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I – L'HISTOIRE DU PARENT PAUVRE
ОглавлениеIl lui répugnait beaucoup d'avoir la préséance sur tant de membres honorables de la famille, en commençant la première des histoires qu'ils allaient raconter chacun à leur tour, assis en demi-cercle auprès du feu de Noël, et, modestement, il suggéra qu'il serait plus convenable que ce fût d'abord John, «notre estimable hôte,» dont il demandait à porter la santé. «Quant à lui, dit-il, il était si peu fait à se mettre, en avant, qu'en vérité…» Mais ici tous s'écrièrent d'une voix unanime qu'il devait commencer, et ils furent d'accord pour répéter qu'il le pouvait, qu'il le devait, qu'il le ferait. Il discontinua donc de se frotter les mains, retira ses jambes de dessous son fauteuil et commença:
Je ne doute point, dit le parent pauvre, que par la confession que je vais vous faire, je surprendrai les membres réunis de notre famille, et particulièrement John, notre estimable hôte, à qui nous avons une si grande obligation pour l'hospitalité magnifique avec laquelle il nous a traités aujourd'hui. Mais si vous me faites l'honneur d'être surpris de n'importe ce qui vient d'un membre de la famille aussi insignifiant que moi, tout ce que je peux vous dire, c'est que je serai d'une scrupuleuse exactitude dans tout ce que je vous raconterai.
Je ne suis, point ce qu'on me suppose être. Je suis tout autre. Peut-être avant d'aller plus loin, serait-ce mieux d'indiquer d'abord ce que l'on suppose que je suis.
On suppose, ou je me trompe fort, – les membres réunis de notre famille me relèveront si je commets une erreur, ce qui est bien probable (ici, le parent pauvre promena autour de lui un regard plein de douceur pour encourager la contradiction), – on suppose que je ne suis l'ennemi de personne que de moi-même et que je n'ai jamais réussi en rien. Si j'ai fait de mauvaises affaires, c'est, dit-on, parce que j'étais impropre aux affaires et trop crédule pour pénétrer les desseins intéressés de mon associé; – si j'échouai dans mes projets de mariage, c'est parce que, dans ma confiance ridicule, je regardais comme impossible que Christiana consentît à me tromper; – si mon oncle Chill, dont j'attendais une belle fortune, me donna mon congé, c'est parce qu'il ne me trouva pas l'intelligence commerciale dont il m'aurait voulu voir doué. Enfin, je passe pour avoir été toute ma vie continuellement dupe et désappointé, à quoi on ajoute que je suis à présent un vieux garçon âgé de cinquante-neuf ans et bien près de soixante, qui vit d'un revenu limité sous la forme de pension payée par quartier, – chose à laquelle je vois que notre estimable hôte John ne veut pas que je fasse davantage allusion. Voilà pour le passé. Voici ce qu'on suppose encore de mes habitudes et de mon genre de vie actuel:
J'occupe un logement garni à Clapham-Road, – petite chambre très propre, sur le derrière, dans une maison respectable, – où on ne s'attend pas à me trouver pendant la journée, à moins que je ne sois indisposé, car je sors tous les matins à neuf heures, sous prétexte d'aller à mes affaires. Je prends mon déjeuner, une tasse de café au lait avec un petit pain et du beurre, – à l'antique café situé près du pont de Westminster; je vais ensuite dans la Cité, – je ne sais trop pourquoi; – je m'assois au café de Garraway, puis sur les bancs de la Bourse; et de là, poursuivant ma promenade, j'entre dans quelques bureaux et quelques comptoirs, où quelques parents et quelques vieilles connaissances ont la bonté de me tolérer, et où je me tiens debout contre la cheminée si la saison est froide. Je remplis ainsi ma journée jusqu'à cinq heures: je dîne alors, dépensant pour le repas, la moyenne d'un shelling trois pences. Ayant toujours quelque argent de poche pour mes soirées, je m'arrête, avant de rentrer chez moi, à l'antique café du pont de Westminster où je prends ma tasse de thé et peut- être ma tartine de pain rôti. Enfin, quand l'aiguille de l'horloge se rapproche de minuit, je me dirige vers Clapham-Road et, à peine rentré dans ma chambre, je me mets au lit, – le feu étant chose coûteuse et mes propriétaires ne se souciant pas que j'en fasse parce qu'il faudrait qu'on eût la peine de me l'allumer et que cela salit une chambre.
Quelquefois, un de mes parents ou une de mes connaissances m'invite à dîner. Ces invitations sont mes jours de fête, et ces jours-là, je vais généralement me promener dans Hyde-Park. Je suis un homme solitaire, et il est rare que je me promène avec un compagnon; non pas qu'on m'évite parce que je suis mal vêtu, – car j'ai toujours une mise décente, toujours vêtu de noir (ou plutôt de cette nuance connue sous le nom de drap d'Oxford qui fait l'effet d'être noir et qui est de meilleur usage); mais j'ai contracté l'habitude de parler bas, je garde volontiers le silence, et n'étant pas d'un caractère très gai, je sens que je ne suis pas d'une société très séduisante.
La seule exception à cette règle générale est l'enfant de mon cousin germain, le petit Frank. J'ai une affection particulière pour cet enfant et il est très bon pour moi. C'est un enfant naturellement timide, qui s'efface bientôt dans une réunion nombreuse et y est oublié. Lui et moi cependant nous sommes parfaitement ensemble. Je crois deviner que, dans l'avenir, le pauvre enfant succédera à ma position dans la famille. Nous causons peu, et cependant nous nous comprenons. Nous faisons notre promenade en nous tenant par la main et sans beaucoup parler; il sait ce que je veux dire comme je sais ce qu'il veut dire. Lorsqu'il était plus petit enfant, je le conduisais aux étalages des boutiques et lui montrais les joujoux. C'est extraordinaire comme il eut bientôt deviné que je lui aurais fait beaucoup de cadeaux, si j'avais été dans une situation de fortune à pouvoir les lui faire.
Le petit Frank et moi nous allons faire le tour de la colonne monumentale de la Cité, – il aime beaucoup cette colonne – nous allons sur les ponts, nous allons partout où l'on peut aller sans payer.
Deux fois, au jour anniversaire de ma naissance, nous avons fait un petit dîner avec du boeuf à la mode, pour aller ensuite au spectacle à moitié prix, et cette partie nous a vivement intéressés.
Je me promenais un jour avec Frank dans Lombard-Street, que nous visitons souvent parce que je lui ai raconté que c'est une rue qui contient de grandes richesses, – et il aime beaucoup Lombard- Street. Un passant m'arrête et me dit: «Monsieur, votre jeune fils a laissé tomber son gant.» Excusez-moi de vous faire part d'une circonstance si triviale…; je sentis mon coeur vivement ému en entendant ainsi, par hasard, appeler l'enfant mon fils; et les larmes m'en vinrent aux yeux.
Lorsque l'on enverra Frank en pension à quelques lieues de Londres, je ne saurai trop que devenir; mais je me propose d'aller l'y voir une fois tous les mois et de passer avec lui un demi- congé. Ces jours-là, les écoliers jouent sur la bruyère; si on m'objectait que mes visites dérangent les études de l'enfant je pourrai toujours le regarder de loin, pendant la récréation, sans qu'il m'aperçoive, et je retournerai le soir ici. Sa mère est d'une famille qui a un certain rang aristocratique et elle n'approuve pas, on m'en a prévenu, que nous soyons trop souvent ensemble. Je sais que je ne suis point d'une humeur à rendre le caractère de Frank moins timide et plus gai; mais je me persuade qu'il me regretterait quelquefois si nous étions tout-à-fait séparés.
Lorsque je mourrai dans ma chambre de Clapham-Road, je ne laisserai pas grand'chose en ce monde, d'où je n'emporterai pas grand'chose non plus; cependant je me trouve posséder la miniature d'un enfant à l'air radieux, aux cheveux frisés, avec chemise à collerette ouverte, que ma mère disait être mon portrait, mais que j'ai peine à croire avoir été jamais ressemblant. Cette miniature ne se vendrait pas cher et je prierai qu'elle soit donnée à Frank. J'ai écrit d'avance une petite lettre à mon enfant chéri pour lui être remise en même temps: je lui exprime là combien cela me fait de peine de le quitter, quoique forcé d'avouer que je ne sais trop pourquoi je resterais en ce bas monde. Je lui donne quelques courts avis afin de le mettre en garde contre les conséquences d'un caractère, qui fait qu'on n'est l'ennemi de personne que de soi-même, et je m'efforce de le consoler d'une séparation… qui l'affligera, j'en suis sûr… en lui prouvant que j'étais ici de trop pour tous, excepté pour lui, et que, n'ayant pas su comment trouver ma place dans cette grande foule, mieux vaut pour moi en être dehors: telle est l'impression générale relativement à moi, dit le parent pauvre en élevant un peu plus la parole, après avoir toussé pour s'éclaircir la voix. – Eh bien, cette impression n'est pas exacte, et c'est afin de vous la démontrer que je vais vous raconter ma véritable histoire et les habitudes de ma vie qu'on croit connaître et qu'on ne connaît pas. Ainsi d'abord, on suppose que je demeure dans une chambre à Clapham-Road. Comparativement parlant, j'y suis très rarement. La plupart du temps je réside, – j'éprouve quelque pudeur à prononcer le mot, tant ce mot semble prétentieux… je réside dans un château. Je ne veux pas dire que ce soit un château baronnial, mais ce n'en est pas moins un édifice, connu de tous sous le nom de CHÂTEAU. Là, je conserve le texte de la véritable histoire de ma vie et la voici:
J'avais vingt-cinq ans. Je venais de prendre pour associé John Spatter, qui avait été mon commis, et j'habitais encore dans la maison de mon oncle Chill, dont j'attendais une grande fortune, lorsque je demandai Christiana en mariage. J'aimais Christiana depuis longtemps; elle était d'une rare beauté attrayante sous tous les rapports. Je me défiais bien un peu de la veuve, sa mère, qui était d'un caractère intrigant et très intéressé; mais je tachais d'avoir d'elle la meilleure opinion possible à cause de Christiana. Je n'avais jamais aimé que Christiana et, dès l'enfance, elle avait été pour moi l'univers tout entier, que dis- je? plus encore.
Christiana m'accepta pour son prétendu avec le consentement de sa mère, et je me crus le plus heureux des mortels. Je vivais assez durement chez mon oncle Chill, fort à l'étroit et fort triste dans une chambre nue, espèce de grenier sous les combles; aussi froide qu'aucune chambre de donjon dans les vieilles forteresses du Nord. Mais, possédant l'amour de Christiana, je n'avais plus besoin de rien sur la terre. Je n'aurais pas changé mon sort contre celui d'aucun être humain.
L'avarice était malheureusement le vice dominant de mon oncle Chill. Tout riche qu'il était, il vivait misérablement et semblait avoir toujours peur de mourir de faim. Comme Christiana n'avait pas de dot; j'hésitai longtemps à lui avouer notre engagement mutuel; à la fin, je me décidai à lui écrire pour lui: apprendre toute la vérité. Je lui remis moi-même, ma lettre un soir, en allant me coucher.
Le lendemain, je descendis, par une matinée de décembre: le froid se faisait sentir plus sévèrement encore dans la maison jamais chauffée de mon oncle que dans la rue où brillait quelquefois du moins le soleil d'hiver; et qui, à tout événement s'abîmait des visages souriants et de la voix des passants. Ce fut avec un poids de glace sur le coeur que je me dirigeai vers la salle basse où mon oncle prenait ses repas, large pièce avec une étroite cheminée une fenêtre cintrée, sur les vitres de laquelle les gouttes de la pluie, tombée pendant la nuit, ressemblaient aux larmes des pauvres sans asile. Cette fenêtre s'éclairait du jour d'une cour solitaire aux dalles crevassées; et qu'une grille, aux barreaux rouillés, séparait d'un vieux corps de logis ayant servi de salle de dissection au grand chirurgien qui avait vendu la maison à mon oncle.
Nous nous levions toujours de si bonne heure, qu'à cette saison de l'année nous déjeunions à la lumière. Au moment où j'entrai, mon oncle était si crispé par le froid, si ramassé sur lui-même dans son fauteuil derrière la chandelle, que je ne l'aperçus qu'en touchant la table.
Je lui tendis la main… mais, lui, il saisit sa canne (étant infirme il allait toujours avec une canne dans la maison), fit comme s'il allait m'en frapper et me dit: Imbécile!
– Mon oncle, répondis-je, je ne m'attendais pas à vous trouver si irrité… En effet, je ne m'y attendais pas, quoi que je connusse son humeur irascible et sa dureté naturelle.
– Vous ne vous y attendiez pas! répliqua-t-il. Quand vous êtes- vous donc attendu à quelque chose? Quand avez-vous jamais su calculer ou songer au lendemain, méprisable idiot!
– Ce sont là de dures paroles, mon oncle.
– De dures paroles! Ce sont des douceurs quand elles s'adressent à un niais de votre espèce, dit-il. Venez, venez ici, Betsy Snap, regardez-le donc?»
Betsy Snap était une vieille femme au teint jaunâtre, aux traits ridés, notre unique servante, dont l'invariable occupation, à cette heure du jour, consistait à frictionner les jambes de mon oncle. En lui criant de me regarder, mon oncle lui appuya sa maigre main sur le crâne, et elle, toujours agenouillée, tourna les yeux de mon côté. Au milieu de mon anxiété, l'aspect de ce groupe me rappela la salle de dissection telle qu'elle devait être du temps du chirurgien anatomiste, notre prédécesseur dans la maison.
– Regardez ce niais, cet innocent, continua mon oncle. Voilà celui dont les gens vous disent qu'il n'est l'ennemi de personne que de lui-même. Voilà le sot qui ne sait pas dire non. Voilà l'imbécile qui fait de si gros bénéfices dans son commerce, qu'il a été forcé de prendre un associé l'autre jour. Voilà le beau neveu qui va épouser une femme sans le sou, et qui tombe entre les mains de deux Jézabel spéculant sur ma mort.»
Je vis alors jusqu'où allait la rage de mon oncle; car il fallait qu'il fût réellement hors de lui pour se servir de ce dernier mot, qui lui causait une telle répugnance, que nulle personne au monde n'aurait osé s'en servir ou y faire allusion devant lui.
– Sur ma mort! répéta-t-il comme s'il me bravait moi ou bravant son horreur du mot… Sur ma mort… mort… mort! mais je ferai avorter la spéculation. Faites votre dernier repas sous ce toit, nigaud que vous êtes, et puisse-t-il vous étouffer!»
Vous devez bien penser que je n'apportai pas un grand appétit pour le déjeuner auquel j'étais convié en ces termes; mais je pris à table ma place accoutumée. C'en était fait, je vis bien que désormais mon oncle me reniait pour son neveu… Je pouvais supporter tout cela et pire encore … je possédais le coeur de Christiana.
Il vida, comme d'habitude, sa jatte de lait, évitant toujours de la poser sur la table et la tenant sur ses genoux, comme pour me montrer son aversion pour moi. Quand il eut fini, il éteignit la chandelle, et nous fûmes éclairés par la terne lueur de cette froide matinée de décembre.
– Maintenant, monsieur Michel, dit-il, avant de nous séparer, je voudrais dire un mot, devant vous, à ces dames.
– Comme vous voudrez, monsieur, repris je; mais vous vous trompez vous-même et nous faites une cruelle injure, si vous supposez qu'il y ait dans cet engagement réciproque d'autre sentiment que l'amour le plus désintéressé et le plus fidèle.
– Mensonge!» répliqua-t-il, et ce mot fut sa seule réponse.
Il tombait une neige à moitié fondue et une pluie à moitié gelée.
Nous nous rendîmes à la maison où demeurait Christiana et sa mère.
Mon oncle les connaissait. Elles étaient assises à la table du déjeuner et elles furent surprises de nous voir à cette heure.
– Votre serviteur, madame, dit mon oncle à la mère. Vous devinez le motif de ma visite, je présume, madame. J'apprends qu'il y a dans cette maison tout un monde d'amour pur, désintéressé et fidèle. Je suis heureux de vous amener ce qu'il y manque pour compléter le reste. Je vous amène votre gendre, madame… et à vous votre mari, miss. Le fiancé est un étranger pour moi; mais je lui fais mon compliment de son excellente affaire.»
Il me lança, en partant, un ricanement cynique, et je ne le revis plus.
C'est une complète erreur (poursuivit le parent pauvre) de supposer de ma chère Christiana, cédant à l'influence persuasive de sa mère, épousa un homme riche qui passe souvent devant moi en voiture et m'éclabousse… non, non… c'est moi qu'elle a épousé.
Voici comment il se fit que nous nous mariâmes beaucoup plus tôt que nous n'en avions le projet. J'avais pris un logement modeste, je faisais des économies et je spéculais dans l'avenir pour lui offrir une honnête et heureuse aisance, lorsqu'un jour elle me dit avec un grand sérieux:
– Michel, je vous ai donné mon coeur. J'ai déclaré que je vous aimais et je me suis engagée à être votre femme. J'ai toujours été à vous à travers les bonnes et les mauvaises chances, aussi véritablement à vous que si nous nous étions épousés le jour où nous échangeâmes nos promesses. Je vous connais bien… Je sais bien que si nous étions séparés, si notre union était rompue tout- à-coup, votre vie serait à jamais assombrie, et il vous resterait à peine l'ombre de cette force que Dieu vous a donnée pour soutenir la lutte avec ce monde.
– Que Dieu me vienne en aide, Christiana, répondis-je. Vous dites la vérité.
– Michel, dit-elle en mettant sa main dans la mienne avec la candeur de son dévouement virginal, ne vivons plus chacun de notre côté. Je vous assure que je puis très bien me contenter du peu que vous avez, comme vous vous en contentez vous-même. Vous êtes heureux, je veux être heureuse avec vous. Je vous parle du fond de mon coeur. Ne travaillez plus seul, réunissons nos efforts dans la lutte. Mon cher Michel, ce n'est pas bien à moi de vous cacher ce dont vous n'avez aucun soupçon, ce qui fait le malheur de ma vie. Ma mère… sans considérer que ce que vous avez perdu vous l'avez perdu pour moi et parce que vous avez cru à mon affection… ma mère veut que je fasse un riche mariage et elle ne craint pas de m'en proposer un qui me rendrait misérable. Je ne puis souffrir cela, car le souffrir ce serait manquer à la foi que je vous ai donnée. Je préfère partager votre travail de tous les jours, plutôt que d'aspirer à une brillante fortune. Je n'ai pas besoin d'une meilleure maison que celle que vous pouvez m'offrir. Je sais que vous travaillerez avec un double courage et une plus douce espérance, si je suis tout entière à vous… que ce soit donc quand vous voudrez.»
Je fus, en effet, dans le ravissement ce jour-là; nous nous mariâmes peu de temps après, et je conduisis ma femme sous mon heureux toit. Ce fut le commencement de la belle résidence dont je vous ai parlé; le château où nous avons, depuis lors, toujours vécu ensemble, date de cette époque. Tous nos enfants y sont nés. Notre premier enfant fut une petite fille, aujourd'hui mariée, et que nous nommâmes Christiana comme sa mère. Son fils ressemble tellement au petit Franck, que j'ai peine à les distinguer l'un de l'autre.
C'est encore une idée erronée que celle qu'on s'est faite de la conduite de mon associé à mon égard. Il ne commença pas à me traiter froidement, comme un pauvre imbécile, lorsque mon oncle et moi nous eûmes cette querelle si fatale. Il n'est pas vrai, non plus, que, par la suite, il parvint graduellement à s'emparer de notre maison de commerce et à m'éliminer; au contraire, il fut un modèle d'honneur et de probité.
Voici comment les choses se passèrent: Le jour où mon oncle me donna mon congé, et même avant l'arrivée de mes malles (qu'il renvoya, port non payé), je descendis au bureau que nous avions au bord de la Tamise, et, là, je racontai à John Spatter ce qui venait d'avoir lieu. John ne me fit pas cette réponse que les riches parents étaient des faits palpables, tandis que l'amour et le sentiment n'étaient que clair de lune et fiction; non, il m'adressa ces paroles:
– Michel, nous avons été à l'école ensemble, j'avais le tact d'obtenir de meilleures places que vous dans la classe, et de me faire une réputation de bon écolier.
– Cela est vrai, John, répondis-je.
– Quoique j'empruntasse vos livres et les perdisse, dit John; quoique j'empruntasse l'argent de vos menus plaisirs et ne le rendisse jamais; quoique je vous revendisse mes couteaux et mes canifs ébréchés plus cher qu'ils ne m'avaient coûté neufs; quoique je vous fisse payer les carreaux de vitres que j'avais brisés…
– Tout cela ne vaut pas la peine qu'on en parle, John Spatter, remarquai-je, mais tout cela est vrai.
– Quand vous vous fûtes établi dans cette maison de commerce, qui promet si bien de prospérer, poursuivit John, je vins me présenter à vous après avoir vainement parcouru toute la Cité pour trouver un emploi, et vous me fîtes votre commis.
– Tout cela ne vaut pas la peine qu'on en parle, mon cher John
Spatter, répétai-je; mais tout cela est encore vrai.»
John Spatter reprit sans être arrêté par mon interruption: – Puis, quand vous reconnûtes que j'avais une bonne tête pour les affaires et que j'étais vraiment utile à votre maison, vous ne voulûtes pas me laisser simplement votre commis, et bientôt vous pensâtes n'être que juste en me faisant votre associé.
– À quoi bon rappeler encore ces circonstances, John Spatter? m'écriai-je. J'appréciais, j'apprécie toujours votre capacité, supérieure à la mienne.»
John, à ces mots, passa son bras sous le mien, comme il avait coutume de le faire à l'école, et, les yeux tournés vers le fleuve, nous pûmes, à travers les croisées de notre comptoir en forme de proue; remarquer deux navires qui voguaient de conserve avec la marée, à peu près comme nous descendions nous-mêmes amicalement le fleuve de la vie. Nous fîmes mentalement, tous les deux, la même comparaison en souriant, et John ajouta:
– Mon ami, nous avons commencé sous ces heureux auspices; qu'ils nous accompagnent pendant tout la reste: du voyage, jusqu'à, ce que le but commun soit atteint; marchons toujours d'accord, soyons toujours francs l'un pour l'autre, et que cette explication prévienne tout malentendu. Michel, vous êtes, trop facile. Vous, n'êtes l'ennemi de personne que de vous même. Si j'allais-vous faire cette réputation fâcheuse parmi ceux avec qui nous entretenons des relations d'affaires, en haussant les épaules, en hochant la tête avec un soupir, et si j'abusais de votre confiance avec moi…
– Mais vous n'en abuserez jamais, John jamais…
– Jamais, sans doute, Michel, mon ami; mais je fais une supposition… Si j'abusais de votre confiance en cachant ceci, en mettant cela au grand jour, et puis en plaçant ceci dans un jour douteux, je fortifierais ma position et j'affaiblirais la vôtre, jusqu'à ce qu'enfin je me trouverais seul lancé sur la voie de la fortune et vous laisserais perdu sur quelque rive déserte, loin, bien loin derrière moi.
– C'est ce qui arriverait, en effet, John!
– Afin de prévenir cela, Michel, dit John Spatter, pour rendre la chose à peu près impossible, il doit y avoir une entière franchise entre nous; nous ne devons rien nous dissimuler l'un à l'autre, nous ne devons avoir qu'un seul et même intérêt.
– Mon cher John Spatter, je vous assure que c'est là précisément comme je l'entends.
– Et quand vous serez trop facile, poursuivit John, dont les yeux s'animèrent de la divine flamme de l'amitié, il faut que vous m'autorisiez à faire en sorte que personne ne prenne avantage de ce défaut de votre caractère; vous ne devez pas exiger que je le flatte et le favorise, n'est-ce pas?..
– Mon cher John Spatter, interrompis-je, je suis loin d'exiger cela. Je veux, au contraire, que vous m'aidiez à le corriger.
– C'est bien là mon intention.
– Nous sommes d'accord, m'écriai-je, nous avons tous les deux le même but devant nous, nous y marchons ensemble, nous cherchons à l'atteindre honorablement; mêmes vues, un seul et même intérêt; nous sommes deux amis confiants l'un dans l'autre, notre association ne peut donc qu'être heureuse.
– J'en suis assuré, reprit John Spatter, et nous nous secouâmes la main très affectueusement.»
J'emmenai John à mon château, et nous y passâmes une journée de bonheur. Notre association prospéra. Mon ami suppléa à tout ce qui me manquait, comme je l'avais bien prévu; il m'aida à me corriger en m'aidant à faire fortune, et montra ainsi largement sa reconnaissance de ce que j'avais moi-même fait pour lui en l'associant à moi au lieu de le laisser mon commis.
Je ne suis pas cependant très riche, car je n'ai jamais eu l'ambition de le devenir, dit le parent pauvre en jetant un coup d'oeil sur le feu et se frottant les mains; mais j'en ai assez. Je suis au-dessus de tous les besoins et de tous les soucis, grâce à ma modération. Mon château n'est pas un magnifique château; mais il est très confortable: l'air y est doux, on y goûte tous les charmes du bien-être domestique.
Notre fille aînée, qui ressemble beaucoup à sa mère, a épousé le fils aîné de John Spatter. Nos deux familles sont doublement unies par les liens de l'amitié et de la parenté. Quelles soirées agréables que celles où, étant rassemblés devant le même feu, comme cela nous arrive souvent, nous nous entretenons, John et moi, de notre jeunesse et du même intérêt qui nous a toujours attachés l'un à l'autre!
Je ne sais pas réellement, dans mon château, ce que c'est que la solitude. J'y vois toujours arriver quelques-uns de nos enfants et de nos petits-enfants. Délicieuses sont ces voix enfantines, et elles réveillent un délicieux écho dans mon coeur. Ma très chère femme, toujours dévouée, toujours fidèle, toujours tendre, toujours attentive et empressée, est la principale bénédiction de ma maison, celle à qui je dois la source de toutes les autres. Nous sommes une famille musicienne, et lorsque Christiana me voit parfois un peu fatigué ou prêt à devenir triste, elle se glisse au piano et me chante un air qui me charmait jadis, à l'époque de nos fiançailles. J'ai la faiblesse de ne pouvoir entendre chanter cet air par tout autre qu'elle. On le joua un soir au théâtre où j'avais conduit le petit Franck, et l'enfant me dit, tout surpris: «Cousin Michel, de quels yeux ces larmes brûlantes sont elles tombées sur ma main?»
Tel est mon château et telles sont les particularités réelles de ma vie. J'y amène quelquefois le petit Franck. Il est le bienvenu de mes petits-enfants et ils jouent ensemble. À cette époque de l'année, – à Noël et au jour de l'An, – je suis rarement hors de mon château. Car les coutumes et les souvenirs de cette saison semblent m'y retenir; les préceptes de ces fêtes chrétiennes semblent me rappeler qu'il est bon d'être dans mon château.
Et ce, château est? – observa une grande et bienveillante voix de la famille. – Oui, je vais vous le dire, répondit le parent pauvre secouant la tête et regardant le feu, – mon Château est un château en l'air*. John, notre estimable hôte, l'a deviné. Mon château est dans l'air. J'ai fini, soyez indulgents pour mon histoire.
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L'équivalent français du «Château en l'air, a Castle in the air», est le «Château en Espagne»; mais le traducteur a cru devoir conserver le sens littéral de l'expression anglaise.