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III – L'HISTOIRE DE QUELQU'UN ou LA LÉGENDE DES DEUX RIVIÈRES
ОглавлениеOn ferait une année entière des jours de Noël qui se sont succédé depuis qu'un riche tonnelier, nommé Jacob Elsen, fut élu syndic de la corporation des tonneliers de Stromthal, ville de l'Allemagne méridionale. Le nom de sa famille ne se retrouve peut-être nulle part aujourd'hui; la ville elle-même n'existe plus. À une époque postérieure, les habitants accusèrent injustement les Juifs d'avoir égorgé de petits enfants chrétiens. Ils les expulsèrent de la ville, et leur firent défense d'en franchir les portes; mais les Juifs prirent tranquillement leur revanche, car ils bâtirent une seconde ville à une certaine distance de la première, et ils y attirèrent tout le commerce, en sorte que la ville nouvelle vit graduellement croître ses richesses, tandis que l'ancienne se vit peu à peu réduite à rien.
Toutefois Jacob Elsen ne connut pas cette persécution. De son temps, les Juifs circulaient dans les rues sombres et tortueuses, trafiquaient sur la place du marché, tenaient des boutiques et jouissaient, comme tous les autres habitants, des privilèges de la bourgeoisie.
Une rivière coulait à travers la ville de Stromthal, rivière étroite, sinueuse, mais navigable pour les petits bateaux. On l'appelle encore la «Klar». Comme l'eau de la «Klar» est très pure, très agréable à boire, et que la rivière est fort utile au commerce, les habitants du pays l'avaient surnommée la «grande amie» de Stromthal. Ils lui attribuaient la propriété de guérir les maux de l'esprit aussi bien que ceux du corps, et de nos jours encore, bien que beaucoup de personnes, affligées des uns ou des autres, s'y soient plongées ou aient bu de son onde sans s'en trouver beaucoup mieux, leur foi reste la même. Ils lui donnent aussi des noms féminins, comme si c'était une femme, une déesse. La «Klar» est le sujet d'innombrables ballades et histoires qu'ils savent par coeur, ou plutôt qu'ils savaient du temps de Jacob Elsen, car il y avait alors très peu de livres et encore moins de lecteurs à Stromthal. On célébrait aussi une fête annuelle, nommée «la fête de la Klar,» pendant laquelle on jetait dans le courant des fleurs et des rubans qui flottaient à travers les prairies jusqu'à la grande rivière où la «Klar» se jette.
– La Klar, disait une de ces ballades populaires, n'est-elle pas une merveille entre les rivières? Les autres courants sont alimentés, goutte à goutte, par les rosées et les pluies; mais la «Klar» descend toute grande des montagnes.» Et ce n'était pas une invention des poètes, car personne ne connaissait la source de cette rivière. En vain le conseil municipal avait offert une récompense de cinq cents brins d'or à celui qui la découvrirait; tous ceux qui avaient essayé de remonter la «Klar» étaient arrivés à un certain endroit situé à un grand nombre de lieues au-dessus de Stromthal, où son onde s'échappait entre des rochers escarpés, et où son courant était si rapide, que ni voiles ni rames ne pouvaient lutter contre lui. Au-delà de ces rochers se trouvaient les montagnes nommées «Himmel-gebirge», et l'on supposait que la «Klar»prenait naissance dans ces régions inaccessibles.
Si les gens de Stromthal honoraient leur rivière, ils aimaient encore plus leur commerce. Au lieu de planter des promenades publiques sur les rives, ils avaient bâti la plupart de leurs maisons tout au bord de l'eau. Quelques habitations dans les faubourgs avaient bien des jardins, mais, au centre de la ville, le courant ne reflétait d'autres ombres que celles des magasins et des façades en surplomb des vieilles maisons de bois. La demeure de Jacob Elsen était de ce nombre. Elle s'ouvrait sur un petit embarcadère garni de pieux de bouleau, et ses fondements étaient creusés si près de l'eau, qu'en ouvrant la porte de l'atelier, on pouvait remplir une cruche à la rivière.
L'intérieur de Jacob Elsen se composait de trois personnes sans le compter; à savoir, sa fille Marguerite, son apprenti Carl et une vieille servante. Il avait des ouvriers, mais qui ne couchaient pas chez lui. Carl était un jeune homme de dix-huit ans, et la fille de son maître étant un peu plus jeune, il s'éprit d'elle comme tous les apprentis dans ce temps-là. L'amour de Carl pour Marguerite était pur et profond. Jacob la connaissait, mais il ne disait rien; il avait foi dans la prudence de sa fille.
Marguerite aimait-elle alors Carl? Elle seule le savait. Tous les dimanches, il allait avec elle à l'église; et là, tandis que ses prières devenaient quelquefois des sons insignifiants pour lui, parce qu'il pensait à elle et épiait tous ses mouvements, il l'entendait murmurer dévotement les siennes; ou, lorsque le prédicateur parlait et que la figure de Marguerite restait fixée sur la chaire, il était presque jaloux de voir qu'elle écoutait si bien. Assise à table avec lui, jamais elle ne perdait son calme, tandis qu'il se sentait toujours troublé et maladroit. Souvent elle semblait trop occupée pour penser à l'apprenti. À la fin, son apprentissage étant achevé, le temps vint pour Carl de quitter la maison d'Elsen pour voyager, comme tous les ouvriers allemands sont tenus de le faire par les lois de leur compagnonnage. Il résolut de parler de son amour à Marguerite avant de partir. Pouvait-il, pour cela, choisir un meilleur temps qu'une soirée d'été où Marguerite était venue par hasard dans l'atelier, après la sortie des compagnons? Il appela la jeune fille près de la porte qui donnait sur la rivière, pour regarder le coucher du soleil, et il lui parla longtemps de la «Klar» et de sa source mystérieuse. Lorsqu il commença à faire noir et qu'il n'y eut plus moyen de tarder davantage, son secret lui échappa, et Marguerite lui révéla à son tour le sien, qui était qu'elle l'aimait aussi: Mais, ajouta-t-elle, je dois le dire à mon père.
Ce soir-là même, après le souper, les deux jeunes gens racontèrent à Jacob Elsen ce qui s'était passé entre eux. Jacob était un homme dans toute la fleur de l'âge; il n'était pas avare, mais prudent en toutes choses. «Que Carl, dit-il, revienne après son temps de voyage avec cinquante florins d'or, et alors, ma fille, si vous voulez vous marier avec lui, je le ferai recevoir maître tonnelier.» Carl n'en demandait pas davantage. Il ne doutait pas de pouvoir rapporter cette somme, et il savait que la loi ne lui permettait pas de se marier avant son voyage pour se perfectionner dans son métier; il lui tardait donc de partir pour revenir bientôt, et le lendemain, de grand matin, il prit congé de Marguerite avant qu'il y eût encore aucun mouvement dans les rues.
Carl était plein d'espérance, mais Marguerite pleurait tandis qu'il se tenait sur le seuil. «Trois années, dit-elle, opèrent quelquefois de si grands changements en nous, que nous ne sommes plus les mêmes!
– Elles me feront vous aimer davantage, répondit Carl.
– Vous en rencontrerez de plus belles que moi dans les pays où vous irez; et je penserai encore à vous dans cette maison, longtemps après que vous l'aurez oubliée.
– Maintenant, je suis certain de votre affection, Marguerite, dit Carl avec joie, mais il ne faut pas douter de moi pendant mon absence; aussi certainement que je vous aime, je reviendrai, avec les cinquante florins d'or, réclamer de votre père l'accomplissement de sa promesse.»
Marguerite resta longtemps sur le seuil, et Carl regarda bien des fois en arrière avant de tourner l'angle de la rue. Malgré cette séparation, il se sentait le coeur assez léger, car il avait toujours envisagé ce voyage comme le moyen d'obtenir la main de la fille de son patron. «Il ne faut pas perdre de temps, pensait-il, et pourtant ce serait une grande chose, si je découvrais la source de notre rivière. Je fais justement route vers le Sud, j'essaierai!»
Le troisième jour, il prit un bateau dans un petit village et remonta le courant; mais, dans l'après-midi, il arriva près des rochers, et ce courant devint plus fort. Il continuait pourtant de ramer. Le double mur de roche grisâtre grandissait toujours sur l'une et l'autre rive, et lorsqu'il regardait en l'air, il ne voyait plus qu'une étroite bande du ciel. À la fin, toute la vigueur de ses bras suffisait à peine pour maintenir le bateau en place. De temps en temps, et par un effort soudain, il avançait bien de quelques brasses, mais il ne pouvait conserver l'espace qu'il avait gagné, et cédant à la lassitude, il fut obligé de se laisser aller à la dérive. Ainsi donc, pensa-t-il, ce qu'on disait des rochers et de l'impétuosité du courant est vrai, je puis au moins l'attester.»
Carl erra bien des jours avant de trouver de l'ouvrage, et quand il en trouva, cet ouvrage était mal payé et suffisait à peine à le faire vivre; il fut donc obligé de se remettre en route. Déjà la moitié du terme prescrit s'était écoulé, et quoiqu'il eût fait bien des centaines de lieues et travaillé dans bien des villes, il avait à peine épargné dix florins d'or. Force lui fut de chercher encore fortune ailleurs. Après plusieurs journées de marche, il arriva dans une petite ville située sur le bord d'une rivière, dont les eaux étaient si transparentes qu'elles le firent penser à celles de la «Klar.» La ville elle-même ressemblait tellement à Stromthal, qu'il pouvait presque s'imaginer être revenu à son point de départ, après un long circuit; mais il ne pouvait être encore question pour Carl de rentrer dans sa ville natale. Le terme n'était qu'à moitié expiré, et ses dix florins d'or, dont l'un venait de s'entamer en voyage, feraient, pensait-il, pauvre figure après qu'il s'était vanté d'en rapporter cinquante. Il ne se sentait plus le coeur aussi léger que le jour où il avait quitté Marguerite sur Ie seuil de la maison de son père. Combien le monde était différent de son attente! La dureté des étrangers avait aigri son coeur, et il éprouvait plutôt de la peine que du plaisir à se rappeler Stromthal ce jour-là. Sans la fatigue qui l'accablait, il aurait tourné le dos à la ville, et continué son chemin sans s'arrêter; mais le soir étant venu, il avait besoin de réparer ses forces. Il entra donc dans des rues tortueuses qui lui rappelaient de plus en plus Stromthal, et gagna la place du marché, au milieu de laquelle s'élevait une grande et blanche statue, représentant une fortune qui tenait une branche d'olivier à la main; sa tête, était nue: mais les plis d'une draperie l'enveloppaient de la ceinture aux pieds…
– Quelle est cette statue? demanda Carl à un passant.
Le passant répondit dans un dialecte étranger, qui fut pourtant compris de Carl:
– C'est la statue de notre rivière.
– Et comment nomme-t-on votre rivière?
– Le «Geber» (Le Bienfaiteur), parce qu'elle enrichit la ville et lui permet de trafiquer avec beaucoup de grandes cités.
– Et pourquoi cette statue a-t-elle la tête nue et les pieds cachés?
– Parce que nous savons où la rivière prend sa source; mais tout le monde ignore où elle aboutit.
– Ne peut-on savoir où aboutit le courant?
– C'est une entreprise dangereuse. Le courant devient très impétueux; resserré longtemps entre des rochers escarpés; il finit par se précipiter dans une profonde caverne où il se perd.
– C'est bien étrange, pensa Carl, que cette, ville ressemble sous tant de rapports à la mienne.»
Il n'était pas au bout de ses surprises.
Un peu plus loin, dans une rue étroite, il aperçut, une maison de bois avec un petit tonneau suspendu au-dessus de la porte en guise d'enseigne. Cette maison ressemblait tellement à celle de Jacob Elsen, que si les mots Peter Schonfuss, tonnelier du Duc, n'avaient pas été inscrits au-dessus de la porte, il aurait cru qu'il y avait de la magie.
Carl frappa, et une jeune femme vint ouvrir. Ici finissait la ressemblance, car il suffit d'un regard pour voir que Marguerite était cent fois plus belle.
– Je ne sais pas si mon père a besoin d'ouvriers, dit la jeune femme, mais si vous êtes un voyageur, vous pouvez vous reposer et vous rafraîchir en l'attendant.»
Carl la remercia et entra. La cuisine, au plafond très bas comme celle de Jacob Elsen, ne l'étonna point, car la plupart des maisons étaient ainsi bâties à cette époque. La fille du tonnelier mit une nappe blanche, lui donna de la viande et du pain, et lui apporta de l'eau pour se laver; mais tandis qu'il mangeait, elle lui fit beaucoup de questions sur le lieu d'où il venait et sur ceux qu'il avait déjà parcourus. Jamais elle n'avait entendu parler de Stromthal, et elle ne savait rien du pays situé au-delà du Himmelgebirge. Quand son père entra, Carl vit qu'il était beaucoup plus vieux que Jacob Elsen.
– Ainsi donc vous cherchez du travail? demanda le père.
Carl, qui se tenait debout le bonnet à la main, s'inclina.
En ce cas, suivez-moi. Le vieillard marcha devant lui et le fit entrer dans un atelier au fond duquel une, porte entr'ouverte laissait voir la rivière. Il mit les outils dans les mains de Carl, et lui dit de continuer une tonne à moitié faite. Carl maniait si habilement ces outils, que Peter Schonfuss le reconnut tout de suite pour un bon ouvrier, et lui offrit de meilleurs gages qu'il n'en avait eu jusqu'alors.
Carl resta chez son nouveau maître jusqu'à l'expiration des trois années; mais un jour il dit à Bertha Schonfuss:
– Mon temps est fini, Berthe; demain je retournerai dans mon pays.
– Je prierai Dieu de vous accorder un bon voyage, répondit Bertha, et de vous faire trouver la joie au logis.
– Voyez-vous, Bertha, dit Carl, j'ai épargné soixante-dix florins d'or; sans cette somme, je n'aurais jamais pu retourner au pays et épouser Marguerite, dont je vous ai tant parlé. Sans vous, je n'aurais pas gagné cela. Ne dois-je pas en être reconnaissant toute ma vie?
– Et revenir nous voir un jour, reprit Bertha; cela va sans dire.
– Sûrement, dit Carl, en nouant son argent dans le coin de son mouchoir.
– Attendez! S'écria Bertha. Il y a du danger à porter beaucoup d'argent sur soi dans cette partie du pays; les routes sont infestées de voleurs.
– Je fabriquerai une boîte pour mettre l'argent, dit Carl.
– Non, mettez-le plutôt dans le manche creux d'un de vos outils. Il est tout naturel, pour un ouvrier, de porter des outils; personne ne songera à y regarder.
– Aucun manche ne serait assez grand pour les contenir, répliqua Carl, Je vais fabriquer un maillet creux, et je les mettrai dans le corps du maillet.
– C'est une bonne idée, s'écria Bertha.
Carl se mit à l'oeuvre le lendemain et fit un large maillet, dans lequel il pratiqua un trou, bouché par une cheville, où il enferma cinquante pièces d'or. Le reste de son trésor lui sembla bon à garder pour les dépenses du voyage et l'achat d'habits et d'autres objets; car il pouvait maintenant se permettre quelques prodigalités. Quand tout fut prêt, il loua un bateau pour descendre la rivière et faire ainsi une partie de son voyage. Le vieillard lui dit adieu affectueusement sur le petit embarcadère de sa boutique; Carl embrassa Bertha, et Bertha lui recommanda d'avoir bien soin de son maillet.
Le batelier qui devait le conduire était bien le plus laid garçon qu'on puisse imaginer. Il avait les jambes très courtes et une très large carrure. On ne lui voyait guère de cou, mais ce cou portait une tête volumineuse, et sa grande figure ronde était percée de deux petits yeux étincelants. Ses cheveux étaient noirs et hérissés; ses bras très longs, comme ceux d'un singe. Carl n'aimait pas son air quand il avait fait marché avec lui, et il était sur le point d'en choisir un autre dans la foule des bateliers sur le port; mais, réfléchissant à l'injustice qu' il y aurait de refuser du travail au pauvre diable à cause de sa laideur, il retourna sur ses pas et loua son bateau.
Carl s'était assis près du gouvernail; le batelier se mit à ramer. Tour à tour il se penchait tellement en avant, que son visage touchait presque ses pieds; et il se rejetait presque à plat sur son dos, donnant de telles poussées aux rames avec ses longs bras, que le bateau volait comme un corbeau. Carl ne s'en plaignait pas, car il lui tardait d'arriver à Stromthal; mais la licence enhardissait l'étrange batelier: Tantôt il faisait de si horribles grimaces en passant près d'autres bateaux, que ses confrères lui jetaient toutes sortes de projectiles; tantôt il levait ses rames pour frapper un poisson jouant à la surface, et chaque fois Carl voyait monter sur l'eau le poisson mort et renversé sur le dos. En vain ordonnait-il au hideux garçon de ramer tranquillement, le drôle lui répliquait dans un langage bizarre, à peine compréhensible, et le moment d'après il recommençait ses tours. Une fois, Carl le vit, à son grand étonnement, s'élancer de sa place et courir le long de l'étroit rebord du bateau, comme s'il avait les pieds palmés.
– Continuez de ramer, vilain singe! s'écria Carl en lui donnant un léger coup.
L'étrange batelier s'assit d'un air sombre, se remit à ramer et ne fit plus de mauvais tours ce jour là. Carl chanta une des chansons inspirées par la «Klar,» pendant que le bateau poursuivait sa route à travers des prairies dont les rives étaient bordées de joncs, et souvent autour de petites îles, jusqu'à ce que la brume descendît du ciel. La surface de la rivière brillait d'une faible lueur blanchâtre; les arbres du bord devenaient de plus en plus sombres, et les étoiles se montraient à l'ouest. Carl regardait les poissons, qui faisaient des cercles dans le courant et, laissant pendre sa main au-dessus du bord, il sentait avec plaisir l'eau glisser rapidement entre ses doigts. La fatigue finit par le gagner; il s'enveloppa dans son manteau, plaça son maillet à côté de lui, s'étendit sur l'arrière du bateau et s'endormit. La ville où ils devaient s'arrêter cette nuit-là était plus loin qu'ils ne l'avaient cru. Carl dormit longtemps et eut un rêve; dans son sommeil, il entendit un bruit tout près de sa tête, comme le bruit d'un corps qui fait rejaillir l'eau en tombant, et il s'éveilla. D'abord il crut que c'était le batelier qui venait de tomber à la rivière, mais il le vit debout au milieu du bateau.
– Qu'y a-t-il donc? demanda Carl.
– J'ai laissé tomber votre maillet dans le courant, répondit le batelier.
– Misérable! s'écria Carl en s'élançant sur lui, qu'as-tu fait là?
– Épargnez-moi, maître, répondit le batelier avec une affreuse grimace; votre maillet s'est échappé de ma main au moment où je voulais frapper une chauve-souris qui volait autour de ma tête» Carl, furieux, porta plusieurs coups au batelier; mais celui-ci les évita, et, glissant sous son bras, il se mit de nouveau à courir sur le rebord du bateau. De plus en plus furieux, Carl finit par l'atteindre et par se jeter sur lui si violemment, que le bateau chavira et qu'ils tombèrent tous deux dans la rivière. S'apercevant alors que le batelier ne savait pas nager, Carl oublia son maillet pour saisir le pauvre diable et gagner la rive avec lui. Le courant était si fort, qu'il les entraîna bien plus loin; mais ils finirent par arriver à terre. On pouvait alors apercevoir les lumières de la ville, qui était proche. Carl se mit en marche, le coeur triste, après avoir ordonné au batelier de le suivre. Mais quand, arrivé près des portes, il se retourna, le batelier avait disparu. Il l'appela à haute voix et revint un peu sur ses pas pour l'appeler encore, sans recevoir aucune réponse. À la fin il se décida à gagner la ville, et il n'entendit plus jamais parler du batelier.
Comme on le pense bien, Carl ne ferma pas l'oeil cette nuit-là. Au point du jour, il offrit presque tout l'argent qui lui restait pour un bateau, et il descendit seul la rivière. Il pensait que son maillet avait pu flotter sur l'eau, malgré le poids des pièces d'or, et il espérait encore le rattraper. Mais il eut beau regarder de tous côtés et ramer tout le jour sans prendre de repos, il ne découvrit rien. Le Geber baignait maintenant des îles plus nombreuses. Ses deux rives prenaient un aspect tout-à-fait solitaire et désolé. Le vent tomba. L'eau devenait aussi noire que si le ciel était couvert d'une nuée orageuse, et la rivière courait toujours plus rapide, serpentant, comme la «Klar,» entre des rochers. Ces murailles grisâtres devenaient de plus en plus hautes, et le bateau allait de plus en plus vite, en sorte que Carl semblait descendre dans l'intérieur de la terre, quand il aperçut l'entrée de la caverne dont l'étranger lui avait parlé. Au même moment, il vit son maillet flottant à quelques brasses devant lui. Mais le bateau commençait à tournoyer dans un tourbillon. Carl sentait sa tête et son coeur tourner aussi. Cependant le maillet entrait dans la caverne et le bateau approchait de son embouchure. Alors, l'instinct de sa propre conservation l'emportant, Carl s'accrocha aux anfractuosités des rochers et s'arrêta. Plongeant les yeux dans les ténèbres, il vit plusieurs petites flammes flotter et reluire dans l'obscurité, mais il ne voyait rien de plus, et il entendait les eaux se précipiter, comme une cascade, avec de grands mugissements. Ce n'était pas tout de renoncer à la poursuite de son maillet, il fallait remonter le courant, et la tâche était difficile, les rames ne pouvant plus lui être d'aucun secours pour cela. Il serra cependant la rive où le courant était le plus faible, et, se cramponnant aux saillies des rochers, il parvint à rebrousser chemin. Durant toute la nuit il avança ainsi lentement, et un peu avant l'aube du jour il se trouva hors des murailles de pierre. Harassé de fatigue, il amarra son bateau, descendit sur la rive, se coucha sur la terre nue et s'endormit. À son réveil, il mangea un petit pain dont il s'était muni, et il poursuivit son voyage.
Durant bien des jours, Carl erra dans des régions désolées; il parcourut bien des forêts, traversa bien des rivières, et ses souliers étaient usés avant qu'il eût retrouvé le bon chemin de Stromthal. Un moment il fut tenté de retourner travailler huit ans chez Peter Schonfuss, mais il ne put se décider à rebrousser chemin sans avoir vu Marguerite. D'ailleurs; pensait-il, Jacob Elsen est un brave homme; quand il saura que j'ai travaillé et gagné les cinquante florins d'or, quoique je ne les aie plus, il me donnera sa fille.
Il rôda longtemps dans les rues et rencontra beaucoup de ses anciennes connaissances, qui l'avaient oublié. À la fin, il entra hardiment dans la rue où habitait Jacob et frappa à la vieille maison. Jacob vint lui-même ouvrir la porte.
– Le Wanderbusche est revenu! s'écria Jacob en l'embrassant; le coeur de Marguerite sera joyeux.»
Carl suivait le tonnelier en silence et la tête basse, comme s'il eût été coupable d'une mauvaise action. À peine osait-il commencer l'histoire de son maillet perdu.
– Comme vous êtes pâle, et comme vous avez maigri, dit Jacob. J'espère pourtant que vous avez mené une vie honnête? Les beaux habits! mais ils ne conviennent guère à un jeune ouvrier. Sûrement vous avez trouvé un trésor?
– Non, répondit Carl, j'ai tout perdu, même les cinquante florins d'or que j'avais gagnés par le travail de mes mains.»
Le front du vieillard s'obscurcit. Le regard inquiet et égaré de Carl, ses habits élégants souillés par le voyage, sa confusion et son silence, éveillaient les soupçons du prudent Jacob Elsen, et quand le jeune homme raconta son histoire, elle lui parut si étrange et si improbable qu'il hocha la tête.
– Carl, dit-il, vous avez habité de mauvaises villes. Mieux vaudrait être mort lorsque vous appreniez à raboter une douve, que de vivre pour devenir menteur!»
Carl ne répondit rien; mais il regagna la rue. Sur le seuil, il trouva Marguerite et, au grand étonnement de la jeune fille, il passa près d'elle sans lui parler. Durant toute la nuit, il rôda dans les rues de la ville. L'envie ne lui manquait pas de retourner dans la maison du vieux Peter Schonfuss et de sa fille Bertha; mais l'orgueil l'en empêchait; Il résolut donc de partir et d'aller chercher du travail ailleurs. Cependant, la froideur de sa conduite avec Marguerite pesait sur sa conscience. Il voulait la revoir avant de s'éloigner. Dans ce dessein, il se tint dans la rue, après le lever du soleil, jusqu'à ce qu'elle ouvrît la porte. Alors il s'avança vers elle.
– Ô Carl! lui dit Marguerite, est-ce là ce qui m'était réservé après trois années d'attente?
– Écoutez-moi, chère Marguerite! répliqua Carl.
– Je n'ose, dit Marguerite, mon père me l'a défendu. Je ne puis que vous dire adieu et prier le ciel pour que mon père reconnaisse un jour qu'il a tort.
– Je lui ai dit l'exacte vérité, s'écria Carl; mais Marguerite rentra et le laissa sur le seuil. Carl attendit un moment, et résolut de la suivre pour la convaincre au moins de son innocence avant son départ. Il leva donc le loquet, entra dans la maison et passa dans la cour en traversant la cuisine. Marguerite n'y était pas. Il entra alors dans l'atelier où il se trouva également seul, les compagnons n'étant pas encore venus; Marguerite était toujours la première personne levée dans la maison. Les malheurs de Carl et l'injustice qu'il avait éprouvée, lui venaient à l'esprit, et il lui semblait qu'une voix murmurait à son oreille:» Le monde entier est contre toi. C'est plus que je n'en puis supporter, dit-il, mieux vaut mourir!»
Il leva le loquet de la porte de bois qui donnait sur la rivière, et ouvrit cette porte toute grande à la clarté du jour qui se répandit dans l'atelier. C'était une belle et fraîche matinée; la Klar, grossie par les pluies de la veille, coulait à pleins bords. «De toutes mes espérances, de ma longue patience, de mon industrie, de mon ardeur au travail, de tout ce que j'ai souffert et de mon profond amour pour Marguerite, voilà donc la misérable fin! s'écria Carl en s'avançant vers la rivière.
Mais il s'arrêta soudain, son regard venait de saisir un objet arrêté entre les pieux de bouleaux et la rive. «Chose étrange, dit-il, c'est un maillet et il ressemble beaucoup à celui que j'ai perdu! Sûrement, l'un ou l'autre des compagnons de Jacob Elsen l'aura laissé tomber là.»
Ce maillet était plus grand qu'un maillet ordinaire, et, bien que ce fût une folle imagination, il pensa tout-à-coup qu'une puissance surnaturelle avait apporté là son maillet à temps pour le détourner de son fatal dessein. «Oui, c'est mon maillet!» s'écria-t-il; car, en se penchant, il venait de voir la marque du trou qu'il avait foré. Sans prendre le temps de le ramasser, en le voyant solidement arrêté là, il courut dans la maison et rencontra Jacob Elsen qui descendait l'escalier.
– J'ai retrouvé mon maillet! s'écria Carl. Où est Marguerite?» Le tonnelier parut d'abord incrédule. Marguerite entendit la voix de son fiancé, et descendit en toute hâte les escaliers.
– Par ici, dit Carl en les conduisant tous les deux à travers la boutique. – Par ici! Regardez!»
Alors Marguerite et son père aperçurent le maillet Carl se baissa pour le ramasser, et, ôtant la cheville il secoua toutes les pièces d'or sur le plancher. Jacob lui serra la main en le priant de lui pardonner ses injustes soupçons. Marguerite versa des larmes de joie.
– Il est arrivé à temps pour sauver ma vie, dit Carl. D'heureux jours reviendront avec lui!
– Mais comment ce maillet a-t-il pu arriver ici! demanda Jacob cherchant le mot de l'énigme.
– Je commence à le deviner, répondit Carl. J'ai découvert l'origine de la Klar, les deux rivières n'en font qu'une.»
Après avoir écrit l'histoire de ses aventures, Carl en fit présent au conseil municipal, qui chargea tous les savants de Stromthal de démontrer, par une série d'expériences, l'identité des deux rivières. Cela fait, il y eut de grandes réjouissances dans la ville. Le jour où Carl épousa Marguerite, il reçut la récompense promise de cinq cents florins d'or, et, depuis cette époque, le jour où il avait retrouvé son maillet fut célébré comme celui d'une fête par les habitants de toutes les villes situées sur le Geber et la Klar.