amie Nelly dont vous n'auriez pas aisément raison. Je vais faire appeler Marius. Il nous conseillera. D'ailleurs, puisque vous avez hâte de retourner auprès de votre fils, le plus simple est encore qu'on vous reconduise en voiture.

L'argument était juste, et Françoise ne répliqua rien. Marius entrait. Il se mit à rire, en voyant Françoise.

– Oh! oh! dit-il, vous avez meilleure mine que lorsque je vous ai ramassée sur la route!

C'était un vieux soldat qui avait servi jadis sous le général, en Afrique; son temps achevé, il était entré comme garde chez son ancien chef. Mlle de Bressier lui expliqua que sa protégée voulait retourner à Paris, et qu'elle comptait sur lui pour l'escorter. Mais comment gagner la ville, en voiture, au milieu des troupes qui sillonnaient la plaine, sous la perpétuelle menace des feux convergents des forts? Marius eut tôt fait de prendre un parti. S'en aller directement par Sèvres et Bellevue: impossible. On se heurterait à mille difficultés toujours renaissantes. Il conseillait d'aller à Saint-Denis, par Versailles et la forêt de Saint-Germain. La voiture franchirait la Seine au pont de Poissy, rétabli depuis huit jours. Comme les Prussiens occupaient les zones du nord et de l'est, on arriverait jusqu'aux fortifications sans être inquiété.

Un quart d'heure après, un duc bien attelé attendait devant le perron du château. Les choses marchaient si vite depuis que Françoise avait recouvré sa connaissance qu'elle en demeurait encore interdite. Comme les êtres délicats, elle se sentait gênée pour exprimer sa gratitude. Depuis deux heures, elle vivait dans un ordre de sentiments inconnu, dans un monde presque entièrement nouveau. Elle ne pouvait se faire à l'idée qu'elle, une ouvrière, une révoltée, recevait un pareil accueil chez ces belles et riches jeunes filles. Cependant, elle allait partir, et c'est à peine si elle avait dit combien elle se sentait profondément touchée. Elle se tenait debout, au milieu du salon, regardant l'une après l'autre ces jolies fées qui lui apparaissaient dans sa détresse comme deux anges consolateurs: Faustine, douce, calme et souriante, Nelly, toute gaie avec ses yeux où luisait la joie.

– Je ne sais que vous dire… Mon Dieu! comme vous êtes bonnes! Qui sait ce que je serais devenue sans vous? Et mon pauvre enfant ne m'aurait jamais revue peut-être. Pourtant, il a plus besoin que jamais de…

Elle s'arrêta. La pensée de Pierre lui revenait, cruelle, remplissant son cerveau d'idées funèbres. Un sanglot s'étouffait dans sa gorge: elle chancela. Comme Faustine s'élançait pour la soutenir, elle l'arrêta d'un geste doux:

– Non, merci, ce n'est rien. Un éblouissement: il est passé déjà.

Elle essayait de sourire; mais des larmes brillaient dans ses yeux. De nouveau elle les regardait l'une après l'autre.

– Voulez-vous me permettre de vous embrasser? dit-elle avec une nuance de timidité.

– Comment donc! mais c'est moi qui vais commencer, s'écria Nelly.

Françoise serrait les mains de Mlle de Bressier, elle la contemplait, comme si elle eût voulu graver à jamais dans sa mémoire le visage charmant de la jeune fille.

– Soyez heureuse, dit-elle enfin. Adieu, Mademoiselle.

Elle dégageait ses mains que Faustine retenait dans les siennes.

– Alors, nous allons nous quitter, et je ne saurai pas votre nom? demanda-t-elle.

– Qu'importe, si je n'oublie jamais le vôtre? répliqua doucement l'ouvrière. Je suis celle qui passait et que vous avez sauvée. Merci et adieu!

– Étrange femme! murmura la jeune fille, pendant que le duc filait dans l'allée du parc.

Marius conduisait lui-même. Il n'entendait pas qu'il arrivât un accident à la protégée de sa maîtresse. Pendant le trajet, assez long, sans cesse interrompu par des convois militaires, par des troupes de soldats qui rejoignaient leurs régiments, Marius parlait du général, de son fils, de sa fille. Françoise écoutait curieusement l'éloge de cette belle créature à qui elle devait tant. D'ordinaire, rien n'est plus doux que d'entendre admirer ceux-là qui nous ont fait du bien. Dans son cœur, la reconnaissance se heurtait à sa haine contre les bourgeois. Quand Marius la déposa, au delà de Saint-Denis, à quelque cent mètres des fortifications, Françoise savait de Faustine et des siens tout ce que le soldat savait lui-même. Un sentiment nouveau remuait dans son cœur. Elle revoyait en pensée l'allure noble et fière, les yeux pers de la jeune fille, et elle se demandait avec étonnement si, maintenant, il n'y avait pas en ce monde un être de plus qu'elle aimait.

Comme elle franchissait le poste de gardes nationaux qui campait dans la première avenue, Françoise s'entendit appeler par son nom. Surprise, elle tourna la tête, et subitement devint toute pâle. Elle reconnaissait le lieutenant légèrement blessé, qui faisait partie du bataillon de Pierre.

– Bonne nouvelle! citoyenne! votre mari est vivant…

Elle eut un cri déchirant, se sentant défaillir. Après avoir réagi contre l'excès de la douleur, est-ce qu'elle ne saurait pas réagir contre l'excès de la joie?

– Vivant! vivant!

– Oh! je me suis beaucoup reproché de vous avoir tourmentée hier… Mais je ne savais pas… Un brave garçon est arrivé ce matin apportant des nouvelles sûres. Cent hommes du bataillon ont pu s'échapper. Ils sont cachés dans les bois au delà de nos avant-postes. On enverra deux régiments pour les dégager.

Mais Françoise n'entendait plus, ne voyait plus. Elle ne savait qu'une chose: Pierre était sauvé! Elle le reverrait; il y aurait encore du bonheur pour eux! Dans son ivresse elle restait debout, dans l'avenue, appuyée contre un arbre. Comme un soleil, cette radieuse jeune fille venait peut-être de lui porter bonheur.

Mademoiselle de Bressier

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