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ACTE PREMIER
SCÈNE X

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DANIEL, GODEFROY, CÉSARINE

GODEFROY

Maintenant que nous sommes entre nous, mon cher ami… Mais asseyez-vous d'abord, je vous prie.

Godefroy et Césarine s'asseyent. – Daniel reste debout

DANIEL

Quand j'ai eu l'honneur de vous être présenté, il y a deux mois, au bal de la Préfecture, vous avez été assez bon pour m'accueillir de tout cœur. Votre maison m'a été ouverte. Puis, les semaines ont passé, et un jour j'ai senti que je n'avais pu voir mademoiselle votre fille sans l'aimer…

Il s'arrête un peu ému

GODEFROY, bas à Césarine

J'étais sûr qu'il allait faire sa demande!

CÉSARINE, à part

Décidément, il n'a rien d'extraordinaire.

DANIEL

Avant d'aller plus loin, monsieur, permettez-moi de vous adresser une question. Dans mes rapports avec vous, ai-je agi autrement que ne doit le faire un galant homme?

GODEFROY, riant

Quelle idée!

DANIEL

C'est que plusieurs fois j'ai voulu causer avec vous de ma position, de ma fortune, de ma famille…

GODEFROY

C'est inutile.

DANIEL

Permettez-moi d'insister.

GODEFROY

C'est inutile, vous dis-je! Vous êtes riche, bien de votre personne, officier, décoré, dans une situation superbe…

DANIEL

Vous m'avez toujours interrompu de cette manière-là! Pourtant aujourd'hui il faut que nous abordions cette question. Ma tante, madame Dubois, est arrivée ce matin à Montauban. Elle viendra vous adresser officiellement une demande en mariage. Auparavant…

GODEFROY

Auparavant, je n'ai rien à apprendre. Votre vie est au grand jour, n'est-il pas vrai? Vous aimez ma fille, et j'espère qu'elle vous aimera. Que faut-il de plus? Vous êtes d'une famille de paysans, hein? Je l'ai deviné. Que m'importe! Je suis un homme indépendant, au-dessus des préjugés! C'est vous qu'Édith épousera, non votre famille. Si vous étiez pauvre, je vous la donnerais tout de même. (Césarine tousse très fort. Godefroy reprend, avec dignité.) Tu dis?

CÉSARINE

Je ne dis rien, je tousse. Continue.

GODEFROY

J'ajouterai même que je voudrais que vous eussiez quelque chose de grave à me confier, capitaine, pour vous prouver le cas que je fais de vous.

DANIEL

J'ai, en effet, quelque chose de grave à vous confier.

CÉSARINE, à part

J'en étais sûre!

DANIEL

Je n'ai pas de famille, monsieur, parce que je n'ai jamais eu ni père ni mère. Je suis enfant naturel.

GODEFROY, se levant

Enfant naturel!

CÉSARINE, à part

Tiens! tiens! tiens! il a donc un roman dans sa vie, ce garçon?

GODEFROY

Enfant naturel! et je ne l'apprends qu'aujourd'hui! Comment! vous êtes venu dans ma maison, vous avez jeté les yeux sur ma fille, et vous n'avez pas eu la sincérité…

DANIEL

Lorsque j'ai eu l'honneur d'être reçu chez vous, j'ignorais que je dusse aimer mademoiselle votre fille. Je n'avais donc rien à vous confier.

GODEFROY

Mais depuis, monsieur!

DANIEL

Depuis, j'ai voulu plusieurs fois aborder cette question, vous m'avez toujours interrompu dès les premiers mots; et tout à l'heure encore.

GODEFROY

Il fallait insister!

DANIEL

J'ai cru que vous aviez pris des renseignements. Au régiment, on n'ignore pas mon secret: l'armée est une grande famille dont tous les membres doivent se connaître entièrement, étant solidaires les uns des autres. Le jour où l'on a fait allusion à ma naissance, je l'ai avouée sincèrement, estimant que je n'ai ni à m'en cacher ni à en rougir. Je n'avais pas de nom; j'ai tâché de m'en faire un.

GODEFROY

Moi, je ne savais rien, monsieur; autrement je vous aurais fait comprendre…

DANIEL

Que je devais renoncer à l'espoir de votre alliance? Mon Dieu, monsieur, je ne suis pas un enfant, je connais la vie et les hommes: j'ai déjà eu le temps d'en souffrir. Vous entendant constamment parler de votre indépendance d'esprit, j'ai cru que vous vouliez m'indiquer ainsi que la tache de ma naissance n'en était pas une à vos yeux.

GODEFROY

Certes, monsieur, je suis un esprit libéral, mais…

CÉSARINE, lorgnant Daniel

Un enfant de l'amour! il est très bien.

DANIEL

Vous m'avez dit souvent que vous vous mettiez au-dessus des préjugés.

CÉSARINE

Des préjugés des autres, pas des siens.

GODEFROY

C'est cela, des préjugés des autres, pas des miens! (Se reprenant.) Qu'est-ce que tu me fais donc dire, Césarine? Je vois que vous ne connaissez pas la province, monsieur. Si je vous donnais ma fille, les rues de Montauban se dépaveraient toutes seules pour me jeter des pierres! Dans nos petites villes, on est d'un rigorisme impitoyable. Probablement parce que chacun est ennuyé de ses propres affaires, tout le monde s'occupe de celles du voisin. Que voulez-vous que j'y fasse? Si j'habitais Paris, je ne dis pas, mais Montauban! Ce n'est pas votre faute… s'il y a… hum!.. une irrégularité dans votre naissance. Mais enfin, je ne pouvais pas me douter… Il n'y a pas moyen… on gloserait, on crierait; non, vraiment, il n'y a pas moyen.

DANIEL

Je me retire, monsieur.

CÉSARINE, le lorgnant toujours

Il est bien mieux que Montjoie.

DANIEL

Il ne me reste plus…

Il s'arrête ému

CÉSARINE, même jeu

Un enfant de l'amour! En effet il a quelque chose…

DANIEL, reprenant

Il ne me reste plus qu'à vous faire agréer mes excuses pour l'ennui que je vous cause. Pardonnez-moi, car je suis bien malheureux.

CÉSARINE, même jeu

Il est malheureux!.. Ah! il me plaît de plus en plus.

DANIEL

Je préfère ne plus revoir mademoiselle Édith. Daignez lui expliquer, mademoiselle, qu'un empêchement imprévu…

Il porte la main à ses yeux

CÉSARINE, à part

Il souffre: il est parfait.

DANIEL, saluant,

Monsieur, mademoiselle…

CÉSARINE

Restez donc.

GODEFROY, sévèrement

Césarine!

CÉSARINE

Laisse, laisse, je sais ce que je fais. Restez donc, monsieur Daniel. Eh! mon Dieu, est-ce qu'on s'en va comme cela, tout de suite, sans avoir eu le temps de causer?

DANIEL

Mademoiselle…

CÉSARINE

Oui, mon frère n'est pas si méchant qu'il en a l'air. Il est assez raisonnable pour comprendre qu'on ne décide pas en cinq minutes une affaire aussi grave qu'un mariage. C'est bien le moins qu'on y réfléchisse mûrement, sagement… Édith aime Daniel, Montauban dira ce qu'il voudra; il faut qu'elle l'épouse.

GODEFROY

Votre conduite, mademoiselle, est de la dernière inconvenance!

CÉSARINE

Si tu savais combien cela m'est égal! (A Daniel.) Oui, Édith vous aime; je mentirais en vous disant que j'ai été ravie lorsque j'ai reçu sa confidence. Non, je n'ai pas été ravie… Mon excuse, c'est que je ne vous connaissais pas encore. Eh bien, faisons connaissance. Madame Dubois est votre seule parente?

DANIEL, gravement

Oui, mademoiselle. C'est la sœur de ma mère, qui est morte en me mettant au monde. La pauvre créature avait été séduite à seize ans, à l'âge où une femme ne sait pas se défendre, et j'ai gardé pour elle une tendresse infinie: je l'ai vue si souvent avec ma pensée! J'ai été élevé à la campagne. Lorsque j'eus grandi, on me fit entrer au collège d'Aurillac, où j'ai continué mes études. Ma tante est la seule personne qui se soit occupée de moi. Sans elle, j'eusse été bien réellement seul au monde. J'atteignais ma onzième année, quand elle s'installa en Auvergne, à mes côtés. Elle venait d'éprouver de grands chagrins; j'étais l'unique affection qui lui restât. Elle me l'a prouvé noblement, je vous le jure. Aucune mère n'a été meilleure ni plus tendre. Aussi je me trompais un peu quand je vous disais tout à l'heure que je n'en avais pas eu: c'était renier la chère femme.

CÉSARINE, fondant en larmes, à son frère

Tu n'es donc pas ému, toi?

GODEFROY

Ému… ému!

CÉSARINE

Continuez!

DANIEL

Ma famille était riche. Ma mère m'avait laissé en mourant cinq ou six cent mille francs. Ma tante se chargea de faire valoir et d'augmenter ma petite fortune… Elle sentait sans doute qu'il fallait me mettre en état de compenser un jour l'irrégularité de ma naissance: c'était sa tâche à elle. La mienne était de travailler résolument, et d'arriver au premier rang, si je pouvais. Lorsque je suis entré à l'École polytechnique, j'ai dû fournir mes papiers de famille. Hélas! pour moi, c'était bien simple: une feuille déclarant qu'à telle date un enfant nommé Daniel était né de père et mère inconnus. Quelques-uns de mes camarades furent au courant de ma situation; je crois cependant que la plupart l'ignorèrent. Certains me témoignèrent de la froideur; je m'éloignai d'eux, sans leur en vouloir: je les plaignais de ne pas comprendre qu'étant plus heureux que moi ils devaient m'en aimer davantage. Je sortis de l'École dans les premiers; je préférai devenir soldat, m'imaginant qu'il me serait plus aisé de conquérir ainsi une illustration personnelle. Puis l'armée me serait une famille, et je gardais l'espoir constant d'une prompte action d'éclat. J'ai toujours pensé que le sang versé pour le pays est un commencement de noblesse. Je fus assez heureux pour me distinguer pendant la guerre, et j'obtins un avancement rapide. Tout marchait donc selon mes désirs; j'entrevoyais la réalisation prochaine de mon rêve, quand un hasard changea ma vie, bouleversa mes idées, et m'ouvrit un nouvel horizon: je rencontrai votre fille, et je l'aimai.

Le Fils de Coralie: Comédie en quatre actes en prose

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